(les articles étant publiés du plus récent aux plus anciens, il est recommandé de lire les deux articles ci-dessous, dans un ordre montant, pour avoir la chronologie des faits)
Le 278ème dîner se tient au château d’Yquem. J’avais apporté les vins hier, je les ai ouverts cet après-midi. Les participants qui ont une chambre au château sont arrivés à 17 heures. Le rendez-vous pour la visite du château est prévue à 18h30 mais on nous apprend que Pierre Lurton, président d’Yquem et de Cheval Blanc aura du retard.
Aussi est-ce Léo qui guide les visiteurs du château, qui nous emmène vers les caves et vante la qualité de la gestion des vignes, de l’organisation des vendanges pour que le botrytis ait son meilleur effet.
Pierre Lurton nous rejoint pour la dégustation dans la belle salle de dégustation. Nous commençons à goûter le Y d’Yquem 2021 qui malgré son âge a une magnifique présence et une fraîcheur qui en font un vin remarquable à cet âge de sa vie.
Nous devions goûter l’Yquem 2017 puis le 2009 mais il est raisonnable de ne goûter que le Château d’Yquem 2009 car nous avons un long programme au dîner. Nous avions déjà goûté le 2009 lors du dernier dîner à Yquem. Il a gardé cette étonnante fraîcheur et une joie de vivre évidente. C’est un grand Yquem promis à un avenir brillant.
Nous retournons au grand salon pour l’apéritif. Dans le programme envoyé aux inscrits il y avait deux champagnes mais j’ai estimé qu’il fallait ajouter un champagne plus facile à appréhender, pour préparer nos palais aux vins futurs. Nous commençons donc par un Champagne Dom Ruinart 1990 que j’adore parce que 1990 est une année de totale réussite pour Dom Ruinart.
Les amuse-bouches sont : Caviar Beluga Impérial (1er Caviar Beluga d’exception 100% français et affiné en Nouvelle Aquitaine) / crabe royal, yuzu du matin et fleurs de Jardin / sablé parmesan, Culatello di Zibello.
Le champagne combine la fraîcheur de la jeunesse avec la sérénité de la réussite. C’est un pur bonheur. Les amuse-bouches sont comme la cuisine du chef Olivier Brulard fondés sur des produits de qualité. Le Dom Ruinart 1990 est un très grand champagne que je chéris.
Nous sommes douze, dont Pierre Lurton président d’Yquem, deux américaines qui sont les plus fidèles de mes dîners, un couple d’amis français, un américain globe-trotter, un américain d’origine espagnole, un espagnol, un bordelais, un français d’origine d’Europe de l’Est et le seul nouveau de mes dîners qui vit au Portugal. Le dîner se tiendra en anglais mais Pierre Lurton très en forme et plein d’humour nous racontera quelques histoires et jeux de mots difficiles à traduire.
Nous passons à table. Le menu est distribué à chacun. Il est ainsi rédigé : le meilleur du foie gras landais, trois recettes gourmandes à déguster / Saint Jacques cuisinée au naturel en coquille à la truffe blanche d’Alba, « Servie comme un Jardin » / turbot soyeux « Belle Meunière », cèpes bouchons bordelais cueillis à la rosée / la caille spéciale « bien élevée » de Pierre Duplantier, retour des vignes / chevreuil de chasse girondin, cocotte épicée d’automne, sauce poivrade / Comté millésimé 18 Mois / stilton, cheddar fermier Ford et Shropshire anglais sélectionnés par Dominique Bouchait MOF fromager / prunes d’Ente de la nouvelle récolte sublimées au vin du château, zestes d’oranges confites et noisettes « Candi ».
C’est un menu fondé sur des produits de la plus haute qualité et nous avons travaillé avec le chef pour que tout ingrédient soit complètement cohérent avec les vins qui doivent être mis en valeur par les mets.
Sébastien a fait le service des vins ce qui n’est pas facile tant il y a d’exigences.
Le Champagne Veuve Clicquot 1947 et le Champagne Dom Pérignon 1962 sont servis avec le premier plat de foie gras. Ils sont très différents. Le Dom Pérignon est plus accueillant et confortable alors que le Veuve Clicquot est beaucoup plus tendu et complexe. Il est difficile de les comparer mais tous les deux sont superbes. Les votes iront du côté du 1947.
Sur le plat suivant j’ai prévu trois vins dont un que j’ai rajouté au programme prévu, le Jurançon et je dois dire que sur les délicieuses coquilles je suis très fier d’avoir prévu ces trois vins. Car le Y d’Yquem 1960 est absolument glorieux. C’est le second millésime d’Y, le premier étant 1959 et celui-ci est impérial, avec un botrytis marqué qui lui donne une belle largeur.
Le Jurançon Domaine de Souch sec 1993 qui le suit a un nez de litchi et une forte énergie de vin droit et sec mais fonceur. Hautement fruité de légumes verts, il trace sa route et c’est alors que l’Hermitage Blanc 1928 apparaît, au nez subtil et délicat, au goût racé et accompli, calme et serein, qui calme la fougue du Jurançon. On peut passer de l’un à l’autre car la coquille accepte les trois vins, et cette variété de goûts est magique. Je pense avoir eu une belle intuition pour créer ce manège de goûts où le Y est royal, le Jurançon canaille et chien fou, et l’Hermitage a la sagesse de l’ancien et une sérénité remarquable. Pour moi, c’est une grande étape du repas.
Il est des moments dans ma vie d’amateur de vins où je rencontre des vins parfaits. Le Château Cheval Blanc 1934 est de ceux-là, car il s’installe à un niveau de perfection que l’on ressent. Il est équilibré, riche, évident comme une énigme que l’on a résolue.
A côté de lui, le Château Ausone 1985 est un beau jeune premier, riche et expressif, mais il est clair que le Cheval Blanc lui vole la vedette. Le turbot nous démontre qu’il est un poisson fait pour les vins rouges et les cèpes sont de vrais bonbons tant ils sont bons.
Olivier Brulard m’avait montré hier les cailles splendides. Elles ont une chair magique qui va permettre à deux vins de cohabiter. Le Nuits-Saint-Georges aux Murgers Méo Camuzet 2000 est jeune et solide, lisible et franc. Il est riche. Le Nuits-Saint-Georges aux Murgers Henri Jayer 1981 est tout en délicatesse et en subtilité. On aurait pu penser que le 1981 aurait été nettement plus aimé du fait que le vigneron est Henri Jayer qui est auréolé de gloire, mais à ma grande surprise, le Méo Camuzet sera dans les votes de six convives, et le Henri Jayer aussi de six convives. Ils méritaient donc d’être associés à la caille, idéale pour ceux deux beaux bourgognes expressifs et francs.
Le Gevrey-Chambertin René Téze à Ambrières 1929 est servi avec le chevreuil. J’ai un amour particulier pour le millésime 1929 que je considère comme le plus grand du 20ème siècle. Ce vin a un équilibre qui le rend quasi éternel. Il aurait été mon chouchou s’il n’y avait pas les diaboliques vins d’Yquem. Le chevreuil est vraiment fait pour un vin aussi accompli et c’est douceur sur douceur et excellence sur excellence.
Pour le Château Chalon Jean Bourdy 1945 je n’ai pas cherché à complique les choses et les délicieux comtés sont les meilleurs compagnons de ce vin d’une puissance rare et d’un alcool très fort. Ce 1945 est d’une grande réussite. Il n’attirera pas beaucoup de votes car il est exactement ce qu’on attend de lui. Il n’y a pas l’effet de surprise.
Les deux Yquem vont accompagner deux plats, un plat de fromage et un dessert à base de prunes subtiles. Le Château d’Yquem 1934 est l’apport de Pierre Lurton à notre dîner, dont le millésime est celui de la naissance d’Alexandre de Lur Saluces qui vient de nous quitter cette année. Nous avons une pensée forte pour ce grand homme qui a été un grand personnage du Sauternes mais aussi dans le monde du vin. Cet Yquem gardé au château et reconditionné au château est d’une grande clarté d’un ton doré et se caractérise par une jeunesse incroyable. Il est vif comme un cheval sauvage et son empreinte est folle de joie.
Le Château d’Yquem 1874 que j’avais ouvert avant le déjeuner avait été reconditionné en 1989. Les trois acteurs de la fabrication des vins d’Yquem ont confirmé la sincérité de ce vin. Il est foncé et en bouche il est d’une richesse absolue et d’une noblesse expressive. C’est un feu d’artifice en bouche. Il est tellement séduisant que nous sommes éblouis. Il a 149 ans et sa vigueur est celle d’un vin jeune. Quel bonheur.
Je sens que les convives sont subjugués par le fait que les quatorze vins ont tous été au sommet de ce qu’ils peuvent être et j’avoue que je suis aussi frappé par la perfection de ces vins. Je suis sûr que ma méthode d’ouverture fait des miracles puisque je le dis tout le temps, mais à ce point, c’est presque irréel. Il me semble que l’atmosphère et ma joie d’être à Yquem auront joué dans le comportement de tous les vins.
Il est temps de voter pour les six vins que nous avons préféré. D’habitude je demande un vote de cinq vins mais comme il y en a quatorze un vote de six vins paraît possible. Certains ont dit que ces votes ne servent pas à grand-chose, mais quand ils ont vu le résultat ils ont compris que ces votes sont très éclairants.
Sept convives ont mis en premier l’Yquem 1974, quatre ont mis le Cheval Blanc 1934 en premier et le bordelais a mis le Henri Jayer en premier ce qui prouve une belle ouverture d’esprit. Treize vins ont eu moins un vote ce qui est remarquable. Celui qui n’en a pas eu est le Dom Ruinart et ceci se comprend pour deux raisons, on l’a bu dans une autre salle et on l’a bu en premier. Il est logiquement facile à oublier.
Le vote du consensus est : 1 – Château d’Yquem 1874, 2 – Château Cheval Blanc 1934, 3 – Y d’Yquem 1962, 4 – Nuits-Saint-Georges aux Murgers Henri Jayer 1981, 5 – Château d’Yquem 1934, 6 – Hermitage Blanc 1928 et 6 ex aequo : Gevrey-Chambertin René Tèze & Fils 1929.
Mon vote est : 1 – Château d’Yquem 1874, 2 – Château Cheval Blanc 1934, 3 – Gevrey-Chambertin René Téze à Ambrières 1929, 4 – Y d’Yquem 1962, 5 – Nuits-Saint-Georges aux Murgers Henri Jayer 1981, 6 – Hermitage Blanc 1928.
Les accords ont été d’une pertinence parfaite. Il est difficile de choisir les meilleurs accords. Je pense que le plus beau est le turbot avec les deux bordeaux, et les Saint-Jacques avec les trois vins blancs qui formaient un trio magique.
Olivier Brulard était très heureux de concevoir des plats pour les vins et de les adapter en complicité avec moi. J’ai été très heureux de cette connivence avec lui. Et son art de choisir les bons produits m’a impressionné.
L’équipe d’Yquem est rodée pour assurer un grand service. Toute l’équipe était joyeuse et motivée.
Mais avant de mettre un point final à ce récit, il y a une chose qui me plait au plus haut point. Depuis toujours je préfère les Yquem aux bouchons d’origine aux Yquem qui ont changé de bouchon au cours de leur vie. L’Yquem 1861 au bouchon d’origine, ce qui paraît irréel, provenant de ma cave, est le plus grand Yquem que j’ai bu en 2006 au château d’Yquem, à cause de son bouchon d’origine, car il y a une authenticité inégalable.
A l’heure du déjeuner, quand nous avons pu sentir l’Yquem 1906 au bouchon d’origine et le 1874 reconditionné en 1989, il nous est apparu que le 1874 devait rester au programme du dîner et nous avons bu le 1906 (qui à mon sens est plutôt à dater autour de 1880) au déjeuner.
Eh bien, si le 1874 a gagné haut la main lors du dîner, pour mon goût, le 1906 (ou 1880) est de loin supérieur au 1874 à cause du goût spécial des Yquem non rebouchés, et je rangerais cet Yquem au firmament des Yquem que j’ai bus, au 2ème rang après le 1861 ou au moins dans les cinq premiers, à cause de son bouchon d’origine et d’une complexité subtile inégalable.
J’ai bu 102 millésimes d’Yquem, et je n’ai qu’une envie, c’est d’en découvrir d’autres.
Ce 278ème repas avec des convives passionnés et charmants, avec un chef très motivé et des vins irréellement parfaits est un des plus grands dîners que j’aie organisés.