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91ème dîner de wine-dinners au restaurant Pierre Gagnaire jeudi, 15 novembre 2007

L’opportunité d’une rencontre s’est créée avec Pierre Gagnaire. Il est apparu intéressé de faire un dîner dédié aux vins anciens. Il a accepté cette contrainte à l’expression de son talent. Pour qu’un dialogue fécond puisse exister, je suis venu déjeuner à son restaurant avec un de ses amis et conseillers, Hervé This, qui a commis avec lui quelques ouvrages sur la cuisine moléculaire. Les plats que nous avons alors goûtés ont été examinés dans l’optique des vins anciens. J’ai par la suite reçu des projets de menus qui ont été commentés afin d’arriver au projet final qui est celui-ci : Gelée fraîche à la coriandre, vernis, tourteau, encornets, pommes vertes et concombre. Choux fleurs multicolores / Grosses huîtres Gillardeau et dominos de lisette en marinière, lichettes d’avocat, pain dentelle beaufort et chorizo, pâte de betterave rouge fumée / La Saint Jacques d’Erquy : Lamelles justes raidies dans un beurre « noisette » au sel réglissé. Pascaline à l’amontillado ; marmelade de coing au foie gras. Noix confite à crue à l’encre de seiche ; feuille de culatello aux raisins blonds / Curry de légumes d’automne. Crème glacée de pomme reinette à la tagette / Cabillaud nacré « Vert »,  quinoa, champignons de Paris croustillant et fondue d’endive. Cristalline d’agria / Royale d’oursin, du haddock en assaisonnement. Chair d’aubergine de Florence. Carpaccio tempéré de bar de ligne badigeonné d’huile d’olive foisonnée au miel du désert des agriates / La ferme. Sanguette de raddichio aux noix : brochette de pigeon Gauthier enrobée d’une bigarade au sésame. Pièce tendre de bœuf français assaisonnée d’un beurre au caviar pressé / Fromage cuisiné : galette feuilletée au roquefort et oignons, pointe de crème d’amande / Desserts Pierre Gagnaire.

Ce programme fort long explique très bien que chaque plat reste un foisonnement d’associations de composantes innombrables, mais nous avons pu constater le travail spectaculaire qui a été fait par le chef pour que toutes ces créations s’ordonnancent dans le sens des vins. J’avoue avoir eu certains doutes pour des éléments de plusieurs plats lorsque j’ai reçu le projet final, mais il s’est avéré qu’un seul plat s’est opposé au vin, le curry de légumes d’automne qui refusa l’Arbois. On verra comment nous avons contourné la difficulté. Un seul plat hors sujet, c’est tout-à-fait négligeable, tant les bonnes surprises ont abondé.

J’arrive vers 17 heures pour ouvrir les bouteilles. Le salon où nous tiendrons notre repas est de très belles proportions. Il offre une vue discrète sur les cuisines et les tons de notre table, dans des couleurs de blanc, de jaune pâle et de vert, sont d’une rare délicatesse. Raphaël, le sommelier qui va nous accompagner toute la soirée avec efficacité a tout préparé pour que je puisse officier. Une personne de plus ayant été annoncée, j’ai rajouté deux vins. Certaines odeurs montrent l’absolue nécessité d’une oxygénation abondante car elles sont poussiéreuses ou étriquées. Un seul vin me paraît trop blessé pour renaître. Il ne reviendra pas.

Un américain amateur de vins et son amie, de passage à Paris, sont venus me saluer pendant l’ouverture des vins. Nous nous sommes rafraîchis d’un champagne Egly-Ouriet non millésimé que je trouvais un peu vert à l’ouverture mais qui s’est ouvert assez vite, pour délivrer sa finesse et son intelligence. Ce champagne fut servi ensuite à l’arrivée des convives qui s’étala pendant une bonne heure, car Paris en grève est complètement bloqué, même à ces heures tardives, ce qui a failli nous priver de la plus fidèles de mes convives, désespérée de ne plus pouvoir se déplacer, ni en voiture, ni en métro.

Notre table de onze compte un seul novice de nos dîners, élevé en Bourgogne, qui a montré une grande connaissance du vin. Trois convives participent à leur deuxième repas. Les autres sont de solides piliers de nos agapes. Voici les vins du 91ème dîner de wine-dinners, qui présentent la particularité très intéressante de provenir de huit régions viticoles différentes.

Le champagne Egly-Ouriet non millésimé sert d’attente. Il est lisible, direct et franc et se boit naturellement. Les petits amuse-bouche sont d’un joli talent et forment des taches de couleur dans des tons d’automne qui tranchent sur les couleurs de la table, plus pastel. Le champagne Brut Sauvage de Piper Heidsieck 1982 m’est totalement inconnu et Raphaël, notre sommelier ne le connaît pas non plus. Je n’ai pas cherché à me renseigner sur ce qu’il est, mais nous pouvons constater qu’il est délicieux, et même particulièrement bon. Il faut dire que son année donne de beaux champagnes. Sa couleur est joliment dorée et il occupe joyeusement la bouche par une plénitude fort arrondie. Le mariage avec les vernis est engageant, car la fraîcheur citronnée du plat fouette le champagne dans le bon sens, le titillant et le réveillant encore plus.

Le champagne Cristal Roederer 1983 dont je suis, comme pour chaque vin, servi de la première goutte de la bouteille, me paraît un peu vert et strict, ce que je dis à mes amis. Mais en fait, lorsque le vin s’ébroue dans le verre, on voit que la précision du champagne confirme son élégance. C’est surtout la lisette qui met en valeur ce champagne qui est beau sans être dans des directions que j’aime explorer. On connaît mes chouchous.

Le plat de Saint-Jacques est dans le style très caractéristique du chef qui est venu, tout souriant, nous souhaiter la bienvenue en nous expliquant ce plat. Le Meursault Domaine Berthe Morey 1962 est spectaculaire. Notre nouvel ami bourguignon n’avait jamais imaginé qu’un meursault de 45 ans puisse avoir cette tenue. Le vin est pur, équilibré, intégré dans ses composantes, et respire la joie de vivre. Une immense surprise pour toute la table qui est impressionnée par la prestation élégante de ce vin.

La bouteille de l’Arbois Coteaux des Anges Fruitière Vinicole d’Arbois 1949 est d’une rare beauté. C’est la sobriété des humbles. Le vin est une de mes amours. Je ne peux me lasser du charme envoûtant de ces goûts discrètement déroutants. Le vin est magnifique, mais le plat ne va pas. Comme la sauce est très typée, combinant le sucré, le lourd et le poivré, j’ai l’intuition que l’Yquem 1984 lui conviendrait. Nous en prenons trois gouttes et c’est effectivement ce qui colle le mieux à cette sauce aventurière.

Le plat de cabillaud est une merveille. Le Château Carbonnieux rouge 1928 a un nez un peu brûlé. La couleur est d’encre, sans une trace de vieillissement. Le vin est bon, mais un peu torréfié. Autant de nombreux vins de ce soir se présentaient à leur apogée, autant ce Carbonnieux commence à ne plus être au mieux de sa forme. Il fut cependant fort apprécié.

J’étais très intrigué que l’on puisse mettre à cet instant du repas une royale d’oursin. Pour être sûr de ne rien rater, j’ai prévu trois vins sur ce plat. Disons tout de suite que j’ai rarement mangé des oursins plus typés et authentiquement marins que dans cette préparation complexe mais d’une rare réussite. Le Château Grillet Neyret-Gachet 1976 que je venais d’acheter il y a seulement quelques jours à un ami marchand est complètement mort. C’est le vin pour lequel j’avais de fortes craintes. Curieusement son odeur n’est pas désagréable, mais en bouche ce vin connait des déviations giboyées. Le peu que nous en buvons, juste pour voir ce que c’est qu’un vin mort, met encore plus en valeur le Bâtard-Montrachet François Gaunoux 1962 qui est une vraie merveille. J’avais senti à l’ouverture il y a quelques heures une explosion tonitruante d’arômes. Il a conservé cet enthousiasme et affiche une puissance et une complexité exemplaires. Le bourguignon n’en revient pas. Oserais-je dire mon non plus, car aucun Bâtard, même de compétition, des années récentes, ne peut approcher de près ou de loin la flamboyance de celui-ci.

Nous sommes en terre encore plus inconnue avec ce Mascara vin d’Algérie Domaine Manuel (vieilli 17 ans en fût de chêne) 1962. Le nez était à l’ouverture d’un porto léger. Il est devenu plus authentiquement vin à cet instant et se boit avec plaisir. Il est fort, expressif, lourd en bouche, la trace de bois étant acceptable et légère, et m’évoque des vins comme le Vega Sicilia Unico que j’adore. Il y a aussi quelques accents du Rhône et de Bourgogne. C’est un vin viril, puissant, qui colle bien au bar badigeonné de miel, quand le Bâtard se marie fort bien à l’oursin. Cette découverte d’un vin inconnu, mis en bouteilles à Chalon-sur-Saône, m’a rappelé les vins d’Algérie dont je raffole, fait dans la région de Mascara.

Les lecteurs attentifs le savent, le Nuits Saint Georges Les Cailles Morin 1915 est mon chouchou. Ayant eu la chance d’en acheter un certain nombre, je l’ai chaque fois adoré. Quand je bois la première gorgée, j’éprouve le sentiment du marathonien qui vient de franchir la ligne d’arrivée. Il souffre, il souffre et quand il passe la ligne, tous ses efforts trouvent leur récompense dans un relâchement d’ivresse, de joie intense. Je ressens cela en buvant ce vin auquel je trouve tous les talents. Il a tout pour moi. Il est équilibré, souple, jeune, velouté, distingué, élégant, jouant dans un registre poli. Il ne veut rien faire de trop car il est parfait. J’en jouis au-delà de l’imaginable. On verra que beaucoup de convives rejoindront mon avis dans leur vote, car on pourrait soupçonner un aveuglement de ma part. Aussi bien sur le pigeon que sur l’originale présentation du bœuf le vin se porte bien. Nous sommes au sommet du plaisir.

La galette de roquefort a été faite exprès pour nous. Elle est délicieuse. Un peu forte sans doute pour l’Anjou 1928 "Rablay" Caves Prunier, mais le vin sait se défendre. D’un ambre doré divinement beau, il est en bouche l’un des plus délicats liquoreux qui se puisse concevoir. Il a la mangue, le coing, et un léger goût de rhubarbe trempé dans du thé. C’est un vin magnifique de grande subtilité. Le Château d’Yquem 1984 fait un grand contraste car c’est un jeune bambin plein d’assurance, fort en gueule, doué par la nature. La subtilité va à l’Anjou, la gouaille joyeuse va à l’Yquem.

Une symphonie de desserts tous azimuts va couronner le festin. Quand on a des saveurs de fruits, on se tourne vers l’Yquem. Quand on a des variations  sur le chocolat, on succombe à l’Ermitage de Consolation Banyuls 1925, un exemple de la perfection que peut atteindre le Banyuls s’il vieillit bien. Ce vin a un charme assez unique. Malgré un alcool que l’on soupçonne fort, le vin est léger, aérien, d’un final enlevé. Il n’a pas la pression insistante d’un porto. Il joue en douceur mais laisse une empreinte indélébile dans le palais. C’est tout simplement grand et joyeux..

Voter dans ces conditions pour des vins aussi réussis de huit régions différentes : Champagne, Bourgogne, Bordeaux, Jura, Algérie, Rhône, Anjou, Banyuls, ne va pas être chose simple. Et tout flatta mon orgueil, car tous les vins, à l’exception du Château Grillet, mais on sait pourquoi, eurent au moins un vote d’un convive. Plus incroyable encore, six vins ont reçu un vote de premier : le Nuits Cailles 1915 six fois et l’Ermitage de Consolation 1925, l’Yquem 1984, l’Anjou 1928, le Carbonnieux 1928 et le Mascara 1962 eurent chacun une fois un vote de premier.

Le vote du consensus serait : 1 – Nuits Saint Georges Les Cailles Morin 1915, 2 – Anjou 1928 "Rablay" Caves Prunier, 3 – Château d’Yquem 1984, 4 – Meursault Domaine Berthe Morey 1962.

Mon vote est : 1 – Nuits Saint Georges Les Cailles Morin 1915, 2 – Bâtard-Montrachet François Gaunoux 1962, 3 – Meursault Domaine Berthe Morey 1962, 4 – Anjou 1928 "Rablay" Caves Prunier. Il est à noter que Raphaël considère que le plus grand vin de cette soirée est le Banyuls 1925. C’est un avis intéressant.

Je suis particulièrement fier que Pierre Gagnaire ait accepté de se livrer à cet exercice. Il a manifestement modifié sa cuisine pour assurer une cohérence gustative des éléments des plats afin de correspondre aux besoins des vins anciens, plus sensible que les jeunes à l’harmonie des saveurs. Nous avons eu des grands moments de gastronomie et je retiens la lisette et le Cristal, la betterave douce toute seule dans son fumé, le cabillaud vert sur le Carbonnieux, l’oursin sur le Bâtard et le bar sur le Mascara, l’esquisse de caviar sur le Nuits Cailles à l’aise sur le pigeon. Il y avait ce soir un festival de saveurs où les vins anciens furent à l’honneur. La motivation du chef s’est ressentie dans l’implication de l’équipe au service sans faute. Huit régions viticoles confrontées à un génie de la cuisine, cela crée un événement.

        

dîner de wine-dinners du 15 novembre 2007 – les vins jeudi, 15 novembre 2007

1. Champagne Brut Sauvage de Piper Heidsieck 1982

2. Champagne Cristal Roederer 1983

3. Meursault Domaine Berthe Morey 1962

4. Arbois Coteaux des Anges Fruitière Vinicole d’Arbois 1949

"Coteaux des Anges"… tout un programme !

5. Château Carbonnieux rouge 1928

Ce vin fut chaque fois au rendez-vous. j’espère qu’il effacera la contreperformance qu’il connut à San Francisco, par un vilain bouchon.

6. Mascara vin d’Algérie Domaine Manuel (vieilli 17 ans en fût de chêne) 1962

Je connais les vins de Mascara, dont Sidi Brahim est un représentant connu, qui faisait des vins sublimes, dont un 1942 que j’ai bu au George V. L’inconnu, c’est ce vieillissement de 17 années en chêne.

vins ajoutés servis avec le Mascara :

7. Nuits Saint Georges Les Cailles Morin 1915

Il s’agit d’un des plus grands bourgognes que j’aie eu l’occasion d’ouvrir. Chaque fois ce fut une merveille. J’espère que cette bouteille au niveau parfait saura tenir son rang à 92 ans.

Par un hasard particulier, j’ouvrirai au dîner du 22 novembre un autre Nuits Cailles Morin 1915. On peut voir des photos détaillées de l’étiquette d’année et de la capsule sur le message où je montre les photos des vins du 22 novembre.

Je boirai en seulement sept jours deux Nuits 1915, par le même hasard qui m’a fait boire dans le même mois, en avril 2007, deux Mouton-Rothschild 1945.

8. Anjou 1928 Caves Prunier

J’aimerais connaître ce que signifie le nom de "Rablay", alors que sur d’autres bouteilles, on lit "Anjou 1928".

9. Château d’Yquem 1984

10. Ermitage de Consolation Banyuls 1925

 

Les quatre personnages en capes et chapeaux haut de forme qui boivent dans les chais m’ont toujours fasciné. J’aimerais connaître l’histoire de cette cérémonie.

 

Trois vues de l’ensemble des bouteilles qui viennent d’être ouvertes.

Les vins de la soirée, débouchés, et mes outils.

 

90ème dîner de wine-dinners au restaurant Ledoyen jeudi, 13 septembre 2007

Le 90ème dîner de wine-dinners se tient ce soir au restaurant Ledoyen. Les bouteilles avaient été livrées il y a trois mois et ont été redressées hier. J’arrive à 16 heures pour ouvrir les vins et c’est un plaisir de voir une équipe motivée, soucieuse de la perfection et concernée par l’événement qui se prépare. Patrick Simiand et Géraud Tournier ont travaillé avec le chef Christian Le Squer, et l’envie de tous de faire bien est un plaisir pour moi. Frédéric, sommelier de ce soir est complètement dans son sujet. Tout est réuni pour que notre dîner soit parfait. J’ouvre les vins, et le Châteauneuf-du-Pape blanc a une odeur camphrée qui va disparaître. Lorsque j’ouvre le Nuits 1899, je pousse un ouf de soulagement en le sentant, car c’est du vin, et du vin encore vivant. Rassuré par ces ouvertures faciles, je vais me promener dans un Paris inondé de soleil arpenté par des touristes de toutes nationalités.

Pour attendre mes convives et ne pas entamer le magnum de Krug, Géraud, sommelier de grand tact, nous offre un champagne Laurent Perrier Grand Siècle, que je trouve un peu plus dosé que ceux que j’ai bus cet été. Mais c’est fort agréable.

Les convives arrivent, de plusieurs nations : Etats-Unis, Suisse, Italie et France. Presque tous les participants sont des fidèles, à l’exception d’un invité de mes amis italiens et d’un vigneron ami, grand amateur de vins et hôte généreux, qui veut faire connaissance de nos agapes. L’américain est Bipin Desai, organisateur des verticales de Rauzan-Ségla et Canon, ainsi que du déjeuner au Carré des Feuillants, l’un des plus grands experts en vins anciens que la terre puisse compter.

Nous passons dans la magnifique salle à manger du premier étage et notre table est fort belle. Voici le menu créé par Christian Le Squer : Sardines à cru, eau de tomates à l’huile d’olives / Araignée de mer décortiquée en carapace / Concentré de Cèpes crus et cuits / Jambon Blanc, Cèpes, Parmesan aux Spaghettis / Foie de veau en persillade, jus de fruits rouges acidulé / Pithiviers brioché de Foie Gras et Cèpes et truffes / Vieux Comté / Soufflé Ananas épicé. L’élégance de cette cuisine aérienne ne fut mise en défaut qu’une fois, le foie de veau étant à contre-emploi avec le plus légendaire des vins de cette soirée, d’Henri Jayer.

Sur de délicates mises en bouche, le Magnum de Champagne Krug Vintage 1982 révèle toute sa grandeur. Un peu crémeux, opulent mais subtil, ce champagne brille par sa complexité. Le vigneron et Bipin Desai sont de redoutables amateurs, et nous avons discuté sur les mérites comparés de Salon 1982 et Krug 1982. Nos goûts différent, mais c’est tout à fait normal. L’accord avec la sardine est médusant, mais comme le dit mon ami vigneron, il est encore meilleur quand la sardine crue est enrobée de sa crème. Ce champagne de gastronomie est au sommet de son art.

Tout dans le Chevalier Montrachet Bouchard Père & Fils 1990 respire le bonheur. Il est chaleureux, joyeux, puissant, parlant d’une voix à la Pavarotti. Il est comme le Krug à un possible apogée.

Le Châteauneuf-du-Pape blanc les Cansonniers  L. de Vallouit 1961 a une odeur d’une rare complexité. En bouche, c’est le plus déroutant des vins, parce que l’on n’a aucun repère. Je raffole de ses variations énigmatiques. Les cèpes sont succulents, explosent de talent. Ils accueilleraient aussi un rouge, mais l’exercice auquel ils sont confrontés est une réussite absolue. J’aime ces vins qui font explorer des pistes qui n’existent plus.

Le Château Palmer, Margaux 1959 m’avait séduit par un parfum spectaculairement franc et sympathique. Lorsqu’il est servi, il est généreux. Il est accompagné par le Château Margaux, Margaux 1934, dont le nez à l’ouverture était plus discret. A table maintenant, il est spectaculaire, tout en charme, en séduction en subtilité. L’opposition entre les deux margaux est passionnante, car on peut aimer les deux, le Palmer plus viril, plus soldat, et le Margaux beaucoup plus charmeur et féminin. Lors de l’ouverture je m’étais demandé si le 1934 n’avait pas été rebouché, mais j’hésitais, car il était très possible qu’il s’agisse d’un bouchon d’origine magnifiquement conservé. Le vigneron ami eut la même première réaction puis en vint à la même analyse : il s’agit d’une bouteille au bouchon remarquablement conservé. Le 1934 est exceptionnellement bon et préféré de presque toute la table au Palmer que j’ai personnellement adoré.

Le jambon aux spaghettis, dont un ami moquait l’intitulé par humour (venir à Ledoyen pour manger un jambon nouilles est assez original), est un plat sensationnellement bon. Et sa mise en valeur des vins est d’une rare efficacité.

Lorsque l’on sert un vin de légende, on en attend beaucoup. On me sert le Vosne-Romanée Cros Parantoux Henri Jayer 1989 et l’odeur me fait me pâmer. C’est extraordinaire de voir la précision de cet agencement d’arômes. En bouche, c’est un immense bourgogne. Mais, oserais-je le dire, on attendrait John Wayne, et c’est Mickey Rooney. Il est subtil, élégant, complexe, parfait. Mais il manque cette pincée de puissance qui chanterait en bouche. Grand vin, bien évidemment, mais jouant un petit ton au dessous. Le foie de veau ne l’a pas servi, dégageant une acidité qui entravait le vin.

La bouteille de Nuits 1899 est sans doute la plus belle de ma cave. La bouteille soufflée à la main, très dissymétrique, porte la petite étiquette de l’année : 1899 et la grande étiquette, incomplète, n’a qu’un mot : « Nuits ». Je ne connais pas beaucoup d’étiquettes où il n’y a qu’un mot et cinq lettres. Si j’aime ces bouteilles, c’est parce que l’exploration des vins anciens que je veux partager porte sur des vins de prestige, comme le Margaux 1934 ou le Palmer 1959 mais aussi sur ces inconnus que l’Histoire nous a légués. Tout à ma joie que le nez à l’ouverture ait été celui d’un vrai vin, je ne remarque pas immédiatement, malgré l’évidence, que le vin est bouchonné. Mais fort heureusement, le goût en bouche n’est pas altéré. Et la truffe joue un rôle de soutien comme les soigneurs dans le coin d’un boxeur entre les rounds. Et le vin, si l’on admet qu’il a 108 ans est un vrai vin, vrai témoignage, avec son charme, sa consistance encore solide. J’adore ces vins, car j’en admets les petites insuffisantes. 

Le parfum du Château Chalon Jean Bourdy 1934 est à se damner. A mourir comme on dit aujourd’hui. C’est la plus belle année du 20ème siècle pour les vins jaunes, et il est évident que l’âge donne à ces vins oxydatifs une rondeur particulière. L’accord avec les deux comtés séparés d’un an d’âge se fait toujours aussi naturellement. L’ami vigneron qui fait un rouge mais aussi un blanc fort prisé a plus de mal à entrer dans la logique d’un goût qu’il n’a aucune envie de produire dans sa région.

Le Château Sigalas Rabaud Sauternes 1918 est en fait un 1928, ce qui n’en est que mieux. Car l’expert qui avait fait le catalogue de la vente où j’ai acheté ce vin a cru lire sur le bouchon de cette bouteille sans étiquette 1918, mais une pliure de la peau du bouchon, qui s’enfle lors du débouchage, révèle un « 2 » là où  l’on lisait un « 1 ». La correction est dans le bon sens, et l’on est époustouflé par la perfection de ce sauternes à la complexité exemplaire. Il y a, à mon sens, plus de saveurs explorées et récitées dans ce vin que dans un Yquem. Je suis en extase lorsque des vins liquoreux sereins exposent autant de variété et de chatoiement. Le dessert est délicieux, accompagne bien, mais le sauternes opulent est largement capable de se diriger tout seul.

J’avais demandé aux  amis américains qui dînaient à une autre table de venir nous rejoindre en fin de repas pour finir le magnum de Krug. Par délicatesse, de craindre de modifier l’ambiance de la table, ils ont préféré nous saluer de loin.

Nous avons voté pour neuf vins et le Nuits 1899 est le seul qui n’a eu aucun vote, ce qui est triste. Il aurait mérité un lot de consolation, car il a, à mon sens, joué son rôle de bien belle façon. Mais c’est la loi des votes. Quatre vins ont été nommés premier : le Sigalas Rabaud 1928 et le Château Margaux 1934 trois fois, le Krug 1982 et le Chevalier Montrachet 1990 deux fois. Le vote du consensus serait en 1 Château Margaux 1934, en 2 Sigalas rabaud 1928, en 3 ex aequo Krug 1982 et Chevalier Montrachet 1990.

Mon vote : 1 – Sigalas Rabaud 1928, 2 – Château margaux 1934, 3 – Chevalier Montrachet Bouchard 1990, 4 – Château Chalon Bourdy 1934.

Je suis bien sûr extrêmement sensible au talent de Christian Le Squer, et je retiens le jambon, la sardine et les cèpes. Mais c’est surtout l’ambiance et la motivation de l’équipe qui créent une atmosphère amicale. C’est un réel plaisir de boire de grands vins quand on dispose de tant d’atouts. 

Les vins du dîner du 13 septembre 2007 jeudi, 13 septembre 2007

Voici les vins.

(pour voir plus grand, cliquer sur la photo)

Magnum de Champagne Krug Vintage 1982

(ce magnum est particulièrement élancé)

Chevalier Montrachet Bouchard Père & Fils 1990

Châteauneuf-du-Pape blanc les Cansonniers L. de Vallouit 1961

Château Palmer, Margaux 1959

(je devrais dire que c’est 1859, ça ferait plus chic !)

Château Margaux, Margaux 1934

Vosne-Romanée Cros Parantoux Henri Jayer 1989

la bouteille de 1989, pleine, trône auprès de ses petites soeurs, souvenirs…

Nuits 1899

sans doute la plus belle étiquette des vins de ma cave

Château Chalon Jean Bourdy 1934

Château Sigalas Rabaud Sauternes 1918

 

 

(bouteille sans étiquette)

Le joker, pour le cas où..

 

 Vosne Romanée Mugneret Gibourg 1972.

89ème dîner de wine-dinners au Grand Véfour mardi, 29 mai 2007

A peine revenu du Sud et sa mer agitée, je viens ouvrir les vins du 89ème dîner de wine-dinners au restaurant le Grand Véfour. Patrick Tamisier, facétieux sommelier à l’humour direct et sympathique sait aussi écouter, échanger, et c’est un plaisir toujours renouvelé de construire avec lui. L’opération d’ouverture se passe avec une extrême facilité. Un vin constitue une énigme renouvelée. Alors que le bouchon du Véga Sicilia Unico 1960 est sec, plein, souple et efficace, celui du Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1963, enfoncé de cinq millimètres a produit dans cet espace vide une considérable poussière noire qui sent la terre, la tourbe et le sous-bois feuillu. Le vin lui-même sent la terre acide et je m’imagine que tout client qui commanderait ce vin dans un restaurant le renverrait ad patres. On sait depuis que je le raconte que ces vins reviennent à la vie et sont souvent brillants comme la suite de ce récit le montrera. Mais un tel aspect me surprend toujours, car on le comprendrait d’un vin de trente ans de plus, mais pas de cet âge là. C’est sans souci que j’ai laissé les vins pour aller saluer mes amis des Caves Legrand et pour flâner dans les jardins du Palais Royal. Je suis entré dans le magnifique écrin de la boutique de Serge Lutens où j’ai acheté le parfum Ambre Sultan, un must de ce créateur. Si je cite cette anecdote c’est en rapport avec le vin. Comme c’est la coutume, les parfumeurs ajoutent au petit paquet fort coûteux des échantillons. Peu de jours plus tard, j’essaie « Chypre rouge ». Et ce parfum a des notes prononcées de réglisse ce qui est incroyable, car mes vins de Chypre de 1845 ont une caractéristique fondamentale, c’est une note intense de réglisse. J’aime ces coïncidences, mais revenons à nos convives.

Notre table de huit a été formée par un de mes amis qui invite des clients. Je m’attends donc à ce qu’il y ait des retardataires. Aussi fais-je ouvrir en plus des vins prévus un Champagne Delamotte 1997 qui doit servir d’intermède ou d’ouverture. Le retard est effectivement au rendez-vous, si je peux oser cette image et le Delamotte joue parfaitement son rôle. 1997 est une année très réussie pour Delamotte, et ce que j’apprécie, c’est la claire définition de ce champagne. Agréable champagne de soif, il rassure par la lisibilité de son message.

Guy Martin a composé un menu qui est l’expression de sa personnalité : Pizza d’asperges vertes, crème de coque et caviar / Bouchées de crevettes « bouquet » / Langoustines juste saisies, d’autres crues assaisonnées aux fruits de la passion / Pigeon rôti au sautoir, patate douce et mangue, jus au bois sucré / Comté 16 mois / Compote et émulsion de mangues, sorbet pomelo / Café et mignardises. Certains plats sont véritablement adaptés aux vins, d’autres sont plutôt des créations personnelles où son talent s’expose sans relation réelle avec le vin. On sait que j’aime quand les chefs épurent leurs recettes au service du vin. Mais retrouver le talent de ce chef dans ce lieu chargé d’histoire est un plaisir qui ne se boude pas. Nous avons le joli salon du premier étage parfaitement calibré pour notre table de huit.

Le Champagne Dom Ruinart rosé 1986 a une couleur peau de pêche d’un charme rare. Comme il y a bien longtemps que je n’ai pas cité Laetitia Casta, il faut bien que je le fasse. Cette couleur est aussi belle que la peau de notre idole. Messieurs, en parlant d’elle, c’est de la République que je parle. La pizza complètement réinterprétée par Guy Martin est un cocktail éventail de goûts créatifs, disparates mais délicieux. Aussi, cet immense champagne de gastronomie est parfaitement à l’aise dans tous les compartiments du jeu, même lorsque Guy Martin, à l’instar de Pierre Gagnaire, repousse les limites de son talent. Ce champagne est un des plus grands rosés que je connaisse, car il sublime la notion même de rosé.

Il y a à notre table un grand amateur de Chablis. Le Chablis Grand Cru "Grenouilles" Louis Michel 1984 est subjuguant, car personne ne l’attendrait à ce niveau d’accomplissement. Il faut dire que les cinq heures d’oxygène lui ont donné de l’ampleur et un gras fort sympathique.

D’une façon assez générale, les vins de Mouton Rothschild ne laissent pas indifférent et il est de bon ton de le toiser dans les milieux de la critique du vin. Je me souviens que mes voisins de table à la dégustation des 1949 hésitaient avant de se rendre compte de la réussite extrême de Mouton 1949. Ici, le Château Mouton Rothschild 1975 est très au dessus de toute image que l’on aurait de ce vin. Là aussi l’oxygène joue un rôle crucial, épanouissant des arômes timides. Il s’agit d’un vin franc, aimable, subtil, dans le pur style de Mouton. A côté de lui le Château Grand La Lagune 1934 est une belle surprise pour mes convives, comme cela arrive souvent, car il brise tous les schémas convenus sur l’âge du vin. La majorité d’entre eux ne pouvait pas soupçonner qu’un vin de 73 ans puisse avoir une telle couleur de jeunesse et un tel allant en bouche. Les détails qui trahissent son âge sont infimes. C’est un vin fort agréable à boire qui confirme une fois de plus que 1934 est une année taillée pour une garde encore longue.

Patrick me donne à goûter le Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1963. J’ai dans mon verre la partie la plus pâle du vin et lorsque Patrick a fait son tour de table je lui demande de me resservir un peu « pour homogénéiser ». Cette expression fait rire l’ami qui a organisé cette table. Dès le premier nez, je sais que c’est gagné. Ce vin qui aurait été refusé à son ouverture a retrouvé sa beauté première. Très bourguignon, subtil comme pas deux, ce vin m’enchante par ses complexités sous-jacentes. Il forme un contraste particulièrement intéressant avec le Vega Sicilia Unico 1960 qui est un vin d’un ravissement absolu. Puissant, clair, droit dans ses bottes, ce vin expose directement son message et s’y tient alors que le 1963 minaude. Je deviens de plus en plus amoureux de ces Vega Sicilia Unico anciens. Vins de soleil et de plaisir premier. J’apprécie d’avoir face à moi deux tendances qui m’enchantent : le vin pur apparemment simple mais complexe sous son message franc et le vin qui se drape dans des voiles de séduction, qu’il faut déchiffrer à chaque mouvement de ses graciles épaules. La confrontation méritait d’être faite. Ce Grands Echézeaux est délicat et envoûtant.

Le plus gradé des invités de mon ami avait clairement annoncé son manque d’intérêt pour les vins du Jura, aussi me fallut-il prodiguer des conseils précis pour que le Vin Jaune Arbois Bouvret Père & Fils 1967 soit correctement apprécié. J’avais fait changer le Comté pour un plus jeune, car les 16 à 18 mois sont idéaux et je demande à chacun de mâcher ostensiblement le Comté en secrétant un excès de salive. Ensuite il s’agit de boire le moins possible du vin afin que l’alcool ne domine pas. Cela donne une autre perspective à la combinaison, qui fut agréée par le plus grand nombre.

Le Château d’Yquem 1939 a un nez qui se suffit à lui-même. Il fait partie de ces vins dont le parfum tétanise. Le plaisir du nez est si grand que le bras est paralysé et l’on n’éprouve pas le besoin de boire le vin. Les plus anciens lecteurs se souviennent sans doute de ce Suduiraut 1928 que nous avions gardé en main plus de dix minutes lorsqu’il nous fut servi en compagnie de Guy Savoy assis à notre table, tant l’odeur était paralysante. Nous sommes ici dans le même cas avec des évocations de pamplemousse, de mangue et d’ananas. Tous les fruits de la même gamme de couleur que l’or serein de ce vin sont appelés à s’exprimer dans nos narines. Je fus bien inspiré de faire orienter le dessert vers la mangue, car ce fruit merveilleusement traité fit chanter cet Yquem immense. Je n’aurais jamais soupçonné que le 1939 d’Yquem ait ce charme là. Il n’a pas la solide présence du 1955 récent, mais il a un équilibre de ses composantes qui est assez spectaculaire car ici aucun trait n’est forcé. Yquem sait jouer de son charme dans ces années moins tonitruantes.

La beauté du lieu et l’envie de parler nous poussèrent à goûter un original Rhum du Venezuela Santa Teresa (Ron Antiguo de Solera) pendant que  nous votions. Tous les vins ont eu au moins un vote à l’exception du vin d’Arbois, sans doute à cause de sa position dans le repas entre deux vedettes. L’Yquem 1939 a reçu cinq votes de premier sur huit votants, le Vega Sicilia Unico 1960 a eu deux votes de premier et le Mouton 1975 a eu un vote de premier. Le vote du consensus serait : 1 – Yquem 1939, 2 – Vega Sicilia Unico 1960, 3 – Mouton Rothschild 1975, 4 – Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1963.

Mon vote a été : 1 – Yquem 1939, 2 – Vega Sicilia Unico 1960, 3 – Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1963, 4 – Mouton Rothschild 1975.

Egoïstement, je serais heureux que la mise au point du menu donne l’occasion d’un échange avec le chef ou que nous fassions une analyse a posteriori pour orienter de nouvelles pistes. Car si tout fut marqué d’un grand talent, il est des goûts qui s’accordent moins naturellement avec les vins anciens. Mais le charme du lieu, l’extrême implication d’une équipe motivée par l’excellence, ont fait de ce dîner un grand dîner. La mangue avec cet éblouissant Yquem et le pigeon avec le Vega Sicilia forment des souvenirs impérissables. Ce fut un grand dîner.

dîner wine-dinners du 29 mai 2007 – les vins lundi, 28 mai 2007

Champagne Dom Ruinart rosé 1986

Chablis Grand Cru "Grenouilles" Louis Michel 1984

Château Mouton-Rothschild 1975

Château Grand La Lagune 1934

Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1963

Vega Sicilia Unico 1960

Vin Jaune Arbois Bouvret Père & Fils 1967

Château d’Yquem 1939

 

Curieux habillage de cet Yquem 1939 qui a pourtant une capsule qui provient de l’embouteillage au château.

dîner de wine-dinners du 24 mai 2007 – les vins jeudi, 24 mai 2007

Champagne Napoléon à Vertus, probablement des années 70 ou 80

Champagne Krug Clos du Mesnil 1982

Château Laville Haut-Brion 1958

Château La Mission Haut-Brion 1957

Pétrus mise Jules Van de Velde 1953

Pommard « Grand vin d’origine » 1929

Châteauneuf-du-Pape Clos du Roi, Bourgogne Vieux 1955

Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1964

Tokay Pinot Gris Vendanges Tardives, sélection de grains nobles Hugel 1976

Château de Fargues 1989

Château d’Yquem 1955. Sans la capsule, il serait difficile de dire de quel vin il s’agit.

dîner de wine-dinners au restaurant Laurent jeudi, 24 mai 2007

Le 88ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Laurent. J’ai l’habitude de revenir dans les endroits que j’aime avec une certaine périodicité. J’ai précipité le retour chez Laurent pour deux raisons. L’une, conjoncturelle, c’est qu’au printemps, dîner dans l’agréable jardin est un vrai bonheur. L’autre, plus profonde, c’est de vouloir marquer à Philippe Bourguignon, Alain Pégouret et toute l’équipe que la perte d’une étoile au Michelin n’est pas justifiée. L’expérience de ce soir l’aura confirmé de façon éclatante.

J’arrive un peu avant 17 heures et Daniel, jeune sommelier qui nous servira ce soir avec beaucoup de sens de l’à-propos m’a aidé, sous la supervision amicale de Patrick Lair. Les bouchons s’extraient avec une rare facilité. Les odeurs sont authentiques, saines. La seule qui me fait un peu peur, c’est celle du Laville Haut-Brion, dont la fatigue est certaine. Il y a une chose dont Yquem pourra faire l’économie. Pour vanter de grands parfums, on fait des ponts d’or à Sharon Stone, Charlize Théron ou Monica Bellucci. Yquem n’a pas besoin de cette aide là. Le parfum de l’Yquem 1955 est un danger mortel. On perd son âme devant cette séduction. L’odeur du Tokay m’évoque tellement le litchi que je voudrais qu’on en trouve. Cela eût pris trop de temps, et le foie gras prévu sera encore meilleur.

J’ai le temps d’aller au Cercle Interallié ou quatre vignerons présentent leurs vins de 2006. Pensant retarder le moment où j’enfilerais mon costume car le temps est très lourd, je m’y rends en jean et chemisette. Mais dans ce cadre féerique, et aussi bien dans les jardins qui valent bien ceux dont hérite Nicolas Sarkozy, c’est en cravate qu’il faut être. Je reviens en costume de scène, et l’on m’offre Château Rouget 2006 fort fringant et plaisant et un joli Château Rouget 2001 plein d’élégance. La comparaison n’est pas très favorable au Château la Conseillante, dont le 2006 manque de longueur, et le 2001 manque de vigueur. Le Clos Fourtet 2006 est plaisant, et le Clos Fourtet 2004 est dans une phase renfermée. Le Château Angélus 2006 est absolument brillant, joyeux, et se dévorerait dès maintenant avec un grand plaisir. L’Angélus 2004 est aussi très coincé, dans une phase de discrétion. Ce qui est intéressant, c’est de constater que les 2006 sont à ce moment précis de leur élevage dans une forme éblouissante et se boivent avec une joie goulue. On les mettrait volontiers à table, alors qu’ils sont loin de leur mise en bouteilles. Et les quatre vins de comparaison, soit 2001 soit 2004 sont dans une phase ingrate. Est-ce voulu pour mettre en valeur le 2006 ? Je ne le crois pas.

Je cours vite pour accueillir mes premiers convives. Il y a des habitués et des nouveaux en nombre égal. On compte des origines italiennes, grecques, allemandes en plus des françaises. Les échanges se font parfois en anglais, lorsque le sujet s’y prête.

Le menu, créé par Philippe Bourguignon et Alain Pégouret a toujours une intelligence de la mesure : Toasts au thon fumé et nems croustillants au curry / Salade d’écrevisses aux légumes primeurs, crème acidulée / Flanchet de veau de Corrèze braisé, blettes à la moelle et au jus / Poitrine de pigeon cuite en cocotte, raviolis d’abats, artichauts « poivrade » et fèves / Foie gras de canard poché, bouillon de poule relevé à la citronnelle / Gaufrette fourrée à la crème de lait d’amandes et rhubarbe / roquefort.

Dans le coquet jardin, nous sommes debout dans le bel espace qui nous est réservé quand je donne les recommandations d’usage. Daniel nous sert le Champagne Napoléon à Vertus vers 1975. J’avais donné cette indication d’année, mais le goût et la forme du bouchon me font penser qu’on est plutôt proche de 1966. La couleur est d’un cuivre patiné, la bulle est absente, le nez est délicat. En bouche, il faut une gymnastique intellectuelle aiguisée pour accepter ce champagne, car on est absolument loin de tout goût actuel. Lorsque l’on a admis qu’il s’agit d’un objet champagnisant  non identifié, on commence à comprendre son charme, qui ferait un « malheur » avec du foie gras. Car ce sont ces champagnes évolués (et évidemment non madérisés) qui sont les meilleurs amis du foie gras. Un de mes amis ne cessait de faire part de son étonnement. Et d’un coup, il embrassa ce goût étrange et devint conquis.

La salade a beaucoup de goûts, ce qui égare un peu pour comparer deux vins que tout oppose, le majestueux Champagne Krug Clos du Mesnil 1982 et le Château Laville Haut-Brion 1958. Le Krug est impérial, mais après le Napoléon, il fait presque classique, alors qu’il est d’une complexité qui est l’apanage des grands. Le Laville a une magnifique couleur dorée, d’un or joyeux. Alors que le Napoléon faisait évolué mais sain, celui-ci fait évolué mais fatigué. Je constate que cependant ce vin plait beaucoup autour de moi (il aura même un vote !). Je n’y reconnais pas assez la beauté flamboyante des grands Laville.

Le flanchet goûteux met en valeur deux vins que tout oppose. Le Château La Mission Haut-Brion 1957 est solide, presque noir de couleur, dense comme un fort café, légèrement torréfié, caramel au premier abord. Mais il s’ébroue dans le verre et sa puissance se civilise. La densité est très colorée. C’est un vin beaucoup plus solide que ce que son année évoquerait.

Lorsque j’avais senti à l’ouverture le Pétrus mise Jules Van de Velde 1953, j’avais la narine en éveil, car le risque de faux n’est jamais écarté. Mais l’étiquette d’une banalité à pleurer ne peut être le fait d’un faussaire, et le nez en est une preuve. Cette signature de truffe ne peut tromper. Dans le verre, le vin paraît rose clair si on l’oppose au noir Mission. En bouche le vin est fruité, jeune, joyeux, et ce n’est que progressivement qu’il déclare sa complexité. Ma voisine se pâme tant elle apprécie ce vin raffiné. Il s’agit d’un beau Pétrus. Sans doute pas du niveau du sublime 1959, mais c’est un grand vin.

Le moment de joie le plus intense de ce dîner, c’est d’avoir devant soi trois verres de vins d’un grandissime plaisir. A ma droite, comme on dit dans les combats de boxe, le Pommard « Grand vin d’origine » 1929 bouteille de négoce au niveau irréellement haut dans le goulot, au centre, le Châteauneuf-du-Pape Clos du Roi, Bourgogne Vieux 1955 qui, comme certains princes de la politique de la même longitude, n’a pas su choisir sur son étiquette s’il est bourguignon ou rhodanien. A ma gauche, le vin que j’ai ajouté pour accueillir un convive de plus, Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1964. La couleur du Pommard est invraisemblable. Ce rouge vif appartiendrait à un vin des années 80, soit cinquante ans plus tard. En bouche la clarté du message pur, la joie de vivre évoquent un vin réussi des années 60. Or on est en 1929. Le Châteauneuf-du-Pape est clairement un Châteauneuf-du-Pape. Il a des complexités qui me ravissent, même si sa trame est loin de valoir celles de ces deux voisins. Et l’Hermitage est tout simplement exceptionnel. J’avais bu dans une verticale des 1949 un éblouissant Hermitage la Chapelle 1949. On est dans cette même veine de vins purs joyeux, faciles à vivre, mais capable de titiller les papilles en ajoutant une palette riche en saveurs délicates. Pendant que mes convives s’extasient en faisant des « oh » et des « ah » comme font les enfants les jours de feux d’artifice, je pense que j’ai fait de bonnes pioches en achetant des vins inconnus aussi bien que des connus, qui brillent avec autant de bonheur.

La chair du foie gras est sans doute ce qui se fait de mieux dans ce genre. Et le Tokay Pinot Gris Vendanges Tardives, sélection de grains nobles Hugel 1976 est époustouflant dans son rôle de mise en valeur. Ce vin est éblouissant de complexité. Et il joue aussi bien avec le foie qu’avec le bouillon ce qui laisse pantois mon petit monde. Car il faut essayer le bouillon seul et boire ensuite le Tokay pour comprendre que le vin est capable de mille perfections.

Le dessert à la rhubarbe ne pouvant attendre, nous décidons de le goûter avec Château de Fargues 1989 et de faire, à l’anglaise, l’entrée du roquefort en fin de repas, avec Château d’Yquem 1955. Je n’aurais pas fort parié sur la rhubarbe et le Fargues mais j’ai bien tort. Car l’association dérangeante, surprenante, entraîne dans un tourbillon enivrant. Fargues 1989 est de plus en plus solide. C’est une valeur sûre du sauternais. Mais qui peut oser parler quand sa majesté Yquem 1955 entre en scène. C’est Alain Delon sur scène. C’est l’Yquem parfait qui crée un équilibre entre toutes ses composantes. Il n’et ni trop puissant, ni trop typé. Il est l’expression sereine de ce qu’Yquem doit être. Le niveau dans la bouteille était parfait, le bouchon sain, la couleur de bois de rose, ou de peau de pêche d’une belle vantant les crèmes solaires modérées. En bouche c’est le dixième mouvement de la cantate « Jésus que ma joie demeure ». Dans de tels cas, je ferme mes paupières, je range les osselets de mes oreilles, et je jouis de la perfection de ce qui se fait de plus grand dans le monde du vin.

Toute la table se rend compte que nous avons vécu des moments inoubliables. Le Pétrus 1953 pour certains, la conjonction de trois vins rouges idéaux pour moi, ainsi que l’irréalité de l’accord foie gras, bouillon et Pinot Gris.

Il est temps de voter pour ces onze vins. D’abord,je constate avec un goût de miel suave 9 vins sur onze ont figuré dans les quartés. Je me répète mais je ne cache pas mon plaisir, car cela prouve que l’on apprécie la diversité des vins que je choisis pour ces dîners. Ensuite, et c’est assez extraordinaire, cinq vins ont été votés en numéro un, ce qui est encore plus étonnant, surtout si l’on sait que l’Yquem 1955 a recueilli sept votes de premier sur onze votants. Ainsi, Mission 1957, Pétrus 1953, Hermitage La Chapelle 1964 et Fargues 1989 ont chacun conquis un convive qui aura voté pour eux en premier. Le vote du consensus serait : 1, Château d’Yquem 1955 – 2, Hermitage la Chapelle 1964 – 3, Pétrus 1953 – 4, Pommard 1929.

Mon vote fut : 1, Château d’Yquem 1955 – 2, Hermitage la Chapelle 1964 – 3, Tokay Pinot Gris Hugel 1976 – 4, Pétrus 1953.

Alain Pégouret a travaillé avec talent, le flanchet de veau ayant un goût rassurant confortable et le foie gras surpassant tout ce qui peut se faire. Philippe Bourguignon, Patrick Lair et toute une équipe motivée ont montré un sens du service qui ressemble à s’y méprendre à celui légendaire de Taillevent. La prestation de ce soir vaut largement le nombre d’étoiles qu’on a inopportunément rétréci. La troupe des fidèles de Laurent ne s’y est pas trompée car ils sont tous là. Lorsqu’on y a joute des vins d’une émotion d’un niveau très rare, on se trouve, comme nous le fûmes, au sommet de la gastronomie.

dîner de wine-dinners au restaurant de Gérard Besson jeudi, 26 avril 2007

Le 87ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant de Gérard Besson. C’est un plaisir de créer un repas avec ce chef d’une grande sensibilité pour les vins anciens. Spécialiste des gibiers et de la truffe, il nous a concocté un chef d’œuvre de saveurs : Andouillette du Var, toast grillé / Brioche d’œufs brouillés truffés / Asperges vertes et foie gras poêlé, cuisson de champignons à l’émulsion de truffe / Escalope de ris de veau et morilles au jus / Rouelle de rognon de veau panée sur une simple purée / Dos de bar braisé dans une réduction de Pinot rouge, macaroni fourré / Une puce / Demoiselle en tourte / Une fourme / Mangue retour de Martinique. Si certains intitulés sont furtifs, c’est que les oiseaux le sont aussi.

J’arrive à 16h30 pour ouvrir les bouteilles. Arnaud, jeune sommelier fort sympathique a tout prévu. Les bouchons viennent remarquablement bien sauf pour un, dont une partie a glissé dans le liquide m’obligeant à une opération de sauvetage qui ressemble à la pêche à la ligne dans les fêtes foraines : on croit avoir chopé le gros lot, et l’on entend « raté ».

Notre assemblée compte deux journalistes, un papa gâté par ses fils, un couple d’amateurs australiens, un vigneron au nom fort connu et plusieurs fidèles. Après les recommandations d’usage, nous passons à table et l’on me sert du Champagne Henriot Cuvée des Enchanteleurs 1964. Hélas, le vin est gravement malade au point qu’on ne le servira pas. Nous prenons le vin suivant qui va accompagner les deux entrées. Il s’agit du Champagne Henriot en magnum Cuvée des Enchanteleurs 1959. Nous poussons un ouf, car ces deux bouteilles avaient été apportées par le vigneron présent, et je le sentais ennuyé de l’accident de son vin. Le 1959 est un grand champagne. Sur l’andouillette, il pétille. Les œufs brouillés le rendent plus crémeux, confortable. Cette flexibilité est l’apanage des grands. Nous nous dirons cependant avec mon ami que le 1959 très apprécié de tous n’était pas au sommet de son art.

C’est le contraire pour l’Hermitage La Chapelle Le Chevalier de Sterimberg Paul Jaboulet Aîné 1995 qui brille près de dix fois plus que ce que j’ai goûté dans la cave de la maison Jaboulet. Car tout est ici réuni pour que le vin brille : température de service, oxygénation, et les asperges vertes qui excitent le potentiel aromatique de ce vin très chantant. Nous sommes tous agréablement surpris.

Le Jura, Saint-émilion Réserve Caves Calon 1913 avait offert à l’ouverture des senteurs étonnamment riches et chaleureuses, de framboise et de bonde de fût. Je décidai alors de mettre un bouchon neutre pour conserver intact ce parfum. C’est la même constatation qui me poussa à en faire autant pour le Château La Tour Haut-Brion Graves rouges 1926. Une heure plus tard, sentant à nouveau les vins, je les laissai courir leur vie, bouchon enlevé, pour que l’oxygène les fasse briller. Et c’est un véritable récital de jeunesse que ces deux vins nous offrent maintenant. Ils brillent de jeune folie, la couleur du 1926 étant nettement plus vive d’adolescence. Ce sont surtout les sauces qui ont prolongé le goût de ces deux vins joyeux, l’un dans son acception de la rive droite et l’autre dans son expression de Graves.

Le Meursault Clos de Mazeray rouge Domaine Jacques Prieur 1988 est assez étonnant pour beaucoup de palais. Le dos de bar est tellement bien exécuté que le vin se fait encore plus beau, répondant avec précision au message de la sauce. Je suis un peu plus sur la réserve avec le Volnay-Santenots-du-Milieu Tête de Cuvée Domaine des Comtes Lafon 1981 dont la première gorgée fait un peu simple. Mais le vin s’épanouit dans le verre et le petit volatile goûteux lui sert de coach et le fait se surpasser.

La vraie surprise pour tous, et particulièrement pour le vigneron, c’est l’incroyable perfection du Beaune, B. Chemardin négociant 1934. Toutes les hiérarchies sont à remettre en cause me dit-il plusieurs fois. Car ce petit Beaune de négoce est éblouissant. Il représente une image de la perfection du vin de bourgogne, qui chante sur les papilles en un message complexe et envoûtant. La tourte au goût intense prend une dimension supplémentaire avec le Beaune. Notre table commence à comprendre pourquoi je mêle des vins de toutes origines. Le coup de grâce, s’il devait y en avoir un, est donné par le Château Lassalle Premières Côtes de Bordeaux 1958. C’était la plus belle qualité de bouchon lorsque j’ai ouvert, et le plus beau nez, presque à égalité avec le 1919. Il est maintenant épanoui avec ses touches d’agrumes poivrés, et brille comme un sauternes de grand renom. Mon ami vigneron va de surprise en surprise.

Le Château La Tour Blanche Sauternes 1919 en vedette américaine mérite cette position. Car il remet les pendules à l’heure sur la complexité de sa trame, qu’aucun Premières Côtes de Bordeaux ne peut avoir. Pétulant, aux tons d’agrumes et de mangues, avec des épices délicates, il est accompagné d’un dessert simple comme je les aime, pour un mariage de pur plaisir.

C’est tout naturellement que les votes de premier se concentrent exclusivement sur les trois derniers vins, qui représentent un plaisir parfait. Sur neuf votants le Beaune et La Tour Blanche ont chacun quatre votes de premier, le Lassalle en ayant un. Si l’on exclut de champagne 1964 tous les vins sauf un ont eu au moins un vote. Le vote du consensus serait : 1- Beaune, B. Chemardin 1934,  2 – Château La Tour Blanche 1919, 3 – Château Lassalle 1ères Côtes de Bordeaux 1958, 4 – Le Jura, Saint-émilion Caves Calon 1913.

Mon vote est : 1 – Château La Tour Blanche 1919, 2 – Beaune, B. Chemardin 1934,  3 – Château Lassalle 1ères Côtes de Bordeaux 1958, 4 – Château La Tour Haut-Brion 1926.

Le pari d’avoir mis les abats avant le poisson fut réussi. La cuisine sensible de Gérard Besson a une fois de plus justifié l’attachement que j’ai pour elle. Ce fut fait avec cœur. Le service est attentionné et sympathique. La forme de la table était parfaite. L’ambiance joyeuse nous a conduit fort tard dans la nuit pour enrichir nos rêves du souvenir de grands vins.