91ème dîner de wine-dinners au restaurant Pierre Gagnairejeudi, 15 novembre 2007

L’opportunité d’une rencontre s’est créée avec Pierre Gagnaire. Il est apparu intéressé de faire un dîner dédié aux vins anciens. Il a accepté cette contrainte à l’expression de son talent. Pour qu’un dialogue fécond puisse exister, je suis venu déjeuner à son restaurant avec un de ses amis et conseillers, Hervé This, qui a commis avec lui quelques ouvrages sur la cuisine moléculaire. Les plats que nous avons alors goûtés ont été examinés dans l’optique des vins anciens. J’ai par la suite reçu des projets de menus qui ont été commentés afin d’arriver au projet final qui est celui-ci : Gelée fraîche à la coriandre, vernis, tourteau, encornets, pommes vertes et concombre. Choux fleurs multicolores / Grosses huîtres Gillardeau et dominos de lisette en marinière, lichettes d’avocat, pain dentelle beaufort et chorizo, pâte de betterave rouge fumée / La Saint Jacques d’Erquy : Lamelles justes raidies dans un beurre « noisette » au sel réglissé. Pascaline à l’amontillado ; marmelade de coing au foie gras. Noix confite à crue à l’encre de seiche ; feuille de culatello aux raisins blonds / Curry de légumes d’automne. Crème glacée de pomme reinette à la tagette / Cabillaud nacré « Vert »,  quinoa, champignons de Paris croustillant et fondue d’endive. Cristalline d’agria / Royale d’oursin, du haddock en assaisonnement. Chair d’aubergine de Florence. Carpaccio tempéré de bar de ligne badigeonné d’huile d’olive foisonnée au miel du désert des agriates / La ferme. Sanguette de raddichio aux noix : brochette de pigeon Gauthier enrobée d’une bigarade au sésame. Pièce tendre de bœuf français assaisonnée d’un beurre au caviar pressé / Fromage cuisiné : galette feuilletée au roquefort et oignons, pointe de crème d’amande / Desserts Pierre Gagnaire.

Ce programme fort long explique très bien que chaque plat reste un foisonnement d’associations de composantes innombrables, mais nous avons pu constater le travail spectaculaire qui a été fait par le chef pour que toutes ces créations s’ordonnancent dans le sens des vins. J’avoue avoir eu certains doutes pour des éléments de plusieurs plats lorsque j’ai reçu le projet final, mais il s’est avéré qu’un seul plat s’est opposé au vin, le curry de légumes d’automne qui refusa l’Arbois. On verra comment nous avons contourné la difficulté. Un seul plat hors sujet, c’est tout-à-fait négligeable, tant les bonnes surprises ont abondé.

J’arrive vers 17 heures pour ouvrir les bouteilles. Le salon où nous tiendrons notre repas est de très belles proportions. Il offre une vue discrète sur les cuisines et les tons de notre table, dans des couleurs de blanc, de jaune pâle et de vert, sont d’une rare délicatesse. Raphaël, le sommelier qui va nous accompagner toute la soirée avec efficacité a tout préparé pour que je puisse officier. Une personne de plus ayant été annoncée, j’ai rajouté deux vins. Certaines odeurs montrent l’absolue nécessité d’une oxygénation abondante car elles sont poussiéreuses ou étriquées. Un seul vin me paraît trop blessé pour renaître. Il ne reviendra pas.

Un américain amateur de vins et son amie, de passage à Paris, sont venus me saluer pendant l’ouverture des vins. Nous nous sommes rafraîchis d’un champagne Egly-Ouriet non millésimé que je trouvais un peu vert à l’ouverture mais qui s’est ouvert assez vite, pour délivrer sa finesse et son intelligence. Ce champagne fut servi ensuite à l’arrivée des convives qui s’étala pendant une bonne heure, car Paris en grève est complètement bloqué, même à ces heures tardives, ce qui a failli nous priver de la plus fidèles de mes convives, désespérée de ne plus pouvoir se déplacer, ni en voiture, ni en métro.

Notre table de onze compte un seul novice de nos dîners, élevé en Bourgogne, qui a montré une grande connaissance du vin. Trois convives participent à leur deuxième repas. Les autres sont de solides piliers de nos agapes. Voici les vins du 91ème dîner de wine-dinners, qui présentent la particularité très intéressante de provenir de huit régions viticoles différentes.

Le champagne Egly-Ouriet non millésimé sert d’attente. Il est lisible, direct et franc et se boit naturellement. Les petits amuse-bouche sont d’un joli talent et forment des taches de couleur dans des tons d’automne qui tranchent sur les couleurs de la table, plus pastel. Le champagne Brut Sauvage de Piper Heidsieck 1982 m’est totalement inconnu et Raphaël, notre sommelier ne le connaît pas non plus. Je n’ai pas cherché à me renseigner sur ce qu’il est, mais nous pouvons constater qu’il est délicieux, et même particulièrement bon. Il faut dire que son année donne de beaux champagnes. Sa couleur est joliment dorée et il occupe joyeusement la bouche par une plénitude fort arrondie. Le mariage avec les vernis est engageant, car la fraîcheur citronnée du plat fouette le champagne dans le bon sens, le titillant et le réveillant encore plus.

Le champagne Cristal Roederer 1983 dont je suis, comme pour chaque vin, servi de la première goutte de la bouteille, me paraît un peu vert et strict, ce que je dis à mes amis. Mais en fait, lorsque le vin s’ébroue dans le verre, on voit que la précision du champagne confirme son élégance. C’est surtout la lisette qui met en valeur ce champagne qui est beau sans être dans des directions que j’aime explorer. On connaît mes chouchous.

Le plat de Saint-Jacques est dans le style très caractéristique du chef qui est venu, tout souriant, nous souhaiter la bienvenue en nous expliquant ce plat. Le Meursault Domaine Berthe Morey 1962 est spectaculaire. Notre nouvel ami bourguignon n’avait jamais imaginé qu’un meursault de 45 ans puisse avoir cette tenue. Le vin est pur, équilibré, intégré dans ses composantes, et respire la joie de vivre. Une immense surprise pour toute la table qui est impressionnée par la prestation élégante de ce vin.

La bouteille de l’Arbois Coteaux des Anges Fruitière Vinicole d’Arbois 1949 est d’une rare beauté. C’est la sobriété des humbles. Le vin est une de mes amours. Je ne peux me lasser du charme envoûtant de ces goûts discrètement déroutants. Le vin est magnifique, mais le plat ne va pas. Comme la sauce est très typée, combinant le sucré, le lourd et le poivré, j’ai l’intuition que l’Yquem 1984 lui conviendrait. Nous en prenons trois gouttes et c’est effectivement ce qui colle le mieux à cette sauce aventurière.

Le plat de cabillaud est une merveille. Le Château Carbonnieux rouge 1928 a un nez un peu brûlé. La couleur est d’encre, sans une trace de vieillissement. Le vin est bon, mais un peu torréfié. Autant de nombreux vins de ce soir se présentaient à leur apogée, autant ce Carbonnieux commence à ne plus être au mieux de sa forme. Il fut cependant fort apprécié.

J’étais très intrigué que l’on puisse mettre à cet instant du repas une royale d’oursin. Pour être sûr de ne rien rater, j’ai prévu trois vins sur ce plat. Disons tout de suite que j’ai rarement mangé des oursins plus typés et authentiquement marins que dans cette préparation complexe mais d’une rare réussite. Le Château Grillet Neyret-Gachet 1976 que je venais d’acheter il y a seulement quelques jours à un ami marchand est complètement mort. C’est le vin pour lequel j’avais de fortes craintes. Curieusement son odeur n’est pas désagréable, mais en bouche ce vin connait des déviations giboyées. Le peu que nous en buvons, juste pour voir ce que c’est qu’un vin mort, met encore plus en valeur le Bâtard-Montrachet François Gaunoux 1962 qui est une vraie merveille. J’avais senti à l’ouverture il y a quelques heures une explosion tonitruante d’arômes. Il a conservé cet enthousiasme et affiche une puissance et une complexité exemplaires. Le bourguignon n’en revient pas. Oserais-je dire mon non plus, car aucun Bâtard, même de compétition, des années récentes, ne peut approcher de près ou de loin la flamboyance de celui-ci.

Nous sommes en terre encore plus inconnue avec ce Mascara vin d’Algérie Domaine Manuel (vieilli 17 ans en fût de chêne) 1962. Le nez était à l’ouverture d’un porto léger. Il est devenu plus authentiquement vin à cet instant et se boit avec plaisir. Il est fort, expressif, lourd en bouche, la trace de bois étant acceptable et légère, et m’évoque des vins comme le Vega Sicilia Unico que j’adore. Il y a aussi quelques accents du Rhône et de Bourgogne. C’est un vin viril, puissant, qui colle bien au bar badigeonné de miel, quand le Bâtard se marie fort bien à l’oursin. Cette découverte d’un vin inconnu, mis en bouteilles à Chalon-sur-Saône, m’a rappelé les vins d’Algérie dont je raffole, fait dans la région de Mascara.

Les lecteurs attentifs le savent, le Nuits Saint Georges Les Cailles Morin 1915 est mon chouchou. Ayant eu la chance d’en acheter un certain nombre, je l’ai chaque fois adoré. Quand je bois la première gorgée, j’éprouve le sentiment du marathonien qui vient de franchir la ligne d’arrivée. Il souffre, il souffre et quand il passe la ligne, tous ses efforts trouvent leur récompense dans un relâchement d’ivresse, de joie intense. Je ressens cela en buvant ce vin auquel je trouve tous les talents. Il a tout pour moi. Il est équilibré, souple, jeune, velouté, distingué, élégant, jouant dans un registre poli. Il ne veut rien faire de trop car il est parfait. J’en jouis au-delà de l’imaginable. On verra que beaucoup de convives rejoindront mon avis dans leur vote, car on pourrait soupçonner un aveuglement de ma part. Aussi bien sur le pigeon que sur l’originale présentation du bœuf le vin se porte bien. Nous sommes au sommet du plaisir.

La galette de roquefort a été faite exprès pour nous. Elle est délicieuse. Un peu forte sans doute pour l’Anjou 1928 "Rablay" Caves Prunier, mais le vin sait se défendre. D’un ambre doré divinement beau, il est en bouche l’un des plus délicats liquoreux qui se puisse concevoir. Il a la mangue, le coing, et un léger goût de rhubarbe trempé dans du thé. C’est un vin magnifique de grande subtilité. Le Château d’Yquem 1984 fait un grand contraste car c’est un jeune bambin plein d’assurance, fort en gueule, doué par la nature. La subtilité va à l’Anjou, la gouaille joyeuse va à l’Yquem.

Une symphonie de desserts tous azimuts va couronner le festin. Quand on a des saveurs de fruits, on se tourne vers l’Yquem. Quand on a des variations  sur le chocolat, on succombe à l’Ermitage de Consolation Banyuls 1925, un exemple de la perfection que peut atteindre le Banyuls s’il vieillit bien. Ce vin a un charme assez unique. Malgré un alcool que l’on soupçonne fort, le vin est léger, aérien, d’un final enlevé. Il n’a pas la pression insistante d’un porto. Il joue en douceur mais laisse une empreinte indélébile dans le palais. C’est tout simplement grand et joyeux..

Voter dans ces conditions pour des vins aussi réussis de huit régions différentes : Champagne, Bourgogne, Bordeaux, Jura, Algérie, Rhône, Anjou, Banyuls, ne va pas être chose simple. Et tout flatta mon orgueil, car tous les vins, à l’exception du Château Grillet, mais on sait pourquoi, eurent au moins un vote d’un convive. Plus incroyable encore, six vins ont reçu un vote de premier : le Nuits Cailles 1915 six fois et l’Ermitage de Consolation 1925, l’Yquem 1984, l’Anjou 1928, le Carbonnieux 1928 et le Mascara 1962 eurent chacun une fois un vote de premier.

Le vote du consensus serait : 1 – Nuits Saint Georges Les Cailles Morin 1915, 2 – Anjou 1928 "Rablay" Caves Prunier, 3 – Château d’Yquem 1984, 4 – Meursault Domaine Berthe Morey 1962.

Mon vote est : 1 – Nuits Saint Georges Les Cailles Morin 1915, 2 – Bâtard-Montrachet François Gaunoux 1962, 3 – Meursault Domaine Berthe Morey 1962, 4 – Anjou 1928 "Rablay" Caves Prunier. Il est à noter que Raphaël considère que le plus grand vin de cette soirée est le Banyuls 1925. C’est un avis intéressant.

Je suis particulièrement fier que Pierre Gagnaire ait accepté de se livrer à cet exercice. Il a manifestement modifié sa cuisine pour assurer une cohérence gustative des éléments des plats afin de correspondre aux besoins des vins anciens, plus sensible que les jeunes à l’harmonie des saveurs. Nous avons eu des grands moments de gastronomie et je retiens la lisette et le Cristal, la betterave douce toute seule dans son fumé, le cabillaud vert sur le Carbonnieux, l’oursin sur le Bâtard et le bar sur le Mascara, l’esquisse de caviar sur le Nuits Cailles à l’aise sur le pigeon. Il y avait ce soir un festival de saveurs où les vins anciens furent à l’honneur. La motivation du chef s’est ressentie dans l’implication de l’équipe au service sans faute. Huit régions viticoles confrontées à un génie de la cuisine, cela crée un événement.