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102ème dîner de wine-dinners au restaurant L’Astrance mardi, 29 juillet 2008

Le 102ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant l’Astrance. En cette fin juillet l’atmosphère est lourde, mais une petite brise longe la rue Beethoven, donnant une impression de frais. Les vins sont depuis plus de quinze jours dans la cave du restaurant. Je viens pour ouvrir les bouteilles, filmé par une chaîne de télévision, et répondant aux questions d’un journaliste qui a choisi comme sujet le problème des faux qui pourrissent le marché des vins d’exception. J’ouvre les bouteilles et le nez qui me paraît le plus sympathique est celui du Volnay 1928, chaleureux au possible. Nous dissertons longuement sur ce qui me permet de penser que l’Yquem 1900, bouteille légendaire que j’ouvre ce soir, est une bouteille authentique. L’examen visuel est plus que rassurant. Mais l’extraction du bouchon et le parfum qui se dégage sont la preuve la plus absolue qu’il s’agit d’un magnifique Yquem 1900.

Les premiers convives arrivent et j’explique aux nouveaux venus comment profiter de ces dîners. Une personne évoque Selosse, ce vigneron talentueux de Champagne et je décide de faire ouvrir le champagne Initiale de Jacques Selosse pour étancher une possible soif et nous permettre d’attendre un éventuel retardataire. Nous prenons possession du trottoir devant le restaurant et au dessus de nos têtes un hélicoptère tourne et retourne. Nous pensons que le convive non encore présent aurait choisi ce mode de locomotion mais il arrive avec le sourire au guidon d’un scooter. Le champagne est très pur, d’un fort caractère sans concession, comme celui qui l’a fait. Le petit sablé est un peu lourd pour le champagne alors qu’une amande blanche et un petit dé de pomme Granny-smith l’excitent élégamment.

Notre groupe de huit personnes est composé de trois membres de ce que j’appelle la dream-team car il s’agit des plus fidèles d’entre les fidèles. L’un est venu avec sa compagne et ses parents, et un autre avec une relation professionnelle japonaise. Ce représentant de l’Empire du Soleil Levant ne profitera pas longtemps des trésors culinaires et œnologiques, car à la fin du troisième plat, il sortit s’étendre sur le macadam achevé par la profusion de bonnes choses. Il fut mis dans un taxi et pris en charge à son hôtel pour aller rêver dans son lit de ce qu’il manqua.

Bien sûr, cela nous permit de faire du mauvais esprit sur la cuisine de Pascal Barbot qui décime les samouraïs, mais ce n’est que de l’humour, car la cuisine de Pascal Barbot prouva une fois de plus sa pertinence et son talent. Voici le menu : Sablé à la truffe d’été, huile de noisette / Foie gras mariné, galette de champignon de Paris / Langoustine dorée, chou cuisiné à la cacahuète / Rouget, oignon rouge et poireau / Veau grillé, jus de viande, purée de griotte / Agneau grillé, aubergine, curry noir / Vieille Mimolette, gelée de fruits rouge / Génoise au pamplemousse et yuzu / Mangue et agrumes caramélisés / Madeleine au miel de châtaignier.

Le Champagne Mumm Cuvée René Lalou 1966 se présente dans la magnifique bouteille au verre biseauté et dans nos verres sa couleur est dorée d’un or brun légérement foncé. La bulle est présente mais discrète et en bouche, le vin est délicieux. 1966 est une grande année pour le champagne et ce Mumm a une personnalité rare. Le nez est de miel, et forme avec le champignon de Paris un accord d’une subtilité absolue. La préparation de champignon et de foie gras est une institution, qui montre une fraîcheur liée à l’épaisseur des tranches. La petite crème citronnée rajoute du piquant à la fraîcheur et le miel du champagne enveloppe le tout. C’est pour les novices une remarquable introduction au monde de la gastronomie raffinée de Pascal Barbot.

Le Bâtard Montrachet Veuve Moroni 1992 est d’un jaune d’une belle jeunesse. Le nez est expressif sans exploser. Ce qui est assez spectaculaire et ma voisine imagine que c’est voulu, c’est que l’odeur insistante de miel de ce vin fait une continuité précise avec le miel du champagne. C’est étonnant et heureux, mais c’est fruit du hasard. Le goût est délicat. C’est un Bâtard Montrachet subtil que l’âge a agréablement équilibré. Nous différerons dans l’analyse avec un de mes fidèles amis qui le trouve plus paradant que discret. Ce n’est pas mon avis. La vedette est au plat. Car la cuisson des langoustines est idéale, des parties presque crues exacerbant la saveur de la chair, et les choux sont divins  et cohérents avec le crustacé.

Quand le Château Carbonnieux rouge 1928 est servi, il est inimaginable d’envisager que la couleur du vin dans nos verres puisse être de 1928. Le nez est intense comme celui des plus grands bordeaux, et en bouche, le vin est impérial. On aurait du mal à lui donner plus de quinze à vingt ans d’âge alors qu’il en a quatre-vingts. Ceci conduit à une remarque à propos du sujet choisi par le journaliste. Je suis absolument certain de la provenance des Carbonnieux 1928 que j’ai achetés en quantité il y a plus de vingt ans. Ayant bu beaucoup de Carbonnieux 1928, je sais qu’ils sont réels, ce qui est corroboré par le bouchon qui lorsque je l’ai ouvert s’est fractionné en mille morceaux. Or tel qu’il est là, ce vin à la couleur rouge sang et à la jeunesse folle ne pourrait pas être accepté comme un vin cacochyme. Or il l’est. Ce vin est une divine surprise plébiscitée par tous. Le choix d’un rouget sur ce rouge est évidemment pour me plaire. La chair du poisson entier est sauvage, pure, intense, et c’est une des meilleures préparations possibles du rouget, même si l’on se bat parfois avec les arêtes. Les oignons qui accompagnent forment un tandem avec le poisson beaucoup moins accepté que le chou avec les langoustines. C’est donc sur la chair seule qu’il faut profiter de ce merveilleux vin.

Le Volnay Cuvée Blondeau Hospices de Beaune 1928 est une bouteille d’une rare beauté, soufflée à la main, à l’étiquette simple mais raffinée. La couleur est un contraste inouï avec celle du bordeaux de la même année. Car ici, c’est le rouge affadi d’une tuile pâle. En fait le pigment a dû glisser dans la partie basse de la bouteille car les dernières gouttes versées sont presque noires. L’impression que donne ce vin est très proche de celle que j’ai ressentie la veille avec un Chateauneuf-du-Pape Clos des Papes 1937. On s’inquiète d’une fatigue apparente, mais le vin fait tout pour prouver qu’il est toujours vivant. Et le charme agit même si le vin n’est pas d’une pureté virginale. Les dernières gorgées sont d’un grand et vrai plaisir. La chair du veau est splendide et les griottes mettent en valeur le Volnay parce que paradoxalement leur acidité efface celle du vin pour l’arrondir.

La Côte Rôtie La Landonne Guigal 1992 apporte sa sérénité à ce stade du repas pour notre plus grand confort. Et ce vin délicieux mais connu, car on remonte le temps de 64 ans, sert à mettre en valeur l’intérêt des vins anciens, car le caractère encore un peu brut, non décoffré de ce vin encore une fois d’un goût superbe est loin d’avoir atteint ce qu’il pourra offrir quand le temps aura fait son œuvre de cohésion et d’intégration. L’agneau est sans doute le plat le moins excitant de tous ceux que nous avons dégustés, mais la fatigue, qui a terrassé notre japonais parti sur les terres du soleil couché, joue sans doute un rôle. Le plus divin de ce plat, c’est le curry noir où la réglisse forte excite virilement la Côte Rôtie.

Le Champagne Dom Ruinart rosé 1981 d’une bouteille à l’élégance exceptionnelle irradie dans nos verres d’une couleur à la beauté sans pareille. Le rose est saumon, il est pêche, il est cuisse de nymphe émue. Sa bulle est active, son nez est foudroyant et en bouche c’est un bonheur incommensurable. Ce champagne est au sommet de son art. Lorsque Pascal Barbot et Christophe Rohat m’ont proposé de mettre ce champagne à ce stade du repas, alors que je l’avais placé en ouverture, j’ai accepté l’idée qui m’a conduit à faire ouvrir le Selosse. Lorsque j’ai lu que l’association prévue est avec une mimolette et une sauce de fruits rouges, j’ai pensé à un caprice de chef que je n’allais pas brider. C’est effectivement osé, capricieux, et nos papilles chavirent. Mais le résultat n’est pas convaincant au-delà de l’audace de l’exercice de style. Alors, l’esprit vagabonde et l’on conçoit à quel point ce champagne ouvrirait les bras à de beaux plats du répertoire, et nous pensons qu’un ris de veau entier serait un très beau partenaire. Ce champagne est merveilleux.

Chaque fois qu’un Yquem apparaît sur une table, la joie est au rendez-vous. Le Château d’Yquem 1985 est d’une belle jeunesse. Sa couleur est encore celle d’un enfant. En bouche il est rassurant, charmeur et enveloppant. Je me rends compte que ce vin fera partie dans quelques décennies des Yquem secs. On le sent taillé pour être un partenaire de haute gastronomie. Il se marierait avec des viandes blanches y compris de poissons avec une compréhension absolue.

Il y a du sucre dans les deux desserts, ce qui annihile toute possibilité d’accord avec les deux Yquem.

Le Château d’Yquem 1900 est présenté avec sa magnifique bouteille au cul d’une rare profondeur, au verre blanc et à la couleur de vin foncée comme de l’acajou. Dans le verre c’est un or brun prononcé. Le parfum est envoûtant d’agrumes et mangues confites. En bouche c’est un message d’amour. Il fait comprendre deux choses. La première c’est l’incroyable distance qui le sépare de l’Yquem 1985 que nous avons aimé. Nous sommes à des années-lumière de son très jeune cadet, de 85 ans plus jeune. La deuxième, c’est que nous comprenons ce qu’est le monde des vins d’exception. C’est un peu ce qui sépare le top model de la miss de sous-préfecture, ce qui sépare le cap-hornier du marin d’eau douce, ce qui sépare l’alpiniste des sommets de plus de 8000 mètres de l’escaladeur de week-end. Car cet Yquem 1900 appartient à une race, une élite, une exception. L’équilibre de ce vin est total, c’est un plomb fondu de bonheur. Seules les petites madeleines répondent à sa séduction, car les mangues sont trop sucrées pour correspondre aux désirs du vin. Deux des convives ayant participé au centième dîner au château de Saran ont goûté avec moi l’Yquem 1904. Nous convenons que le 1900, même s’il est exceptionnel, est surclassé par le 1904 bu en Champagne.    

Nous somme sept à voter pour neuf vins. Chacun des neuf vins figure dans les votes ce qui est agréable. Il n’y a que deux vins classés premier, car six sur sept votants ont plébiscité l’Yquem 1900. C’est l’Initiale de Selosse qui recueille le septième vote de premier.

Le vote du consensus serait : 1 – Château d’Yquem 1900, 2 – Château Carbonnieux 1928, 3 – Champagne Dom Ruinart rosé 1981, 4 – Volnay Cuvée Blondeau Hospices de Beaune 1928. Ce vote a le même ordre que celui d’un des plus fidèles de la dream team.

Mon vote est : 1 – Château d’Yquem 1900, 2 – Château Carbonnieux 1928, 3 – Champagne Dom Ruinart rosé 1981, 4 – Champagne Mumm Cuvée René Lalou 1966.

Il est intéressant de constater que le Volnay, objectivement fatigué mais largement plaisant a été retenu dans cinq votes sur sept votants. C’est un encouragement à mettre en valeur les vins anciens. On note aussi que les trois vins les plus vieux, et de loin, figurent tous dans le vote du consensus. C’est un précieux encouragement à continuer dans la voie de mise en valeur des vins anciens.

Pascal Barbot est venu recueillir nos avis en fin de repas. Il est certain qu’il est un prince des cuissons. Le rouget et sa chair merveilleuse, la langoustine et le chou sont des moments inoubliables. Le fait qu’il y ait des petits points améliorables tels que le sucre dans le dessert ou l’importance de l’oignon montre que dans une œuvre humaine on pourra encore aller plus loin dans une excellence qui me ravit. Les petites crèmes sont des signatures ravissantes de chaque plat. Si au cours de ce chemin il y a des petites extravagances comme la mimolette, tant mieux, car il ne faut pas être rigide et il faut aussi faire l’école buissonnière.

Ce fut un magnifique repas. Comme dans les pièces de théâtre il y eut un épisode vaudeville, car le japonais malade s’était évanoui en emportant la veste d’un autre convive. La joie d’être entre amis se prolongea encore quand un des plus fidèles suggéra que l’on boive quelque chose. Ce fut un champagne Salon 1988 divin comme on peut l’imaginer, au fumé redoutable, sur lequel nous trinquâmes avec Alexandre, Thomas et un troisième membre de la joyeuse équipe de l’Astrance, ce qui sonna la fin d’un immense moment de bonheur partagé.

102ème dîner : les vins mardi, 29 juillet 2008

Champagne Initiale de Jacques Selosse

Champagne Mumm Cuvée René Lalou 1966 

Bâtard Montrachet Veuve Moroni 1992

Château Carbonnieux rouge 1928 

Volnay Cuvée Blondeau Hospices de Beaune 1928

Côte Rôtie La Landonne Guigal 1992

(même les rats sont des mangeurs d’étiquettes !)

Champagne Dom Ruinart rosé 1981 ?

Château d’Yquem 1985

Château d’Yquem 1900 ?

la mention de négoce est particulièrement intéressante (est-ce un parent de Roland Garros ?). A qui est-ce expédié ?

les photos des deux parties de l’étiquette ont été faites sans enlever le film plastique qui entourait la bouteille.

101ème dîner de wine-dinners au restautant Laurent jeudi, 15 mai 2008

Le cent-unième dîner de wine-dinners, se tient au restaurant Laurent, car l’un des convives en avait exprimé le souhait. Il ne me déplait pas que le premier dîner d’un nouveau centenaire se tienne en cet endroit. Philippe Bourguignon n’est pas là, mais tout a été mis au point avec lui. Patrick Lair et Daniel m’apportent les bouteilles pour la photo de groupe lorsque j’arrive à 17 heures pour cette cérémonie indispensable : l’ouverture des vins. Le nombre de bouchons qui se brisent en mille morceaux est particulièrement élevé. Les combats sont rudes, surtout pour le 1933. Tous les bouchons sont d’origine sauf celui de l’Yquem 1961, pourtant l’un des plus jeunes vins. La seule odeur qui m’inquiète est celle du Gruaud-Larose 1928. Malgré un niveau que j’avais annoncé très bas, le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1933 a une odeur très prometteuse.

J’ai le temps de faire quelques courses, je m’habille de frais et j’attends les convives à une table dressée pour moi dans le précieux écrin que forme le jardin de ce restaurant où les fleurs de marronniers pointent vers le ciel leurs cônes blancs de pétales tachés de rouge sang. Daniel me voyant à l’eau minérale pense sans doute que le roi est nu et ajoute sur la table une coupe de Champagne Pommery Cuvée Louise 1998. C’est du champagne, mais vraiment trop strict. C’est le bon élève, mais qui ne m’apporte pas d’émotion. Michel, le barman fidèle avec lequel j’aime échanger des impressions me trouve bien sévère, mais la suite va confirmer ma rapide analyse.

En profitant de ce bon champagne sous les frondaisons, je reçois le traditionnel SMS du plus fidèle parmi les fidèles qui m’annonce qu’il sera en retard. La seule femme de notre dîner illumine notre groupe de sa beauté, volant la vedette à ce soir printanier et primesautier. Le Champagne Charles Heidsieck Réserve Privée mis en cave en 1990 qui sert d’apéritif est absolument délicieux et tout en lui est émotion. Parmi les nombreuses évocations tendres, c’est le miel qui me marque le plus. La bouteille était dans une jolie boîte en bois individuelle, et quelqu’un avait marqué au crayon « vendange 1989 ». Je ne me souviens plus très bien de la méthode de datation de la mise en cave, mais il serait étonnant qu’il s’agisse de vins de 1989. Ce champagne, sur des rôties au thon fumé est un avant-propos guilleret de notre dîner.

Autour de la table, mon fidèle ami avocat, un autre habitué des dîners depuis le tout début, chef d’entreprise dans les services informatiques venu avec l’un de ses collaborateurs et l’un de ses clients de la grande distribution, un ami comédien passionné de vin, un caviste chinois qui est intéressé par l’extension de mes dîners vers d’autres horizons olympiques, une productrice d’émission de télévision et un très grand vigneron bourguignon ami forment un ensemble particulièrement varié qui va s’entendre, rire et s’émerveiller.

Le menu créé par Philippe Bourguignon et Alain Pégouret est joliment composé : Filet de maquereau cuit au vin blanc et aux aromates, nage citronnée et mousseline moutardée / Filet épais de gros turbot façon meunière, aspics de fèves et morilles / Carré d’agneau de lait des Pyrénées caramélisé, premières girolles / Ris de veau rissolé au sautoir, primeurs en aigre doux / Pigeon rôti à la broche, dariole de maïs relevée par un salmis et des haricots noirs / Fourme / Mille-feuille garni d’une mousseline aux agrumes et caramel au beurre salé / Café, mignardises et chocolats.

D’emblée, le Champagne Besserat de Bellefon réserve 1966 plante le décor : il n’a pas d’âge. D’une couleur ayant viré légèrement vers l’ambre rosé, d’un nez expressif, ce champagne semble en contrat avec ces marques de cosmétiques qui montrent des actrices dont les visages ne prennent pas une ride pendant la durée de leur contrat. Bien sûr, la bulle n’est plus aussi active mais le pétillant est intact. Et la largeur de la palette aromatique est infinie. Nous nous amusons à des travaux pratiques sur les accords mets et vins, car un joli damier qui accompagne le maquereau vibre étonnamment bien avec le champagne, suivi de la chair du maquereau, qui éveille en lui de belles vibrations citronnées alors que les akras un peu plus secs font barrage à ce breuvage. Pour beaucoup de convives qui ne s’étaient pas encore aventurés dans le monde des champagnes évolués, il s’git d’une grande surprise.

Mon voisin de table a passé sa jeunesse en Alsace, aussi pour lui, le Tokay d’Alsace Hugel 1958 fait partie, sur le papier, des vins qui ont dépassé leur date de péremption. Quelle n’est pas sa surprise devant ce vin qui fête, à deux jours près, le cinquantenaire de la cinquième république ! Il a besoin de prendre ses aises dans le verre, et dès qu’il est épanoui, il montre à la fois une jeunesse fringante et une complexité qui ne limite pas son charme. Je reconnais avec beaucoup de plaisir la signature Hugelienne de vins puissants, épanouis et convaincants. Ce marquage de famille est pour moi d’un grand confort. A côté de lui, le Corton Charlemagne Rapet Père & Fils 1961 développe des charmes différents, et l’on peut passer de l’un à l’autre vin sans qu’aucun ne se sente gêné. On est assez loin des Corton-Charlemagne d’aujourd’hui, mais il est possible de reconnaître son appellation comme le signalent l’ami avocat et le vigneron. Il manque un peu de corps en milieu de bouche, qu’il compense par sa diversité de discours. Les morilles excitent savamment les deux vins par leur mâche charnelle et la sauce du turbot met en valeur de Corton-Charlemagne en l’étirant encore. Paradoxalement, c’est le délicieux turbot qui fait un peu l’amant discret, car il n’excite réellement aucun des deux vins, se contentant de nous ravir de sa chair succulente.

A ce stade, nous avons bu deux champagnes et deux blancs dont aucun n’a montré de réel signe d’âge. Pour 20, 42, 50 et 47 ans, c’est assez spectaculaire. La série qui se présente maintenant va nous faire entrer dans le travail du temps.

Le Château Margaux, Margaux 1952 a besoin de s’étirer dans le verre, de reprendre ses formes, ce qui me conduit à une réflexion que j’étudierai : malgré une ouverture des vins quatre ou cinq heures à l’avance, il ne serait sans doute pas inutile que le vin soit servi en verres dix minutes avant que nous ne le buvions. Cela complèterait l’éclosion que certains vins nécessitent. Le Margaux est délicieusement Margaux, avec un romantisme qui est attaché indéfectiblement à ce domaine. Après quelques minutes, l’âge ne se sent plus, ce que confirme mon ami vigneron.

Ayant demandé en début de repas que l’on ne condamne pas sans preuve, mes convives ont l’extrême gentillesse de chercher tout ce que le Château Gruaud-Larose 1928 à la couleur tuilée et trouble a de bon. Mais sa cause ne peut être sauvée. Même si l’on sent parfois de belles réminiscences du roi des vins et du vin des rois, il est trop fatigué, après l’odeur vinaigrée que j’avais décelée à l’ouverture, pour qu’un réel plaisir soit au rendez-vous. La partie grasse du carré d’agneau joue l’infirmière éphémère en le titillant un peu. Seul le Margaux reste, ami de la belle chair bien franche et des champignons dorés.  

La série des deux bourgognes va être diamétralement opposée, car aucun signe d’âge n’apparaîtra. Mon ami vigneron est bien curieux de voir ce que peut donner le roturier de 1947. Le Beaune Clos des Mouches Confrérie des chevaliers du Tastevin élévé dans les caves de Joseph Drouhin, tastevinage 1952, millésime 1949, au nom plus long qu’un discours de Malraux, affiche d’emblée qu’il est de 1949 cette splendide année en Bourgogne. Sa sérénité gustative ensoleillée est un rare plaisir.

A ses côtés, le Côtes de Beaune Villages Champy Père et Fils 1947 a une couleur plus jeune encore, plus rouge vif, et sa structure en bouche étonne tout le monde. Il y a du premier cru dans ce vin qui à l’aveugle serait invariablement classé dans une appellation très supérieure. Les deux vins sont complémentaires, très bourguignons tous les deux, et nous remplissent de joie. Le ris de veau est très intelligent pour mettre en valeur les deux vins, surtout le 1949, et les petits légumes excitent le 1947 gentiment.

Au moment où l’on me sert le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1933, je sais instantanément que c’est gagné. C’est l’attaque immédiate du vin en bouche qui est d’un plaisir complet. L’image qui me vient à l’esprit, c’est celle de ces concours télévisés où il faut répondre au plus vite. Quand on a la réponse qui s’impose dans l’instant, on affiche un sourire de certitude. C’est cela que me donne ce vin. Il est très Domaine de la Romanée Conti, et malgré son niveau bas, il n’est pas torréfié ou caramélisé, défaut classique des baisses de niveau. Comme il n’est pas parfait, c’est sur sa longueur et son coffre que l’on trouve d’infimes insuffisances. Mais son attaque est si belle, si rassurante, que le plaisir l’emporte. Le pigeon est très bon, peut-être à peine trop cuit et c’est le maïs qui n’est pas un bon compagnon pour le vin.

Le Château d’Yquem 1961 est servi sur une fourme, et malgré une couleur dorée annonciatrice de beaux agrumes, c’est surtout le caramel que récite le vin, que je trouve un peu moins complet, même s’il est diablement fringant, que les précédents 1961 que j’ai bus.

Le Château Roumieu Haut-Barsac 1929 a une étiquette qui indique « réserve du restaurant Larue », ce temple perdu de la grande gastronomie d’il y a un siècle. Et la capsule indiquait la même provenance. Le vin est d’un noir inimaginable et de jeunes convives me demandent de préciser si c’est un vin blanc ! Malgré ce ton foncé, le vin décline un très joli agrume, et c’est le dessert qui l’oriente vers les tons de caramel et de réglisse. Etant sensible à ces lourds parfums je succombe à ce charme qui n’est pas antinomique de la joyeuse exubérance noble de l’Yquem, plus structuré mais plus jeune. Le sorbet et la feuille fine de chocolat dans le dessert n’aiment pas les sauternes.

Chacun complimente les choix des plats et leur exécution. Nous passons maintenant aux votes. Sur les onze vins que nous bûmes à neuf, dix d’entre eux sont entrés dans des votes, le Gruaud-Larose 1928 étant le seul recalé ce qui est logique. Cinq vins ont eu des votes de premier : l’Yquem 1961 deux fois comme le Côtes de Beaune Villages 1947 et comme le Château Margaux 1952. Ceux qui ont eu une fois un vote de premier sont le Beaune Clos des Mouches 1949, le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1933 et le Château Roumieu 1929.

Le vote de mon ami vigneron est : 1 – Côtes de Beaune Villages Champy Père et Fils 1947, 2 – Château d’Yquem 1961, 3 – Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1933 et 4 – Tokay d’Alsace Hugel 1958. Si je cite ce vote, c’est pour signaler qu’un vigneron prestigieux vote en premier pour un Côtes de Beaune Villages, ce qui remet quelques idées en perspective.

Le vote du consensus serait : 1 – Château d’Yquem 1961, 2 – Château Margaux 1952, 3 – Côtes de Beaune Villages Champy Père et Fils 1947, 4 – Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1933.

Mon vote : 1 – Château Roumieu Haut-Barsac 1929, 2 – Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1933, 3 – Tokay d’Alsace Hugel 1958, 4 – Champagne Besserat de Bellefon rosé réserve 1966.

Beaucoup de convives étaient nouveaux. Ce fut pour eux un grand étonnement et une découverte que la vitalité de vins que l’on penserait en fin de vie. L’analyse des accords est un exercice auquel on se livre rarement avec autant de détail. Dans une atmosphère enjouée, rieuse, aux dialogues passionnés, nous avons rendu un vibrant hommage, sur une grande cuisine, à des témoignages étonnants et précieux de l’histoire du vin.

101ème dîner au restautant Laurent – les photos jeudi, 15 mai 2008

Les vins du repas

Le menu créé par Philippe Bourguignon et Alain Pégouret

Rôties au thon fumé

Filet de maquereau cuit au vin blanc et aux aromates, nage citronnée et mousseline moutardée

Filet épais de gros turbot façon meunière, aspics de fèves et morilles

(photo oubliée !)

Carré d’agneau de lait des Pyrénées caramélisé, premières girolles

Ris de veau rissolé au sautoir, primeurs en aigre doux

Pigeon rôti à la broche, dariole de maïs relevée par un salmis et des haricots noirs

Fourme

Mille-feuille garni d’une mousseline aux agrumes et caramel au beurre salé

Café, mignardises et chocolats

La table en fin de repas

 

Les vins du 101ème dîner de wine-dinners jeudi, 15 mai 2008

Champagne Charles Heidsieck mis en cave en 1990

(sur la caisse, on lit "vendange 1989" est-ce un 1989 ?)

Champagne Besserat de Bellefon Réserve 1966

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Tokay d’Alsace Hugel 1958

Corton Charlemagne Rapet Père & Fils 1961

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Château Margaux, Margaux 1952

Château Gruaud-Larose 1928

Beaune Clos des Mouches Confrérie des chevaliers du Tastevin élevé dans les caves de Joseph Drouhin, tastevinage 1952, millésime 1949

Côtes de Beaune Villages Champy Père & Fils 1947

Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1933 (niveau bas)

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Château d’Yquem 1961

Château Roumieu Haut-Barsac 1929

 

"réserve Restaurant Larue" imprimé sur l’étiquette est aussi gravé sur la capsule.

données sur les 1050 vins des cent premiers dîners lundi, 28 avril 2008

Si vous voulez savoir l’âge moyen des vins de ces dîners, leurs régions d’origine, la répartition par décennies, il faut lire le document ci-dessous.

Si vous voulez savoir quels sont les vins les plus anciens bus aux dîners, les plus prestigieux, si vous voulez savoir si mes votes portent sur des vins jeunes ou anciens, lisez ce document :

analyse des 100 dîners :    analyse100diners.xls.pdf

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100ème dîner – le menu et les vins jeudi, 24 avril 2008

100ème dîner de wine-dinners le 24 avril 2008 au Château de Saran

Les vins de la collection wine-dinners et les champagnes des caves de Moët & Chandon

Dom Pérignon Œnothèque 1966 en magnum

Moet & Chandon 1975 en magnum

Rilly rouge 1928

Château Margaux 1959

Pétrus 1953 

Moet & Chandon 1921 en magnum dégorgement à la volée

Romanée Conti, Domaine de la Romanée Conti 1972

Vosne Romanée Cros Parantoux Henri Jayer 1987

Côte Rôtie La Mouline Guigal 1978

Montrachet Domaine de la Romanée Conti 1972

Vin blanc d’Arlay Jean Bourdy 1888

Cramant Moët & Chandon 1928

Château d’Yquem 1904

Vin de Chypre 1845

Moet & Chandon 1959 en magnum

Vin du Mesnil Moët & Chandon 1900

Le menu créé par Bernard Dance

Velouté de sole

Langoustines Thaï

Filet de sole au caviar d’Aquitaine et cerfeuil

Turbot rôti et son jus de veau, fenouil braisé

Filet de rouget et sa sauce au vin rouge

Ris de veau

Filet d’agneau en croute et navet confit au jus

Râble de lapin

Pigeon molé

Comté 18 mois

Duo de mangues et pamplemousse, jus de thé

Petites madeleines

100ème dîner – le début de journée jeudi, 24 avril 2008

La journée du centième de mes dîners commence par une visite impromptue à la cave d’Anselme Selosse. Les champagnes Jacques Selosse sont des vins de vignerons, qui parlent la langue de leur auteur. Ce sont des vins engagés. J’ai goûté des vins comme « initiale » ou « version originale », puis le 1998 et enfin le « Substance » que j’adore. Ces champagnes sont typés, expressifs. Ils ne laissent pas indifférents.

Je me rends ensuite au château de Saran où l’on m’a préparé un petit encas que je mange sur une table dressée sur une terrasse au soleil, car nous vivons la première journée qui ressemble réellement au printemps, après la morne grisaille des deux derniers mois. Ce déjeuner frugal est accompagné du champagne Dom Pérignon 2000 que je n’avais encore jamais vu, car il est né ce mois-ci. La première impression est légère et aqueuse. Mais j’ai encore en bouche la mémoire de Substance de Selosse. Dès que je commence à manger je prends conscience que ce champagne est un partenaire idéal de gastronomie. Je lui souhaite longue vie.

Tout au château de Saran respire l’esprit de service. Jean Berchon, l’homme grâce auquel j’ai eu la chance de pouvoir organiser le centième dîner en ce lieu, me rejoint dans la magnifique salle à manger pour assister à l’important moment de l’ouverture des bouteilles. Nous commençons par une séance de photos de l’impressionnante série de vins. Les bouchons se brisent souvent lors de leur montée, mais je réussis à ne laisser tomber aucune particule dans les précieux liquides. Les plus belles odeurs sont d’abord, évidemment, le vin de Chypre 1845 et l’Yquem 1904 absolument envoûtants de perfection olfactive. Ensuite, ce sont la Romanée-Conti 1972 et le Pétrus 1953. L’odeur qui me fait le plus hésiter est celle du Margaux 1959. Celle du Vosne-Romanée Cros Parantoux Henri Jayer 1987 est assez neutre. Celle du blanc vieux d’Arlay 1888 est impériale de sérénité.

J’ouvre aussi les vins tranquilles de la maison Moët dont le bouchon a la tête fendue en deux pour caler l’agrafe qui assure la solidité du bouchage. Pour certains d’entre eux, le métal tombe en poussière, l’agrafe réduite en poudre ne jouant plus aucun rôle. Je réussis à ouvrir tous ces bouchons alors que c’est un type de bouchage que je rencontre rarement.

Je rejoins mes amis au rendez-vous qui est donné au siège de Moët & Chandon pour une visite des caves. Jean Berchon explique l’histoire des familles dont il est un des descendants et c’est une hôtesse polonaise qui nous fera arpenter une infime partie des 28 kilomètres de cave. Nous visitons ce qui peuple mes rêves, les casiers des anciens millésimes d’années mythiques que j’espère un jour explorer.

En convoi serré nous nous dirigeons vers le château de Saran. Nous rejoignons nos chambres pour nous préparer. Les femmes seront belles, leurs maris élégants. Nous allons vivre un repas qui marque un moment rare de gastronomie.

100ème dîner – le récit du dîner jeudi, 24 avril 2008

Le centième dîner de wine-dinners se tient au château de Saran, demeure prestigieuse où cette grande maison de champagne reçoit ses clients, des hôtes prestigieux et ses amis. On m’a « prêté » le château et c’est tout drôle pour les trois membres de la direction d’être salués chez eux par un hôte extérieur. Il y a Jean Berchon, directeur des relations extérieures et directeur du patrimoine du groupe Moët, Richard Geoffroy, chef de cave du champagne Dom Pérignon et Benoît Gouez, chef de cave de Moët & Chandon. L’appellation « chef de cave » signifie que ces deux œnologues ont l’immense responsabilité d’être les décideurs ultimes de la composition de leurs vins. Neuf de mes amis, parmi les plus fidèles de mes dîners, complètent la table. Qui sont-ils ? Un avocat, fidèle le plus assidu de mes dîners récents, un chef d’entreprise qui pourrait être mon fils et son épouse, assidu de tous mes grands dîners dont ceux à Yquem et à l’Astrance, un autre chef d’entreprise et son épouse, plus de ma génération, grand amateur de vins qui est venu avec un couple d’amis amateurs, lui, dentiste de son état, un expert-comptable italien venu de Milan avec son épouse, fidèle participant de très nombreux dîners malgré l’éloignement.

Le principe du dîner de ce soir est que les champagnes ou vins de champagne proviennent de la cave de Moët & Chandon et que tous les autres vins proviennent de la mienne. J’ai eu la liberté totale de fixer avec le chef le menu de ce soir.

Dans le joli salon de réception, où traîne négligemment un important ouvrage photographique dont la page de couverture présente la première dame de France dans un tenue qui n’est décrite dans aucun protocole, on nous sert un champagne Dom Pérignon 1973 en magnum, mais le nez me surprend. C’est d’un émerveillement qui dépasse le souvenir que j’ai du 1973. Je m’informe, et j’apprends que Richard a fait changer pour un champagne Dom Pérignon 1966 en magnum car il sait que j’ai adoré cette année. C’est une délicate attention. Je fais un petit discours de bienvenue, et je rappelle quelques données sur les 1050 vins qui ont été servis lors de mes cent dîners.

Nous passons à table et nous sommes subjugués par la beauté de la table en acajou d’une couleur exquise, et par le service de porcelaine aux couleurs dont un rouge oursin affirmé développe une force considérable. Une table de maison privée a beaucoup plus de charme qu’une table de restaurant, fût-il le plus grand. Le menu créé par Bernard Dance et que j’ai mis au point avec lui est le suivant : Velouté de sole / Langoustines Thaï / Filet de sole au caviar d’Aquitaine et cerfeuil / Turbot rôti et son jus de veau, fenouil braisé / Filet de rouget et sa sauce au vin rouge  / Ris de veau / Filet d’agneau en croute et navet confit au jus / Râble de lapin / Pigeon molé / Comté 18 mois / Duo de mangues et pamplemousse, jus de thé / Petites madeleines. La précision des saveurs, la justesse des cuissons, la lisibilité des goûts ont permis d’obtenir des accords prodigieux. Je savais que Richard et Benoît passent un temps considérable à trouver des accords qui mettent en valeur leurs champagnes. Il fallait que j’invente, que j’innove, que je sois d’une audace folle pour les intéresser. A une exception près, les accords ont été spectaculaires.

Le champagne Moet & Chandon 1975 en magnum est un champagne solide, à une charnière de sa vie, jeune encore, avant de montrer des signes de maturité. Il est confronté aux deux premiers plats et les accords créent des images dont le cerveau restitue une vision spatiale. Le velouté de sole assied le champagne, qui prend des bases d’une solidité à toute épreuve, qui permettent de développer sa palette aromatique. Il ne gagne pas en longueur mais en assise. La subtile et frêle sauce des langoustines joue le rôle d’une chistera, donne un coup de fouet au champagne qui en est tout émoustillé et brille de façon remarquable. Nous avons eu deux belles approches d’une mise en valeur du champagne par des plats exacts et – j’en suis content – inattendus pour mes hôtes dont je suis l’hôte.

Le Rilly rouge Moët & Chandon 1928 est un vin tranquille, c’est-à-dire élevé sans bulles, qui est un exemple de pinot noir tout à fait étonnant. Il n’y a pas de repère possible pour le caractériser, sauf peut-être quelques rouges d’Alsace anciens. Je suis particulièrement fier de l’accord que j’ai imaginé, sans avoir jamais goûté ce vin, car la salinité du caviar et la chair virile de la sole se marient de façon diabolique avec cet excellent rouge, un extraterrestre gustatif pour nous tous. J’avais prévu le Cramant 1928 au moment du fromage, mais dans un précédent brouillon de menu, j’avais évoqué l’idée de comparer Rilly et Cramant, rouge et blanc du même millésime mythique, sur le même plat. J’avais ensuite écarté l’idée, mais le vin fut quand même servi. Il apparait d’une éclatante évidence que le Cramant ne va pas du tout sur le plat, ce qui renforce la pertinence de l’accord du rouge sur le caviar. Un autre Cramant 1928 fut ouvert plus tard pour sa destination souhaitée.

Le Château Margaux 1959 dont l’amertume poussiéreuse m’avait alarmé a complètement gommé cette odeur. Je constate avec Benoît qui est mon voisin de table qu’il reste une trace infime de poussière mais le vin est exceptionnel. Quand Margaux joue à fond sa séduction féminine, personne ne résiste. C’est un vin qui joue sur sa subtilité et le turbot lui sert de danseur mondain. La délicatesse subtile et charmeuse de ce grand vin est confondante.

Comme je l’ai presque chaque fois fait dans mes dîners lorsqu’il y a Pétrus, c’est un rouget qui accompagne Pétrus 1953. Richard s’étonne et applaudit car nous en sommes déjà à trois vins rouges et nous campons toujours dans le monde du capitaine Némo.

N’ayant aucun repère pour le Moet & Chandon 1921 dont le dégorgement est prévu à la volée devant nous, j’ai pensé que sa digne place serait entre Pétrus et Romanée Conti, les deux monstres sacrés de leurs régions. Une première bouteille est dégorgée, mais le geste n’éjecte pas la lie agglomérée. Un deuxième dégorgement d’une autre bouteille est un succès. J’aime bien le champagne de la première, délicatement acide, mais la deuxième, comme Benoît l’avait pronostiqué, est absolument splendide. Je bois ce champagne avec une intense émotion, d’une part parce que l’année est légendaire, mais aussi parce que le vin est parfait. C’est un équilibre absolu de champagne, sous une forme que l’on ne rencontre quasiment jamais. Cette féerie est difficilement descriptible, car l’accumulation d’évocations rares est unique. Le ris de veau cuit dans sa simplicité est ce qui convient le mieux à ce nectar. Je frissonne de boire un vin de cette année.

Le nez de la Romanée Conti, Domaine de la Romanée Conti 1972 fait franchir la porte bien gardée du paradis. Dès que l’on sent ce vin, on comprend que l’on entre dans un monde d’élitisme absolu. Les quelques convives qui n’avaient jamais bu de Romanée Conti sentent qu’ils touchent à l’exception. Ce vin a un nez rare, et en bouche, le plaisir est total. Je dirais que si l’on sent bien la salinité propre au domaine de la Romanée Conti, la forme de perfection de trame fait de ce vin le plus bordelais des bourgognes. Il est hors norme, jouant assez peu de son charme bourguignon, préférant montrer sa perfection de structure. C’est la plus grande des Romanée Conti 1972 que j’ai déjà bues.

A ses côtés, hélas, le Vosne Romanée Cros Parantoux Henri Jayer 1987 que j’avais choisi d’une année calme pour ne pas faire ombrage à la Romanée Conti, fait pâle figure. J’ai soupçonné un effet de bouchon mais Benoît me dit qu’il n’en est rien. Il a dû avoir un petit coup de chaleur. Le vin n’est pas ce qu’il devrait être. C’est dommage, mais la Romanée Conti donne du plaisir pour deux sur le filet d’agneau.

La Côte Rôtie La Mouline Guigal 1978 est absolument magnifique. On ne peut pas imaginer plus grande variété que celle offerte par quatre rouges magiques, le Margaux 1959 d’un charme féminin exacerbé, le Pétrus 1953 d’une perfection de structure hors du commun, la Romanée Conti 1972, firmament de complexité œnologique et cette Mouline d’une année exceptionnelle, d’une apparente simplicité de lecture, sereine, équilibrée qui nous ouvre les bras, puis découvre des talents d’une rare finesse comme un texte de Prévert. Quatre vins magiques qu’il va être difficile de départager. Le râble de lièvre est délicieux dans sa simplicité, ajustée au millimètre sur la simplicité de La Mouline.

Le Montrachet Domaine de la Romanée Conti 1972 confirme que ce vin est peut-être le plus grand vin blanc du monde. Il n’a pas l’explosivité de la jeunesse, mais il a la débauche aromatique qu’on attend de lui. Le plus grand risque que j’avais pris, c’est de l’associer au pigeon molé. Le risque se justifie, mais il aurait fallu faire la même préparation et brosser le molé pour l’éliminer, ce que j’avais suggéré lors de nos préparatifs. Sa trace sur le pigeon eût suffi. Car le mariage de la chair du pigeon seule, ainsi marquée et du blanc est pertinent et excitant. Ce vin blanc d’une année discrète est très grand.

Le Vin blanc d’Arlay Jean Bourdy 1888 est un de mes péchés mignons. J’adore cette évocation jurassienne de noix, d’une subtilité décuplée par les 120 ans de vie de ce vin. La comparaison avec le Cramant Moët & Chandon 1928 est justifiée. Le plus âgé est de loin le plus musclé, mais le Cramant, avec sa jolie acidité, réagit bien dans la confrontation sur un Comté de dix-huit mois seulement, plus pur pour la mise en valeur des vins.

Le Château d’Yquem 1904 a un parfum qui devrait être inscrit au patrimoine mondial de l’humanité, ce qui est à la mode en ce moment, car il est extraordinaire. En bouche, c’est un feu divin. C’est un Etna de bonheur. On ne peut pas imaginer forme plus parfaite de sauternes. Doté d’une longueur immense, il a tous les parfums des Yquem que j’aime combinant mangue et pamplemousse, avec des accents légers de confiture de fruits bruns.  Le Vin de Chypre 1845 joue sur un registre qui n’est pas sans analogie. Le parfum est aussi beau que celui de l’Yquem, avec des notes de poivre et de réglisse. J’avais demandé que l’on badigeonne les madeleines de jus de réglisse. C’est d’une rare finesse. Ce vin est l’expression la plus aboutie du plaisir pur.

Nous passons au salon pour boire un champagne Moet & Chandon 1959 en magnum qui représente par rapport au 1975 du début de repas un saut qualitatif très substantiel. Ce champagne est beau. Comme pour tous les vins tranquilles de la maison Moët, le Vin du Mesnil Moët & Chandon 1900 nous fait voyager dans la science fiction, sur une planète inconnue. Il y a dans ce vin une fraicheur citronnée étonnante pour ses 108 ans. Benoît avait eu un doute sur ce vin quand il était allé le sentir avant le repas. J’étais beaucoup plus confiant. Et quand nous le buvons son équilibre est plaisant.

Revenons en arrière, car j’ai fait voter à table, sans inclure les deux derniers vins bus au salon, afin d’être sûr de recueillir des votes, qui devaient porter, du fait de la profusion, sur cinq vins au lieu des quatre habituels. Six vingt ont reçu des votes de premier : Yquem 1904 quatre fois, Chypre 1845 trois fois, Pétrus 1953 et Moët 1921 deux fois et Margaux 1959 et Romanée Conti 1972 chacun une fois.

Le classement de Benoît Gouez, chef de cave de ¨Moët est le suivant : 1 – Moët 1921, 2 – Pétrus 1953, 3 – Romanée Conti 1972, 4 – La Mouline Guigal 1978, 5 – le Rilly rouge Moët 1928. Le classement de Richard Geoffroy, chef de cave de Dom Pérignon : 1 – Chypre 1845, 2 – Yquem 1904, 3 – Moët 1921, 4 – Margaux 1959, 5 – La Mouline 1978. Le classement du consensus serait : 1 – Yquem 1904, 2 – Chypre 1845, 3 – La Mouline 1978, 4 – Pétrus 1953, 5 – Moët 1921.

Mon classement des vins : 1 – Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1972,  2 – Chypre 1845, 3 – Chateau d’Yquem 1904,  4 – Moët & Chandon 1921, 5 – Pétrus 1953.

Il est plus de deux heures du matin lorsque je rejoins ma chambre inondée de roses rouges en bouquets galants. Dans mon lit, j’ai un sourire béat. Car tout a fonctionné le mieux du monde. L’équipe de cuisine a fait un repas qui est un chef d’œuvre. Le service a été d’une rare attention. La table était apprêtée comme il serait impossible de le faire dans un restaurant. Mes amis ont vibré comme je le souhaitais à tous les moments forts du repas. Amitié et vins splendides. Tout m’est bonheur.

(n’oubliez pas de regarder les photos, sur les trois messages qui suivent)