100ème dîner – le récit du dînerjeudi, 24 avril 2008

Le centième dîner de wine-dinners se tient au château de Saran, demeure prestigieuse où cette grande maison de champagne reçoit ses clients, des hôtes prestigieux et ses amis. On m’a « prêté » le château et c’est tout drôle pour les trois membres de la direction d’être salués chez eux par un hôte extérieur. Il y a Jean Berchon, directeur des relations extérieures et directeur du patrimoine du groupe Moët, Richard Geoffroy, chef de cave du champagne Dom Pérignon et Benoît Gouez, chef de cave de Moët & Chandon. L’appellation « chef de cave » signifie que ces deux œnologues ont l’immense responsabilité d’être les décideurs ultimes de la composition de leurs vins. Neuf de mes amis, parmi les plus fidèles de mes dîners, complètent la table. Qui sont-ils ? Un avocat, fidèle le plus assidu de mes dîners récents, un chef d’entreprise qui pourrait être mon fils et son épouse, assidu de tous mes grands dîners dont ceux à Yquem et à l’Astrance, un autre chef d’entreprise et son épouse, plus de ma génération, grand amateur de vins qui est venu avec un couple d’amis amateurs, lui, dentiste de son état, un expert-comptable italien venu de Milan avec son épouse, fidèle participant de très nombreux dîners malgré l’éloignement.

Le principe du dîner de ce soir est que les champagnes ou vins de champagne proviennent de la cave de Moët & Chandon et que tous les autres vins proviennent de la mienne. J’ai eu la liberté totale de fixer avec le chef le menu de ce soir.

Dans le joli salon de réception, où traîne négligemment un important ouvrage photographique dont la page de couverture présente la première dame de France dans un tenue qui n’est décrite dans aucun protocole, on nous sert un champagne Dom Pérignon 1973 en magnum, mais le nez me surprend. C’est d’un émerveillement qui dépasse le souvenir que j’ai du 1973. Je m’informe, et j’apprends que Richard a fait changer pour un champagne Dom Pérignon 1966 en magnum car il sait que j’ai adoré cette année. C’est une délicate attention. Je fais un petit discours de bienvenue, et je rappelle quelques données sur les 1050 vins qui ont été servis lors de mes cent dîners.

Nous passons à table et nous sommes subjugués par la beauté de la table en acajou d’une couleur exquise, et par le service de porcelaine aux couleurs dont un rouge oursin affirmé développe une force considérable. Une table de maison privée a beaucoup plus de charme qu’une table de restaurant, fût-il le plus grand. Le menu créé par Bernard Dance et que j’ai mis au point avec lui est le suivant : Velouté de sole / Langoustines Thaï / Filet de sole au caviar d’Aquitaine et cerfeuil / Turbot rôti et son jus de veau, fenouil braisé / Filet de rouget et sa sauce au vin rouge  / Ris de veau / Filet d’agneau en croute et navet confit au jus / Râble de lapin / Pigeon molé / Comté 18 mois / Duo de mangues et pamplemousse, jus de thé / Petites madeleines. La précision des saveurs, la justesse des cuissons, la lisibilité des goûts ont permis d’obtenir des accords prodigieux. Je savais que Richard et Benoît passent un temps considérable à trouver des accords qui mettent en valeur leurs champagnes. Il fallait que j’invente, que j’innove, que je sois d’une audace folle pour les intéresser. A une exception près, les accords ont été spectaculaires.

Le champagne Moet & Chandon 1975 en magnum est un champagne solide, à une charnière de sa vie, jeune encore, avant de montrer des signes de maturité. Il est confronté aux deux premiers plats et les accords créent des images dont le cerveau restitue une vision spatiale. Le velouté de sole assied le champagne, qui prend des bases d’une solidité à toute épreuve, qui permettent de développer sa palette aromatique. Il ne gagne pas en longueur mais en assise. La subtile et frêle sauce des langoustines joue le rôle d’une chistera, donne un coup de fouet au champagne qui en est tout émoustillé et brille de façon remarquable. Nous avons eu deux belles approches d’une mise en valeur du champagne par des plats exacts et – j’en suis content – inattendus pour mes hôtes dont je suis l’hôte.

Le Rilly rouge Moët & Chandon 1928 est un vin tranquille, c’est-à-dire élevé sans bulles, qui est un exemple de pinot noir tout à fait étonnant. Il n’y a pas de repère possible pour le caractériser, sauf peut-être quelques rouges d’Alsace anciens. Je suis particulièrement fier de l’accord que j’ai imaginé, sans avoir jamais goûté ce vin, car la salinité du caviar et la chair virile de la sole se marient de façon diabolique avec cet excellent rouge, un extraterrestre gustatif pour nous tous. J’avais prévu le Cramant 1928 au moment du fromage, mais dans un précédent brouillon de menu, j’avais évoqué l’idée de comparer Rilly et Cramant, rouge et blanc du même millésime mythique, sur le même plat. J’avais ensuite écarté l’idée, mais le vin fut quand même servi. Il apparait d’une éclatante évidence que le Cramant ne va pas du tout sur le plat, ce qui renforce la pertinence de l’accord du rouge sur le caviar. Un autre Cramant 1928 fut ouvert plus tard pour sa destination souhaitée.

Le Château Margaux 1959 dont l’amertume poussiéreuse m’avait alarmé a complètement gommé cette odeur. Je constate avec Benoît qui est mon voisin de table qu’il reste une trace infime de poussière mais le vin est exceptionnel. Quand Margaux joue à fond sa séduction féminine, personne ne résiste. C’est un vin qui joue sur sa subtilité et le turbot lui sert de danseur mondain. La délicatesse subtile et charmeuse de ce grand vin est confondante.

Comme je l’ai presque chaque fois fait dans mes dîners lorsqu’il y a Pétrus, c’est un rouget qui accompagne Pétrus 1953. Richard s’étonne et applaudit car nous en sommes déjà à trois vins rouges et nous campons toujours dans le monde du capitaine Némo.

N’ayant aucun repère pour le Moet & Chandon 1921 dont le dégorgement est prévu à la volée devant nous, j’ai pensé que sa digne place serait entre Pétrus et Romanée Conti, les deux monstres sacrés de leurs régions. Une première bouteille est dégorgée, mais le geste n’éjecte pas la lie agglomérée. Un deuxième dégorgement d’une autre bouteille est un succès. J’aime bien le champagne de la première, délicatement acide, mais la deuxième, comme Benoît l’avait pronostiqué, est absolument splendide. Je bois ce champagne avec une intense émotion, d’une part parce que l’année est légendaire, mais aussi parce que le vin est parfait. C’est un équilibre absolu de champagne, sous une forme que l’on ne rencontre quasiment jamais. Cette féerie est difficilement descriptible, car l’accumulation d’évocations rares est unique. Le ris de veau cuit dans sa simplicité est ce qui convient le mieux à ce nectar. Je frissonne de boire un vin de cette année.

Le nez de la Romanée Conti, Domaine de la Romanée Conti 1972 fait franchir la porte bien gardée du paradis. Dès que l’on sent ce vin, on comprend que l’on entre dans un monde d’élitisme absolu. Les quelques convives qui n’avaient jamais bu de Romanée Conti sentent qu’ils touchent à l’exception. Ce vin a un nez rare, et en bouche, le plaisir est total. Je dirais que si l’on sent bien la salinité propre au domaine de la Romanée Conti, la forme de perfection de trame fait de ce vin le plus bordelais des bourgognes. Il est hors norme, jouant assez peu de son charme bourguignon, préférant montrer sa perfection de structure. C’est la plus grande des Romanée Conti 1972 que j’ai déjà bues.

A ses côtés, hélas, le Vosne Romanée Cros Parantoux Henri Jayer 1987 que j’avais choisi d’une année calme pour ne pas faire ombrage à la Romanée Conti, fait pâle figure. J’ai soupçonné un effet de bouchon mais Benoît me dit qu’il n’en est rien. Il a dû avoir un petit coup de chaleur. Le vin n’est pas ce qu’il devrait être. C’est dommage, mais la Romanée Conti donne du plaisir pour deux sur le filet d’agneau.

La Côte Rôtie La Mouline Guigal 1978 est absolument magnifique. On ne peut pas imaginer plus grande variété que celle offerte par quatre rouges magiques, le Margaux 1959 d’un charme féminin exacerbé, le Pétrus 1953 d’une perfection de structure hors du commun, la Romanée Conti 1972, firmament de complexité œnologique et cette Mouline d’une année exceptionnelle, d’une apparente simplicité de lecture, sereine, équilibrée qui nous ouvre les bras, puis découvre des talents d’une rare finesse comme un texte de Prévert. Quatre vins magiques qu’il va être difficile de départager. Le râble de lièvre est délicieux dans sa simplicité, ajustée au millimètre sur la simplicité de La Mouline.

Le Montrachet Domaine de la Romanée Conti 1972 confirme que ce vin est peut-être le plus grand vin blanc du monde. Il n’a pas l’explosivité de la jeunesse, mais il a la débauche aromatique qu’on attend de lui. Le plus grand risque que j’avais pris, c’est de l’associer au pigeon molé. Le risque se justifie, mais il aurait fallu faire la même préparation et brosser le molé pour l’éliminer, ce que j’avais suggéré lors de nos préparatifs. Sa trace sur le pigeon eût suffi. Car le mariage de la chair du pigeon seule, ainsi marquée et du blanc est pertinent et excitant. Ce vin blanc d’une année discrète est très grand.

Le Vin blanc d’Arlay Jean Bourdy 1888 est un de mes péchés mignons. J’adore cette évocation jurassienne de noix, d’une subtilité décuplée par les 120 ans de vie de ce vin. La comparaison avec le Cramant Moët & Chandon 1928 est justifiée. Le plus âgé est de loin le plus musclé, mais le Cramant, avec sa jolie acidité, réagit bien dans la confrontation sur un Comté de dix-huit mois seulement, plus pur pour la mise en valeur des vins.

Le Château d’Yquem 1904 a un parfum qui devrait être inscrit au patrimoine mondial de l’humanité, ce qui est à la mode en ce moment, car il est extraordinaire. En bouche, c’est un feu divin. C’est un Etna de bonheur. On ne peut pas imaginer forme plus parfaite de sauternes. Doté d’une longueur immense, il a tous les parfums des Yquem que j’aime combinant mangue et pamplemousse, avec des accents légers de confiture de fruits bruns.  Le Vin de Chypre 1845 joue sur un registre qui n’est pas sans analogie. Le parfum est aussi beau que celui de l’Yquem, avec des notes de poivre et de réglisse. J’avais demandé que l’on badigeonne les madeleines de jus de réglisse. C’est d’une rare finesse. Ce vin est l’expression la plus aboutie du plaisir pur.

Nous passons au salon pour boire un champagne Moet & Chandon 1959 en magnum qui représente par rapport au 1975 du début de repas un saut qualitatif très substantiel. Ce champagne est beau. Comme pour tous les vins tranquilles de la maison Moët, le Vin du Mesnil Moët & Chandon 1900 nous fait voyager dans la science fiction, sur une planète inconnue. Il y a dans ce vin une fraicheur citronnée étonnante pour ses 108 ans. Benoît avait eu un doute sur ce vin quand il était allé le sentir avant le repas. J’étais beaucoup plus confiant. Et quand nous le buvons son équilibre est plaisant.

Revenons en arrière, car j’ai fait voter à table, sans inclure les deux derniers vins bus au salon, afin d’être sûr de recueillir des votes, qui devaient porter, du fait de la profusion, sur cinq vins au lieu des quatre habituels. Six vingt ont reçu des votes de premier : Yquem 1904 quatre fois, Chypre 1845 trois fois, Pétrus 1953 et Moët 1921 deux fois et Margaux 1959 et Romanée Conti 1972 chacun une fois.

Le classement de Benoît Gouez, chef de cave de ¨Moët est le suivant : 1 – Moët 1921, 2 – Pétrus 1953, 3 – Romanée Conti 1972, 4 – La Mouline Guigal 1978, 5 – le Rilly rouge Moët 1928. Le classement de Richard Geoffroy, chef de cave de Dom Pérignon : 1 – Chypre 1845, 2 – Yquem 1904, 3 – Moët 1921, 4 – Margaux 1959, 5 – La Mouline 1978. Le classement du consensus serait : 1 – Yquem 1904, 2 – Chypre 1845, 3 – La Mouline 1978, 4 – Pétrus 1953, 5 – Moët 1921.

Mon classement des vins : 1 – Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1972,  2 – Chypre 1845, 3 – Chateau d’Yquem 1904,  4 – Moët & Chandon 1921, 5 – Pétrus 1953.

Il est plus de deux heures du matin lorsque je rejoins ma chambre inondée de roses rouges en bouquets galants. Dans mon lit, j’ai un sourire béat. Car tout a fonctionné le mieux du monde. L’équipe de cuisine a fait un repas qui est un chef d’œuvre. Le service a été d’une rare attention. La table était apprêtée comme il serait impossible de le faire dans un restaurant. Mes amis ont vibré comme je le souhaitais à tous les moments forts du repas. Amitié et vins splendides. Tout m’est bonheur.

(n’oubliez pas de regarder les photos, sur les trois messages qui suivent)