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Un dîner de wine-dinners au restaurant Laurent jeudi, 20 janvier 2005

On change de registre, mais pas d’amour, avec un dîner de wine-dinners au restaurant Laurent. Les bouteilles sont apportées une semaine avant, et avec Patrick Lair, nous avons nos habitudes, et nous travaillons en équipe. Lorsque je découpe la capsule de la bouteille de Grands Echézeaux du Domaine de la Romanée Conti 1964, de la terre jaillit sur mes doigts. Encore cette inimitable odeur de la terre de la cave du Domaine. Le vin sent la poussière, semble comprimé, confiné. Espérons qu’il s’épanouisse. A l’inverse, le Mercurey 1959 a une odeur chaleureuse, totalement bourguignonne. Le Pichon Longueville 1921 a un bouchon d’origine et un niveau exceptionnel pour une bouteille authentique d’une présentation irréprochable. Il explose d’une perfection olfactive d’une générosité rare. C’est beau comme un 1928 épanoui ou comme un 1947 exubérant. Il est urgent de refermer la bouteille tant cette générosité mérite de rester encore en coulisse. Le bouchon du Pontet 1955 est un cas d’école : la perfection du bouchon, ce qui explique le niveau dans le goulot. Le Filhot 1928 fait un peu gris. Nous verrons.

Le menu préparé par Alain Pégouret en complicité avec Philippe Bourguignon fut d’une rare justesse de ton : Tarte friande de maquereaux cuits en marmelade d’agrumes, et champagne, réduction moutardée, Royale d’oursins dans un Capuccino anisé, Carré d’agneau de lait des Pyrénées caramélisé, artichauts violets, et petits oignons mijotés au romarin, Lasagnes de queue de bœuf braisée au vin rouge, moelle et truffe, Bleu Termignon, Tarte fine soufflée aux marrons, Café mignardises et chocolat.

Les convives arrivent au bar, ponctuels comme il se doit. Un champagne Dom Ruinart 1993 affiche une sûreté d’expression naturelle. C’est un grand champagne qui laisse en bouche une trace longue. Délicatement titillé par un toast au poisson fumé, il répond par un effleurement sucré. On démarre bien sur cet accord.

Nous rejoignons la jolie table, et la pâte feuilletée au maquereau provoque comme il faut un champagne impérial, Krug 1988. Quelle justesse de ton. Nous avions à la table de grands musiciens. Le Krug est un instrument précisément accordé. Tout est profond, goûteux, imprégnant. Il est difficile d’imaginer meilleur champagne.

Sur le capuccino d’oursins délicieux, un peu plus cappuccino qu’oursin, le Riesling Clos Saint Hune Trimbach 1996 affiche toute la noblesse de sa construction. Des alsace construit comme cela, il n’y en a que peu. Le cappuccino lui donne des notes citronnées qui le raccourcissent un peu. Alors que le prodigieux Puligny Montrachet Vial 1962, au nez intense, à la couleur dorée d’un airain lourd, et aux évocations de café et de réglisse se voit catapulté par l’oursin dans des vérités intangibles. Ce vin n’est plus du Puligny. C’est un vin intense, évocateur, qui emplit la bouche d’une immense complexité. Toute la table s’est pâmée, comme on le verra dans les votes.

L’agneau se fait discret pour laisser la place à de grands Bordeaux et la réduction vient rappeler qu’en cuisine on sait faire. Le Château Pontet Saint Emilion 1955 est superbe en tous points. Beau vin très jeune, même râpeux, il s’affirme à bon droit. Mais le Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1921 me renverse, me plaque sur les cordes d’un ring imaginaire. Je suis sous le charme. Il n’y a rien à faire, je suis envoûté. Il y a dans l’odeur une forme de synthèse ronde et épanouie qui ne se discute pas. Et en bouche, la pesanteur cardinale, le velouté papal, la justesse de ton m’interdisent de considérer autre chose. La viande approuve mon vote. On est dans une subtilité gustative pimpante.

La queue de bœuf de chez Laurent, c’est un piédestal. Et trois bourgognes firent avec elle une prestation magistrale. Le Mercurey J. Thorin 1959 est époustouflant. Il est toute la Bourgogne, avec ses aspects changeants que j’ai si souvent vantés. Il représente l’acception aboutie de son climat. Je trouve le Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1964 un peu abîmé. Mais quand je vois un vigneron bourguignon et un autre ami se pâmer sur sa subtilité, je révise mon jugement. On est dans la complexité la plus belle. Le Corton Bouchard Père et Fils 1961 est tellement jeune qu’on ne pourrait le croire. Il a tant de potentiel qu’il force l’admiration. On goûte un vin déjà grand qui deviendra grandiose. Tout le monde s’enflamma de la complémentarité de ces trois immenses bourgognes.

Je m’attarde un instant sur ce Grands Echézeaux. Etant volontiers exubérant et enthousiaste, je pourrais volontiers laisser penser à quelques lecteurs que j’ai pour les vins anciens les yeux de Chimène. Et je me dis parfois que mon lyrisme pousse mon jugement vers la tolérance. Or voilà que deux grands palais, qui connaissent les bourgognes sur le bout des lèvres, s’enflamment pour ce Grands Echézeaux quand je le trouvais plutôt fatigué. Comme ils ont attiré mon attention, j’ai repris mon analyse, et j’ai effectivement constaté que le premier écran cachait des trésors, si on les cherchait scrupuleusement. Aurais-je trouvé plus enthousiaste que moi ? Ce sera un sujet de réflexion, d’autant qu’un journaliste présent s’enflamma pour le Sauternes au point de ne plus vouloir que lui, alors que je me sentais un peu gêné par quelques infimes fadeurs. Deviendrais-je plus sévère et critique ? Docteur, que dois-je faire ? C’est grave ?

Le bleu d’une source confidentielle, que j’ai déjà goûté au Meurice, est le compagnon parfait du premier liquoreux, ici un Monbazillac Lagrive 1961. Voilà un liquoreux discret, sans aspérité ni type excessif, qui joue une partition extrêmement juste sur le fromage. Ce fut un accord magistral.

Le dessert au marron était ce qu’il fallait pour un Filhot 1928 que j’ai trouvé un peu métallique, mais qui était capable de porter des messages d’une complexité qui n’appartient qu’aux sauternes.

La table éclectique et enjouée s’enthousiasmait dans une bonne humeur plus que communicative. Le niveau général des vins était extrême et les accords particulièrement justes. On vota. Le vin le plus décoré de votes fut le Puligny- Montrachet. Il serait sans doute bon de méditer ce fait. Il figura dans les bulletins de vote des onze votants, ce qui est très rare, et il recueillit six places de premier. Quatre autres vins eurent aussi au moins un vote de numéro un sur le podium. Je le redis encore, car c’est important pour moi, si cinq vins sur onze ont reçu un vote de premier, c’est le signe que les vins choisis sont de grand intérêt. Le consensus, ou plutôt l’absence de consensus tant les goûts différent, couronna dans l’ordre le Puligny Montrachet 1962, le Pichon Longueville 1921, Le Corton Bouchard 1961, le Krug 1988 et le Filhot 1928. Fort curieusement le Grands Echézeaux 1964 n’eut que deux votes, de mes deux amis connaisseurs de bourgognes, et ces deux votes le plaçaient en numéro un. Paradoxe du goût !

Mon vote fut le suivant, dans l’ordre : Pichon Longueville 1921, Mercurey 1959, Puligny Montrachet 1962, Krug 1988. Il y avait à notre table des érudits et des néophytes. Deux étudiants poussèrent les portes d’un monde nouveau, un monde de plaisirs gustatifs extrêmes. Un niveau culinaire et œnologique particulièrement élevé.

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Meurice jeudi, 9 décembre 2004

Dîner de wine-dinners du 09 décembre 2004 au restaurant de l’hôtel Meurice
Bulletin 125

Les vins de la collection wine-dinners
Côtes du Jura blanc Léon Rouget 1973
Champagne Salon « S » 1982
Chante-Alouette Hermitage blanc M. Chapoutier 1955
Le Pin Pomerol 1987
Château Tertre Daugay GCC Saint-Emilion 1970
Château Gadet Médoc 1929
La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1957
Chambolle Musigny Domaine Grivelet 1972
Bonnes Mares Fernand Grivelet 1933
Château d’Yquem 1978
Château Doisy Védrines Haut-Barsac Sauternes 1940

Le menu composé par Yannick Alléno
Noix de coquilles Saint-Jacques et foie gras iodé aux langues d’oursin
Croustillant de pomme de terre, sucs de fenouil
Délicate gelée de bulots aux langues d’oursin
Crème de riz et croûte aux algues
Tronçon de turbot rôti aux échalotes grises
Gratin de cardon à la moelle et au parmesan
Tarte « Flammenkuechen » aux truffes
Jus tranché et coeur de salade à la crème
Noisette de biche façon Rossini
Pâtes gonflées au jus de truffe, sauce périgourdine
Assiette de bleu « Termignon »
Macaron au pamplemousse rose et coquelicot
Sauce à la pistache de Sicile

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Meurice jeudi, 9 décembre 2004

 

J’arrive à l’hôtel Meurice pour ouvrir les vins d’un nouveau dîner. Un imposant sapin blanchi de neige trône au milieu des ors et une exposition sur le thème du sapin, dont les couleurs et les formes originales s’étalent à l’envi, donne une note de gaieté et de modernisme dans le décor luxueux mais assez conventionnel de ce bel hôtel. Dans la salle du restaurant Yannick Alléno surveille la mise en place d’un sapin de cristal, pièce unique de Lalique, qui diffuse une lumière chirurgicale et blanche de très bel effet sur les marbres blancs de cette extraordinaire salle à manger. Originale décoration dans ce décor libertin. Bruno m’assiste pour les ouvertures. Malgré des parcours odorants que je peux décrire à l’avance, je n’ai pas la même décontraction que lors de dîners précédents, car il pourrait y avoir quelques caprices ou accidents. Le Bonnes Mares 1933 est radicalement mort, son bouchon ayant plongé dans la bouteille, ce qui était impossible à voir ou à prévoir. J’ouvre en compensation un Chambolle-Musigny 1972 du même propriétaire qui fut de loin la bouteille la plus épanouie à l’ouverture, avec cette odeur si palpitante de la belle Bourgogne. Yannick qui ne perdait pas une miette de l’opération d’assemblage de l’œuvre de cristal en profitait quand même pour venir sentir ces flacons. Il avait le même enthousiasme que moi, comme un enfant qui découvrirait un jouet posé sous le sapin. Je le voyais imaginer toutes les saveurs qu’on pourrait associer à ces arômes, d’une complexité qu’on ne trouve qu’en eux. La suite démontra qu’il les avait anticipées.

 

Il faudra qu’Aubert de Villaine m’explique pourquoi sous la capsule, dès qu’on la découpe, les bouchons des vins du Domaine de la Romanée Conti, donc de cette Tâche, sentent la terre, et pas n’importe quelle terre, celle de la plus vieille cave du Domaine. C’est frappant de voir se reproduire ce phénomène aussi souvent. Et de voir que cette odeur imprégnante de terre occulte toute autre sans affecter le vin.

 

Le menu composé par Yannick Alléno : Noix de coquilles Saint-Jacques et foie gras iodé aux langues d’oursin, Croustillant de pomme de terre, sucs de fenouil, Délicate gelée de bulots aux langues d’oursin, Crème de riz et croûte aux algues, Tronçon de turbot rôti aux échalotes grises, Gratin de cardon à la moelle et au parmesan, Tarte « Flammenkuechen » aux truffes, Jus tranché et coeur de salade à la crème, Noisette de biche façon Rossini, Pâtes gonflées au jus de truffe, sauce périgourdine, Assiette de bleu « Termignon », Macaron au pamplemousse rose et coquelicot, Sauce à la pistache de Sicile.

 

J’adore faire un dîner avec Yannick Alléno, car il est ouvert et empathique comme un Guy Savoy, attentif et créatif comme un Guy Martin. La différence avec le dîner précédent qu’il fit en ce début d’année, c’est qu’il ne va pas vers une troisième étoile, il y est. La notation n’est pas parue, mais elle est dans l’assiette. (Il se peut que chacun de ces chefs n’aime pas être assimilé à un autre car ces artistes sont uniques, sculptés dans le marbre de leur forte personnalité. Mais j’aime chacun des trois, ainsi que beaucoup de ces chefs studieux qui font l’excellence de la France).

 

Voyons un peu les vins. Le Côtes du Jura blanc Léon Rouget 1973 est apparu avec une oxygénation idéale qui avait musclé son expressivité. Nous avions la chance que la table comptât des amoureux du Jura. Ils apprécièrent d’autant plus la générosité épanouie de ce vin. J’avais demandé à Yannick de pousser un peu l’oursin afin de provoquer le Côtes du Jura. Ce fut un combat gustatif de belle passion. Je ne pensais pas que le Champagne Salon « S » 1982 allait venir avec le même plat, je ne m’en souvenais plus, et c’est en fait une erreur. Le sublime Salon, aux évocations de vin ancien, au charme quasi irréel était mis à mal par le Léon Rouget qui avait tant d’aisance. Il eût fallu sans doute que le Salon soit seul. C’est du pointillisme tant ce champagne montra que l’on peut aller loin dans la qualité. Il servit même de tremplin au vin du Jura, adoré de tous.

 

J’avais absolument voulu que Yannick mît le Chante-Alouette Hermitage blanc M. Chapoutier 1955 sur le plat de bulot. J’avais en effet en tête le goût du bulot. Mais en fait le plat est d’une subtilité iodée qui chavire l’âme. Entraîné comme par une sirène, on succombe à l’invraisemblable perfection de la gelée, on croque l’auréole verte d’algue, cache-sexe de Neptune, montée sur un porte photos à pince, biscuit qui se marie bien à l’Hermitage. Et ce vin que je trouve absolument charmant de rondeur et d’affabilité discute bien avec l’algue, quand il ne peut pas se frotter à l’iode de la gelée. Ce vin est remarquable mais fut peu remarqué, tant le programme était dense. Lorsqu’en fin de repas on dit à Yannick que ce fut l’accord le moins naturel, celui-ci, d’un sourire qui fut un tacle assassin contre un équipier de son camp, répondit : « c’est le choix de François ». C’est vrai, c’est moi, je l’avoue, car je voulais ce plat. Et même si le Côtes du Jura eût été divin sur ce bulot, j’assume cette envie que j’avais eue.

 

Le Pin Pomerol 1987 est un vin dont on parle, mais qu’on ne boit jamais. Pour moi, c’était le premier essai. Regardons les choses, c’est un vin qu’on ne boit que quand on vous l’offre. Il fallait l’essayer. Ce fut fait. A propos de ce vin je ne peux m’empêcher de vous raconter à nouveau une anecdote que j’avais relatée dans le N° 11 (c’est vieux maintenant, ce qui justifie la redite). Reçu à un cocktail à Yquem, je bavarde avec la fine fleur de l’aristocratie vineuse du bordelais. Discutant avec une charmante dame, celle-ci me dit : « mon mari est garagiste ». Immédiatement, du fait de l’atmosphère dans laquelle nous baignions, je lui demande si son mari est l’heureux propriétaire de Le Pin, le vin de garage par excellence. Elle me répondit : « non monsieur, mon mari a la concession pour la Gironde de … » et elle me cita une marque automobile très éloignée de la vigne. J’ai ri de ma méprise. Revenons à Le Pin : à l’ouverture, j’avais été effrayé par un nez métallique, mais j’espérais le retour. Bruno me servant à table la première rasade, j’eus encore cette odeur désagréable qui me fit grimacer. Ceci allait conditionner la suite, alors que je voyais ce vin revivre à grande vitesse. J’eus même quelques beaux moments de grande vibration. Disons le sur ce que j’ai vu : on imagine très bien la construction attentive, l’application dans les méthodes. On ressent les concentrations extrêmes. On est poussé vers les meilleurs vins du monde avec assez d’élégance. Mais ce ne fut pas suffisant, du fait de cette bouteille, pour adhérer définitivement à un vin dont on peut soupçonner des réalisations spectaculaires. A coté, le Château Tertre Daugay GCC Saint-Emilion 1970 paraissait élégant, subtil, précieux même comme un incunable. Joli Saint-émilion à qui d’aucuns trouvèrent du bouchon que je n’ai en aucun cas détecté. C’était un joli vin, plus frêle qu’un 1970 habituel, mais vrai dandy séduisant. Le gratin de cardon était à se pâmer et l’une de mes jolies voisines succombait à cette perfection gustative.

 

Le Château Gadet Médoc 1929 allait faire l’unanimité absolue. Il faut que je raconte son ouverture. La bouteille est belle et je la prends en main. Immédiatement je remarque que la bouteille est du 19ème siècle, soufflée, et même particulièrement ancienne. La capsule est d’origine et le niveau est très haut pour cet âge. Un aspect sain et rare. Je débouche, et je tire un bouchon tout rabougri et tordu. Un tel bouchon ne peut pas avoir permis de garder ce niveau. Où est l’anomalie ? Et c’est alors que je remarque que c’est le goulot de la bouteille qui a imprimé la forme au bouchon. Il ne s’était pas rétréci mais avait épousé un goulot incroyablement petit, le verre étant irrégulier et par endroit trois fois plus épais qu’il ne devrait. Et ce bouchon très nettement comprimé avait gardé un vin parfait. Ce qui me remit en mémoire le Chambertin 1811 que Jean Luc Barré avait fait partager à quelques amis. Nous avions un bouchon très court et très étroit, d’une densité quasi indestructible, qui avait parfaitement conservé ce vin. Que faut-il en déduire ? Je serais tenté de le faire : des bouchons de pureté extrême mais plus fins ne conserveraient-ils pas mieux les vins de garde ? Grâce à cette surprenante verrerie, nous eûmes un Médoc sublime, d’un épanouissement absolu, charmeur, rond, et d’une couleur extrêmement jeune. Un beau vin de charme qui forma avec la tarte aux truffes un moment d’extase. Un très grand gastronome, esthète et écrivain présent, confessa que si l’on arrêtait le repas à ce moment là, il n’aurait besoin d’aucun autre plaisir : il était touché par la perfection du moment. Il est resté. Il a bien fait.

 

La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1957 bien oxygéné est vraiment le point de départ idéal, pour le « baptême » de beaucoup de convives, quand on découvre pour la première fois le charme des vins du Domaine de la Romanée Conti. On a, dès le premier contact, ce nez qui affiche le message de la Bourgogne : « n’attendez pas de moi la moindre séduction, je ne vous délivre que de l’énigme ». Et je l’avouerai volontiers, je succombe à cette approche troublante. Comme je l’ai déjà dit dans un bulletin, c’est « suivez-moi jeune homme ». C’est le mystère. Et en bouche l’énigme continue, mais les pièces s’emboîtent. On sent qu’à l’attaque du palais, le charme commence à opérer. Ce fut un beau La Tâche, magistralement aidé par la tendreté expressive de la biche. Mais comme le Jura de Léon Rouget ne s’en laissait pas compter par le Salon, le Chambolle-Musigny Grivelet Père et Fils 1972, remplaçant du Bonnes Mares, montrait un niveau qualitatif rare, très supérieur à son niveau attendu. Et, il faut bien le dire, apparu flamboyant dès l’ouverture, il a continué d’éblouir, au point de surpasser La Tâche sur ce plat. Ce qui, compte tenu de la performance inhabituelle de ce Chambolle, n’enlève rien à la prestation de La Tâche, de grande qualité. Le Bonnes Mares Fernand Grivelet 1933 fut absent à l’appel. Rien n’aurait pu le réveiller, contrairement à ce qui apparut dans un dîner chez Guy Savoy où ce vin fut ouvert (bulletin 13). J’eus la mauvaise surprise alors de voir le bouchon tomber devant moi quand je découpai la capsule. Ici, le bouchon avait déjà rendu l’âme bien avant, sans que ce fût visible. Chez Guy Savoy le Bonnes Mares revint brillamment à la vie. Ici point.

 

Comme notre palais est encore sur ce brillant 1972, il faut que je vous conte une anecdote collatérale. Un américain ami, Bipin Desai, palais incommensurable, m’avait appelé peu de jours avant, me demandant avec une politesse toute anglo-saxonne s’il pouvait utiliser mon nom pour se recommander auprès de Yannick Alléno. Précaution de pure politesse. Il n’avait pas annoncé le jour. Je découvris avec surprise que ce serait le même soir. Il n’était pas possible de fusionner nos tables. Trois américains dînèrent donc à portée de rond de serviette.

 

Mon ami me fit savoir avec fierté ce qu’ils buvaient : Montrachet du Domaine de la Romanée Conti 1995, Cheval Blanc 1990 et Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti (je répète pour que l’on voie bien que c’est bien elle) 1972. Je vins les complimenter, pensant que notre Premier Ministre avait trouvé là, par la grâce de ces américains, la solution du comblement du déficit budgétaire de la France, et mon ami me fit goûter le Cheval Blanc 1990 puis me donna un verre de la Romanée Conti 1972. Le Cheval Blanc est grand, mais ayant eu en bouche des vins parfaitement oxygénés, la première impression d’un vin qui n’a pas pris son essor me poussa à le juger parfait mais non encore accompli. Je le sens d’un fort potentiel.

 

Le fait d’avoir eu en bouche le goût de la Tâche 1957 et de ce grandiose Chambolle 1972 m’aida à profiter de façon totalement idéale de la perfection absolue de la Romanée Conti 1972. Le nez est le même que celui de cette Bourgogne qui parle par énigme. Le nez est suffisamment déstructuré pour tenir en haleine. Puis en bouche, un liquide particulièrement loquace. Tout se raconte en à peine une gorgée. On a une des subtilités les plus extraordinaires qu’un vin soit capable de délivrer. Quel bonheur que ce vin là, qui justifie pleinement pourquoi il est si recherché. Il dit tout, il pense tout. Il existe, il est là, il irradie. Un pur privilège.

 

Le Château d’Yquem 1978 n’allait pas se laisser impressionner par cet environnement. Plutôt discret pour un Yquem, il joua un duo avec un fantastique fromage qui le propulsa dans des explorations très inhabituelles de saveurs. Le chemin que les deux firent ensemble est d’un remarquable intérêt. Ce Yquem fut « the right wine at the right place », situé exactement où il fallait qu’il fût. Le Château Doisy Védrines Haut-Barsac Sauternes 1940 m’avait ravi à l’ouverture et j’en attendais plus. Bien sûr j’avais perçu une légère blessure, mais tout semblait en place. Et là, bien que délivrant de beaux messages, la belle restait sous sa voilette, se cachait derrière son éventail, suggérant au lieu d’exploser de beauté. C’est évidemment un beau Sauternes complexe, rehaussé par la subtilité d’un dessert réussi. Mais il eut pu briller plus.

 

Le classement, tradition de fin de repas, fut nettement plus concentré que d’habitude sur les têtes de liste, tant certains vins surclassaient les autres. J’adore quand les performances des vins entraînent qu’ils soient nombreux à être classés dans les votes. Ici ce fut plus resserré. Ma joie vient du fait que ce sont le Jura, le Gadet, le Chambolle et la Tâche qui furent les plus prisés.

 

Mon vote fut en un le Chambolle-Musigny 1972, en deux le Gadet 1929, en trois la Tâche 1957 et en quatre le Côtes du Jura 1973.

 

On serait en peine de classer les saveurs tant elles furent belles. La Flammenhkuechen est une institution et avec le Gadet, ce fut l’accord sublime. Le gratin de cardon est une saveur intergalactique. Mais j’ai quand même un faible pour la gelée des bulots et les langues d’oursin. On entre là dans la belle invention d’un artiste affirmé.

 

L’assemblée fut joyeuse, les échanges furent animés, chacun trouvant avec d’autres convives des sujets d’intérêt. Ce repas fut d’une perfection subtile particulière. Le Gadet fur envoûtant.

 

Mais mon Dieu que la Romanée Conti 1972 est belle !

 

Sachant que mon ami américain était à nos cotés, et me souvenant que ce fut avec Alexandre de Lur Saluces que nous nous connûmes, j’avais apporté pour cette retrouvaille un Château de Fargues 1989, petite attention à l’égard de notre ami commun, pour lequel nous trinquâmes. Ce Fargues est un grand Fargues, épais, de pur miel, et de pur bonheur amical. Il a trouvé des prolongements le lendemain que j’ai racontés dans le bulletin 124, où il fut miel mais aussi caramel, pur caramel.

 

Dîner de wine-dinners au restaurant Le Carré des Feuillants jeudi, 25 novembre 2004

Dîner de wine-dinners du 25 novembre 2004 au restaurant Le Carré des Feuillants
Bulletin 123

Les vins de la collection wine-dinners
Champagne Ruinart Brut NM
Champagne Veuve Clicquot rosé 1985
Pavillon blanc de Château Margaux 1981
Chablis Grand Cru « Blanchot » Domaine Vocoret 1988
Château Latour 1er GCC Pauillac 1962
Château Trottevieille Saint Emilion 1943
Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1987
Pommard Epenots Colomb-Maréchal Négociant Propriétaire 1926
Château Loubens Sainte Croix du Mont 1937
Château Rayne Vigneau Sauternes 1924

Le menu conçu par Alain Dutournier
L’huître de Marennes au caviar d’Aquitaine et les algues marines
Cappuccino de châtaignes à la truffe blanche d’Alba
Homard pimenté et rôti – nougatine d’ail doux
Noix de lotte croustillante, fumet mousseux au raifort
Gâteau de topinambour et foie gras aux premières truffes
L’aile d’oie grillée, la cuisse confite à l’étouffée dans l’argile
Douceurs d’oranges du Cap, crêpe soufflée, gelée de fleur d’oranger, cannelle de Ceylan
Blida de « Suzette – Marnissimo »

Dîner de wine-dinners au restaurant le Carré des Feuillants jeudi, 25 novembre 2004

Dîner de wine-dinners au restaurant le Carré des Feuillants. Alain Dutournier a composé un menu fort judicieux et ciselé pour les vins variés de ce repas. Qu’on en juge : L’huître de Marennes au caviar d’Aquitaine et les algues marines, Cappuccino de châtaignes à la truffe blanche d’Alba, Homard pimenté et rôti – nougatine d’ail doux, Noix de lotte croustillante, fumet mousseux au raifort, Gâteau de topinambour et foie gras aux premières truffes, L’aile d’oie grillée, la cuisse confite à l’étouffée dans l’argile, Douceurs d’oranges du Cap, crêpe soufflée, gelée de fleur d’oranger, cannelle de Ceylan, Blida de "Suzette – Marnissimo"

L’huître en gelée fut un pur plaisir de gastronomie, le gâteau de topinambour rappela fort opportunément qu’on peut manger solide et bon (quelle belle et goûteuse truffe noire qui arrive à propos). Et la douceur du Cap est décidément ce qui se fait de mieux sur les liquoreux.

A l’ouverture des bouteilles vers 17 heures, le bouchon du Pommard 1926 se brise en mille morceaux et libère une odeur qui va se bonifier pour devenir grandiose, je le sens. L’Echézeaux va s’épanouir en prenant un bol d’air, et les deux Bordeaux vont s’ébrouer. Si je goûte un peu du merveilleux Loubens et du puissant Rayne Vigneau avec Christophe, attentionné sommelier très intelligent, c’est par gourmandise. Aucune odeur ne me donne la moindre angoisse. C’est donc le cœur léger que je vais attendre le dîner en profitant d’un cocktail où je suis invité dans l’une des prestigieuses boutiques de la Place Vendôme, ouvertes ce soir pour mettre en valeur la décoration résolument moderne de la place, pour rappeler au monde que c’est ici, à Paris, que le luxe est inventif, festif et joyeux. Je n’y bus que de l’eau et revins au Carré attendre mes convives.

Le champagne Ruinart non millésimé de sans doute dix à douze ans est beau. Il est élégant, discret, et s’amuse à changer de costume chaque fois qu’Alain Dutournier lui propose une saveur complice. Très archétypal, il est le chevalier servant idéal. Le champagne rosé veuve Clicquot 1985 a une magnifique couleur d’hortensia d’automne. Il n’a pas pris une ride et éclate de jeunesse sucrée. Le capuccino lui va à merveille, accentuant par la châtaigne le doucereux délicat.

Le Pavillon blanc de Château Margaux 1981 surperforme largement sa droite de tendance comme on dirait au Palais Brogniart. Traduisez : très nettement au dessus de ce qu’on pourrait en attendre. Il explore des variations de saveurs, des changements de rythme dans le palais qui laissent surpris devant tant d’imagination. Le Bordeaux blanc, à ce niveau, a une complexité folle de grand art.

Le Chablis Grand Cru Blanchot, Domaine Vacoret 1988 confirme son statut de grand cru. L’âge lui a fait intégrer ses composantes, et il brille sur une lasagne au discret mais tenace caviar. C’est solidement bon.

Le gâteau de topinambour accueille Château Latour 1962 magnifique d’opulence de rondeur, de justesse de ton. C’est comme un piano qui vient d’être accordé : chaque note en est plus belle. Il fait un peu d’ombre – au départ – au Château Trottevieille 1943 encore un peu poussiéreux, mais qui se libère avec une grande facilité et devient un Saint Emilion raffiné qui sera même distingué dans l’un des classements finaux. La truffe très prononcée imprima un de ces mimétismes dont je raffole : le Latour 1962 avait un nez de truffe. Il avait dérouté les effluves de la précieuse tubercule pour se les approprier. De tels rapts sont fascinants.

L’Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1987, abondamment aéré, offrait une puissance rare pour l’année, et déclamait de beaux messages bourguignons. Sans doute pas explosif, mais élève studieux et doué. Le Pommard Epenots Colomb Maréchal 1926 m’a tiré des gloussements extatiques de pamoison. Je jubilais, je jouissais, possesseur que j’étais des clés de Champollion pour en lire tous les pictogrammes. Mais je fus –agréable surprise – rejoint dans mon extase par plus d’un convive qui acceptaient d’entrer dans ce monde de vins surprenants où la porte du grenier grince un peu, mais où les trésors enfouis dans les coffres sont des découvertes d’Ali Baba.

Comme le Pavillon Blanc, le Château Loubens, Sainte Croix du Mont 1937 s’afficha à un niveau quasi irréaliste pour son appellation. C’est un grand liquoreux, à la trame frêle (on n’est pas en sauternais) mais qui expose une palette d’arômes de la plus belle diversité. Et l’orange lui a donné des aspects sublimes. Grand vin.

Le Rayne Vigneau 1924, largement plus ambré, place la barre beaucoup plus haut, mais ne fait en rien pâlir Loubens qui n’est pas relégué en deuxième division. Le Loubens a la subtilité qui convient, et le Rayne Vigneau a un sourire, un chant ensoleillé et une séduction qui déshabille la Suzette de la crêpe dans une danse lascive.

Bien difficile de faire un vote dans cette diversité d’expressions. Les vins les plus cités en bon rang furent le Latour 1962, Le Pavillon Blanc 1981, le Château Loubens 1937 et  l’Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1987. Les votes, tous différents, mirent cinq vins sur dix, soit la moitié, en première place pour neuf votants, signe d’une grande diversité, et signe que cinq vins méritaient cet honneur. Mon vote fut le suivant : en un Rayne Vigneau 1924, car il n’y a rien d e plus beau que ces saveurs là. En deux le Château Loubens, car il a produit une performance rare, en trois le Pommard 1926, le plus émouvant, mais dont la légère blessure justifie cette place, et en quatre le Latour 1962, sublime d’équilibre.

Les plus beaux accords furent la châtaigne avec le Veuve Clicquot rosé, la truffe avec le Latour, la cuisse d’oie avec le Pommard et l’orange du Cap avec le Loubens. La plus belle saveur fut l’huître en gelée avec un biscuit d’algues.

Accueil toujours charmant, service bien rôdé, table bien proportionnée dans un décor adapté de couleurs sobres. Une table de convives qui apprenaient à grande vitesse et comprirent ces vins anciens. Une belle soirée amicale peuplée de saveurs qui ne seront plus jamais reproduites et n’existeront plus que dans la mémoire de convives conquis.

Dîner de wine-dinners au restaurant Le Cinq jeudi, 23 septembre 2004

Dîner de wine-dinners du 23 septembre 2004 au restaurant Le Cinq
Bulletin 119

Les vins de la collection wine-dinners
Champagne Houdart de la Motte Brut
Champagne Salon « S » 1983
Anjou Caves Prunier 1928
Le Montrachet Domaine René Fleurot 1985
Château Ausone 1959
Château Gruaud Larose 1926
Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1988
Nuits Cailles Morin Père & Fils 1961
Nuits Cailles Morin Père & Fils 1915
Château d’Yquem 1942
Château Coutet Barsac 1919

Le menu conçu par Philippe Legendre avec Eric Beaumard
Gougère et aiguillettes de fromage
Huîtres chaudes au foie gras aux saveurs de noisettes
Potage Sarladais à la truffe noire du Périgord
Homard Breton en coque fumé et rôti au lard de Toscane
Terrine de cèpes de Sologne à la vinaigrette d’aubergine
Sarcelle des Marais de Vendée au jus gras,
Chou farci au lièvre de Beauce
Le Bleu et ses accompagnements
Mille-feuille au coing et au miel, crème au caramel

Dîner de wine-dinners au restaurant le Cinq jeudi, 23 septembre 2004

L’hôtel George V est une oasis de beauté. Ces fleurs exubérantes me ravissent l’âme. Sur une paroi, une tapisserie du 18ème siècle où le rouge abonde. Devant elle, des grappes d’hortensias aux divers tons de rouge qui reproduisent de façon exacte le grain de la tapisserie. Une évocation émouvante. L’hôtel est une ruche, grouillante de son succès, et l’anglais s’entend plus comme langue vernaculaire que le français. J’entre dans l’imposante salle de restaurant où la vaisselle a pris les couleurs d’automne. Un maître d’hôtel consciencieux place la vaisselle de notre table au millimètre près. J’aime cette recherche de perfection. Sébastien, sommelier complice de plusieurs aventures m’accompagne et m’assiste dans la cérémonie d’ouverture des bouteilles. Eric Beaumard vient vérifier l’Anjou 1928, car c’est certainement le vin qui peut s’écarter le plus du goût attendu. Le Gruaud Larose 1926 a une odeur de terre, quand son bouchon a une odeur saine. Pour Sébastien, c’est bon et sans problème. Je n’ai pas à cette heure cette décontraction là, soucieux comme à chaque fois que mes vins soient parfaits quand ils entrent en scène. Le Montrachet est plus puissant que ce que j’attendais, les bordeaux un peu discrets et le Coutet 1919 impérial. J’en informe Eric Beaumard pour que cela influence la puissance des sauces. Philippe Legendre vient voir si tout se passe bien.

Il a composé avec Eric Beaumard un menu d’un niveau assez exceptionnel : Gougère et aiguillettes de fromage, Huîtres chaudes au foie gras aux saveurs de noisettes, Potage Sarladais à la truffe noire du Périgord, Homard Breton en coque fumé et rôti au lard de Toscane, Terrine de cèpes de Sologne à la vinaigrette d’aubergine, Sarcelle des Marais de Vendée au jus gras, Chou farci au  lièvre de Beauce, Le Bleu et ses accompagnements, Mille-feuille au  coing et au miel, crème au  caramel.

Le Champagne Houdart de la Motte Brut est inconnu de tous alors qu’il y a à notre table le plus grand palais de la planète, qui a tout bu, connaît tout, et l’un des plus prestigieux vignerons de notre époque. Inconnu donc que j’avais choisi avec la volonté de faire un petit clin d’œil, comme j’aime en faire. La maison de champagne Salon s’appelle en fait Salon – Delamotte, le second nommé étant le petit frère du premier. Salon est mon chouchou. Il figurait au repas. L’occasion était belle de mettre un homonyme du petit frère, même s’il n’y a aucune parenté. Dans mon insouciance, je n’avais même pas remarqué que le champagne fût rosé. D’une couleur rare de rosé, d’un beau lilas. Pas celui de Fernand Raynaud, un beau lilas printanier comme celui qui existe dans certaines fleurs qu’utilise l’artiste floral de l’hôtel George V. Le nez est expressif. La bulle a disparu, ce qui pousse à regarder le bouchon : il indique un champagne qui a plus de trente ans. En bouche la vinosité est belle, et dans le verre le champagne ne va cesser de s’améliorer, avec ce goût très britannique et raffiné. Un grand champagne étonnant qui recueillera un vote de premier de la part de la plus fidèle convive de wine-dinners, vote courageux qui sera applaudi par toute la table.

Le Champagne Salon « S » 1983 me surprend un peu. Il est beau bien sûr, mais pas aussi flamboyant que ce que j’attendrais après le jeunet 1995 de la veille (bulletin 118). Mais l’huître chaude allait découvrir des saveurs du Salon que seul Eric Beaumard est capable d’aller dénicher pour les révéler : l’iode explosait en bouche et le Salon prenait une longueur extrême. Petite patte de génie, un pain sans sel se trempait dans une petite flaque d’huile pour donner un gras passager au Salon qui riait de cette caresse gustative.

L’Anjou Caves Prunier 1928 est un vin prodigieux. Très ambré, au nez relativement discret mais dense, l’Anjou délivre des goûts surprenants, inattendus, qui évoquent quasiment toutes les régions du monde. On y trouve bien sûr sa Loire d’origine, mais le Bordeaux, l’Alsace et pourquoi pas certaines contrées hongroises n’échappent pas à ce voyage imaginaire. Gras, chatoyant, combinant le doux et l’amer, ce vin a été prodigieusement propulsé par la sauce et des petites pointes de carottes du délicieux potage sarladais. Grand vin, résolument éloigné de ses saveurs d’origine, mais témoignage des évolutions que peut connaître un vin de belle race.

Le Montrachet Domaine René Fleurot 1985 (j’hésite à écrire Le Le Montrachet, car le titre du vin est « Le Montrachet » et non « Montrachet ») a un nez d’une puissance inouïe. Prodige de gastronomie, c’est le lard qui prend les gants pour faire un round de boxe contre lui. Si le homard s’amuse à faire de l’œil au Montrachet, c’est le lard qui lui fait sortir tout ce qu’il est capable d’exprimer. Une de ces joutes gustatives que j’adore. Grand Montrachet qui ne semble pas du tout de 1985 tant il est jeune. Sans doute l’une des plus belles expressions du grand blanc de qualité.

Que je respire quand je sens le Château Ausone 1959 ! J’ai en face de moi l’un de mes plus beaux Ausone, d’un état de conservation parfait. Quel grand vin ! C’est une bouteille comme celle-là qui explique que Ausone est grand. Il est ici beaucoup plus chaleureux que son expression habituelle. Ce sont les cèpes qui se marient prodigieusement avec ce grand bordeaux, comme avec le Château Gruaud Larose 1926 d’une surprenante beauté. Toute trace initiale de terre a disparu, le nez est beau, et en bouche on a une rondeur, une plénitude rare, avec ces évocations de bois, de sous-bois et de champignons qui justifiaient le plat. Un ami californien présent se pâma devant ce 1926 exceptionnel.

Le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1988 même s’il n’est pas encore totalement ouvert, ce qui lui arrivera bientôt, m’a largement plus souri qu’à mon convive, cet expert si renommé. Et comme la sarcelle était un pur bijou de grande précision, elle a poussé du col le Richebourg qui s’est mis à briller plus que jamais. La chair de la sarcelle commence par délivrer des goûts surprenants de poisson. On pense immédiatement à Raymond Devos qui nous expliquerait que la sarcelle était saure par un effet du sort. Et quand on croque son magret, on a un envoûtement de saveurs complexes. Et ce Richebourg adolescent vient agacer tout cela pour notre plus grand plaisir. Un moment de pur bonheur.

Lorsque arrivent mes chouchous, les deux Nuits, je paraphrase Carole Bouquet en disant : « vous avez le droit de tout dire, sauf de critiquer mes vins ». Le conseil était superflu, car ce furent deux merveilles. Le Nuits Cailles Morin Père & Fils 1961 m’a étonné par son accomplissement, car même s’il est justifié qu’un 1961 soit bon, on est allé bien au-delà de mon attente. J’ai eu l’espace d’un instant une fulgurance de goût rare qui m’a entraîné à le mettre en numéro un de mon vote, seul vote recueilli par ce vin. L’instant fut magique. Et le Nuits Cailles Morin Père & Fils 1915 est un prodige, d’une année merveilleuse, montrant à quel point le bourgogne de qualité vieillit bien. Le chou farci éclectique à souhait s’amusait à mettre en valeur les deux Nuits avec un régal de jouissance. On était dans des saveurs ludiques et sensuelles. Un bonheur de vin rouge. Que le lièvre va bien aux vins de la Côte de Nuits !

Le Château d’Yquem 1942 avait une couleur tirant vers le marron, et un nez absolument caractéristique de Yquem, mais plutôt plus discret que d’habitude, et à cent coudées en dessous du nez du Coutet. En bouche, le Yquem est diablement charmeur. L’expression que j’utilise est de dire qu’il est sec, ce que reprit assez nettement mon ami expert qui ne trouve pas le mot approprié. En fait, c’est un Yquem où le doucereux, le sucré sont beaucoup plus contenus. Et j’adore. Le choix du fromage lui allait bien. Un Yquem un peu moins bon que le même bu au château. Mais diablement bon quand même.

Le Château Coutet Barsac 1919 est époustouflant de plénitude. C’est le sauternes épanoui dans toute sa définition. La couleur est dorée et joyeuse, et en bouche c’est un grand bonheur avec cette longueur inimitable des grands sauternes. Le dessert – délicieux – ne lui allait pas du tout. C’était flagrant comme il le rétrécissait. Ce n’est pas grave car Coutet se suffit tellement qu’on en profite de toutes façons.

J’ai fait voter et je crois n’avoir jamais été autant embarrassé avant de voter, car mille votes fussent possibles, tous justifiés. Tous les votes de la table furent différents, tous extrêmement logiques et tous les vins furent l’objet d’au moins un vote. Huit vins sur onze ont eu droit à un vote de numéro un, ce qui est le record absolu. C’est presque inimaginable. Les vins les plus cités furent surtout le Nuits Cailles 1915, le Yquem 1942 et le Ausone 1959 suivis du Montrachet. C’est sans doute ce vote qu’il faudrait retenir dans les archives : Nuits 1915, Yquem 1942, Ausone 1959 et Montrachet 1985 parce que mon vote instantané aurait pu être différent à simplement cinq minutes de distance. Mon vote fut : en un Nuits Cailles 1961, en deux Coutet 1919, en trois Nuits Cailles 1915 et en quatre Ausone 1959. A la réflexion, ce vote me plait.

La cuisine de Philippe Legendre, appuyée sur le savoir encyclopédique d’Eric Beaumard a atteint ce soir des sommets rares. Chaque plat avait capté une caractéristique majeure de son ou ses vins de compagnie. Difficile de retenir un accord gagnant, tant le potage révélait l’Anjou, le lard luttait si bien avec le Montrachet, le cèpe magnifiait le Gruaud Larose 26 et la sarcelle propulsait le Richebourg. Quand au lièvre, quel bonheur sur le Nuits Cailles 1915 ! Tout étant parfait, ce serait difficile de désigner un vainqueur. La prime de la rareté ira à la sarcelle qui a si bien coaché le Richebourg du Domaine de la Romanée Conti. La table un peu longue rend difficiles les échanges d’un bout à l’autre de la table. Nous fumes polyglottes avec les deux californiens et franco-français avec des habitués de nos dîners et aussi deux novices. L’ambiance fut enjouée et émerveillée, tant Philippe Legendre déploya son talent au service de grand vins témoignages de l’histoire de nos beaux terroirs. Une fois de plus une soirée inoubliable.

dîner de wine-dinners au restaurant de l’hotel Meurice mardi, 21 septembre 2004

Dinner held by restaurant « Le Meurice » on September 21, 2004
Bulletin 118
For the friends of Bipin Desai

The wines offered by the generous friends :
Didier Depond : magnum de Laurent Perrier rosé 1959
Bipin Desai : Meursault Perrières Comtes Lafon 1995
Aubert de Villaine (who could not come) : Montrachet Domaine de la Romanée Conti 1979
François Audouze : Canon Lagaffelière 1955
François Audouze : Gevrey Chambertin Thomas Bassot 1961
Jacques Glénat : Hermitage La Chapelle de Jaboulet 1990
Jean Pierre Perrin : magnum de Beaucastel Hommage à Jacques Perrin 1990
Eric Platel : Suduiraut 1962

j’ai oublié de noter le menu !!!

Déjeuner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Meurice mardi, 21 septembre 2004

Chaque année au mois de septembre les amis d’un des plus grands amateurs mondiaux de vins rares se réunissent à Paris. L’occurrence des vendanges a rétréci la taille du groupe, nous privant de quelques indispensables amis. J’étais chargé de l’organisation pratique de cette rencontre, et Yannick Alléno répondit avec joie à ma demande de créer un événement. Les convives sont à l’heure dans cette salle merveilleuse  du Meurice qui incite à prendre le temps de jouir du moment présent. La brigade est toute motivée à nous faire vivre un moment unique. Le magnum de Laurent Perrier rosé 1959 est un monument imposant. Dégorgé la semaine avant son arrivée sur notre table le champagne a une couleur d’une invraisemblable beauté. L’or, le rubis, l’orange se mélangent pour donner une couleur de pèche, intense, profonde. Le nez est plutôt discret. La bulle est extrêmement fine, rapide, vivace et discrète en bouche. Et le goût est intense, profond, avec une délicieuse petite acidité finale. La brioche tiède se dévore goulûment, et sur une petite soupe à l’artichaut et au crabe, le rosé révèle d’autres aspects. Je suis toujours fasciné quand les entrées en matière réveillent les champagnes en des registres aussi variés. Un immense champagne et une rareté œnologique extrême. Aucun des convives n’en avait bu.

Le saint-pierre magistralement exécuté avec des saveurs subtilement évocatrices était accompagné de bien belle façon par deux vins dissemblables extraordinaires. Nous discutions des vins du Monde, mais je ne vois pas comment ailleurs qu’en France des nez aussi complexes pourraient se trouver. Le Meursault Perrières Comtes Lafon 1995 a des odeurs de beurre mais aussi de pierre. C’est un nez prodigieusement complexe. Le Montrachet Domaine de la Romanée Conti 1979 se présente au contraire avec un nez plus direct. Il annonce tout de suite sa perfection et affiche les promesses de redoutables variations sur des thèmes orientaux. Je m’attarde longtemps sur les nez seuls, car ces grands blancs sont des monuments. Le Meursault en bouche évoque des fleurs blanches, des goûts iodés. C’est d’une belle discrétion, d’une complexité de bon aloi, et d’une longueur rare. Mais le Montrachet le laisse peu parler. Il impose son intensité. Il a une profondeur extrême et représente une synthèse non agressive des qualités du Montrachet. Les saveurs orientales d’épices et de viandes boucanées, les sous-bois fertiles en champignons et le rayonnement flamboyant du beau sourire de la Bourgogne. Un vin magistral de perfection qui explique pourquoi le Domaine de la Romanée Conti est grand.

Un foie gras traité de façon printanière, avec des explorations de saveurs nouvelles accompagne un Canon Lagaffelière 1955 au nez fatigué mais dont le goût est l’exacte traduction des complexités du plat. Alors que 1955 est une grande année, ce représentant n’a pas la santé qu’il pourrait avoir, mais il décoche quelques belles saveurs. Son compagnon est un Gevrey Chambertin Thomas Bassot 1961 au nez pénétrant et fortement expressif. Beaucoup plus animé, il montre une subtilité discrète fort plaisante. Sur le plat aux épices exactes on se plait à constater comme en cette circonstance la frontière entre Bordeaux et Bourgogne peut être extrêmement ténue.

Le pigeon d’une cuisson parfaite accueille deux stars. L’Hermitage La Chapelle de Jaboulet 1990 et un magnum de Beaucastel Hommage à Jacques Perrin 1990. L’Hermitage est manifestement un grand vin, bien accompli et fort justement apprécié par les experts. Mais quand il y a ce Beaucastel 1990 que je retrouve avec tant de plaisir ; c’est impossible de le quitter un seul instant. Il a un pouvoir de fascination tétanisant. Il a tout. Le nez est profond, dense, envahissant. En bouche il décrit une synthèse magique entre des composantes de bois lourds, de fruits noirs, de chaleur alcoolique, le tout parfaitement intégré avec une perfection de structure. Ne me demandez pas d’être objectif, c’est du beau vin sincère et complètement de jouissance pure. Un pigeon aussi goûteux, un Hermitage de grande classe et un Chateauneuf de la plus belle perversité sensuelle, voilà bien un sommet de plaisir gustatif. Et la poire qui suivait, traitée en subtilité allait accompagner agréablement un Suduiraut 1962 particulièrement réussi, d’une plénitude en fanfare. Du grand et beau sauternes. De délicates tuiles aériennes bissaient pour que revienne le champagne rosé qui ponctua un repas d’amis où tout portait à la bonne humeur, aux échanges passionnés et aux promesses d’expériences nouvelles.

Yannick Alléno par son enthousiasme et Dominique Laporte, sommelier attentif, nous ont permis de vivre un de ces moments qui justifient le travail des vignerons d’exception. C’est comme cela qu’on doit boire leurs vins.

Dîner de wine-dinners au restaurant Le Grand Véfour jeudi, 24 juin 2004

Dîner de wine-dinners du 24 juin 2004 au restaurant Le Grand Véfour
Bulletin 116

Les vins de la collection wine-dinners
Champagne Krug 1988
Château des Tuileries Graves Supérieures 1941
Chablis Réserve de la Reine Pédauque 1934
Château Chalon Richerateaux 1949
Château Mouton Rothschild 1987
Clos Fourtet 1938
Beaune Calvet 1955
Vin fin de la Côte de Nuits Champy 1949
Château Rieussec 1965
Château Suduiraut 1948

Le menu conçu par Guy Martin
Sardines farcies au fromage de brebis et graines de céleri, câpres non pareilles
Foie gras de canard et foies blonds de volaille de Bresse, truffes et artichauts
Rissoles, truffes et feuille d’or
Homard rôti et morilles au vin jaune
Dos de cabillaud poêlé aux épices, jeunes légumes au bouillon, aïoli et courgettes
Pigeon Prince Rainier III
Bleu des Pyrénées de Macaille
Pêche blanche dans une fine gelée à l’hibiscus, crème glacée à l’huile d’Argan