89ème dîner de wine-dinners au Grand Véfourmardi, 29 mai 2007

A peine revenu du Sud et sa mer agitée, je viens ouvrir les vins du 89ème dîner de wine-dinners au restaurant le Grand Véfour. Patrick Tamisier, facétieux sommelier à l’humour direct et sympathique sait aussi écouter, échanger, et c’est un plaisir toujours renouvelé de construire avec lui. L’opération d’ouverture se passe avec une extrême facilité. Un vin constitue une énigme renouvelée. Alors que le bouchon du Véga Sicilia Unico 1960 est sec, plein, souple et efficace, celui du Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1963, enfoncé de cinq millimètres a produit dans cet espace vide une considérable poussière noire qui sent la terre, la tourbe et le sous-bois feuillu. Le vin lui-même sent la terre acide et je m’imagine que tout client qui commanderait ce vin dans un restaurant le renverrait ad patres. On sait depuis que je le raconte que ces vins reviennent à la vie et sont souvent brillants comme la suite de ce récit le montrera. Mais un tel aspect me surprend toujours, car on le comprendrait d’un vin de trente ans de plus, mais pas de cet âge là. C’est sans souci que j’ai laissé les vins pour aller saluer mes amis des Caves Legrand et pour flâner dans les jardins du Palais Royal. Je suis entré dans le magnifique écrin de la boutique de Serge Lutens où j’ai acheté le parfum Ambre Sultan, un must de ce créateur. Si je cite cette anecdote c’est en rapport avec le vin. Comme c’est la coutume, les parfumeurs ajoutent au petit paquet fort coûteux des échantillons. Peu de jours plus tard, j’essaie « Chypre rouge ». Et ce parfum a des notes prononcées de réglisse ce qui est incroyable, car mes vins de Chypre de 1845 ont une caractéristique fondamentale, c’est une note intense de réglisse. J’aime ces coïncidences, mais revenons à nos convives.

Notre table de huit a été formée par un de mes amis qui invite des clients. Je m’attends donc à ce qu’il y ait des retardataires. Aussi fais-je ouvrir en plus des vins prévus un Champagne Delamotte 1997 qui doit servir d’intermède ou d’ouverture. Le retard est effectivement au rendez-vous, si je peux oser cette image et le Delamotte joue parfaitement son rôle. 1997 est une année très réussie pour Delamotte, et ce que j’apprécie, c’est la claire définition de ce champagne. Agréable champagne de soif, il rassure par la lisibilité de son message.

Guy Martin a composé un menu qui est l’expression de sa personnalité : Pizza d’asperges vertes, crème de coque et caviar / Bouchées de crevettes « bouquet » / Langoustines juste saisies, d’autres crues assaisonnées aux fruits de la passion / Pigeon rôti au sautoir, patate douce et mangue, jus au bois sucré / Comté 16 mois / Compote et émulsion de mangues, sorbet pomelo / Café et mignardises. Certains plats sont véritablement adaptés aux vins, d’autres sont plutôt des créations personnelles où son talent s’expose sans relation réelle avec le vin. On sait que j’aime quand les chefs épurent leurs recettes au service du vin. Mais retrouver le talent de ce chef dans ce lieu chargé d’histoire est un plaisir qui ne se boude pas. Nous avons le joli salon du premier étage parfaitement calibré pour notre table de huit.

Le Champagne Dom Ruinart rosé 1986 a une couleur peau de pêche d’un charme rare. Comme il y a bien longtemps que je n’ai pas cité Laetitia Casta, il faut bien que je le fasse. Cette couleur est aussi belle que la peau de notre idole. Messieurs, en parlant d’elle, c’est de la République que je parle. La pizza complètement réinterprétée par Guy Martin est un cocktail éventail de goûts créatifs, disparates mais délicieux. Aussi, cet immense champagne de gastronomie est parfaitement à l’aise dans tous les compartiments du jeu, même lorsque Guy Martin, à l’instar de Pierre Gagnaire, repousse les limites de son talent. Ce champagne est un des plus grands rosés que je connaisse, car il sublime la notion même de rosé.

Il y a à notre table un grand amateur de Chablis. Le Chablis Grand Cru "Grenouilles" Louis Michel 1984 est subjuguant, car personne ne l’attendrait à ce niveau d’accomplissement. Il faut dire que les cinq heures d’oxygène lui ont donné de l’ampleur et un gras fort sympathique.

D’une façon assez générale, les vins de Mouton Rothschild ne laissent pas indifférent et il est de bon ton de le toiser dans les milieux de la critique du vin. Je me souviens que mes voisins de table à la dégustation des 1949 hésitaient avant de se rendre compte de la réussite extrême de Mouton 1949. Ici, le Château Mouton Rothschild 1975 est très au dessus de toute image que l’on aurait de ce vin. Là aussi l’oxygène joue un rôle crucial, épanouissant des arômes timides. Il s’agit d’un vin franc, aimable, subtil, dans le pur style de Mouton. A côté de lui le Château Grand La Lagune 1934 est une belle surprise pour mes convives, comme cela arrive souvent, car il brise tous les schémas convenus sur l’âge du vin. La majorité d’entre eux ne pouvait pas soupçonner qu’un vin de 73 ans puisse avoir une telle couleur de jeunesse et un tel allant en bouche. Les détails qui trahissent son âge sont infimes. C’est un vin fort agréable à boire qui confirme une fois de plus que 1934 est une année taillée pour une garde encore longue.

Patrick me donne à goûter le Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1963. J’ai dans mon verre la partie la plus pâle du vin et lorsque Patrick a fait son tour de table je lui demande de me resservir un peu « pour homogénéiser ». Cette expression fait rire l’ami qui a organisé cette table. Dès le premier nez, je sais que c’est gagné. Ce vin qui aurait été refusé à son ouverture a retrouvé sa beauté première. Très bourguignon, subtil comme pas deux, ce vin m’enchante par ses complexités sous-jacentes. Il forme un contraste particulièrement intéressant avec le Vega Sicilia Unico 1960 qui est un vin d’un ravissement absolu. Puissant, clair, droit dans ses bottes, ce vin expose directement son message et s’y tient alors que le 1963 minaude. Je deviens de plus en plus amoureux de ces Vega Sicilia Unico anciens. Vins de soleil et de plaisir premier. J’apprécie d’avoir face à moi deux tendances qui m’enchantent : le vin pur apparemment simple mais complexe sous son message franc et le vin qui se drape dans des voiles de séduction, qu’il faut déchiffrer à chaque mouvement de ses graciles épaules. La confrontation méritait d’être faite. Ce Grands Echézeaux est délicat et envoûtant.

Le plus gradé des invités de mon ami avait clairement annoncé son manque d’intérêt pour les vins du Jura, aussi me fallut-il prodiguer des conseils précis pour que le Vin Jaune Arbois Bouvret Père & Fils 1967 soit correctement apprécié. J’avais fait changer le Comté pour un plus jeune, car les 16 à 18 mois sont idéaux et je demande à chacun de mâcher ostensiblement le Comté en secrétant un excès de salive. Ensuite il s’agit de boire le moins possible du vin afin que l’alcool ne domine pas. Cela donne une autre perspective à la combinaison, qui fut agréée par le plus grand nombre.

Le Château d’Yquem 1939 a un nez qui se suffit à lui-même. Il fait partie de ces vins dont le parfum tétanise. Le plaisir du nez est si grand que le bras est paralysé et l’on n’éprouve pas le besoin de boire le vin. Les plus anciens lecteurs se souviennent sans doute de ce Suduiraut 1928 que nous avions gardé en main plus de dix minutes lorsqu’il nous fut servi en compagnie de Guy Savoy assis à notre table, tant l’odeur était paralysante. Nous sommes ici dans le même cas avec des évocations de pamplemousse, de mangue et d’ananas. Tous les fruits de la même gamme de couleur que l’or serein de ce vin sont appelés à s’exprimer dans nos narines. Je fus bien inspiré de faire orienter le dessert vers la mangue, car ce fruit merveilleusement traité fit chanter cet Yquem immense. Je n’aurais jamais soupçonné que le 1939 d’Yquem ait ce charme là. Il n’a pas la solide présence du 1955 récent, mais il a un équilibre de ses composantes qui est assez spectaculaire car ici aucun trait n’est forcé. Yquem sait jouer de son charme dans ces années moins tonitruantes.

La beauté du lieu et l’envie de parler nous poussèrent à goûter un original Rhum du Venezuela Santa Teresa (Ron Antiguo de Solera) pendant que  nous votions. Tous les vins ont eu au moins un vote à l’exception du vin d’Arbois, sans doute à cause de sa position dans le repas entre deux vedettes. L’Yquem 1939 a reçu cinq votes de premier sur huit votants, le Vega Sicilia Unico 1960 a eu deux votes de premier et le Mouton 1975 a eu un vote de premier. Le vote du consensus serait : 1 – Yquem 1939, 2 – Vega Sicilia Unico 1960, 3 – Mouton Rothschild 1975, 4 – Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1963.

Mon vote a été : 1 – Yquem 1939, 2 – Vega Sicilia Unico 1960, 3 – Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1963, 4 – Mouton Rothschild 1975.

Egoïstement, je serais heureux que la mise au point du menu donne l’occasion d’un échange avec le chef ou que nous fassions une analyse a posteriori pour orienter de nouvelles pistes. Car si tout fut marqué d’un grand talent, il est des goûts qui s’accordent moins naturellement avec les vins anciens. Mais le charme du lieu, l’extrême implication d’une équipe motivée par l’excellence, ont fait de ce dîner un grand dîner. La mangue avec cet éblouissant Yquem et le pigeon avec le Vega Sicilia forment des souvenirs impérissables. Ce fut un grand dîner.