Archives de catégorie : dîners de wine-dinners

le Tokay 1819 le lendemain dimanche, 16 mai 2010

Un épilogue se joue le lendemain midi.

Je souhaite que ma femme goûte le Tokay 1819, et je souhaite finir le Bollinger 1945. Le champagne a pris une sale couleur grise, son nez s’est affadi. En bouche, il me rappelle ce qu’il était hier, mais comme une mémoire floue.

Alors que le Tokay est absolument impérial. Le nez évoque le pruneau, la réglisse et le caramel. Ma femme lui trouve des traces anisées. Le vin est irréellement bon et n’a pas bougé. Alors oui, mes amis ont eu raison, le plus grande de ce dîner est de loin l’éternel Tokay 1819 qui restera aussi beau qu’inconnu.

133ème dîner – photos du dîner samedi, 15 mai 2010

Photo des bouteilles présentes au restaurant Laurent. le Cristal Roederer ne sera pas ouvert, ainsi que le Cheval Blanc 1943 d’un autre ami américain qui a dû annuler son voyage

Le beau bouchon du Haut-brion blanc 1945

Bouchon brisé du 1923 et bouchon de La Romanée 1949 avec cette inscription "maison Lafite / vins fins / Bruxelles"

J’enlève la cire du Tokay 1819 et on voit comme le haut du bouchon est sec, comme pour mes vins de Chypre 1845

Langoustines et morilles

Le canard et le millefeuille

Couleurs des deux 1945, le Haut-Brion et le Bollinger

les couleurs finales

133ème dîner – photos des vins samedi, 15 mai 2010

Champagne Salon 1982

Champagne Bollinger 1966

Château Haut-Brion blanc 1945

Château Cos d’Estournel 1921

Château Gruaud Larose 1921

Vougeot Les Cras C. Marey & Comte Liger-Belair 1923

La Romanée C. Marey & Comte Liger-Belair 1949

Tokay 1819

on voit difficilement mais le cul très profond, qui devrait avoir une bulle, mais celle-ci a cassé

Champagne Bollinger 1945 – la présentation de l’étiquette est différente de celle du 1966 ci-dessus

133ème dîner de wine-dinners avec un Tokay 1819 samedi, 15 mai 2010

Nous sommes cinq au restaurant Laurent. Le dîner est organisé pour mon ami Steve, collectionneur américain que je rencontre deux fois par an, une fois chez lui et une fois en France, pour que nous dégustions ensemble les plus belles bouteilles de nos caves. J’ai invité trois amis que je considère comme de vrais amateurs de vins anciens qui savent trouver en eux les richesses extrêmes qu’ils nous offrent. Ayant pris l’habitude de compter les repas avec Steve en France au sein des dîners de wine-dinners, comme je le fais aussi pour les dîners avec Bipin Desai en France, ce dîner sera le 133ème dîner de wine-dinners.

J’avais envisagé d’ouvrir un magnum de champagne Cristal Roederer 1977 car je sais que Steve aime ce vin. Mais ce devait être pour sept personnes, alors que nous sommes cinq. Aussi, avec l’accord que je sollicite de mes amis, nous commençons l’apéritif par un Champagne Salon 1982. J’ai un amour particulier pour cette année de Salon, car elle magnifie les qualités de ce champagne dont je raffole. Il y a en effet une très heureuse et très curieuse combinaison de force et de romantisme. La bouteille que l’on ouvre est exceptionnelle et une fois de plus je m’en veux qu’elle n’ait pas été ouverte une heure plus tôt. Le nez est d’une puissance extrême, combinant les fruits jaunes avec des évocations de fruits confits. En bouche, c’est main de fer dans gant de velours, avec l’image qui me vient : un feu d’artifices. Car il y a tout dans ce champagne, avec des variations instantanées de ce Fregoli gustatif : il part dans toutes les directions. Ce qui domine, ce sont les fruits jaunes et blancs et les parfums de fleurs blanches. Le final est impérieux. Ce champagne dont on est incapable de saisir toutes les nuances tant il change de visage à la vitesse de la lumière, me ravit au plus haut point. C’est un très grand Salon, et les sticks au saumon et toasts de foie gras l’excitent savamment.

Nous passons à table, et dans ce restaurant plein à craquer puisque toutes les tables et tous les salons affichent complets, nous avons la plus jolie table, la table d’apparat. Le menu que j’ai mis au point avec Patrick Lair et créé par Alain Pégouret se présente ainsi : Langoustines croustillantes au basilic / Morilles farcies, écume d’une sauce poulette / Aiguillette de canard, sauce rouennaise, pommes soufflées / Friands de pieds de porc dorés / Voiture de fromages / Millefeuille à la mangue, piments d’Espelette / Café, mignardises et chocolats.

Le Champagne Bollinger 1966 est totalement à l’opposé du champagne précédent. Ici, tout n’est que douceur et élégance. Ce sont des jolies femmes en vertugadins qui jouent de leurs éventails pour cacher les mouches dessinées sur leurs joues, que découvriront leurs futurs amants. Tout dans ce champagne est grâce et volupté. Et les langoustines, délicatement sucrées dans leur habillage croustillant jouent avec le champagne à composer des madrigaux champêtres. C’est le siècle de Louis XV qui ravit nos papilles. Alors, ce sont des couleurs blanches et roses qui viennent évoquer l’empreinte de ce champagne galant. Et le Salon 1982 a permis de mettre encore plus en valeur la grâce de ce beau champagne.

Le Château Haut-Brion blanc 1945 est vraiment curieux. Son nez est celui d’un sauternes discret et en bouche, je dirais volontiers que c’est Climens 1925. Car ce vin de Graves est fortement botrytisé, et nous offre un aspect que le sauternais ne renierait jamais. Steve nous indique qu’il a souvent rencontré cette évolution chez les Haut-Brion blancs de cette période. Le vin est charmant, doucereux, délicat, et les morilles, délicates elles aussi, lui conviennent à merveille. Mais pour moi, ce n’est pas ce que j’attends de Haut-Brion blanc, car j’ai le souvenir d’un magnum de Haut-Brion blanc 1949 que Steve avait ouvert pour moi qui était absolument exceptionnel et totalement Haut-Brion. Alors, bien sûr, je profite comme mes amis de ce grand vin, qui a connu une évolution crédible, mais qui n’est pas dans la ligne de Haut-Brion. La subtilité des morilles est un régal.

Le Cos d’Estournel 1921 a un nez impérieux de framboises. J’explique à l’ami qui l’a apporté que pour moi, ces vins extrêmement typés au nez de framboises ont choisi une direction, qui est une direction parmi d’autres. Ce Cos aurait pu connaître une évolution plus stricte. Mais il a choisi d’aller vers un fruit imposant. Le vin est absolument remarquable, d’une densité de plomb sur une robe d’une rare beauté. Et nous touchons l’un de ces accords parfaits qui font mon bonheur. Car la sauce du canard, lourde elle aussi comme le plomb, crée une fusion avec le vin qui les rend indissociables : qui est la sauce et qui est le vin, nul ne peut le dire tant ils se confondent en une union féerique. Nous avons donc deux vins successifs qui ont pris de belles évolutions qui ne sont pas doctrinales. La preuve m’en est donnée quand on me sert la lie : dans la lie, la rigueur du Saint-Estèphe apparaît enfin et l’on prend conscience qu’il s’agit d’un immense vin, d’une année que je révère.

Une preuve supplémentaire va être apportée par le Château Gruaud Larose 1921 qu’un des amis familier du Laurent commande à Patrick Lair. La bouteille sort tout juste à l’instant de cave. Le niveau est dans le goulot. C’est une bouteille qui a reposé depuis l’origine dans la cave du restaurant. Le vin est servi, frais encore, et son éclosion dans nos verres est un petit miracle. Quelle fraîcheur ! C’est extraordinaire. Et là, on voit bien que ce vin a suivi son évolution naturelle et doctrinale, ce qui ne fut pas le cas de Haut-Brion 1945 et de Cos 1921. Le Gruaud-Larose est moins charpenté que le Cos, a moins de coffre et de race. Mais l’éclosion dont nous suivons l’évolution est un vrai bonheur. La couleur du vin est irréellement jeune, comme s’il était des années 80. Le Gruaud ne s’accorde pas aussi bien avec la sauce et c’est avec la chair délicieuse du canard qu’il se sent le mieux.

Le Vougeot Les Cras C. Marey & Comte Liger-Belair 1923 m’avait fait peur à l’ouverture avec un nez ne promettant pas une résurrection facile. Je m’attendais donc à un vin encore fatigué. Il l’est un peu, mais beaucoup moins que ce que j’imaginais. Il a de la rondeur, de la grâce et une opulence certaine. C’est un vin « assis ». Même s’il est intéressant, notre attention est captivée par le vin qui est servi à sa droite, La Romanée C. Marey & Comte Liger-Belair 1949. Car là, respect, comme on dit dans les banlieues, c’est du grand et même du très grand. Ce vin est authentiquement bourguignon, avec une race folle. On dirait qu’il a tout pour lui. Il a la concentration, la puissance, la richesse, et en même temps un panache bourguignon. Si l’on devait lui faire un petit reproche, c’est qu’il est presque trop parfait. Il lui manque d’être un peu canaille pour être vraiment très émouvant. Sur le pied de porc qui est une institution du lieu, les deux bourgognes sont à leur aise. Ils sont bien.

Jusqu’à présent, tous les accords ont été d’une justesse exemplaire. Je demande lorsque le chariot des fromages arrive qu’on nous donne juste une petite lamelle de comté pour préparer la bouche au Tokay qui arrive. Pendant que l’on nous sert de ce liquide lourd, rouge comme un porto jeune, nous avons tous une pensée pour l’année 1819, année où Napoléon était encore en vie en exil, l’année de la naissance de la reine Victoria, et pour se rendre compte de l’irréalité du moment que nous allons vivre, s’il y avait sur la table un vin de 1929, celui que nous allons boire a cent dix ans de plus !

Le Tokay 1819 nous fait entrer dans l’intemporel et dans l’inconnu. Je fais verser un verre pour que les trois sommeliers du lieu nous donnent des pistes de recherche. Mais ils seront comme nous muets et incapables de trouver. Ce n’est sûrement pas un vin hongrois, car la charge alcoolique est largement plus forte que celle d’un Tokaji, et le doucereux n’est pas du tout le même. Ce ne peut pas être un Tokay alsacien, car rien dans le corps de ce vin ne pousse vers l’Alsace. Nous pensons tous qu’il s’agit d’un vin français, car nous ne retrouvons aucun des exotismes que nous connaissons, sauf peut-être, par bribes, ceux des rives méditerranéennes du sud de l’Espagne. On est assez proches de xérès, mais assez loin aussi. Alors, faute de pistes, concentrons nous sur ce que nous buvons. La charge alcoolique est certaine, le côté sec du vin est là, avec un doucereux bien contenu. Il y a des épices, mais qui jouent piano. Mais surtout et c’est là la constatation la plus importante, c’est que ce vin n’a pas d’âge, n’a pas le moindre signe de vieillissement, et nous nous disons que si ce vin n’était ouvert que dans 400 ans, il serait encore strictement dans ce niveau de perfection. Nous buvons un vin éternel, qui a atteint une forme d’équilibre qui ne pourra plus jamais changer, qui n’a pas le moindre signe du plus minuscule défaut. Alors, l’émotion est à son comble. Je suis comblé bien sûr, mais aussi comme soûlé d’avoir décidé que nous boirions ce vin aujourd’hui. C’était pure folie, mais quel cadeau.

Il me paraît d’une évidence biblique que ce vin devra être le premier de tous les votes et voici qu’apparaît mon autre cadeau, le Champagne Bollinger 1945. Ce champagne est un mythe, et comme pour le Tokay 1819, je n’en ai qu’une ! Et maintenant, je tombe virtuellement à la renverse, je me tasse sur mon siège comme cela arrive quand j’ai un choc gustatif majeur. Dès la première gorgée, je sens que je le tiens : ce sera ce jour le plus grand champagne de ma vie. J’en ai bu beaucoup de très grands, aux noms et aux années plus prestigieux les uns que les autres. Mais là, le choc est total. Ce vin est plus que parfait. L’image qui me vient à l’esprit est celle de la lettre « T » en majuscule : la barre du haut, horizontale, est celle de la fraîcheur. Et cette fraîcheur est infinie. Elle s’étale en bouche au point d’en écarter les joues, tant la fraîcheur explose. La barre verticale est celle de la profondeur. Et la profondeur de ce vin est infinie. C’est irréel. A côte de moi, l’ami qui décrit les vins avec une extrême justesse est un habitué des notations. Je lui dis que si l’on note sur 100, il va bien falloir décerner à ce champagne entre 120 et 140, car il écrase de sa perfection tout ce qui peut être noté à 100 points.

Ce champagne me ravit comme rarement je l’ai été, et je suis furieux, car je ne pourrai pas mettre l’OVNI qu’est le Tokay 1819 en première place, tant ce champagne exauce mes rêves les plus fous. Sa couleur d’un jaune d’or de la plus belle jeunesse, la bulle est présente et bien dosée, la longueur est éternelle et l’impression combinée de fraîcheur unique et de complexité ultime est une récompense comme il en existe peu. Le dessert avait été pensé pour le cristal Roederer. Il ne s’impose pas, tant le Bollinger se boit pour lui-même, me conduisant à une extase absolue, avec, en plus, le fait que le Tokay au goût rémanent a encore plus porté le Bollinger 1945 au firmament.

Nous votons. Les votes se concentrent sur les six derniers vins sur neuf, comme si les deux derniers nous avaient conduits à une amnésie momentanée. Le Tokay a trois votes de premier sur cinq votants, le Bollinger a un vote de premier, comme La Romanée.

Le vote du consensus, qu’un des amis a eu dans le même ordre est : 1 – Tokay 1819, 2 – Champagne Bollinger 1945, 3 – La Romanée C. Marey & Comte Liger-Belair 1949, 4 – Cos d’Estournel 1921.

Mon vote est : 1 – Champagne Bollinger 1945, 2 – Tokay 1819, 3 – La Romanée C. Marey & Comte Liger-Belair 1949, 4 – Château Gruaud Larose 1921.

Je suis convaincu malgré les votes de mes amis que le plus grand vin est le Bollinger 1945, nous portant à un niveau de perfection inatteignable. Le Tokay nous a fait comprendre ce qu’est l’éternité. Les accords ont été parfaits, le restaurant Laurent montrant une fois de plus que sa place légitime est à deux étoiles que le Michelin serait bienvenu de leur accorder vite. L’amitié était chaude ce soir et ce dîner est plus que probablement le plus émouvant de ma vie.

L’ouverture des vins du 133ème dîner de wine-dinners samedi, 15 mai 2010

Depuis ce matin, je suis incroyablement excité. Je ne reste pas en place. Car ce soir, je vais ouvrir une des bouteilles qui me tiennent le plus à cœur. Ce n’est pas la plus chère de ma cave, et de loin, mais c’est peut-être la plus chère à mon cœur. C’est le cadeau d’un ami fait il y a plus de vingt-cinq ans, et à l’époque je n’avais pas le recul pour mesurer sa valeur historique. Mais au moment où j’ai créé sur internet le site de wine-dinners, c’est cette bouteille que j’ai mis sur la page d’accueil, avec un Jurançon 1928, pour montrer que je m’intéresse plus à l’originalité et à l’histoire qu’aux icônes incontournables, même si je les goûte.

J’arrive à 17h30 au restaurant Laurent où les bouteilles de mon ami Steve, d’un autre ami et les miennes reposent depuis plus d’une semaine. J’ouvre d’abord la bouteille de Château Haut-Brion blanc 1945 et c’est incroyable comme l’odeur est celle d’un liquoreux. On dirait un sauternes qui a mangé une partie de son sucre, mais qui en a gardé encore. Le vin est racé, et ne montre pas encore au nez qu’il s’agit d’un Graves sec.

J’ouvre ensuite un Vougeot les Cras C. Marey et Comte Liger-Belair 1923. La bouteille est belle et le niveau est très satisfaisant. Le bouchon éclate en mille morceaux très noirs mais non graisseux. Le nez est fatigué comme celui d’une bouteille qui aurait été stockée au chaud. On peut espérer que le vin se forme à nouveau, mais l’impression torréfiée disparaîtra-t-elle ? La bouteille de La Romanée C. Marey et Comte Liger-Belair 1949 a une capsule que je connais pour l’avoir rencontrée souvent, avec une couronne royale très opulente et très galbée. Le niveau est plus élevé qu’il ne devrait et le verre de la bouteille est très sombre, interdisant que l’on voie la couleur du vin à travers la bouteille, ce qui me rappelle les Clos de Tart Van der Mullen de sombre mémoire.

Le bouchon vient bien et me semble de son année. Sur le bouchon il y a marqué : « Maison Lafite – vins fins – Bruxelles ». Le nez est très délicat et très bourguignon. Voilà un vin qui me semble devoir être très bon. A voir.

Vient maintenant le moment d’ouvrir ma bouteille fétiche. C’est probablement la plus vieille bouteille buvable que j’aie dans ma cave. J’ai des bouteilles plus anciennes mais qui sont des soleras ce qui ne compte pas. Et j’ai une bouteille des années 1730, rescapée d’un bateau échoué en 1739, mais dont le liquide doit être largement post mortem. Celle-ci est ancienne et buvable, j’en suis sûr. La forme de la bouteille est celle usitée au 18ème siècle, très proche des clavelins, les bouteilles jurassiennes de vins jaunes. Sur l’étiquette, on peut lire : Tokay 1819. Que peut-il y avoir dans la bouteille, je ne sais pas, car l’usage du mot « Tokay » avec cette orthographe, et cette forme de bouteille me sont totalement inconnus.

La bouteille a dû être cirée vers 1900, un peu comme mes Chypre 1845. Et l’étiquette joliment calligraphiée doit aussi dater de 1900. Sur l’étiquette, il y a une armoirie avec une couronne de comte. Le blason porte un soleil au dessus d’une montagne sur un fond strié. Cette armoirie est strictement la même que celle d’une bouteille de vin de Chypre qui doit être de 1857 ou 1897, mais je n’exclus pas qu’elle soit de 1817 ce qui serait particulièrement excitant.

Le bouchon vient bien, en se brisant seulement en bas. Il est assez sec, peu imprégné par le liquide. A ce moment, je n’ai pas honte de dire que les larmes ne sont pas loin de venir, car ouvrir l’une des bouteilles que je chéris le plus m’apporte une forte émotion. Et le nez est miraculeux. Là, les larmes ne demanderaient pas grand-chose pour venir. Le nez marie le sec et le doucereux. La première impression qui me vient est celle d’un xérès. Le vin est résolument sec, mais il a un charme indéfinissable. Il n’y a pas de repère pour ce vin. Considérant que charité bien ordonnée commence par soi-même, je me verse un fond de verre. La couleur est d’un rouge intense, comme celui d’un porto, mais plus clairet. C’est une couleur de jus de cerise noire. En bouche, tout ce que j’attends de ma vie actuelle trouve son aboutissement. Car le vin est invraisemblablement équilibré, doux et onctueux avec des accents de blanc sec, et il m’entraîne dans des saveurs totalement inconnues. De quoi s’agit-il ? Je ne serais pas capable de le dire. Il y a du sec, mais rien d’alsacien. Il y a du doux, mais rien de hongrois. Alors, ces accents de xérès viendraient d’où ? Le Jura n’est pas à exclure. Nous verrons lors du repas.

Un ami me rejoint avec ses bouteilles, et je suggère de les garder pour un futur repas car l’abondance est extrême. Un autre ami arrive aussi avec ses bouteilles et j’ouvre le Cos d’Estournel 1921 dont l’odeur de framboise qui rappelle l’odeur des étoupes de bondes de fûts est spectaculaire.

A 20 heures précises, notre groupe de cinq est au complet pour ce qui sera, je crois, le plus grand repas de ma vie.

restaurant Arpège – photos lundi, 10 mai 2010

l’amuse bouche, l’oeuf et la jardinière de légumes

le homard sauce au thé (ce devait être une langoustine), le homard et le ris de veau

l’agneau et la tarte aux pommes

le champagne Drappier carte d’Or

le Pilou 2007 Côtes du Roussillon (mon jeune voisin japonais connaissait !)

Arbalète et Coquelicot 2009 vin de pays de l’Aude

préparation du prochain dîner de wine-dinners à l’Arpège lundi, 10 mai 2010

Je m’apprête à faire mon premier dîner de wine-dinners au restaurant Arpège avec Alain Passard au fourneau. C’est un honneur et un plaisir. Pour préparer le dîner, Alain a fait un projet avec Gaylord, son sommelier, et il est convenu que je viendrai vérifier la pertinence des recettes avec mes vins. Ne m’étant pas occupé de trouver de complice, mes coups de fil étant tardifs, je me retrouve seul pour étudier les recettes du chef. Bien entendu, il ne s’agit pas de juger de la valeur intrinsèque des plats, mais de leur cohabitation avec les vins du repas. Toute remarque est donc en valeur relative et non pas en valeur absolue.

Le repas débute par une petite tartelette aux dés de jeunes légumes, fortement marquée par l’ail Voilà une bonne idée pour un champagne ancien. La traditionnelle mise en bouche du lieu, l’œuf au chaud froid au sirop d’érable et vinaigre de Xérès est délicieuse, mais n’ira pas du tout avec les champagnes, comme me le démontre le champagne Drappier Carte d’Or servi au verre par Gaylord. Le champagne est délicieux, avec un léger fumé de coings et des pâtes de fruits jaunes, présenté à température idéale. Il se referme sur l’œuf qu’il faut abandonner. Je pense plutôt à une petite tarte de fenouil et d’ail, qui révèlera un champagne doux de 1955.

La jardinière Arlequin et semoule à l’huile d’argan est délicieuse. Ce qui me plait particulièrement, c’est que des milliers de souvenirs me reviennent des légumes que cuisaient mes grands-mères. Comme il y a des légumes sucrés et d’autres salés, on pianotera sur ces saveurs avec deux champagnes, un Canard Duchêne 1973 pour les sucrés et un Salon 1996 pour les saveurs plus typées. Il faut réduire l’ampleur de ce plat copieux et le saler moins.

Faute de langoustines, on m’apporte un homard au thé vert à la chair parfaite. Sa subtilité est idéale pour le vin blanc assez jeune que j’ai prévu. L’asperge est cohérente, mais il ne faudrait retenir que la tête, car la tige est trop amère. L’épinard est osé, mais je le sens bien avec le vin blanc car il est jeune. Le plat est d’un immense talent.

A côté de moi, de jeunes japonais déjeunent. Ils sont surpris que je reçoive une deuxième préparation de homard : homard des Iles Chausey au vin jaune. Je leur explique que je ne suis pas en train de manger, mais d’étudier, ce qui les fait sourire. Le homard est délicat et presque frêle. Pourra-t-il succéder au plat précédent au goût très prononcé ? La chair est délicieuse, mais la sauce pourrait gêner les bordeaux riches et vénérables. Il faudrait une chair sans sauce et atténuer le vin jaune. Les pommes de terre fumées sont idéales, les petits pois naturellement très sucrés sont osés sur ce plat.

Le plat de ris de veau grillé au bois de réglisse et petits légumes du jardin est surprenant car il est étonnamment sucré. Il y a trop d’épices douces. Je le verrais bien grillé, plus viril, avec des pommes de terre plutôt que ces oignons nouveaux un peu durs pour des vins anciens. A l’inverse, les navets fondants doivent rester. Le plat me laisse en bouche une telle impression doucereuse que je pense à une variante au menu qui serait de mettre ce ris de veau après l’agneau avec le Rayne Vigneau 1904. C’est très tentant.

L’agneau, comme les légumes du début fait ressurgir mille souvenirs d’enfance, de cuissons aussi exactes que celle-là. Tout dans ce plat est génial et absolument dans la ligne des vins anciens. Les choux-fleurs mauves sont croquants et le « choufleurisotto » est parfait. Je note : « les petits pois sont à tomber par terre ». On pourrait imaginer que l’agneau soit en deux services pour les deux vins de Bourgogne (dont La Tâche 1960) et pour le Beaucastel 1964, et le ris de veau suivrait sur le Rayne Vigneau 1904.

L’essai des desserts n’est pas du tout probant. Il faut prendre le divin dessert à la pomme sculptée en rose pour accompagner les sauternes et abandonner toute idée de rhubarbe ou de sorbet.

Pendant tout ce temps, Gaylord me fait goûter divers vins jeunes qui sont de grand intérêt. Je discute avec le jeune couple japonais qui ne comprend pas bien que j’aie eu deux homards et trois desserts. Alain Passard vient comme convenu discuter avec moi des recettes après avoir serré toutes les mains. Je le sens pressé, aussi ce compte-rendu lui sera adressé. Peu de temps après, Alain a rejoint une autre table où l’un des convives me dit : « je te connais, nous nous sommes vus il y a vingt ans chez… » un ami qu’il nomme. Je m’assieds à la table de ce jeune et souriant groupe où une charmante vigneronne du Minervois me fait goûter Arbalète et Coquelicot (pensez à « Gun N’ Roses ») 2009, vin du pays de l’Aude de Jean-Baptiste Sénat diablement charmant, presque aussi charmant que sa vigneronne.

132ème dîner – les vins jeudi, 6 mai 2010

Champagne Deutz Cuvée William Deutz 1966 (je n’ai pas enlevé la protection cellophane)

Champagne Dom Pérignon 1964

Meursault Jean François Coche Dury 2001

Chablis 1er cru Camille Giroud 1959

Château Lafite Rothschild 1962

Château Latour 1943 (la capsule est d’une rare beauté, avec la mention du millésime)

Chambertin Clos de Bèze Joseph Drouhin 1947 (l’année est difficile à lire, ce pourrait être 1949)

Hermitage la Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1990

Château Malagar (François Mauriac) 1966

Château Climens Barsac 1924

132ème dîner – photos jeudi, 6 mai 2010

C’est dans le bar du restaurant Apicius que j’ouvre les vins

Les photos de groupe

La belle couleur du Malagar 1966

Les bouchons

Le beau bouchon de Lafite 1962 (en dessous du bouchon de Latour 1943)

Le bouchon de Climens 1924, nettement plus court que celui de Malagar 1966

La belle salle privée

les plats :

Oursin, Langoustine et Tourteau…

Ris de veau rôti entier, fin hachis de champignons, jus à la réglisse

Petit pâté chaud d’oiseaux de chasse, Sarcelles, Bécasses et Grouses

Stilton

Pommes renversées « façon Tatin », crème d’un Saint-honoré

132ème dîner de wine-dinners au restaurant Apicius jeudi, 6 mai 2010

Le 132ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Apicius. Dans un hôtel particulier de la rue d’Artois, la décoration est d’un raffinement rare. Le choix des couleurs et le modernisme des tableaux et des objets sont d’un goût exquis. Le jardin s’est paré des couleurs frêles du milieu de printemps.

A 17 heures j’ouvre les bouteilles et aucun bouchon ne me pose de réel problème. Celui du Lafite 1962 est d’une qualité exceptionnelle, ainsi que celui du Latour 1943 un peu moins souple. Je suis très étonné que le bouchon d’origine du Climens 1924 soit aussi court, avec six à sept millimètres de moins que celui du Malagar 1966. C’est comme si M. Gounouilhou avait voulu faire des économies de bouts de bouchons. Les couleurs sont belles, les odeurs sont pures. Tout se présente bien aussi me reste-t-il du temps pour profiter du beau parc en attendant mes huit convives.

Nous sommes installés dans le petit salon où nous prenons la première partie d’apéritif debout. Le Champagne Deutz Cuvée William Deutz 1966 est d’une cuvée qui a été inventée en 1959 pour exprimer le meilleur du meilleur des vins de Deutz. Etant servi en premier par Caroline, sommelière qui fera un service du vin excellent, j’ai la gorgée la plus ingrate. Dès que je suis resservi après les autres, l’amélioration est sensible. C’est un champagne à la belle couleur ambrée, au nez délicat, sans bulle mais avec un reste suffisant de pétillant. Il manque un peu de longueur et la petite huître joue un rôle dynamisant pour lui conférer une belle personnalité.

Nous sommes assis pour la suite de l’apéritif. Autour de la table, un couple de japonais, un couple franco-chinois, un industriel marocain et trois français de professions diverses ont réussi à créer une atmosphère enjouée, riante, amicale mais aussi concentrée sur l’accueil de saveurs exceptionnelles.

Le menu créé par Jean-Pierre Vigato est bien adapté aux vins : Amuse-bouches entre huîtres et champignons… / Oursin, Langoustine et Tourteau… / Ris de veau rôti entier, fin hachis de champignons, jus à la réglisse / Petit pâté chaud d’oiseaux de chasse, Sarcelles, Bécasses et Grouses / Stilton / Pommes renversées « façon Tatin », crème d’un Saint-honoré.

Les amuse-bouches se continuent sur un Champagne Dom Pérignon 1964 et l’on voit instantanément l’immense écart entre les deux champagnes. Avec le 1964, l’ambre est beaucoup plus doré, le nez est expressif et chaleureux, la bulle, même discrète, s’impose en bouche et le goût de ce champagne est profond, fruité, coloré de couleurs solaires. C’est un très grand champagne.

L’entrée est en trois parties et je ne peux m’empêcher de penser à Alain Dutournier pour qui le chiffre trois est un support caractéristique de la création. Le Meursault Jean François Coche Dury 2001 a un nez particulièrement intense. C’est comme si un puits de pétrole explosait dans les narines. A le voir si puissant, on a peur pour le vin voisin. Mais pas du tout. Le Meursault générique de Coche Dury s’amuse à jouer dans la cour des grands avec une verve citronnée et une rondeur qui emplit la bouche. A côté le Chablis 1er cru Camille Giroud 1959 est, pour les trois novices de ces dîners, le premier choc culturel, qui sera suivi par beaucoup d’autres. Comment est-il possible qu’un chablis de plus de cinquante ans puisse avoir cette jeunesse intemporelle ? La couleur du vin est d’un jaune citronné de prime jeunesse. Le nez est pur et expressif et le goût combine le fruité et le citronné qui ne déparent pas de l’impression donnée par le meursault. Une chose m’étonne, c’est que le final de ce vin est à deux étages. Il a un final citronné, et alors que l’on croit qu’il a tout dit, un retour de langue vient donner un goût de bonbon acidulé absolument étonnant. De mauvaises langues diraient qu’il n’y a pas que du chablis dans ce vin, mais si c’est pour ce résultat, nous sommes prêts à cacher son secret dans les plis de nos soutanes. Le vin est intemporel et charmant. Le meursault s’accorde le mieux avec l’oursin, le chablis le mieux avec la langoustine, et la coupe de tourteau est trop fraîche pour que les deux vins en profitent.

Sur le ris de veau, nous avons deux premiers grands crus classés. Le plus habitué de mes dîners dira que le Lafite est très Lafite et le Latour est très Latour, et c’est vrai. Les deux sont au sommet de leur art. Le Château Lafite Rothschild 1er GCC Pauillac 1962 est très strict, monacal, et il faut aller chercher la grandeur de son message. Si l’on accepte la prudence de gentleman anglais de ce vin, dont le goût de truffe est juste suggéré, on profite d’un vin profond, dense, représentatif d’une grande année bien souvent oubliée. A côté, le Château Latour 1er GCC Pauillac 1943 est chantant, joyeux, tout fou bien que solidement assis sur une structure indestructible. Là aussi, des pans culturels tombent : comment un vin de 67 ans peut-il être aussi jeune d’esprit ? Et aucun des deux vins ne nuit à l’autre, et le ris de veau a l’intelligence de ne pas se mêler de leur confrontation, en étant un compagnon fidèle des deux. La table votera plus volontiers pour le Lafite, dont la pureté bordelaise est exemplaire, alors que je favoriserai nettement le Latour à la joie de vivre qui n’interdit pas la complexité superbe. Un convive fait remarquer que les deux bordeaux se présentent dans un état de conservation exemplaire puisque aucun ne montre de défaut.

Le plat d’oiseau se compose de deux parties : un pigeon dont la chair est diaboliquement veloutée et une petite pâtisserie aux trois oiseaux, plus rêche et typée. Le Chambertin Clos de Bèze Joseph Drouhin 1947 est totalement fait pour le pigeon. Le velours s’ajoute au velours, dans une union que l’on devrait recouvrir d’un voile pudique. Car l’accord, le plus réussi du repas, est d’une rare sensualité. Le vin donne l’impression de n’exister que pour la chair fondante du pigeon. C’est spectaculaire, et le chambertin atteint un niveau de plénitude que seuls les chambertins de grandes années sont capables de donner. Une fois encore, le vin associé sur le même plat s’harmonise très bien, sans qu’un vin ne rabaisse l’autre. L’Hermitage la Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1990 est un grand vin, dans sa belle jeunesse, et couronné par tous les critiques de vin. Sa stature, sa force, le rendent plus apte à cohabiter avec l’intense pâté d’oiseaux de chasse. Le chambertin est sensuel et l’Hermitage est conquérant. Deux beaux vins plus « rustiques » que les bordeaux, mais diablement charmants.

Pour les trois nouveaux participants, associer un stilton avec un vin doux, c’est une curiosité qui laisse dubitatif. La démonstration se fait en essayant. Le Château Malagar (François Mauriac) 1966 est un « Premières Côtes de Bordeaux ». A l’ouverture, son nez me semblait jouer dans la cour des grands. Et c’est vrai qu’il se présente très au dessus de son appellation. Si l’on prononçait le mot sauternes à son égard, personne ne le reprocherait. Le vin d’une couleur d’un jaune encore pâle ne montrant aucun signe d’évolution, est doté d’une jolie acidité citronnée qui le rend convaincant. Le doucereux est joliment balancé et l’accord avec le stilton est gourmand.

Les pommes ont un goût délicieux, un peu acide, qui est exactement dans la ligne de ce que demande le Château Climens Barsac 1924. Boire Climens des années vingt est toujours émouvant. Ce vin à la couleur d’ambre légèrement brun a un nez raffiné et subtil. En bouche, on s’aperçoit qu’il a mangé une partie de son sucre, ce qui le rend un peu plus sec. Et ses notes subtiles apparaissent davantage. Contrairement au Lafite, je suis beaucoup plus à l’aise pour apprécier ce type de vin que l’ensemble de la table. Ce Climens n’est pas un des plus tonitruants, il joue sur la délicatesse, avec une longueur extrême.

Les discussions vont bon train et nous n’arrêtons pas d’échafauder des plans de futurs dîners où nous nous retrouverions aux quatre coins de la planète. Il est temps de voter. Nous sommes huit à voter car la charmante japonaise n’a pas bu. Tous les vins sauf un, le chablis, ont eu des votes. Trois vins seulement ont eu des votes de premier : le Chambertin Clos de Bèze Joseph Drouhin 1947 cinq fois, ce qui est majoritaire et écrasant, le Château Lafite Rothschild 1er GCC Pauillac 1962 deux fois et l’Hermitage la Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1990 une fois.

Le vote du consensus, difficile à départager à la suite du premier indiscuté, est : 1 – Chambertin Clos de Bèze Joseph Drouhin 1947, 2 – Château Lafite Rothschild 1er GCC Pauillac 1962, 3 – Château Latour 1er GCC Pauillac 1943, 4 – Château Climens Barsac 1924.

Mon vote est le même mais dans le désordre : 1 – Chambertin Clos de Bèze Joseph Drouhin 1947, 2 – Château Climens Barsac 1924, 3 – Château Latour 1er GCC Pauillac 1943, 4 – Château Lafite Rothschild 1er GCC Pauillac 1962.

La petite salle à manger permet à neuf convives d’être à l’aise et la forme de la table permet à chacun de parler avec tous, ce qui est un avantage crucial. La vaisselle est belle, le service est attentionné. Caroline a été efficace et attentive. La cuisine de Jean-Pierre Vigato est d’une grande maturité, avec une lisibilité rassurante et adaptée aux vins anciens. De nouvelles amitiés se sont créées et les anciennes se sont confortées. Par un beau soir de printemps, nous nous sommes quittés heureux.