132ème dîner de wine-dinners au restaurant Apiciusjeudi, 6 mai 2010

Le 132ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Apicius. Dans un hôtel particulier de la rue d’Artois, la décoration est d’un raffinement rare. Le choix des couleurs et le modernisme des tableaux et des objets sont d’un goût exquis. Le jardin s’est paré des couleurs frêles du milieu de printemps.

A 17 heures j’ouvre les bouteilles et aucun bouchon ne me pose de réel problème. Celui du Lafite 1962 est d’une qualité exceptionnelle, ainsi que celui du Latour 1943 un peu moins souple. Je suis très étonné que le bouchon d’origine du Climens 1924 soit aussi court, avec six à sept millimètres de moins que celui du Malagar 1966. C’est comme si M. Gounouilhou avait voulu faire des économies de bouts de bouchons. Les couleurs sont belles, les odeurs sont pures. Tout se présente bien aussi me reste-t-il du temps pour profiter du beau parc en attendant mes huit convives.

Nous sommes installés dans le petit salon où nous prenons la première partie d’apéritif debout. Le Champagne Deutz Cuvée William Deutz 1966 est d’une cuvée qui a été inventée en 1959 pour exprimer le meilleur du meilleur des vins de Deutz. Etant servi en premier par Caroline, sommelière qui fera un service du vin excellent, j’ai la gorgée la plus ingrate. Dès que je suis resservi après les autres, l’amélioration est sensible. C’est un champagne à la belle couleur ambrée, au nez délicat, sans bulle mais avec un reste suffisant de pétillant. Il manque un peu de longueur et la petite huître joue un rôle dynamisant pour lui conférer une belle personnalité.

Nous sommes assis pour la suite de l’apéritif. Autour de la table, un couple de japonais, un couple franco-chinois, un industriel marocain et trois français de professions diverses ont réussi à créer une atmosphère enjouée, riante, amicale mais aussi concentrée sur l’accueil de saveurs exceptionnelles.

Le menu créé par Jean-Pierre Vigato est bien adapté aux vins : Amuse-bouches entre huîtres et champignons… / Oursin, Langoustine et Tourteau… / Ris de veau rôti entier, fin hachis de champignons, jus à la réglisse / Petit pâté chaud d’oiseaux de chasse, Sarcelles, Bécasses et Grouses / Stilton / Pommes renversées « façon Tatin », crème d’un Saint-honoré.

Les amuse-bouches se continuent sur un Champagne Dom Pérignon 1964 et l’on voit instantanément l’immense écart entre les deux champagnes. Avec le 1964, l’ambre est beaucoup plus doré, le nez est expressif et chaleureux, la bulle, même discrète, s’impose en bouche et le goût de ce champagne est profond, fruité, coloré de couleurs solaires. C’est un très grand champagne.

L’entrée est en trois parties et je ne peux m’empêcher de penser à Alain Dutournier pour qui le chiffre trois est un support caractéristique de la création. Le Meursault Jean François Coche Dury 2001 a un nez particulièrement intense. C’est comme si un puits de pétrole explosait dans les narines. A le voir si puissant, on a peur pour le vin voisin. Mais pas du tout. Le Meursault générique de Coche Dury s’amuse à jouer dans la cour des grands avec une verve citronnée et une rondeur qui emplit la bouche. A côté le Chablis 1er cru Camille Giroud 1959 est, pour les trois novices de ces dîners, le premier choc culturel, qui sera suivi par beaucoup d’autres. Comment est-il possible qu’un chablis de plus de cinquante ans puisse avoir cette jeunesse intemporelle ? La couleur du vin est d’un jaune citronné de prime jeunesse. Le nez est pur et expressif et le goût combine le fruité et le citronné qui ne déparent pas de l’impression donnée par le meursault. Une chose m’étonne, c’est que le final de ce vin est à deux étages. Il a un final citronné, et alors que l’on croit qu’il a tout dit, un retour de langue vient donner un goût de bonbon acidulé absolument étonnant. De mauvaises langues diraient qu’il n’y a pas que du chablis dans ce vin, mais si c’est pour ce résultat, nous sommes prêts à cacher son secret dans les plis de nos soutanes. Le vin est intemporel et charmant. Le meursault s’accorde le mieux avec l’oursin, le chablis le mieux avec la langoustine, et la coupe de tourteau est trop fraîche pour que les deux vins en profitent.

Sur le ris de veau, nous avons deux premiers grands crus classés. Le plus habitué de mes dîners dira que le Lafite est très Lafite et le Latour est très Latour, et c’est vrai. Les deux sont au sommet de leur art. Le Château Lafite Rothschild 1er GCC Pauillac 1962 est très strict, monacal, et il faut aller chercher la grandeur de son message. Si l’on accepte la prudence de gentleman anglais de ce vin, dont le goût de truffe est juste suggéré, on profite d’un vin profond, dense, représentatif d’une grande année bien souvent oubliée. A côté, le Château Latour 1er GCC Pauillac 1943 est chantant, joyeux, tout fou bien que solidement assis sur une structure indestructible. Là aussi, des pans culturels tombent : comment un vin de 67 ans peut-il être aussi jeune d’esprit ? Et aucun des deux vins ne nuit à l’autre, et le ris de veau a l’intelligence de ne pas se mêler de leur confrontation, en étant un compagnon fidèle des deux. La table votera plus volontiers pour le Lafite, dont la pureté bordelaise est exemplaire, alors que je favoriserai nettement le Latour à la joie de vivre qui n’interdit pas la complexité superbe. Un convive fait remarquer que les deux bordeaux se présentent dans un état de conservation exemplaire puisque aucun ne montre de défaut.

Le plat d’oiseau se compose de deux parties : un pigeon dont la chair est diaboliquement veloutée et une petite pâtisserie aux trois oiseaux, plus rêche et typée. Le Chambertin Clos de Bèze Joseph Drouhin 1947 est totalement fait pour le pigeon. Le velours s’ajoute au velours, dans une union que l’on devrait recouvrir d’un voile pudique. Car l’accord, le plus réussi du repas, est d’une rare sensualité. Le vin donne l’impression de n’exister que pour la chair fondante du pigeon. C’est spectaculaire, et le chambertin atteint un niveau de plénitude que seuls les chambertins de grandes années sont capables de donner. Une fois encore, le vin associé sur le même plat s’harmonise très bien, sans qu’un vin ne rabaisse l’autre. L’Hermitage la Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1990 est un grand vin, dans sa belle jeunesse, et couronné par tous les critiques de vin. Sa stature, sa force, le rendent plus apte à cohabiter avec l’intense pâté d’oiseaux de chasse. Le chambertin est sensuel et l’Hermitage est conquérant. Deux beaux vins plus « rustiques » que les bordeaux, mais diablement charmants.

Pour les trois nouveaux participants, associer un stilton avec un vin doux, c’est une curiosité qui laisse dubitatif. La démonstration se fait en essayant. Le Château Malagar (François Mauriac) 1966 est un « Premières Côtes de Bordeaux ». A l’ouverture, son nez me semblait jouer dans la cour des grands. Et c’est vrai qu’il se présente très au dessus de son appellation. Si l’on prononçait le mot sauternes à son égard, personne ne le reprocherait. Le vin d’une couleur d’un jaune encore pâle ne montrant aucun signe d’évolution, est doté d’une jolie acidité citronnée qui le rend convaincant. Le doucereux est joliment balancé et l’accord avec le stilton est gourmand.

Les pommes ont un goût délicieux, un peu acide, qui est exactement dans la ligne de ce que demande le Château Climens Barsac 1924. Boire Climens des années vingt est toujours émouvant. Ce vin à la couleur d’ambre légèrement brun a un nez raffiné et subtil. En bouche, on s’aperçoit qu’il a mangé une partie de son sucre, ce qui le rend un peu plus sec. Et ses notes subtiles apparaissent davantage. Contrairement au Lafite, je suis beaucoup plus à l’aise pour apprécier ce type de vin que l’ensemble de la table. Ce Climens n’est pas un des plus tonitruants, il joue sur la délicatesse, avec une longueur extrême.

Les discussions vont bon train et nous n’arrêtons pas d’échafauder des plans de futurs dîners où nous nous retrouverions aux quatre coins de la planète. Il est temps de voter. Nous sommes huit à voter car la charmante japonaise n’a pas bu. Tous les vins sauf un, le chablis, ont eu des votes. Trois vins seulement ont eu des votes de premier : le Chambertin Clos de Bèze Joseph Drouhin 1947 cinq fois, ce qui est majoritaire et écrasant, le Château Lafite Rothschild 1er GCC Pauillac 1962 deux fois et l’Hermitage la Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1990 une fois.

Le vote du consensus, difficile à départager à la suite du premier indiscuté, est : 1 – Chambertin Clos de Bèze Joseph Drouhin 1947, 2 – Château Lafite Rothschild 1er GCC Pauillac 1962, 3 – Château Latour 1er GCC Pauillac 1943, 4 – Château Climens Barsac 1924.

Mon vote est le même mais dans le désordre : 1 – Chambertin Clos de Bèze Joseph Drouhin 1947, 2 – Château Climens Barsac 1924, 3 – Château Latour 1er GCC Pauillac 1943, 4 – Château Lafite Rothschild 1er GCC Pauillac 1962.

La petite salle à manger permet à neuf convives d’être à l’aise et la forme de la table permet à chacun de parler avec tous, ce qui est un avantage crucial. La vaisselle est belle, le service est attentionné. Caroline a été efficace et attentive. La cuisine de Jean-Pierre Vigato est d’une grande maturité, avec une lisibilité rassurante et adaptée aux vins anciens. De nouvelles amitiés se sont créées et les anciennes se sont confortées. Par un beau soir de printemps, nous nous sommes quittés heureux.