Archives de catégorie : dîners de wine-dinners

le vin surprise ajouté au dîner de vignerons vendredi, 11 décembre 2009

C’est le jour du dîner que j’ai pris possession de ce Volnay Clos des Mouches Café Anglais 1885, le plus vieux bourgogne proposé à la vente d’une partie de la cave de la Tour d’Argent qui s’est tenue il y a seulement quatre jours.

Ce vin a ému tout le monde (voir récit) et en particulier Aubert de Villaine qui a reconnu les émotions des vins préphylloxériques.

128ème dîner, 9ème dîner avec des vignerons – photos vendredi, 11 décembre 2009

Les vins du dîner (il manque le Volnay 1995 et le Rayas 1990)

les bouchons

Le Bâtard-Montrachet 1930 et le Malartic-Lagravière 1947

Le Fargues 1990 (pourquoi deux capsules ?) et le Lafaurie-Peyraguey 1945 certainement reconditionné par la maison Cordier

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Le Corton-Charlemagne Bonneau du Martray 1982 et le Montrachet Bouchard P&F 1989

Il faut imaginer que le bas du bouchon était comprimé au point d’avoir la même épaisseur que le haut !

les plats du menu

la photo ne montre pas assez la forêt de verres que nous avions sur la table

le 9ème dîner des amis de Bipin Desai avec des amis vignerons vendredi, 11 décembre 2009

Le dîner que je vais raconter est un moment important de ma vie de passionné de vins. C’est un moment de bonheur et de fierté. Comme dans tout roman, il faut ficeler l’intrigue. Commençons par le premier bout de ficelle.

Bipin Desai est un collectionneur américain d’origine indienne, professeur de physique quantique à Berkeley, qui réalise les plus grandes dégustations verticales de la planète en faisant appel aux apports d’autres collectionneurs et de vignerons. Nous nous sommes connus en 2000 lors d’une dégustation des trente plus grands millésimes d’Yquem depuis 1893. Bipin ne me connaissait pas. Il lui manquait deux millésimes. Quelqu’un lui dit que je pourrais les avoir. Je les ai. Ma participation aux trois repas se décide. Bipin et moi sommes depuis cette fabuleuse verticale devenus des amis.

Nouons une deuxième ficelle. Bipin vient chaque année deux ou trois fois en France, conduisant avec lui un groupe d’amateurs américains. Ils enchaînent les trois étoiles, les repas gastronomiques et les visites de domaines à une cadence effrénée. Depuis 2001 une habitude est devenue un rite : j’organise chaque année un repas que l’on a baptisé « le dîner des amis de Bipin Desai », où sont invités principalement des vignerons qui apportent des bouteilles de leur cave. J’organise ces dîners comme des dîners de wine-dinners aussi le 9ème dîner des amis de Bipin Desai est-il le 128ème dîner de wine-dinners.

Tirons un autre petit bout de la pelote. Nous sommes un vendredi. Lundi dernier démarrait la vente très médiatisée d’une partie de la cave de la Tour d’Argent. Il « fallait » donc en être. Or quand on regarde le catalogue, il n’y a pas grand-chose : pas de vins de la Romanée Conti ni de Coche-Dury, ni de Pétrus sauf un. L’essentiel est de petites années récentes. Comme il fallait une accroche, il y a de très vieux alcools et quelques lots de vins du 19ème siècle. Comme dans toutes les ventes il y a des prix irrationnels du fait de l’ivresse de la vente ou de la compulsion, et parfois des prix très bas, car nul ne surenchérit.

J’ai pu mesurer à quel point je ne suis pas raisonnable, car à côté de quelques bonnes pioches, j’ai payé pour certains vins des prix doubles de ce qui s’obtient en n’importe quelle boutique. Compte tenu de l’ambiance fébrile où les prix les plus fous se multiplient, je quitte la salle après le lot 200 alors qu’il y en a encore plus de 1.600. Pour la suite de la vente qui dure deux jours, je donne des ordres écrits pour ne pas avoir la tentation d’enchérir en salle. Mercredi matin, je me présente pour payer et l’on me tend un bordereau qui ne comprend que des lots que j’ai achetés en salle. Aucun de mes cinquante ordres supplémentaires n’a eu de succès. Mes achats sont enlevés à leur lieu d’entreposage dans Paris et je me rends le jour même à une autre vente où des lots peuvent m’intéresser. C’est à l’hôtel Régina et je vois le jeune commissaire priseur guilleret qui ne cesse de dire : « nous faisons mieux que la Tour d’Argent », car la même folie acheteuse gagne la salle. J’obtiens des lots lorsque mon bras ne se baisse pas assez vite, mais aucune des cibles que j’avais repérées ne viendra dans ma cave car les prix sont trop élevés.

Il y avait dans la vente de la Tour d’Argent, hormis des alcools du 18ème siècle seulement huit bouteilles de vin du 19ème siècle, deux bordeaux de 1870 et six bourgognes de 1885, aux descriptions peu engageantes : une basse, deux vidanges, une grande vidange et deux à moitié vides. Je n’avais remis d’ordre que pour la seule qui ne soit pas vidange, la basse.

Jeudi matin, un mail de confirmation de la maison de vente comporte deux bordereaux : celui que j’avais déjà payé et dont les lots avaient rejoint ma cave, et un deuxième bordereau où il apparaît que j’ai obtenu la bouteille de Volnay Clos des Chênes Café Anglais 1885 annoncée basse. Je fais part de ma contrariété à la maison de vente, car je me vois obligé de recommencer un processus de paiement et d’enlèvement car le deuxième bordereau n’avait pas été joint au premier. Après avoir râlé juste ce qu’il faut, je peux le vendredi en début d’après-midi prendre possession de mes achats de l’hôtel Régina et cette bouteille de la Tour d’Argent. J’examine la bouteille et il m’apparaît que le niveau est nettement vidange et non basse. J’appelle l’expert de la vente pour lui faire part de ma constatation. Je le sens gêné au téléphone. Il n’a pas l’intention de me reprendre la bouteille alors que c’eût été logique. En regardant au travers de la bouteille très sale, je peux imaginer que la couleur du vin soit acceptable. Je demande que l’on se souvienne que je ne fais pas d’esclandre, et je prends la bouteille.

Voici le quatrième bout de ficelle de cette intrigue : dans ma voiture, je gamberge. Ce soir, il y aura autour de la table tout ce qui se fait de plus grand dans le monde du vin. Jamais je ne trouverais une assemblée aussi prestigieuse pour partager une telle bouteille. L’idée me démange. Compte tenu de la générosité de chacun, il y a déjà beaucoup trop à boire. Mais la folie m’excite : je demanderai ce soir à mes amis s’ils veulent partager cette bouteille incertaine, accroche médiatique de la vente de la Tour d’Argent.

A 17 heures le restaurant Laurent m’accueille avec toujours autant de gentillesse pour l’ouverture des bouteilles. Daniel sera le sommelier qui accompagnera le voyage que nous allons faire. Les vins étant récents, je ne rencontre aucune difficulté. Dans le noir au premier étage, allongé sur la moquette, un petit complément de sommeil me permet de reprendre des forces, car le souvenir du dîner de la veille pèse encore sur mon organisme. A partir de 19h30 les convives arrivent : Mmes Pamela de Villaine et Silke Audouze, MM. Jean Berchon, Florent Daujat, Didier Depond, Richard Geoffroy, Olivier Krug, Louis-Michel Liger-Belair, Alexandre de Lur Saluces, Jean-Charles de la Morinière, Sylvain Pitiot, Aubert de Villaine. Les apporteurs des vins seront indiqués entre parenthèses tout au long du récit.

Avant que tout le monde ne soit là nous prenons l’apéritif dans la belle rotonde de l’entrée du restaurant. Nous commençons par un Champagne Pol Roger Cuvée Winston Churchill en magnum 1990 (Patrice Noyelle qui ne pouvait venir mais s’est fait représenter par cette bouteille). Dès la première gorgée, on se sent bien. Ce champagne est rassurant, car il est très champagne et très compréhensible. On le boit avec facilité, car il est très équilibré, dans des notes de jaunes, qu’il s’agisse de citron ou de mirabelle. Un champenois présent me dira qu’il manque d’un petit grain de folie. C’est vrai, mais le parti pris de la sérénité est convaincant.

Avec le deuxième champagne d’apéritif, c’est un coup de barre à 90°. On change de cap. Le Champagne Salon en magnum 1985 (Didier Depond) est l’opposé du précédent. C’est un hors bord cigarette au bruit assourdissant qui succède à la péniche de croisière sur les canaux. On se sentait bien et voici que l’on caracole. Disons-le tout net, ce Salon en pleine possession de ses moyens est un champagne fou que j’adore. Son côté canaille m’interpelle.

Nous passons à table et le menu préparé par Alain Pégouret est un régal absolu : Arlettes aux épices et Rôties au thon fumé / Crème de champignons en cappuccino / Foie gras de canard et gibier cuits en terrine / Saint-Jacques au naturel, beurre citronné / Homard dans un consommé clair, pleurotes et borage / Trompettes de la Mort juste rissolées, crémeux d’œuf de poule et jaune coulant / Aiguillettes d’une pièce de bœuf rôtie, gratin de macaroni et jus aux herbes / Caille à la rôtissoire, pommes soufflées Laurent / Joues de veau fondantes, moelle, risotto à la truffe blanche d’Alba / Brie de Meaux / Nougat glacé aux coings / Palmiers Laurent.

Bipin fait un court discours de bienvenue et je prends la parole pour demander si mes amis aimeraient partager le Clos des Chênes 1885. Le « oui » est plus massif qu’un référendum du Général de Gaulle. Aubert de Villaine me demande : « vous attendiez-vous à une autre réponse ? ». Je file vite ouvrir la bouteille qui aura ses quatre heures d’aération puisqu’elle sera servie en fin de repas et je rejoins la table.

Le Champagne Moët & Chandon 1952 (Jean Berchon) a hélas un nez dévié. Il y a un léger goût de bouchon, mais il n’y a pas que cela. Le défaut va disparaître puis réapparaître et fort heureusement, en fin de verre, les deux dernières gorgées ont l’intense subtilité de ce vin mythique, car 1952 est une des plus belles réussites historiques de Moët. Je vois Richard qui scrute si l’accord avec le foie gras se trouve sur le Champagne Dom Pérignon Œnothèque 1975 (Richard Geoffroy). Ce champagne est absolument superbe. Il a la fluidité incomparable des Dom Pérignon, avec une précision de trame extrême. Le foie gras est un peu travaillé. Le charme est du côté du champagne, très grand.

Le Bâtard-Montrachet Domaine Fleurot-Larose 1930 (François Audouze) a été présenté sur les mails que j’ai envoyés à tous comme « curiosité ». Car lorsque j’ai cherché des vins pour ce repas, je suis tombé sur cette bouteille d’une année infiniment rare, que j’ai eu envie de partager avec ces amis, car j’aime sortir des sentiers battus. Aubert dit tout de suite : « fatigué ». Or, si l’on accepte de boire ce vin pour ce qu’il est, il a une précision de structure tout à fait enviable. Il n’a plus, bien sûr, les caractéristiques d’un Bâtard, mais il est délicieux et riche de complexités de fruits jaunes de belle ordonnance. Le plus enthousiaste est Jean-Charles qui jure qu’il aurait dit Corton-Charlemagne si ce vin avait été bu à l’aveugle et lui trouve de belles qualités.

Tout le monde applaudit le Corton Charlemagne Bonneau du Martray en magnum 1982 (Jean-Charles de la Morinière) qui est exceptionnel. On peut faire un parallèle entre le Dom Pérignon et ce vin, car il y a cette magique fluidité porteuse de complexité. Le palais pianote sur ce vin raffiné et délicat. Ce qui est amusant, c’est que ce Corton-Charlemagne est servi en même temps que le Bâtard. Et si l’écart de classe est évident, on peut passer de l’un à l’autre sans que l’un n’écrase l’autre. Le 1982 est fluide, d’un final frais très rare.

Le Montrachet Bouchard Père & Fils 1989 (François Audouze) est l’opposé du vin de 1982 comme le Salon était l’opposé du Pol Roger. Le Montrachet passe en force. Extrêmement poivré, puissant, bagarreur, il trouve un superbe écho avec le homard traité en douceur. Si le homard avait eu du poivre, le choc gustatif n’eût été profitable à aucun des deux partenaires alors que le consommé clair rend le Montrachet encore plus brillant. Nous venons d’explorer deux antithèses du vin blanc de Bourgogne.

Comme aucun vigneron bordelais de vins rouges n’avait été assez rapide pour répondre à mon invitation, j’ai ajouté ce Château Malartic-Lagravière rouge 1947 (Alfred Bonnie) qu’Alfred Bonnie avait apporté en secours au dîner de 2007. Il était resté en réserve dans ma cave et avec son autorisation je l’ai inclus ce soir. La couleur est d’un rouge foncé fringant et jeune. Le vin s’impose immédiatement par l’impression de profondeur et de richesse de trame. Ce vin insiste sur les papilles pour montrer combien il est grand. C’est un magnifique vin de bordeaux. Il fallait bien cela pour recueillir l’adhésion de vignerons bourguignons.

Le premier contact avec le Clos de Tart 1985 (Sylvain Pitiot) m’évoque l’arrivée des rois mages à Bethléem ou la vigie qui après des mois de mer crie « terre » en découvrant une île. Car on se dit : « je touche enfin la Bourgogne », avec l’un des exemples les plus précis possibles. Ce vin est la définition de dictionnaire du goût du bourgogne. De plus, aidé par l’aiguillette de bœuf qui est le plat le plus goûteux de ce merveilleux dîner, il brille comme un jeune premier.

La Romanée Liger-Belair 1988 (Louis-Michel Liger-Belair) a beaucoup plus de mal à s’installer en bouche. Il est servi un peu froid, et après avoir réchauffé mon verre, je conçois ce qu’il a de grand, gêné toutefois par une timidité excessive. C’est un grand vin au fumé délicat qui mérite d’être encore attendu.

Le premier contact avec le Richebourg Domaine de la Romanée Conti magnum 1946 (Aubert de Villaine) est exactement ce que j’attendais, voire même un peu plus. Or Aubert dit « on voit bien sûr, qu’il est un peu fatigué ». Rien en ce vin ne l’est. C’est l’expression de ce que l’on doit attendre de 1946 avec même un peu plus de fruité que ce que j’imaginais. Le parfum de ce vin est une signature de la Romanée Conti. Les vignes sont très jeunes, quinze ans tout au plus, ce que l’on ressent dans une léger manque d’ampleur, mais ce vin racé, fruité, bien dessiné pour la première année de vinification du père de Bernard Noblet est un réel bonheur, très belle expression du domaine.

Arrive maintenant le Volnay Clos des Chênes Café Anglais 1885 (François Audouze) acquis ce jour même. Le nez du vin est très pur, sans déviance. Le goût mérite que l’on ajuste son palais pour envisager de le comprendre. Aubert qui était trop sévère pour son vin s’enthousiasme pour celui-ci, dont il sait ignorer les défauts. Le vin délivre un message extrêmement convaincant. Aubert est sûr qu’il s’agit d’un vin préphylloxérique, ce qui explique l’étrangeté de certaines saveurs. Il y a du torréfié dans ce vin, ce qui s’explique par le niveau de la bouteille, mais aussi une belle richesse dont la mémoire est suffisamment vivace pour que ce vin soit adoré par tous. Voilà une bonne pioche, et un témoignage historique de première grandeur. 1885 est l’année qui a été servie lors du mariage des parents de l’un d’entre nous. Hasards et coïncidences ajoutent du sel au plaisir.

Florent ayant été l’invité de la dernière heure, il n’y avait pas de plat prévu pour le Château Rayas Chateauneuf-du-Pape 1990 (Florent Daujat). Nous l’avons bu comme un intermède, ce qui ne lui a pas permis de briller autant qu’il le mérite. Apparaissant très simple après les bourgognes subtils, il n’a pas convaincu certains convives alors que c’est un vin d’une pureté de définition exceptionnelle, juteux et joyeux. Alors que le Brie est prévu pour le Krug, on peut braver des interdits en le mariant au Rayas, et le titillement des papilles est réjouissant. Mais la logique est avec le Champagne Krug en magnum 1976 (Olivier Krug) champagne qui a tout pour lui. Si le miel est évident, c’est surtout la complexité gustative qui m’intéresse, car ce champagne est tout simplement parfait, au final claquant sur la langue.

Le Château de Fargues 1990 (Alexandre de Lur Saluces) est d’un bel or et d’une précision de définition qui fait évidemment penser à Yquem qu’Alexandre a aussi réussi. C’est un grand sauternes et quand arrive le Château Lafaurie-Peyraguey 1945 (François Audouze) d’un or encore plus profond, on se dit qu’avec les sauternes il est impossible de trouver le moindre défaut quand ils sont de ce niveau.

Chacun des amis présents était heureux de connaître enfin ma femme dont ils suivent les aventures culinaires dans mes bulletins. A beaucoup de détails cités je me suis rendu compte qu’ils lisent mes bulletins et s’en souviennent. L’ambiance amicale, la générosité de tous, la chaleur communicative et le privilège d’être ensemble ont créé une atmosphère unique fondée sur l’amitié. J’ai été gratifié de remerciements qui m’ont franchement ému. Un tel dîner est certainement l’un des plus beaux cadeaux dont je pouvais rêver.

On ne vote jamais dans ces dîners de vignerons, mais pour mes archives il me faut choisir et c’est bien difficile. Le premier sera le Volnay Clos des Chênes Café Anglais 1885, parce qu’il procure une émission unique. Le second sera le Château Malartic-Lagravière rouge 1947 parce qu’il s’est comporté de façon remarquable, à un niveau insoupçonné. Le troisième est le magnum de Corton Charlemagne Bonneau du Martray 1982 parce qu’il est parfait. Cela devient plus difficile ensuite. Nommons trois ex-æquo, le Dom Pérignon, le Krug et le Salon.

127ème dîner – photos des vins jeudi, 10 décembre 2009

Champagne Dom Pérignon magnum 1973

Champagne Henriot Réserve du Baron Philippe de Rothschild 1973

Château Laville Haut-Brion 1994

Château Petit-Faurie de Souchard Saint-Emilion 1955

Cos d’Estournel 1947

Chambolle-Musigny Bouchard Père & Fils 1967

Grand Chambertin Sosthène de Grésigny, Jules Régnier # 1929

Hermitage de Vallouit 1978

Cru d’Arche-Pugneau Sauternes 1948

Château Gilette Crème de tête Sauternes 1953

127ème dîner – photos jeudi, 10 décembre 2009

L’entrée du restaurant est joliment décorée sur un thème de l’Avent

la montée d’escalier a-t-elle été décorée pour mes convives ?

Voici les vins que nous allons boire

merveilleuse surprise que de constater que le millésime du Grand Chambertin Domaine de Grésigny est 1919

les bouchons des vins de la soirée

les plats (voir intitulés dans le compte-rendu)

les merveilles couleurs des deux Bordeaux

coquilles Saint-Jacques lutées et foies gras

le lièvre à la Royale avant et après le service de la sauce

le merveilleux dessert, au joli dessin dans l’assiette

127ème dîner de wine-dinners au restaurant Ledoyen jeudi, 10 décembre 2009

Le 127ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Ledoyen. Une équipe de télévision a proposé de filmer l’ouverture des vins ainsi que le repas, aussi, en accord avec Patrick Simiand, directeur du restaurant, nous occuperons un petit salon, pour ne pas indisposer les tables voisines si nous nous installions comme d’habitude dans la grande et belle salle du restaurant. Dans ce lieu rien n’indique que le pays est en crise, car l’immense salle du rez-de-chaussée est réservée par une société événementielle pour un grand repas, et le salon qui jouxte le notre s’organise autour d’une table de 24 couverts. Le personnel bruisse comme dans une ruche.

L’ouverture des vins est particulièrement facile. Le seul bouchon qui me résiste est celui du Cos d’Estournel 1947, qui tressaute au lieu de glisser en remontant. J’aime les belles surprises. J’avais annoncé à mes convives un Grand Chambertin Sosthène de Grésigny, Jules Régnier. L’année étant illisible, j’ai indiqué : # 1929, c’est-à-dire autour de 1929. Or le bouchon révèle avec une belle netteté qu’il s’agit d’un 1919. Les bourgognes de 1919 étant remarquables j’ai un large sourire, conforté par l’odeur du vin qui est particulièrement aguichante. J’annonce au journaliste qui me pose des questions pendant que j’officie qu’il ne me surprendrait pas que ce vin soit le gagnant des votes de ce soir. Nous verrons ce que l’avenir nous réserve. Les plus belles odeurs sont celle de ce Chambertin, du Cru d’Arche Pugneau 1948 qui est divinement agrume alors que le Gilette Crème de Tête 1953 a un parfum très classique. J’annonce à Vincent, efficace sommelier qui servira les vins ce soir, que nous inverserons sans doute l’ordre de service des sauternes si les odeurs restent ce qu’elles sont près de cinq heures avant leur entrée en scène. Le Chambolle-Musigny Bouchard Père & Fils 1967 a une odeur avenante, tout comme les deux bordeaux rouges. Le responsable du projet télévisuel sent tous les vins et s’étonne que tous puissent être aussi prometteurs.

Notre table ce soir ne comptera que neuf personnes du fait d’une annulation de dernière minute. Des habitués sont présents, l’un des plus fidèles avec un de ses amis fidèle aussi, un nouveau fidèle qui devient assidu et régulier, le couple de japonais attachés à ces dîners dont la femme ne boit pas mais aime l’atmosphère et partager la joie de son mari, un couple de nouveaux venus dont le mari avait assisté à l’académie des vins anciens comme une autre convive qui écrit sur le vin.

J’avais demandé à Vincent d’ouvrir un quart d’heure avant l’heure du rendez-vous le Champagne Dom Pérignon en magnum 1973. Bien m’en a pris, car lorsqu’il me montre le bouchon et me fait goûter le champagne dont la bouteille est restée au frais, je suis inquiet. Le bouchon rétréci est devenu noir en surface, ce qui n’est pas bon. Et si l’attaque en bouche du vin est agréable, l’arrière-goût, bien après le final, est métallique et dérangeant. J’ai bien peur.

Lorsque tous les convives sont présents nous passons à table et le champagne est servi. Rien n’apaise mon inquiétude et ma voisine de droite exprime son dégoût. Mais le pire n’est jamais sûr. Les amuse-bouche sont de remarquables exercices de style mettant en valeur le talent du chef. Certains d’entre eux font oublier en partie la trace désagréable de l’arrière-goût. Par prudence je choisis de faire ouvrir un autre champagne qui puisse accompagner les huîtres, un Champagne Diebolt Vallois Fleur de Passion 2002.

Le menu créé par Christian Le Squer est d’une inventivité remarquable : Huîtres au naturel, belon et fines de claires / Tartare: langoustine-veau jus de carapaces à la vanille / Ecrevisses en croûte de pain virtuelle / Noix de St Jacques lutée jus de cèpes / Foie gras rôti en croûte de pain / Râble de lièvre au poivre, l’épaule façon Royale / Stilton / Ananas épicé en soufflé Passion. Pendant tout le repas, nous serons portés d’émerveillement en émerveillement.

Un des convives trouve que la belon efface toute trace de désagrément du Dom Pérignon alors que pour mon goût, c’est la fine de claire qui transcende le champagne blessé. Et lorsque l’on goûte l’excellent Diebolt Vallois, nous avons tous envie de reprendre du Dom Pérignon, tant il apparaît que le plus ancien a trouvé une complexité remarquable, quand le discours du plus jeune est balbutiant, non encore structuré par comparaison. Le champagne blessé qui aurait été volontiers condamné a retrouvé une partie de sa splendeur, grâce à son attaque en bouche totalement indemne, au point même que ce champagne récoltera deux votes dans le jugement final.

J’avais aussi goûté avant l’arrivée des convives le Champagne Henriot Réserve du Baron Philippe de Rothschild 1973 qui m’avait, par comparaison au Dom Pérignon blessé, fait une belle impression. Au moment où il est servi, j’ai peur d’une infime trace de bouchon mais il n’en est rien. Le champagne est beau, jaune de couleur et de goût, au citron calme et serein. Je le trouve assez exotique et atypique. Le tartare de langoustine et de veau est admirable et le champagne réagit bien sur le jus de carapace que l’on reprendrait cuiller après cuiller à l’infini.

Tous mes amis me disent au service du Château Laville Haut-Brion 1994 : pourquoi un vin si jeune ? Et c’est vrai qu’il est jeune. Mais il a quand même quinze ans et profite bien de son début de maturité. Classiquement il est riche de mille évocations où le fruit vert côtoie le minéral. C’est un beau vin blanc joyeux et l’écrevisse le lui rend bien.

Lorsque mes amis constatent que la noix de Saint-Jacques lutée est prévue sur deux bordeaux plus que cinquantenaires, ils sont étonnés de l’audace. Or, dès la première gorgée, la continuité gustative entre le Château Petit-Faurie de Souchard Saint-Emilion 1955 et le plat est saisissante. On ne pourrait pas imaginer meilleur mariage. Pour certains autour de la table, c’est le Cos d’Estournel 1947 qui se marie au mieux avec le plat, mais je pense que le Saint-Emilion épouse mieux la coquille que le Saint-Estèphe, alors que c’est l’inverse sur le diabolique jus de cèpe, qui a sa vie propre, car il n’est pas essentiel pour l’accord avec le mollusque, créant son propre accord avec les vins. Les couleurs des deux vins sont profondes et saisissantes de jeunesse. Le Cos a une trame d’une rare profondeur alors que le Souchard joue sur son élégance. Le Cos est riche et profond, sérieux comme un Pape, alors que le Saint-Emilion nous aguiche par son charme. Les votes favoriseront le Cos, plus grand sans doute, mais il convient de signaler l’excellente tenue de ce 1955.

J’ai rarement mangé un foie gras aussi pur que celui réalisé par Christian Le Squer. Alors, pour les deux bourgognes, c’est du velours. Le Chambolle-Musigny Bouchard Père & Fils 1967 est absolument charmant. Lui aussi sans âge, tant il fait jeune, il joue très largement au dessus de son appellation. Il est agréable, sans souci, vin d’une extrême facilité en bouche, ce mot devant être pris comme un compliment. Mais à côté de lui, se trouve une pure merveille. Le nez du Grand Chambertin Sosthène de Grésigny, Jules Régnier 1919 est d’une pureté exceptionnelle. C’est le bourgogne dans la perfection de sa définition. En bouche ce qui frappe tout de suite, c’est que le vin est intemporel. Il est inimaginable qu’il puisse avoir 90 ans, tant il est serein, riche, équilibré, velouté, doucereux, tout en ayant gardé une délicate acidité. C’est un vin dont je suis amoureux, qui provient d’une cave achetée il y a plus de dix ans, peut-être vingt, dont tous les vins ont été des splendeurs. Toute la table ressent une grande émotion.

Le râble de lièvre est d’une puissance extrême. Alors que le chef breton est surtout connu pour sa mise en valeur originale des produits de la mer, il nous fait ici l’étalage d’un talent majeur pour exécuter ce plat. Alors, même si l’Hermitage de Vallouit 1978 est un très beau vin toujours présent à tous rendez-vous que je lui donne, il doit laisser la vedette au plat. Et il a raison, car il joue son rôle d’accompagnateur, qui apaise la bouche emportée dans le maelstrom gustatif d’un lièvre fou de richesse.

Goûtant les deux sauternes, je confirme à Vincent qu’il faut inverser l’ordre de service. Le Château Gilette Crème de tête Sauternes 1953 accompagne le Stilton. J’ai déjà bu des Gilette beaucoup plus inspirés que celui-ci, qui joue en-dedans, sans émotion particulière.

Le dessert est délicieusement dosé pour mettre en valeur le Cru d’Arche-Pugneau Sauternes-Preignac 1948 qui nous offre une prestation très largement supérieure à ce que j’attendais. Le nez est riche, pointu d’agrume frappé de poivre et en bouche c’est un festival d’agrumes, d’écorces d’oranges amère et de fruits confits.

Nous sommes tous saouls de ces découvertes culinaires décoiffantes, originales et osées. Si l’on met à part le Dom Pérignon, objectivement fatigué et blessé, dont nous avons extirpé le message au forceps, tous les autres vins étaient sans âge, tant ils avaient atteints une sérénité et un équilibre intemporel.

Nous ne nous sommes que sept à voter car une des convives, telle Cendrillon, s’est éclipsée avant minuit. Le 1947 et le 1919 figurent tous les deux dans les sept votes ce qui est remarquable. Seulement trois vins ont eu les honneurs d’être nommés premier, le Grand Chambertin Sosthène de Grésigny, Jules Régnier 1919 quatre fois, le Cos d’Estournel 1947 deux fois et le Château Laville Haut-Brion 1994 une fois.

Le vote du consensus serait : 1 – Grand Chambertin Sosthène de Grésigny, Jules Régnier 1919, 2 – Cos d’Estournel 1947, 3 – Cru d’Arche-Pugneau Sauternes 1948, 4 – Chambolle-Musigny Bouchard Père & Fils 1967.

Mon vote est : 1 – Grand Chambertin Sosthène de Grésigny, Jules Régnier 1919, 2 – Cru d’Arche-Pugneau Sauternes 1948, 3 – Cos d’Estournel 1947, 4 – Chambolle-Musigny Bouchard Père & Fils 1967.

L’accord le plus sublime, car le plus innovant, c’est la coquille Saint-Jacques avec les deux bordeaux. Le plus envoûtant, sensuel, c’est le foie gras avec les deux bourgognes. Un accord au vin dominant le plat est celui de l’Arche Pugneau. L’accord au plat dominant le vin est celui du lièvre. Nous avons vécu une succession d’émotions ébouriffantes. Le chef Le Squer est au sommet de son art. Le service des plats et des vins a été parfait. Ce 127ème dîner est à marquer d’une pierre blanche.

126ème dîner de wine-dinners au restaurant Guy Savoy vendredi, 27 novembre 2009

Le 126ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Guy Savoy. A 17h30 je me rends dans le salon privé du restaurant pour ouvrir les vins qui étaient en cave depuis plus d’une semaine, que m’apporte Sylvain Nicolas, le sommelier. Son adjoint Julien observe les ouvertures car ce soir c’est lui qui fera le service des vins. Nous sommes dix, aussi, dans une stratégie quasi footballistique, je demande que la disposition de la table de la forme d’une planche de surf hawaïenne soit 4-1-4-1 plutôt que 5-0-5-0, les chiffres indiquant le nombre de convives de chaque côté de la table. Julien, aidé de Solène, charmante et souriante serveuse intéressée par ce qui se prépare, va commencer par changer en 3-1-5-1 suivi enfin de 4-1-4-1. Dix verres sont disposés à chaque place, avec une petite pastille sur le pied de chaque verre repérant le vin qui sera servi.

L’ouverture est assez facile. Je m’interroge sur l’odeur du Trottevieille 1943 qui pourrait contenir un furtif bouchon. C’est le seul vin que je goûte, et j’imagine assez bien que le vin s’épanouira normalement. Deux odeurs mériteraient d’être inscrites au patrimoine de l’humanité : celle du Vega Sicilia Unico, réserve spéciale faite de 1960, 1962, 1972, vin que je vais expliquer, parfum riche de fruits noirs, rouges et roses, et d’une puissance inégalable ; et celle du Château Lafaurie Peyraguey 1925 qui a tout ce qu’un sauternes pourrait avoir lorsqu’il est parfait. Les agrumes se bousculent dans le panier d’arômes, le thé raffiné se suggère, ainsi que le poivre délicat. Ces deux parfums sont envoûtants. Mieux que cela même, ils sont paralysants comme des pistolets Taser. Le domaine de Vega Sicilia Unico fait des vins au vieillissement en fût qui est l’un des plus longs au monde. Il millésime le vin mais parfois, quand il le juge opportun, il assemble une petite partie de trois millésimes dans une « Reserva Especial ». Je n’en connais que trois qui ont été réalisées. Celle-ci, mise en bouteilles en 1980, composée de 1960, 1962 et 1972, n’a donné que 4.500 bouteilles. On mesure à quel point c’est confidentiel puisque c’est moins que la célèbre Romanée Conti. Et l’odeur me confirme la pertinence qu’il y a eu à pratiquer cet assemblage.

Guy Savoy vient me saluer dans ce salon et nous bavardons des recettes et du dosage des crèmes et autres ingrédients, et je lui fais part du fait que j’ai demandé à son chef pâtissier de venir sentir le sauternes merveilleux, afin d’incorporer un peu de thé dans son plat exotique. Guy change le choix du thé et commente certains éléments des plats.

Arrivant premier au restaurant, l’un des plus fidèles de mes amis de dîners me lance comme une plaisanterie : « je viens dîner ce soir car j’ai vu de la lumière ». Je lui réponds qu’il existe un sushi bar à proximité qui a autant de lumière qu’ici, et je commence à m’apercevoir qu’il a réellement l’intention de dîner avec un invité qui se présente. Damned. Je vérifie sur mon ordinateur qu’il dit vrai et que j’ai tout simplement omis sa réservation qui avait eu durant sa gestation des modifications dont j’ai raté la dernière.

La stratégie footballistique resurgit. Julien jouera en 5-1-5-1 et non en 4-1-4-1. Il faut dare-dare passer le message en cuisine puisque toutes les recettes ont été modifiées par rapport à celles de la carte. J’avais déjà ajouté un vin au programme pour honorer un nouveau convive qui fête ses 50 ans. Je fais vite ouvrir par Julien un vin de réserve que j’avais apporté. Avec une efficacité remarquable et dans la bonne humeur, tout se met en place avant que les autres convives n’arrivent. Un verre est rajouté devant chaque place. Tout est fin prêt maintenant pour que se tienne le 126ème dîner.

Nous sommes douze, dont plusieurs couples, ce qui me fait toujours plaisir, quand mari et femme communient au bonheur de ces repas. Il y a ce soir cinq nouveaux convives et sept diversement chevronnés. Dans la salle exigüe où il y a peu de place quand on se tient debout, j’explique les consignes traditionnelles pour bien profiter du dîner et Julien nous sert le Champagne Bollinger Spéciale Cuvée qui doit avoir une quinzaine d’années ou plus. Ce champagne a beaucoup perdu de sa bulle et son message est sans énigme. Agréable sur les délicieux toasts au foie gras que Solène pique devant nous il accompagne la première entrée lorsque nous passons à table.

Le menu créé par Guy Savoy avait été mis au point avec lui lors de mon dernier déjeuner en ce lieu : Salsifis et noisettes confits, jus de cresson / Fromage de tête et foie gras de canard / Coquille Saint-Jacques panée, navets étuvés au beurre d’algues, jus à la truffe blanche d’Alba / Soupe d’artichaut à la truffe noire, brioche feuilletée aux champignons et truffes / Ragoût de lentilles aux truffes / Rouget Barbet « rôti-farci » comme un gratin / Pigeon « poché-grillé », légumes racines compotées / Cuisse de pigeon laquée et salades aux foies / Stilton / Exotique (dessert à base de mangue).

Comme nous avons asséché assez vite le premier champagne, le Champagne Dom Pérignon 1966 est servi aussi sur les salsifis. C’est le Bollinger qui colle le mieux au plat alors que le 1966 va se marier divinement avec le plat canaille qui suit, le fromage de tête. Paradoxalement, le Dom Pérignon a plus de bulles que le Bollinger, et sa complexité n’a pas d’égale. Moiré, irisé, il décline des myriades de saveurs dans toutes les directions. On ne peut qu’être amoureux de ce champagne envoûtant. Lorsque je découpe avec la dextérité d’un chirurgien l’un des dès de foie gras cru qui pavent le fromage de tête, l’association avec le champagne est diabolique. La longueur et le fruité de ce breuvage divin sont infinis.

La panure des coquilles Saint-Jacques ayant donné lieu à de longues discussions de mise au point avec Guy Savoy, j’attendais de vérifier la pertinence de ce choix. Tout concentré sur le fait des savoir si le Meursault Perrières Comtes Lafon 1992 se mariait bien, j’en oublie d’analyser le vin. Et c’est un de mes voisins de table, nouveau venu, qui me signale avec raison que ce Meursault, d’une année de grande réussite, n’a pas du tout la brillance ou l’étoffe que devrait avoir un vin emblématique de la Bourgogne. C’est vrai qu’il est plutôt court, mais il sait se réveiller, s’amplifier dans les verres pour nous montrer quand même la belle race qu’il peut avoir.

Je fais verser pour les deux plats suivants les trois Saint-Emilion. Ah, avoir trois verres devant soi, comme c’est compliqué ! Il a fallu expliquer de nombreuses fois où se trouve le Château Trottevieille 1943, en quelle position se situe le Château Cheval Blanc 1970, et où se cache le Château Cheval Blanc 1959, ajouté pour les 50 ans d’un des nouveaux convives. Et Julien ne m’a pas aidé en versant l’un des vins dans le verre qui n’était pas le sien. Mais très vite, tout est compris et ordonné. Le Trottevieille nous inquiète, car on pourrait croire qu’il est bouchonné. En fait, c’est un léger goût de terre, et le vin va s’épanouir progressivement, et trouver dans le second plat, celui de lentilles, un merveilleux écho. Sentant la truffe, évoquant la truffe avec le plat, ce vin a trouvé un bon compagnon dans la solide lentille. Il a une très gentille lourdeur truffée. Le Cheval Blanc 1970 fait un peu frêle au milieu de ses deux aînés, mais il compense par la fraîcheur de sa jeunesse et par sa complexité. C’est un Cheval Blanc varié, élégant, au discours riche. Il est presque diamétralement opposé au Cheval Blanc 1959 mais supporte bien d’être bu en même temps que cette gigantesque réussite du bordelais. Quand je bois ce Cheval Blanc 1959, je me dis : « ça y est, j’en tiens un ». Ce qui veut dire que ce vin se rapproche d’une perfection. J’avais eu peur de son bouchon qui avait glissé d’un centimètre dans le goulot. Etait-ce révélateur d’un problème qui affecterait le goût ? Pas du tout, ce vin a une assise, une largeur, une profondeur de vin riche et puissant, avec un équilibre aromatique spectaculaire. Charnu, bourgeois, mais pas dans le sens de cru bourgeois, sénatorial plutôt, il me ravit par son accomplissement. Il trouve sur la soupe emblématique de Guy Savoy un magistral répondant, évoquant lui aussi une truffe délicate, avec une légère râpe bien bourguignonne.

Le Pétrus 1976 est pour cinq ou six d’entre nous une première, aussi faut-il des mises en garde pour que ce premier contact ne soit pas une déconvenue, si l’on en attend trop. Certains ont du mal à appréhender ce merveilleux Pétrus subtil, racé et délicat. Dans le monde de Pétrus, ce 1976 est d’un équilibre brillant. Il incarne la sagesse de Pétrus, sa précision de trame, et j’aime comme il pianote délicatement. Pas d’excès, pas de fanfreluche mais un message clair avec beaucoup de notes sur la portée. C’est l’accord que j’ai suscité qui subjugue tout le monde. Car associer Pétrus et rouget devient pour moi comme une coquetterie, et j’aime entraîner mes convives et amis dans cette aventure. Et c’est une réussite.

Une autre aventure fondée sur l’accord couleur sur couleur attend mes amis. Car j’ai voulu associer un pigeon, au suprême cuit tout rose, avec le Champagne Dom Pérignon rosé magnum 1980. Ce champagne à la couleur rose saumon ou pêche est d’une délicatesse rare, mais c’est aussi une surprise car on n’attend pas ce goût là. Le plus jeune de la table, nouveau venu qui voulait honorer son oncle de cinquante ans, va me donner une leçon, car pendant que je m’évertue à trouver l’accord sur le pigeon seul, il m’annonce tout de go : pas du tout, l’accord s’impose sur la panure. Et c’est vrai. La panure accroche les notes de fruits jaunes du champagne, alors que la chair du pigeon révèle sa vinosité. Et l’accord est splendide, inattendu, superbe.

Pour le deuxième service du pigeon, j’avais prévu un bourgogne. Mais ayant demandé à Guy Savoy que le deuxième service soit très viril, j’ai changé pour un Vega Sicilia Unico, Reserva Especial faite de 1960, 1962, 1972. Ce vin a un nez à se damner. Il est riche, lourd comme un parfum sensuel, et en bouche, c’est un velours lourd, un coulis de fruit noir fondant et envahissant pour notre plus grand plaisir. La salade trempée du foie de l’oiseau qui visuellement me faisait peur s’accorde divinement avec le vin lourd et précieux. Chacun s’extasie devant ce vin d’une richesse incomparable et d’un équilibre spectaculaire dont la mémoire ne s’éteint pas.

Sur un stilton, nous goûtons un Grand Enclos du Château de Cérons, Cérons vers 1959, qui a une couleur claire et les goûts subtils et délicats des Cérons. J’annonce que je n’aime pas les mariages à trois, pain, vin et fromage et que je laisse volontiers de côté le pain. Mais le benjamin de la table récidive et me dit que c’est le pain à l’abricot qui complète avec une nécessité absolue l’accord. Et il a une fois de plus raison, tant l’abricot donne du volume à ce vin un peu léger mais agréable.

Le dessert à la mangue caressée d’un thé doux met en valeur, s’il en était besoin, le Château Lafaurie Peyraguey 1925 qui me met en pâmoison. Il faut se souvenir que c’est sur un sauternes de cette époque que la folie des vins anciens m’a contaminé, sans qu’un vaccin n’existe alors. Je suis avec ce Lafaurie-Peyraguey exceptionnel sur un petit nuage. Car ce sauternes a tout pour lui, les agrumes délicatement dosés, l’abricot, le poivre, un zeste de thé, le tout enveloppé dans un équilibre magistral.

L’exercice des votes est particulièrement difficile, car beaucoup de vins nous ont entraînés dans des sensations extrêmement diverses. Mais il faut se résoudre à voter. Sur onze vins, quatre n’ont pas eu de vote et sept ont fait partie des votes. C’est un vote plus concentré que d’habitude. Cinq des sept vins votés ont eu le privilège d’être nommés premiers : Le Vega Sicilia et le Dom Pérignon 1966 ont été nommés chacun quatre fois premier, le Cheval Blanc 1959 a été nommé deux fois premier et Pétrus et Lafaurie ont été nommés chacun une fois premier. Le Vega Sicilia a recueilli douze votes ce qui fait une unanimité remarquable et le Cheval Blanc 1959 a recueilli onze votes.

Le vote du consensus serait : 1 – Vega Sicilia Unico, réserve spéciale faite de 1960, 1962, 1972, 2 – Château Cheval Blanc 1959, 3 – Champagne Dom Pérignon 1966, 4 – Château Lafaurie Peyraguey 1925.

Mon vote : 1 – Château Lafaurie Peyraguey 1925, 2 – Vega Sicilia Unico, réserve spéciale faite de 1960, 1962, 1972, 3 – Château Cheval Blanc 1959, 4 – Pétrus 1976.

Chacun était émerveillé soit par un vin ou des vins, soit par des accords, et les plus applaudis sont les plus audacieux : rouget et Pétrus, puis pigeon et Dom Pérignon rosé. Le service de Solène et Julien a été remarquable, la cuisine de Guy Savoy originale et sensible. Tout le monde restait à table, encore sous le charme de ce moment de bonheur. Quand j’ai quitté le restaurant, après avoir rangé toutes les bouteilles et ramassé mes affaires deux couples devisaient sur le trottoir, pour prolonger encore un moment inoubliable.

126ème dîner au restaurant Guy Savoy – photos jeudi, 26 novembre 2009

Dans le salon exigu, la disposition des places est 5-0-5-0 (voir le compte-rendu)

Un alien m’a regardé pendant toute la soirée. J’avais peur de ses tentacules, mais l’on m’a dit que c’est un chou.

les vins du dîner, les bouchons et mes ustensiles (il manque le Cheval Blanc 1970, rajouté par la suite)

Salsifis et noisettes confits, jus de cresson

Fromage de tête et foie gras de canard

Coquille Saint-Jacques panée, navets étuvés au beurre d’algues, jus à la truffe blanche d’Alba (j’ai pris la photo avec retard !)

Soupe d’artichaut à la truffe noire, brioche feuilletée aux champignons et truffes

Ragoût de lentilles aux truffes

Rouget Barbet « rôti-farci » comme un gratin

Pigeon « poché-grillé », légumes racines compotés (pas de photo hélas)

Cuisse de pigeon laquée et salades aux foies

Stilton

Exotique

l’ensemble des vins après le dîner

les vins du 126ème dîner jeudi, 26 novembre 2009

Champagne Bollinger Spéciale Cuvée

Champagne Dom Pérignon 1966

Meursault Perrières Comtes Lafon 1992

Château Trottevieille 1943

Château Cheval Blanc 1959 (qui a été ajouté pour fêter les 50 ans d’un convive)

Château Cheval Blanc 1970

Pétrus 1976

Champagne Dom Pérignon rosé magnum 1980

Vega Sicilia Unico, réserve spéciale faite de 1960, 1962, 1972 (qui remplace le Beaune Grèves Vigne de l’Enfant Jésus 1988)

mis en bouteille en 1980, il n’a été fait qu’à 4.500 bouteilles

Grand Enclos du Château de Cérons, Cérons # 1959

Château Lafaurie Peyraguey 1925