Dîner de wine-dinners au Carré des Feuillants jeudi, 19 septembre 2002

Par une fort belle journée d’automne, wine-dinners faisait sa rentrée le jour où s’ouvrait la Biennale des antiquaires. Occasion de relativiser les choses humaines : quelques centimètres de toile ou quelques petits cailloux transparents valent le travail de plusieurs vies. Peu soucieuse de ces considérations métaphysiques, la France profonde, celle de nos plus belles provinces chargées d’histoire, celle que le Gouvernement d’en bas veut mettre en avant avait décidé de venir en force au Carré des Feuillants. Onze convives dont trois jolies femmes étaient décidés à succomber au talent d’Alain Dutournier qui avait prévu de nous faire accomplir un étonnant et merveilleux voyage :
Amuse-bouches, petite friture, Gambas en salade « minute », billes de melon dans leur chutney, Homard breton, fenouil et amandes en escabèche, Fraîcheurs du jardin, pince en bouillon glacé au lait d’amande, Dos de Bar moucheté en fine croûte citronnée, Fricassée de girolles et févettes, Les premiers cèpes marinés, le chapeau poêlé, Et le pied en petit pâté chaud. Canette de Challans flanquée de foie gras caramélisé, Le filet poêlé, la peau laquée, la cuisse compotée en rouleau croustillant Quelques vieux fromages du moment, La pêche dans tous ses états, rôtie au poivre, glacée à l’eau de rose, Macérée au marasquin et accompagnée de blanc-manger.
Quel programme ! Plaisir esthétique, car les assiettes sont ordonnancées avec recherche, maîtrise des techniques, quelques belles inventions et une recherche de beaux accords. Un enchantement. Pour prévoir d’éventuels retards, un Laurent Perrier rosé dont le bouchon et le goût donnaient 15 à 18 ans d’age. Bien équilibré, déjà bien accompli, c’est un champagne d’agrément, très rassurant. Tel n’était pas le cas du Krug 79 qui allait troubler plus d’un convive. Une force vineuse imposante, la puissance qui rebondit sur la belle bulle, et cet ajout énigmatique du début de madérisation que j’aime tout particulièrement. Je fus le seul à le mettre dans mon tiercé.
Le Bâtard-Montrachet Albert Morey 1986 est un Bâtard caractéristique. Il impressionne par sa structure solide. C’est élégant comme un Bâtard sait l’être, et aussi très fort. Le Puligny-Montrachet Clos de la Mouchère, Nicolas 1980 allait offrir une des plus belles surprises. La pointe de citron du dos de bar donnait, par un effet de catapulte, une longueur inouïe au Puligny. Et ce qui était surprenant, et tout à l’honneur d’Alain Dutournier : le Puligny dansait sur le dos de bar, alors que le Bâtard s’éteignait, ce qui montre la pertinence du choix. Puligny aérien, flatteur, et d’une longueur étonnante. Magnifique Puligny de finesse.
Ausone est l’un des vins les plus complexes du bordelais. Enigmatique quand il le veut. Plusieurs convives ont adoré ce Ausone 1978, car dès qu’on a trouvé le mot de passe, on comprend toute sa race. Le Carbonnieux 1928 rouge, que j’ai déjà bu plusieurs fois, avec la constatation de son étonnante réussite, est apparu lourd, dense, capiteux, vin de charme extrême. Une expérience étonnante : il offre un nez superbe, velouté, et dès que le plat est servi, le nez s’arrête. C’est curieux de voir comme l’odeur du cèpe agit comme un filet de camouflage sur l’odeur du vin : instantanément tout a disparu. En bouche, Carbonnieux est une vraie merveille, au goût chaleureux et imprégnant. Une réussite de l’année 1928. Quand j’ai parlé de courtisane orientale, tout le monde a ri, car peu de temps avant, j’avais dit éviter ces formules ronflantes d’experts.
Quel intérêt chaque fois d’analyser le passage du Bordeaux au Bourgogne ! Le Chambolle Musigny les Amoureuses P. Miserey & Frères 1981 est un bon vin généreux, et nettement mieux fait que ce que j’attendais. Seul dans un dîner, il trônerait. Car l’age lui va bien, avec une belle consistance. Mais quand un vin se situe entre une réussite de 1928 et un succès de 1947, que peut-il faire ? Toutes les envies se tournaient vers ce merveilleux Chambolle Musigny Louis Grivot 1947. A l’ouverture cinq heures avant, un nez « de vieux », mais qui s’améliore très vite. J’avais donc laissé peu de place à l’oxygénation. Et lorsqu’on le sert, miracle de la Bourgogne, c’est parfait. Un équilibre rare entre toutes ses composantes. Ce vin est une récompense. Un bijou.
Le Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1983 m’a aussi agréablement surpris, et il a ravi les convives. C’est étonnamment facile, rond, séducteur. Pas une grande profondeur, mais une belle présence. Et ça « pète le feu ». Une bonne conclusion qui ne faisait pas oublier le si merveilleux 1947. Christophe, l’attentionné sommelier a réglé le service des vins avec une précision extrême. C’est un plaisir d’ouvrir les vins avec lui, et j’apprends des petits trucs bien utiles, comme avec d’autres grands professionnels de ces maisons amies.
Le Climens 1967 est un très beau Sauternes, mais dans tout repas, il y a des moments de respiration. L’émotion avait été si grande avec les 5 rouges qu’on se calmait avec ce gentil Sauternes. J’en ai profité pour faire voter. Comme d’habitude les tiercés varient. Une préférence assez générale pour deux vins, le Chambolle 1947 et le Carbonnieux 28. Puis tous les votes divergent, chaque vin ayant son supporter : Batard, Puligny, Ausone, Grands Echézeaux, ou Krug pour moi.
Nous avons eu ensuite le cadeau de la soirée. Alexandre de Lur Saluces à qui j’avais raconté mon excitation de boire Yquem 1932 avait accepté de nous rejoindre, car la curiosité le tenait lui aussi. J’ai ouvert cette belle bouteille jamais rebouchée, et la remarque immédiate d’Alexandre de Lur Saluces fut intéressante : « il est probable qu’aujourd’hui,on aurait vinifié le millésime d’une toute autre façon ». C’est très caractéristique, car Alexandre de Lur Saluces, soucieux de sa récolte en cours ou à commencer, pense au travail qui est fait. La démarche de wine-dinners est de se concentrer sur le témoignage. Il fallait que les convives profitent de cette année si rarement ouverte. C’est le témoignage, quoi qu’il délivre, qui est souhaité avant tout. On sait en buvant 1932 que ce ne sera pas 1929, année grandiose. Mais c’est le 1932 qu’il faut découvrir. Un nez très Yquem, doucereux, fruité et affirmé, et en bouche, l’étonnement : c’est presque un vin sec. On n’a pas le charnu, le fruité d’un Yquem généreux, mais quel plaisir de découverte. Alexandre de Lur Saluces nous a fait le plaisir de nous faire partager son analyse et son approche et de nous raconter des anecdotes passionnantes sur ce qui est le plus grand vin du monde. Alain Dutournier a fait un repas de rêve, avec cette fantastique association du dos de bar et du Puligny. Les épices abondantes de la canette sont difficiles pour les vins, alors que le foie gras faisait rayonner le Chambolle 1947. Merveilleuse soirée avec des convives charmants. Un évident goût de revenez-y.
Dans un prochain repas (complet) chez Laurent on célébrera Yquem 1967, réussite célèbre, puis chez Guy Savoy, un petit groupe de collectionneurs se retrouvera. De prochains dîners sont programmés sur octobre et novembre. Téléphonez moi pour vous inscrire, car pour deux prochains dîners, tout est encore très ouvert. Un dîner de novembre au Bristol est déjà complet.

Des vins de l’été dimanche, 1 septembre 2002

L’été fut propice à de belles découvertes locales, la Provence gardant encore dans ses caves quelques bouteilles de grand intérêt : Rimauresq des années 80, La Courtade récent mais bien joli. Au fil des découvertes, on voit que ceux qui travailleront trop leur vin au détriment du terroir n’iront pas bien loin, quelle que soit la flatterie qu’apporte la technique poussée à l’excès. Bien sûr, de temps en temps, on se laisse aller à un Haut-Brion 1967 miraculeux, un Lafite-Rothschild 1971 accompli pour se rappeler qu’il existe ailleurs des vins magiques. Mais la Provence fut généreuse cet été, par des vins de très belle expression.

galerie 1997 mercredi, 7 août 2002

Chateau Chalon Fruitière Vinicole de Voiteur 1997, bu le 4 février 2007 au restaurant le Grand Jardin près de l’abbaye de Baume-les-Messieurs.

Le Meursault Coche-Dury 1990 cohabitait avec ce Corton Charlemagne Bouchard Père & Fils 1997 lors d’un dîner du 25 Janvier 2007 (voir à cette date)

galerie 1998 samedi, 3 août 2002

Dom Pérignon 1998 bu au Chateau de Germigney les 3 et 4 février 2007 à la percée du vin jaune.

Bâtard Montrachet Domaine de la Romanée Conti 1998 bu lors d’un dîner au restaurant Lucas Carton d’Alain Senderens

Expérience italienne lundi, 1 juillet 2002

Dans un gentil restaurant italien suggéré par un aimable caviste de talent, je fais ouvrir un Sassicaia 1998. Il titre 13° seulement. Seulement, car il a une telle attaque juteuse et puissante qu’on nage dans la générosité. Le drame de ces ouvertures de restaurant, c’est que le vin ne s’exprime réellement qu’à la dernière gorgée, quand il a pris sa dose d’oxygène. Et là, quel vin attachant, magnifique et bien en chair. Il faudra que tous les restaurants mettent leur cave à vins en ligne sur le web, pour qu’on commande l’ouverture de son vin le matin à 9 heures pour le déjeuner, ou à 17 heures pour le dîner. Il y a là un service à créer pour atteindre la perfection gustative de ces vins de qualité.

Dîner au restaurant de Guy Savoy lundi, 24 juin 2002

Un dîner chez Guy Savoy avec un menu de prestige si talentueux. Que de charme dans toutes ces subtiles constructions. L’huître en gelée est une merveille absolue. Un étonnant et truculent boulanger vient jouer une véritable pièce de théâtre, Monsieur Loyal de tous les pains qui sont des artistes justement mis en valeur. Un Billecart Salmon bien frais, bien sec, c’est un échauffement des zygomatiques bien agréable. Un Riesling Ostertag 1999 ou 2000, je ne sais plus, c’est un voyage. Le nez attaque dans une myriade de parfums largement étalés, et la bouche invite à étudier toute la complexité du travail de ce beau vin. Avec les différentes saveurs des plats, on change de vin, comme si l’on explorait une cave entière. J’ai senti en milieu de bouteille et avec un plat magique (dont des petits pois d’une justesse absolue) un pur moment de perfection.
L’Hermitage La Chapelle de chez Jaboulet 1996, c’est la sûreté bien comprise. On est dans la pompe et l’apparat. Tout rassure. C’est simple, de charpente facile à reconnaître. C’est cosy. Bien sûr, le rassurant sait être puissant, et sait lancer lui aussi de gentilles énigmes. Mais il est là, sûr de lui, bien installé en bouche pour un plaisir épanoui.
J’avais apporté, pour honorer mes hôtes et faire une petite surprise à Guy Savoy, Eric Mancio et d’autres membres de son équipe une bouteille à laquelle je tenais beaucoup : un Lacrima Christi Del Vesuvio non millésimé que je daterais volontiers vers 1920. Une bouteille d’une beauté farouche, avec une étiquette d’une grande sobriété, aux lettres violettes sur ce fond de verre si joliment doré par le vin ancien. Le bouchon sent comme un bouchon de parfum. Capiteux. Un nez merveilleusement épanoui, qui oscille entre un nez de cognac et un nez d’Yquem. Je tenais aussi à cette bouteille, car elle me rappelle le plus vieux vin que j’aie jamais bu : un Lacrima Christi de 1780, bu lors du réveillon du 31 décembre 1999, cette date magique d’abandon des « 19 »et surtout du « 1 » qui a tenu mille ans. J’avais le souvenir d’un vin assez liquoreux, et le nez annonçait cette direction. Surprise, il s’agissait d’un vin sec, extrêmement parfumé et intense, aux multiples facettes. Quel admirable spectacle que d’assister à la réflexion intense de Guy Savoy, dont le cerveau se met à imaginer toutes les combinaisons possibles de plats avec ce vin merveilleux. Il commence par trouver la trame du vin. Puis l’accord évident. Il s’en va. Puis il revient à notre table, porteur d’une autre idée encore plus riche. Un bonheur que d’assister à ce déferlement créatif. Guy Savoy pensant aux plats pour ce vin, c’est un Vésuve d’imagination. Fruits confits, pommes, morilles, tout irait avec ce vin aux multiples facettes.
Le vin a délivré des énigmes par milliers : tantôt cognac, tantôt Sauternes, il faisait penser à ces vins secs très lourds du Sud de l’Espagne ou bien sûr du Sud de l’Italie. Extrêmement généreux, il rendait le verre qui contenait un reste d’Hermitage quasi inodore ! Il était facile de comprendre toute la dimension supplémentaire de ces vins anciens que rien n’approche. Mon oreille ayant traîné pour écouter comment une américaine avait choisi le vin de sa table avec une intelligence révélatrice, j’ai offert deux verres de ce Lacrima Christi à la table voisine. Des esthètes intéressés par ce trésor.
A noter qu’Eric Mancio ouvrant la bouteille au centre de la première pièce du restaurant, le silence s’est fait, chacun attendant cet accouchement princier. Les sensations gustatives de ces vins pénétrants, quasi impossibles à trouver sont un des attraits de wine-dinners, la convivialité faisant le reste.
Ayant rapporté la si belle bouteille avec un reste du liquide, j’ai pu constater le lendemain que l’on est dans les saveurs de cognac. L’alcool surnage, et offre des possibilités de mariage extrêmement raffinées.

Dîner au restaurant de l’hôtel Lutétia lundi, 17 juin 2002

Un dîner professionnel dans un lieu particulièrement austère : le restaurant de l’hôtel Lutétia. Sonia Rykiel qui en a fait la décoration devait avoir la frange bien basse, car ce lieu n’inspire pas la franche euphorie. Mais un service dont l’onction rappelle les grands palaces et une cuisine bien sentie permettent de passer un dîner de qualité.
Le blanc de Mouton Rothschild 1999 est une petite merveille. Les Bordeaux blancs sont décidément de plus en plus capiteux, énigmatiques, poivrés et exotiques. Il y a chaque fois en bouche une aventure qui se raconte, et on tend les papilles pour n’en perdre aucun épisode. Très grand bravo pour ce vin bien senti, sûr de soi et accrochant l’intérêt. Il est des cas dans la vie de dégustation où l’on ferait bien d’écouter l’avis du sommelier. Ayant vu sur la carte un Grands Echézeaux DRC (domaine de la Romanée Conti) 1981, je ne pouvais résister à la tentation de l’ouvrir. Le sommelier a cherché à m’en écarter. J’aurais dû le suivre. Un rouge étonnamment brun trahissait une fatigue inhabituelle. Bien sûr le nez est attachant. Et l’étiquette du Domaine est sur table un signe évident de richesse (à taxer sans tarder). La regarder est un plaisir dont on ne se lasse pas. Mais ce vin avait une blessure qui nous privait de sa grandeur : un très bon vin, beau Bourgogne puissant, mais entravé dans son élan. Un vin du Jura, vin jaune de 1993 dont je n’ai pas noté le nom du très honorable propriétaire nous a installés dans ces gammes de goût que j’adore. Quel bonheur que ces goûts étranges qui changent le palais.

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Bristol mardi, 4 juin 2002

Le dîner du 4 juin 2002 à l’hôtel Bristol fut remarquable à plus d’un titre. D’abord c’est la première fois que nous recevions un habitant de Hong Kong, un français, qui venait à la suite d’une consultation du site wine-dinners. Ensuite, Eric Fréchon, qui a réalisé des associations de goût merveilleuses – ce n’est pas souvent qu’on accompagne une anguille avec Beychevelle 59 – m’a fait le plaisir de me consulter sur les choix culinaires. Je suis honoré d’être associé à la réflexion d’un chef d’un tel talent. Plusieurs mariages ont été grandioses, on le verra. Le menu conçu par Eric Fréchon était : Homard Breton rafraîchi d’un gaspacho, avocat écrasé à l’huile d’olive. Anguille des Sargasses fine purée de cresson de fontaine, bouillon mousseux d’ail de Lautrec. Agneau de lait rôti à la broche frotté au piment d’Espelette, salade pastorale. Pigeon vendéen doré au sautoir, mijoté de petits pois et tourte de cuisse. Vieux Comté. Fourme d’Ambert et Roquefort. Sorbet aux agrumes et son quatre quarts citron. Fraisier et sorbet gariguette tout juste sucré. Mignardises, chocolats.
J’ai ouvert les vins à 16 heures, avec Marlène et Virginie, deux sommelières attentives et expertes qui ont largement contribué à la réussite du festin et au plaisir de chaque convive. Sur une table pour onze convives il y avait douze verres pour chacun. Ce n’est pas si facile à gérer. Ce le fut. Service attentif de Philippe et ses collègues, plats annoncés d’une voix claire et non marmonnés comme souvent, les gigantesques tétons de matronnes que représentent les cloches garde plat se levant d’un seul geste, tout y était. A l’ouverture de l’après-midi, deux vins explosaient de joie : le Nuits 71 et le Chassagne 45. Je les ai rebouchés. Les autres méritaient de l’oxygène. J’ai eu peur que la chaleur orageuse ne les fasse évoluer trop vite. En fait ils se sont bien présentés, à l’exception du Savigny 53 fatigué qui a eu besoin du repas pour se refaire une bien frêle santé. Voyons comment tout ceci s’est déroulé.
A l’attente des convives, le Gewurztraminer Grande Réserve Jean Bischer 1961 a commencé en fanfare. Belle couleur d’un jaune profond, nez très riche et affirmé, et en bouche, un beau gras qui envahit bien le palais. Chaleureux, réjouissant sur de petites entrées en matière charmantes. On passe à table, et premier choc gustatif intéressant : une crème de poivron raccourcirait tout vin, mais la bulle généreuse d’un excellent Veuve Clicquot rosé 1985 avait l’effet d’un lift de Roland Garros : elle catapultait le poivron comme un ace sur la langue. Très belle surprise, et champagne de belle structure intense, réconciliant avec le rosé. Faire dans un dîner de vins un gaspacho où figurent tomate et une trace de concombre, il faut le faire. Car tomate et concombre (surtout concombre) partagent avec l’asperge le même pouvoir de raccourcir tous les vins. Mais grâce au homard magnifiquement présenté, le Chablis Premier Cru les Vaudevey Domaine Laroche 1988 a trouvé une belle noblesse qu’il n’aurait sans doute pas hors de ce contexte si favorable. Nez discret, mais belle affirmation de Chablis en bouche, bien jeune, sans explosion. L’anguille fut en tous points remarquable, et ce sont les petits croûtons qui servaient de passerelle vers le Beychevelle 1959. Quel nez, quelle race, quel raffinement. Il confirme que 1959 est une année à réestimer, tant la subtilité est parfois plus grande que celle des puissants 61. Merveilleux Saint-Julien, au sommet de son art.
L’agneau découpé devant nous a permis au fragile Rausan-Ségla 1924 de s’exprimer comme il convenait. Ce qui est intéressant, c’est que c’était le premier vrai vin ancien dans la vie de beaucoup de convives. Il fallait donc s’habituer à des aspects pas toujours évidents. Mais curieusement, malgré une gêne visible pour certains, ce vin a été classé dans les tout premiers. Un très beau nez de Margaux décelé immédiatement par Marlène à l’ouverture, et un soyeux bien délié qui remplissait la bouche de saveurs discrètes et raffinées. L’effet de l’âge était minime. C’est sur l’agneau que l’on a passé la frontière vers les Bourgognes. Le Nuits-Saint-Georges Leroy 1971 est tellement chaleureux, bon vivant, « nature » que chacun revenait sur une planète connue. La franchise de ce vin de jouissance a ravi plus d’un convive.
Sur un pigeon parfaitement réussi et d’une présentation esthétique évidemment signée, le Savigny la Dominode Roger Poirier 1953 arrivait avec le poids de sa souffrance que l’exceptionnel Latricière Chambertin Pierre Bourée 1955 allait encore accentuer. Nous avons été au moins deux à constater avec bonheur combien le Savigny, qui aurait été normalement et justement condamné aux oubliettes retrouvait progressivement une belle structure. Le vin était blessé mais méritait qu’on ne l’abandonne pas sans un signe sur son chemin de croix. Le Latricières sur la pâtisserie aux abats formait une de ces associations de rêve. La lourdeur voulue de cette bouchée avec la puissance affirmée d’un Bourgogne pugnace, cela forme en bouche un tourbillon de bonheur gustatif : c’est la richesse à l’état pur. Le Chassagne Montrachet rouge de Champy 1945 allait porter une estocade qui allait lui valoir les vivats et les mouchoirs d’aficionados conquis. Un nez authentiquement bourguignon, d’une présence extrême, agacé par la trace du bouchon de rebouchage que j’avais mis de 17 heures à 23 heures. Fort heureusement, le goût n’en souffrait pas, la formidable puissance de l’année 1945 s’étalant avec majesté. On touche à ces Bourgognes généreux, légendaires, qui marquent les dîners de wine-dinners. Sur un Comté très goûteux, un Arbois Nicolas 1959 un peu fatigué, mais indestructible a montré encore une fois une association de rêve. A noter qu’après l’Arbois, le Lafaurie-Peyraguey 1971, d’habitude si écrasant de puissance a eu l’intelligence de se montrer discret. Il a donné cette si belle palette de goût sur une fourme et un roquefort : la fourme en a fait un joueur de rugby, le roquefort en a fait un joueur de harpe (j’exagère bien sûr, mais le contraste est à noter, lié au gras de l’un et à l’âpreté de l’autre).
La couleur du Guiraut 1934 est en soi une oeuvre d’art. On aimerait ne pas l’ouvrir pour continuer de l’admirer. Bouteille reconditionnée en 96 au château, ce qui explique le niveau. Pour beaucoup de convives une découverte de goûts inconnus. Qui n’a pas connu de ces très vieux Sauternes (disons avant 1935) n’a pas encore abordé des saveurs parmi les plus belles au monde. Sur une base d’agrumes le Guiraut, si beau, si féminin, vibrant d’évocations subtiles a montré un charme redoutable. On se demande à chaque fois comment un vin peut donner autant. J’avais peur que les fruits rouges ne luttent contre le Guiraut, mais en fait, savamment adoucis, ils ont continué de révéler la race de ce merveilleux Sauternes si distingué.
Il fallait voter, tradition oblige. Des réponses souvent différentes ont permis de nommer Rausan-Ségla 24, largement cité malgré la surprise, Nuits 71 de Leroy, Chassagne 45 et Guiraut 34, mais certains ont aussi nommé le Gewurz, le Latricières, le Beychevelle, voire l’Arbois et le Lafaurie, tant le choix était ouvert. Mon choix personnel, partagé par deux convives, fut en premier Guiraut 34 en raison de ce goût si nettement chargé de vrai plaisir, en deuxième le Chassagne Montrachet 1945, tant il confirme la réussite de l’année 45, et en troisième le Latricières 55, si merveilleusement affirmé avec le pigeon. La palme de l’association la plus raffinée, c’est le Beychevelle 59 avec l’anguille. Il fallait le faire. Nous l’avons fait dans un merveilleux Bristol. Nous sommes tous prêts à « affronter » de nouvelles aventures… dès septembre.