Nouveau repas chez Alain Senderens, en forme d’atelierlundi, 28 octobre 2002

Au déjeuner récent avec Alain Senderens, j’avais indiqué que l’association la plus magique avec un foie gras était un Langoiran 1949. Alain Senderens avait pris la balle au bond et m’a invité à une séance de travail sur le thème du foie gras. Le huis clos serait couvert par le secret, mais comme je raconte mon périple en gastronomie, je ne pense nuire à personne en citant la tablée de quatre : Alain Senderens, Jacques Puisais qui, en matière de goût, est « la » référence, Jean-Pierre Perrin, le propriétaire de Beaucastel, et moi-même. Une fiche d’analyse pour noter nos impressions, des assiettes où l’on a marqué au feutre les noms des produits. Et voilà la studieuse assemblée qui travaille.
On commence par une Manzanilla Bias qui, contrairement au sens commun, se développe plus avec un calamar fourré qu’avec du jabugo pour lequel elle serait normalement faite. L’arête d’anchois, seule comme une virgule sur le plat, est un petit plaisir d’esthétisme. Et sa structure salée et croquante provoque la Manzanilla.
Plutôt que de faire part de mes impressions, je vais rapporter ce repas en posant des questions :
Pourquoi un toast met en valeur une truffe blanche et pas une truffe brune ? Pourquoi une truffe en lamelle n’apporte rien à un foie ? Pourquoi l’ail ne va qu’au foie d’oie et pas au foie de canard ? Pourquoi un pain à l’ail n’a aucun intérêt ? Pourquoi une brioche à l’ail n’agit que sur des foies chauds ? Pourquoi une feuille de chou chaude met en valeur la texture ferme d’un foie de canard alors qu’elle n’ajoute rien à un foie d’oie ? Pourquoi le foie d’oie chaud me plaisait alors qu’il ne plaisait pas à mes labadens ? Pourquoi la polenta fait respirer la truffe brune et pas la blanche, alors que la blanche se goûte mieux ?
Pourquoi seul le pain Poilane fonctionne en toute circonstance ?
Je venais d’entrer dans un monde d’invraisemblables interrogations, et je prenais conscience que des différences anodines donnent soit un accord parfait, soit une platitude extrême, et ma question est : pourquoi ?
Et une autre question me vient : Alain Senderens a créé le foie gras au chou il y a plusieurs décennies. J’en ai été stupéfait du temps où l’Archestrate était son repaire.
Pourquoi explore-t-il toujours ce sujet ? On dirait Picasso qui essayerait de réinventer la peinture à chaque nouvelle toile. Cela force l’admiration.
Venons-en maintenant au chapitre des vins. Alain avait ouvert un Jurançon de Cauhapé 1996 et un Jurançon de Cauhapé 1988. A l’opposé l’un de l’autre. Le 88 n’est pas ouvert, et cherche à se structurer. Le 96 est déjà trop accompli, trop Sauternes.
Le 96 est inadapté aux foies froids. Trop de puissance, comme les Sauternes qui tuent les foies. Il n’existe qu’avec les foies chauds et avec l’oie seule. Le 88 existe bien avec les foies froids, plus ils sont simples. Et « mon » Langoiran, que j’avais ouvert la veille vers 23 heures et laissé en cave toute la nuit ouvert, puis rebouché le matin était une pure merveille dans tous les cas. Une chose me fait plaisir : j’appelle mon Langoiran un 49, mais dans le bulletin 23, je mettais en doute cette datation, hasardant qu’il pourrait être de 29. Jacques Puisais m’a dit : « votre Langoiran est plus vieux. Je verrais bien 1929 ». Nous nous sommes retrouvés à un autre moment.
Entre temps, lorsque les truffes ont été essayées sur une polenta, j’ai immédiatement proposé un Château Meyne-Bert Haut Barsac 1939 que j’avais ouvert la veille et apporté pour cette séance de travail dans ma petite musette. L’accord était magique.
Pour ne pas être en reste, Alain Senderens a ouvert un Château Loubens 1943, qui est apparu dans les mêmes registres que le Haut Barsac, avec peut-être un peu plus d’épices et de concentration. Un vin merveilleux dès que les plats se compliquent.
Deux Portos ont été ouverts. Très chaleureux, mais décidément très lourds et difficiles à supporter en charge alcoolique.
L’ouverture d’un vin rouge, juste pour voir, a confirmé qu’il ne fallait surtout pas y toucher : c’était hors sujet.
L’ambiance étant au plaisir, j’ai ouvert une bouteille inconnue pour moi, sans étiquette, et sans aucun signe sur la magnifique capsule au doré citronné vert. La couleur du vin est magiquement dorée, comme une mangue bien mûre. Parfum magnifique et saveur rare. Jacques Puisais a reconnu un Barsac et nous étions d’accord. J’ai suggéré 1933, et nous étions d’accord, Jacques me disant que ce ne pouvait être que cette année là. J’ai pu faire vivre une de ces bouteilles sans nom que je ramasse au gré de mes achats.
Avec des écorces d’orange, des mariages de rêve.
Il est intéressant de voir comment chacun se comporte. Je m’intégrais dans un groupe de complices déjà formé. J’avais donc plus à écouter, mais je crois que l’on m’a écouté aussi, quand j’ai parlé de quelques perspectives historiques sur les périodes qui s’expriment le mieux aujourd’hui. J’ai pu exposer mon concept de vin éternel.
Jean-Pierre Perrin est le plus expéditif, et ne s’embarrasse pas de précautions oratoires. Il n’aimait pas les truffes sous certaines formes et l’a dit. Il a un palais affirmé et juste, même si volontiers critique. Jacques Puisais a un sens poétique extrême et était d’une humeur joviale, trouvant de la sensualité dans certains accords. On le voyait errer au milieu des giroflées sauvages. Il dissèque les composantes des goûts avec une précision chirurgicale. Et on sent Alain Senderens en recherche permanente, infatigable.
Je n’imaginais pas que l’on puisse faire apparaître des différences là où je n’aurais vu que des nuances, et qu’on puisse procéder à de vraies exclusions, alors que mon palais serait plutôt accueillant à tous les essais.
J’ai aussi eu confirmation que mes vins, dans leur état et avec leur ouverture précoce, donnaient des associations qu’aucun vin moderne ne peut apporter. Un moment de vraie communion gastronomique qui, je l’espère en appelle bien d’autres.
Un ami à qui je racontai ces folles aventures me dit : alors, maintenant, c’en est fini avec Guy Savoy, tu ne jures plus que par Alain Senderens. Je lui ai répondu que je suis comme Joséphine Baker, j’ai deux amours, mais que je suis prêt à aller largement au delà de Joséphine Baker …..