dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Bristolmardi, 5 novembre 2002

Un dîner spécial de wine-dinners. D’abord il y avait une majorité de femmes (60%), ce qui est agréable, et crée une atmosphère très détendue. Ensuite, il y avait une raison particulière à la présence de chaque convive. Une journaliste qui veut écrire sur nos dîners, un journaliste qui a écrit sur wine-dinners et que je voulais remercier. Un convive venu grâce à son article, ce qui authentifiait l’effet de ses belles chroniques, une journaliste qui pourrait écrire sur ce dîner dans un journal féminin, puisque nous étions à un dîner de femmes, une femme qui est, de tous nos membres, la participante la plus régulière à nos dîners, avec plus de cinq participations, la représentante d’une société qui nous a passé les plus grosses réservations de dîners, la digne représentante et héritière du plus prestigieux des restaurants français, la représentante d’un autre restaurant qui est mon chouchou, et un ami de très longue date, gastronome pointu. Etait-ce la présence de si jolies femmes ? Je me suis pris à parler plus que de coutume, expliquant comment on doit manger des mûres sur les chemins d’été, comment on doit croquer les grains de raisin, comment profiter au mieux des saveurs combinées d’un fromage à pâte persillée et d’un Sauternes (un discours classique de presque chaque dîner) et je me suis même vu expliquer, et en « direct live », par l’exemple, pourquoi une banane est meilleure quand on la mange en ayant séparé ses trois quartiers, comme on sépare ceux d’une mandarine, que lorsqu’on la mange de la façon habituelle en mordant dans le fruit. Il fallait vraiment que l’atmosphère fût joyeuse pour justifier ces digressions sur mes plaisirs à la Philippe Delerm. Elle le fut.
Tout le monde a unanimement applaudi la cuisine remarquable d’Eric Fréchon. Il traite les produits avec une simplicité extrême, donnant une cuisine traditionnelle d’un talent hors norme, par des complications raffinées mais totalement intégrées. Son lièvre était exceptionnel, et l’accord du canard avec le Palmer 1964 était porteur d’une émotion rare comme on souhaite en trouver. Il y a comme cela, par surprise, une communion d’une telle intensité qu’on sent qu’on a le « vrai » accord parfait, tellement transcendant par rapport à un accord simplement réussi.
Les plats de Eric Fréchon étaient : Macaronis farcis d’artichaut, truffe et foie gras de canard gratinés au vieux parmesan, Noix de Saint-Jacques et truffe blanche d’Alba poêlées fine mousseline Dubarry, bouillon de parmesan Reggiano, Canard sauvage laqué au miel épicé, navet confit à la poudre d’agrumes et figues rôties, Lièvre de la Beauce l’épaule cuisinée en civet, le râble rôti au poivre vert gnocchi sardi cuit comme un risotto. Fourme d’Ambert, Mille-feuille à la vanille.
J’ai ouvert les vins à 16 heures avec Myriam Lombard, jeune et talentueuse sommelière qui n’en revenait pas des odeurs et saveurs pour elle inconnues de ces vins étonnants. Elle en profitait avec bonheur.
Les convives arrivent, tous à l’heure. Après les consignes d’usage, comme l’hôtesse qui rappelle au sol ce qu’il ne faut pas faire en vol, nous passons à table, dans la salle ovale qui est certainement l’une des plus belles de Paris, à une table merveilleusement dressée, sous un éclairage judicieusement tamisé. L’hôtel Bristol est vraiment un lieu de rêve.
Nous avons commencé par un Champagne Ruinart Blanc de Blanc 1990. Les conversations étaient déjà tellement lancées qu’on serait presque passé à coté de cet excellent champagne, gentiment chatouillé par un excellent jambon. Puis arrive une des vedettes de la soirée : Château Carbonnieux blanc 1937. Un nez invraisemblable de puissance, une couleur d’un doré raffiné, et une puissance en bouche qui mettait déjà chaque convive en présence d’un vin exceptionnel. Enveloppant la bouche, persistant, avec un gras raffiné et des myriades d’évocations. Le bonheur s’installait. Puis, un splendide étonnement : le Bâtard Montrachet Albert Morey 1986 arrivait avec un nez d’une invraisemblable complexité, et dégageait une subtilité et une justesse étonnante. Ma voisine, qui possède l’une des plus belles caves marchandes de Paris n’en revenait pas. Elle s’étonnait aussi de l’extrême variation des saveurs entre son verre et le mien pour chaque vin, puisque « l’étiquette » veut que l’on serve d’abord les femmes, et qu’on me serve en dernier, ce qui fait que j’ai toujours le meilleur de la bouteille. Il est assez compréhensible que j’accepte de me sacrifier en respectant les convenances. Ce Bâtard était d’une qualité plus qu’inattendue : un Albert Morey est grand, mais là il était grandiose. J’ai fait essayer une anguille adoucie par une pomme de terre avec les deux blancs secs. C’est très intéressant.
Le Château Palmer 1964 a eu l’extrême bonheur d’arriver sur un accord parfait, chaque épice, chaque grain de poivre de la peau du canard servant de tremplin à un vin chaleureux, rond, économe de sa force – c’est l’année – mais si grand de plaisir. Une réussite de jouissance immédiatement accessible. A l’ouverture, j’avais peur de ce Château Ausone 1937. Bouchon plein de terre. Niveau plutôt bas. Or le nez fut une heureuse surprise, et sa belle tenue au moment du dîner fut une récompense. Ausone est très compliqué. Celui-là un peu faible comme le sont ces vins anciens, mais il s’est bien réveillé, montrant une belle structure et un équilibre suffisant. J’avais prévu un vin de secours. Il n’en fut pas besoin.
Le Pommard de Moucheron & Cie 1955 est d’une orthodoxie extrême. Un nez dont on ne se lasse pas, et un charme étonnant. L’un des convives en est tombé amoureux. Et il avait bien raison. Le lièvre si prodigieux allait mettre en valeur les vins qui l’accompagnaient. Le 55 a été servi en même temps que le Beaune Marconnet Remoissenet 1947. Un vin remarquable, d’une perfection rare. Un nez puissant, affirmé, et une richesse enveloppante en bouche qui confirmait toute la puissance expressive des vieux Bourgognes. Le râble le mettait en valeur. Lorsqu’on a servi, sur une deuxième assiette du lièvre le Romanée Saint Vivant Domaine de la Romanée Conti 1986, chacun revenait sur des terres connues. Toutes les saveurs, même complexes, redevenaient familières pour beaucoup. Mais elles ne faisaient pas oublier les si belles complexités et les accomplissements des vins plus vieux de trente à quarante ans. Le jeune vin allait plus sur l’épaule, les plus anciens plus sur le râble merveilleux.
J’avais voulu essayer un Maury 1925 de Paule de Volontat (non prévu sur la liste initiale) sur le lièvre. Ce n’est pas un bon accord. J’ai pu vérifier que cela n’apporte rien, alors que sur les gnocchis à la truffe, le Maury s’exprime avec bonheur. Beau Maury de chaleur, sans doute un peu trop jeune. Le Château Roustit Sainte Croix du Mont 1953 est extrêmement subtil. Tout en finesse, avec un nez envoûtant comme un parfum, il a montré une élégance rare. Les deux liquoreux ont montré leurs qualités et leurs différences aussi bien sur la fourme, le mille feuille (mon choix, pour sortir des accords classiques, mais ce n’est pas convaincant, même si le mille feuilles est parfait), et un dessert au coing. Le Jurançon Cuqueron Clos Cancaillaü vers 1940 a montré une étonnante complexité. A l’ouverture je l’avais essayé avec Myriam sur un abricot sec. Une merveille. Sur le coing, un bonheur rare. Je suis sans doute plus sensible que d’autres à ces vins aux saveurs si inhabituelles, tant ce Jurançon fut déroutant, car je fus le seul à le mettre dans mon tiercé. Les résultats du tiercé, souvent différents, ont donné quelques constantes : les deux blancs secs du début, le Carbonnieux 37 et le Bâtard 86 furent les plus cités, avec le Beaune 47. Mais d’autres ont été cités, comme le Pommard 55 cité une fois premier. Le Palmer 64 fut beaucoup cité et même le Ausone fut cité. Mon tiercé fut 1 : Carbonnieux 37, en 2 : Beaune Marconnet 47, et en 3 le Jurançon. Chacun a pu vérifier la justesse des choix d’Eric Fréchon, et a pu prendre conscience de ce que les vins vieux bien présentés donnent des saveurs qu’aucun vin actuel ne peut délivrer. Le charme de nos belles convives méritait ces accords parfaits. Un service rigoureux d’une belle exactitude et le talent d’un chef ont parachevé un dîner sans la moindre faute, la récompense des amoureux des vins anciens.