Déjeuner au Bistrot du Sommelier et dîner au restaurant Guy Savoymercredi, 23 octobre 2002

L’anecdote qui suit pourrait s’appeler : « faut-il vraiment s’intéresser aux années 70 ? ». Je vais déjeuner chez cet excellent Philippe Faure-Brac qui vient de commettre un si joli livre, et j’ai envie d’ouvrir une Mouline. Le directeur du Bistrot du Sommelier, qui me connaît bien, me dit que je devrais essayer une année plus difficile, puisque j’explore des terres rares, et me suggère la Mouline 1977, Cote Rôtie de Guigal. On a évidemment les caractéristiques de Mouline, mais c’est bien fatigué, et malgré de succulents plats, rien ne réveille cette beauté endormie. Il y a deux ou trois lueurs, mais on est bien loin de la flamboyance que doit avoir ce vin.
Le soir même, après un très austère exposé d’une banque d’affaires (difficile de passionner l’auditoire quand le CAC 40 fait de l’apnée en catégorie no limit), il fallait se ressourcer chez Guy Savoy, et folle impulsion de l’instant, je décide d’ouvrir un Montrachet du Domaine de la Romanée Conti, qui est pour moi ce qui se fait de plus extrême dans la magie du vin. Il y a deux années sur la carte. Je veux prendre le 94, mais Eric Mancio me dit : « vous, vous devriez prendre le 1976« . Je cède. Quand on met dans une bouteille le prix d’une croisière aller et retour sur la Lune, on est, qu’on le veuille ou non, un peu désireux de le trouver bon. Et ce Montrachet est un mythe. Mais cette bouteille a dû souffrir, comme le montre le bouchon fatigué et blessé, et ce vin fut court, loin de l’explosion que j’avais trouvée dans des expériences passées. Mais Montrachet DRC, c’est le plus grand blanc du monde, et même blessé, l’animal est splendide. Un nez d’extrême complexité révélant peut-être trop d’alcool, et un goût qui s’il n’est pas très long, a quand même une grande histoire à raconter.
Et tout au long du repas j’ai recherché l’accord avec ce vin qui demandait un choc de titan. Il fallait lui donner « jab crochet, jab uppercut » pour qu’il consente à se révéler à son vrai niveau. Et j’y suis arrivé, avec la si agréable compréhension de Guy Savoy. Guy avait apporté un saumon avec une panure qu’il pensait adaptée. C’était vrai pour la panure, mais il aurait fallu une tranche plus épaisse de saumon, pour faire sortir le vin de sa tanière. Sur une extraordinaire soupe d’artichaut, aucun vin ne résisterait. Mais le Montrachet tenait le challenge, et on voyait à quel point sa structure si belle se mariait avec l’artichaut et la truffe blanche. Il fallait un contact encore plus rude, car on n’effleurait qu’à peine le monstre, et je suggérai à Guy une poitrine de pigeon. Sans trop y croire, mais en faisant confiance à ma folie, il me suggéra un col vert. Je passai d’abord par de sublimes langoustines éclatées aux salsifis, plat d’un accomplissement absolu, mais qui n’arrivait toujours pas à entamer le monolithe du Montrachet. Puis soudain l’extase. Le moment divin que j’attendais. Sur un Montrachet qui s’épanouissait, la brutalité de la chair du col vert, avec une sauce puissante arrivait à émouvoir cette légende, et l’accord était d’une perfection absolue. Et quand une chair se marie à ce monstre sacré, c’est un Etna de plaisir. J’avais enfin trouvé ce qui permettait à ce vin légendaire, fatigué de souffrances accidentelles, de livrer ce qui justifie sa stature unique. Bouteille n° 2008 sur 2812 produites, j’avais malgré tout approché le bonheur. Je dis malgré tout car j’aurais dû prendre une Mouline plus jeune, et un Montrachet plus jeune. On imagine, du fait de mes dîners, que je n’aime que le « vieux », alors que j’apprécie aussi ce qui est dans le fruit, dans le jus, et dans la spontanéité.
Ce qui ramène à l’histoire du vin. Les vins des années 20, 30 et 40 qui ont été bien conservés sont beaucoup plus jeunes que des vins des années 70. C’est cela qui justifie la démarche de wine-dinners, qui fait revivre de jeunes vieillards, quand certains jeunes adultes sont déjà fatigués. Il y aurait long à dire sur l’évolution des méthodes. Je suis chaque jour plus convaincu que les vins que nous buvons à nos dîners ne sont plus reproductibles. Nous savourons un capital que rien ne remplacera. D’où la légitime excitation à chaque ouverture de ces flacons rares.
Il faut savoir boire les vins récents des années 90 et 80 que des viticulteurs talentueux améliorent sans cesse, mais comprendre aussi que les survivants des années avant 45 ou avant 61 si l’on est plus large sont de véritables trésors entraînant sur des terrains que plus personne ne pourra recréer.