Déjeuner au Bistrot du Sommelier et dîner au restaurant Guy Savoy mercredi, 23 octobre 2002

L’anecdote qui suit pourrait s’appeler : « faut-il vraiment s’intéresser aux années 70 ? ». Je vais déjeuner chez cet excellent Philippe Faure-Brac qui vient de commettre un si joli livre, et j’ai envie d’ouvrir une Mouline. Le directeur du Bistrot du Sommelier, qui me connaît bien, me dit que je devrais essayer une année plus difficile, puisque j’explore des terres rares, et me suggère la Mouline 1977, Cote Rôtie de Guigal. On a évidemment les caractéristiques de Mouline, mais c’est bien fatigué, et malgré de succulents plats, rien ne réveille cette beauté endormie. Il y a deux ou trois lueurs, mais on est bien loin de la flamboyance que doit avoir ce vin.
Le soir même, après un très austère exposé d’une banque d’affaires (difficile de passionner l’auditoire quand le CAC 40 fait de l’apnée en catégorie no limit), il fallait se ressourcer chez Guy Savoy, et folle impulsion de l’instant, je décide d’ouvrir un Montrachet du Domaine de la Romanée Conti, qui est pour moi ce qui se fait de plus extrême dans la magie du vin. Il y a deux années sur la carte. Je veux prendre le 94, mais Eric Mancio me dit : « vous, vous devriez prendre le 1976« . Je cède. Quand on met dans une bouteille le prix d’une croisière aller et retour sur la Lune, on est, qu’on le veuille ou non, un peu désireux de le trouver bon. Et ce Montrachet est un mythe. Mais cette bouteille a dû souffrir, comme le montre le bouchon fatigué et blessé, et ce vin fut court, loin de l’explosion que j’avais trouvée dans des expériences passées. Mais Montrachet DRC, c’est le plus grand blanc du monde, et même blessé, l’animal est splendide. Un nez d’extrême complexité révélant peut-être trop d’alcool, et un goût qui s’il n’est pas très long, a quand même une grande histoire à raconter.
Et tout au long du repas j’ai recherché l’accord avec ce vin qui demandait un choc de titan. Il fallait lui donner « jab crochet, jab uppercut » pour qu’il consente à se révéler à son vrai niveau. Et j’y suis arrivé, avec la si agréable compréhension de Guy Savoy. Guy avait apporté un saumon avec une panure qu’il pensait adaptée. C’était vrai pour la panure, mais il aurait fallu une tranche plus épaisse de saumon, pour faire sortir le vin de sa tanière. Sur une extraordinaire soupe d’artichaut, aucun vin ne résisterait. Mais le Montrachet tenait le challenge, et on voyait à quel point sa structure si belle se mariait avec l’artichaut et la truffe blanche. Il fallait un contact encore plus rude, car on n’effleurait qu’à peine le monstre, et je suggérai à Guy une poitrine de pigeon. Sans trop y croire, mais en faisant confiance à ma folie, il me suggéra un col vert. Je passai d’abord par de sublimes langoustines éclatées aux salsifis, plat d’un accomplissement absolu, mais qui n’arrivait toujours pas à entamer le monolithe du Montrachet. Puis soudain l’extase. Le moment divin que j’attendais. Sur un Montrachet qui s’épanouissait, la brutalité de la chair du col vert, avec une sauce puissante arrivait à émouvoir cette légende, et l’accord était d’une perfection absolue. Et quand une chair se marie à ce monstre sacré, c’est un Etna de plaisir. J’avais enfin trouvé ce qui permettait à ce vin légendaire, fatigué de souffrances accidentelles, de livrer ce qui justifie sa stature unique. Bouteille n° 2008 sur 2812 produites, j’avais malgré tout approché le bonheur. Je dis malgré tout car j’aurais dû prendre une Mouline plus jeune, et un Montrachet plus jeune. On imagine, du fait de mes dîners, que je n’aime que le « vieux », alors que j’apprécie aussi ce qui est dans le fruit, dans le jus, et dans la spontanéité.
Ce qui ramène à l’histoire du vin. Les vins des années 20, 30 et 40 qui ont été bien conservés sont beaucoup plus jeunes que des vins des années 70. C’est cela qui justifie la démarche de wine-dinners, qui fait revivre de jeunes vieillards, quand certains jeunes adultes sont déjà fatigués. Il y aurait long à dire sur l’évolution des méthodes. Je suis chaque jour plus convaincu que les vins que nous buvons à nos dîners ne sont plus reproductibles. Nous savourons un capital que rien ne remplacera. D’où la légitime excitation à chaque ouverture de ces flacons rares.
Il faut savoir boire les vins récents des années 90 et 80 que des viticulteurs talentueux améliorent sans cesse, mais comprendre aussi que les survivants des années avant 45 ou avant 61 si l’on est plus large sont de véritables trésors entraînant sur des terrains que plus personne ne pourra recréer.

salon des professionnels du vin mercredi, 23 octobre 2002

A un salon des professionnels du vin, j’ai retrouvé quelques vignerons avec plaisir. J’ai montré à Chantal Comte du Château de la Tuilerie ce que j’ai écrit sur son Costières de Nîmes cuvée Eole. J’en avais fait des compliments, mais le mot « facile » ne lui avait pas plu. Je ne parlais pas du travail qui doit être immense, mais de l’impression d’aisance. Faire bien un vin simple que permet sa région est une réussite. Il faut savoir ajuster ses ambitions à son terroir. Elle peut s’enorgueillir d’un travail remarquablement fait. Elle vend un Rhum exceptionnel à réveiller tous les hibernatus : 58° sous le capot ! Quel parfum.
Peu après, Dom Ruinart 95 vraiment bien construit. Une belle profondeur. Et un Larrivet Haut-Brion blanc 1996 : nez splendide de fruits exotiques. En bouche de la banane, de l’ananas, et même un infime touche de zan (voir Chypre 1845). Ces jeunes Bordeaux blancs sont très excitants.

dîner à domicile dimanche, 20 octobre 2002

Une nouvelle fois un dîner à domicile, en jeune compagnie. On commence par un champagne de famille. Mon grand père achetait ce champagne, sans doute parce qu’une cousine éloignée avait épousé le vigneron (est-ce vrai ?), mon père l’achetait aussi, et j’ai continué. Ce Léon Camuzet de Vertus 1979 est un bon champagne. Dans chaque famille il y a un champagne qui forme le goût. On juge tous les autres à travers lui. Celui-ci est naturellement sec, avec une jolie rondeur. Aussi vieux, il y a un risque, car les bouchons sont souvent trop courts. Là, pas de trace de madérisation. Juste une bulle plus discrète. Un signe de sa grande qualité : je l’ai bu de nouveau derrière le Salon, et il était encore agréable. Salon aurait tué un champagne banal.
Le Champagne Salon « S » 1983, c’est mon chouchou. Ce qui a bluffé cette studieuse assemblée, c’est l’invraisemblable longueur de ce champagne. Il est fort, vineux, profitant de son âge pour se renforcer, et ne veut plus quitter la langue, tant il laisse une trace indélébile. Mon chouchou. Sur un excellent foie gras, deux vins radicalement opposés. Un Scharzhofberger Riesling Auslese, Sanctus Jacobus 1983, Qualitätswein mit Prädikat,Trèves. Beau nez avec cette petite touche de pétrole, cette couleur de citron vert, et ces saveurs citronnées si complexes. Beau mariage avec le foie gras. Puis, un Cérons, Château de Chantegrive 1995, médaille d’or au concours général agricole en 1997. Il est d’une puissance rare, presque trop forte. Mais les saveurs épicées de ce breuvage dense et doré se marient si bien avec le foie gras. Là où certains amateurs ajoutent du poivre pour animer le foie gras, c’est le Cérons qui l’apporte. C’est fort comme un Sauternes, en plus « fumé ». Beau succès de l’appellation.
Le vin suivant a une histoire : Château Lagarette, Premières Côtes de Bordeaux 1999, Cuvée Renaissance élevée en fûts de chêne, Minvielle 12,5°. Lorsque le Monde du 9/10 est paru, vers 16 heures le 8/10 au centre de Paris, j’ai reçu deux ou trois mails me demandant si j’avais vu l’article sur Alain Senderens où l’on cite wine-dinners. Et, dès 17h, Olympe Minvielle me demandait où elle pourrait m’adresser un exemple de son vin. Je l’ai reçu le 9 au matin ! En même temps que le journal ! Cette célérité extrême méritait que l’on goûte ce vin pour en parler dans un bulletin. A l’ouverture, un nez incroyablement bien fait. C’est évidemment légèrement trop tannique, mais la valeur du terroir permet que l’on ne tombe pas dans les tendances à la mode. Un fait qui ne trompe pas : j’en ai bu après 24 heures d’oxygénation. C’était encore très beau. Un Première Côtes qui se surpasse, et bien. Certainement un vin à considérer sur la durée. Le Magnum de Côte Rôtie Les Jumelles Paul Jaboulet Aîné 1983 nous ramenait sur des terres connues, et il me permettait d’effacer l’oubli (l’absence sans doute) que j’avais eu lors du dîner précédent. On a avec ce vin le plaisir de la simplicité. C’est du vin bien fait, sans chichi qui vous dit : »tu veux du bon vin ? Me voilà ». C’est chaleureux, sans complication, mais ça emplit la bouche avec un bonheur d’autant plus grand qu’on comprend tout. C’est du Rabelais. Les deux rouges avaient accompagné un gigot de onze heures fondant avec une belle harmonie. Les gorges s’étant assez vite assoiffées, j’ai ouvert Château Figeac Saint-Emilion 1983. C’est immense. En Saint-Emilion, il y a Cheval Blanc qui peut être extraordinaire, ou peut laisser sceptique s’il n’est pas parfait. Il y a Ausone, diva qui n’accepte de chanter que si on la supplie. Et puis il y a Figeac qui est généreux tout le temps. Et ce 83 est maintenant parfait. Ayant passé en revue les fonds de vin le lendemain, c’est Figeac qui a étalé le plus de richesse épanouie. Un vraiment grand vin.
Sur une merveilleuse crème au chocolat et caramel, un de ces accords de rêve : Klein Constantia, Vin de Constance Afrique du Sud 1996, 14°. C’est joliment botrytisé, et cela promet au vieillissement. Le dessert l’a particulièrement mis en valeur, par la complexité des saveurs mêlées. .
Pour remettre les esprits en place, s’il le fallait, une Bénédictine DOM 43° de l’abbaye de Fécamp, vers 1930 est un moment de pur bonheur. Comme je l’ai déjà suggéré, on s’imagine en vache sacrée autorisée à brouter les herbes du nirvana.

Déjeuner chez Alain Senderens mardi, 15 octobre 2002

Depuis la création de wine-dinners, nous avons eu l’occasion de créer des associations magiques où un chef de talent trouve le plat juste qui va être amplifié, magnifié par un vin au goût ressuscité. Certains lecteurs se souviendront d’avoir lu ce moment unique où Guy Savoy a ajouté quelques pointes de zan dans une volaille en vessie, pour accompagner de façon parfaite un Chypre 1845 qui reste à ce jour mon plus grand plaisir œnologique.
Alain Senderens m’a fait connaître le bonheur sur des pétales de roses. Je vais vous narrer ce conte de fées.
Lorsque j’avais esquissé l’idée de wine-dinners, le propriétaire de l’un des plus grands restaurants parisiens, avec lequel je partageais quelques idées sur l’extrême esthétisme des vins anciens, me paraissait l’associé idéal. Il a jugé que ce concept ne s’intégrait pas bien dans la stratégie de son restaurant. Si je m’étais lié à une seule maison, je serais passé à coté de la créativité de tant de grands chefs qui font des variations sur mes « enfants », ces vins anciens non reproductibles que j’ouvre avec tant de plaisir.
Depuis le démarrage de nos dîners, des accords de légende ont été créés par des chefs imposants tels que David van Laer, Patrick Pignol, Eric Fréchon, Philippe Legendre, Guy Savoy, Alain Dutournier et d’autres, ou des grands sommeliers comme Eric Beaumard, Philippe Bourguignon, Philippe Faure Brac, Eric Mancio ou Patrick Lair, et d’autres. Il existe des personnalités qui me paraissaient plus difficiles à convaincre, et Alain Senderens faisait partie de celles-ci. Je lui avais fait part de ma démarche, mais rien ne se prêtait vraiment à faire un essai : d’une part il a un jugement plutôt réservé sur les vins anciens. D’autre part, toute sa démarche personnelle est liée à l’accord mets et vins. Pourquoi aller interférer dans ce qui est sa marque personnelle? Je l’avais rencontré, mais il brasse tellement d’idées neuves qu’il n’avait qu’une écoute polie à ce qui n’est pas directement dans son foisonnement personnel. Or un journaliste a eu l’heureuse idée d’associer nos démarches dans le même article. L’occasion était rêvée de reprendre notre dialogue. Je l’ai saisie. Nous avons déjeuné ensemble dans son restaurant, et j’ai apporté un Nuits Cailles 1915 Morin Père & Fils. Livré à 11h après un parcours en voiture, il se présentait comme une femme mal fardée. Mais la suite allait révéler des surprises.
Alain Senderens recevait un catalan passionné de gastronomie. Le déjeuner à trois s’annonçait sympathique. Un caviar à la cuiller avec des oignons doux des Cévennes cuits dans l’argile et des soupçons de pistache constitue une bouchée délicieuse. Petite merveille que Alain Senderens trouvait un peu salée. Perfectionnisme de l’artiste car j’étais plutôt comblé par cette combinaison de saveurs, le sel ne nuisant en rien. Le Dom Pérignon 1993 est évidemment un accompagnement adapté. A propos de perfectionnisme, je trouvais ce Dom Pérignon fort agréable, mais un peu sur la madérisation. Alain Senderens l’a trouvé un peu bouchonné (ce qui n’était pas perceptible), pour le faire remplacer par un Dom plus gouleyant, car apparaissant plus jeune. Mais le premier eut ravi n’importe quel palais. Belle association, évidemment assez classique.
Une polenta aux truffes blanches se mariait délicieusement bien avec un Corton Charlemagne 1990 Domaine Bonneau du Martray. Tout se présentait dans une douceur de félicité. Et, ce que l’on voit souvent quand des accords sont parfaits, ce Corton particulièrement léger trouvait une longueur invraisemblable. Le palais en était collé.
Ce qui arrive souvent quand un accord est parfait, c’est qu’on voit nettement la différence : il y a une table de multiplication qui se met à fonctionner. Là, le Corton prenait une longueur inhabituelle qu’il n’aurait pas sans cet accord.
Sur un généreux canard, nous avons juxtaposé le Clos Vougeot Vieilles Vignes 1995 Château de la Tour prévu au menu nouveau si créatif avec le Nuits Cailles 1915. Autant sur la cuisse, le plus jeune révélait sa merveilleuse spontanéité, autant sur les magrets taillés en dés, le Nuits Cailles donnait un accord de transcendance. Mais là où un chef montrera toujours son génie, c’est sur la réaction inattendue qu’il a eue.
Alain Senderens a demandé à un serveur : « allez me chercher des pétales de rose ». Nous avons grignoté des pétales de rose et l’accord avec le Nuits Cailles devenait de la magie pure. Quelle émotion ! Ces instants sont pour moi de l’esthétisme total. Poussons la finesse encore plus loin : Alain Senderens trouvait le Nuits meilleur sur des pétales de roses jaunes, et moi sur des pétales de roses rouges.
J’ai voulu finir les dernières gouttes charnues du Nuits Cailles avec un Saint Nectaire, seul fromage qui accompagne les vins très vieux, et Alain Senderens m’a demandé de comparer son goût avec un pain ordinaire et avec un pain grillé de sa composition. Je suis plutôt hostile au pain grillé qui marque trop le goût du Saint-Nectaire. Mais là, l’accord était évident. Découverte surprenante, qui tenait à la valeur capitale de l’épaisseur du toast, calculée au millimètre, qui m’a permis de « mâcher » les dernières gouttes du Nuits Cailles, concentration d’une perfection absolue.
Sur un dessert de rêve qui mériterait des heures d’analyse, variations sur le thème du coing qui permet tellement de créations, un Tokaj Oremus de 5 puttonyos 1995 allait parfaitement bien : il n’est pas nécessaire d’aller au delà dans la concentration. Cinq puttonyos suffisent.
Ce qui est intéressant, c’est qu’Alain Senderens est en recherche permanente de la perfection. Guy Savoy est l’esthète pur qui a une faculté de synthèse rare. Alain Senderens est le chercheur rigoureux de l’absolue justesse. Quelle joie de pouvoir ajouter à leurs gammes des saveurs qu’ils rencontrent peu, car ils ne se sont pas forcément intéressés à ces vins inattendus. Inutile de dire que je suis sur un petit nuage. J’accrois le Palais de mes Découvertes.
La démarche de Alain Senderens est un vrai bonheur de gastronome, car le vin ajoute au talent du plat. J’ouvre des flacons dont plus personne ne pourra refaire le vin. Quel beau thème pour nous retrouver prochainement …

dîner au restaurant Maxence, entre amis jeudi, 10 octobre 2002

Un dîner chez Maxence, entre amis regroupés par Jean Luc Barré. Un dîner un peu différent, car il y a un cercle de "vieux habitués" des vins très anciens. On peut donc prendre le risque de bouteilles très inhabituelles. Et il y a une plus grande décontraction face au risque. Jean Luc, mon maître et bien souvent mon « initiateur » a fait une sélection de vins d’une intelligence extrême. David Van Laer l’ami et animateur du Maxence a fait preuve d’une intuition redoutable, car il a su trouver des accords passionnants sur des vins qu’il ne pouvait pas avoir déjà bus.

Il faut préciser que Jean Luc aime faire des dégustations à l’aveugle contrairement à ce que j’organise, puisque mes listes sont forcément connues d’avance. Dans nos réponses, nous avons tous commis des erreurs qui se comptent en centaines de kilomètres sur l’origine des vins, voire en milliers ! Sur de grosses gougères, deux bouteilles de Montlouis Clos du Colombier 1959. Les deux Montlouis étaient aux antipodes : l’un, jaune citron était très sec, mais avec des arômes changeants de fleurs. L’autre, doré, délicieusement doux, a changé d’aspect dans le verre, avec une complexification croissante et séduisante. De grands Montlouis chez lesquels, comme tout au long du repas, il ne faut évidemment pas chercher les goûts et saveurs d’aujourd’hui.

Sur un chèvre chaud et pied de cochon, un inimaginable Sancerre Les Monts Damnés 1949. De loin le nez le plus beau de la soirée. Magique. Je n’ai pas trouvé le lieu d’origine, mais j’ai tout de suite trouvé l’année, tant 1949 est grand en Sancerre.

Un accord de rêve fut trouvé entre la pénétrante vanille des Saint-Jacques et le Jurançon sec 1929 de chez Nicolas. Quel beau vin. Le Jurançon 1929 est l’une des deux bouteilles qui ornent la page d’accueil du site wine-dinners, avec une signification et un message : ce qu’on cherche, c’est la valeur gustative pure, et pas forcément la renommée rassurante de l’étiquette répertoriée dans tous les guides. A ce propos, comme il est d’usage entre complices, on s’est abondamment querellé sur le vin et l’argent, sujet absolument sans fin, ma thèse contre provocatrice étant qu’un vin n’est pas "forcément" mauvais parce qu’il est cher. Et la pertinence d’un achat bien fait ne doit pas justifier d’exclure les bouteilles chères. Ce sujet peut occuper des heures, quand s’ouvrent tant de délices comme ce Jurançon de fraîcheur, évocateur d’arômes si diversifiés, qu’on ne trouve que dans des blancs secs anciens.

Sur la retrouvaille en restaurant d’un ris de veau un Gruaud Larose 1904 si étonnant de jeunesse (dans son expression âgée, bien entendu). Bel équilibre, suffisamment de rondeur pour donner un beau passage en bouche. Il n’y a plus d’explosion, mais il est très ingambe. Le Mouton d’Armailhacq 1918 a émerveillé un des convives. Les 1918 se révèlent très souvent chaleureux, charnus. Pour ce vin, on ne se trompait pas de beaucoup de kilomètres, mais de plusieurs décennies, voire d’un armistice tant il est jeune encore. Sa couleur, très années 70, faussait toute supputation.

Le Parmentier de lièvre est un petit bonheur. Sur un invraisemblable Rioja Marquès de Riscal 1925, quel accord ! Un vin d’une subtilité extrême, mais sous la blouse d’un sage écolier. Je croyais le reconnaître, alors que, proche de sa définition, je n’ai bu qu’un Rioja Paternina 1929 somptueux. David avait mis une pointe de chocolat dans la sauce, qui fut un révélateur de rêve pour le Domaine de la Trappe 1952, riche vin d’Algérie que David et moi trouvions un peu aidé (dopé?) par de l’alcool, alors que Jean Luc n’y voyait que l’influence bénéfique du soleil. Un vin rouge d’une énorme densité, tout en soleil, en chaleur. Ça me fait penser à la trame des plus solides Bourgognes des années 30 (certains reconnaîtront l’allusion).

Sur les fromages un très agréable Côte Rotie Jaboulet Ainé 1962 est passé presque inaperçu sauf pour un convive et David. Dans le flot des conversations, je l’aurais presque oublié malgré sa belle rigueur. Mais c’est sans doute parce que c’est le vin le plus conforme à son image : il n’y a pas d’énigme.

Sur des fruits caramélisés façon Tatin, un Rivesaltes Puerta del Sol Henry Sauvy 1914 a montré le potentiel exceptionnel du vieux Rivesaltes. C’est chaud, c’est beau, c’est quasi archétypal ; et quel plaisir. Je ne crois pas avoir souvent goûté d’aussi beau Rivesaltes, un vin qui sait si bien charmer par sa rondeur.

Sur une Arlette au chocolat, un vin que je n’avais jamais bu. Une saveur inconnue : un Muscat rouge Le Borjo, datable vers 1950, Domaine de la Trappe Staoueli en Algérie. C’est un magnifique Muscat. Très déstabilisant quand on n’a aucun repère.

Jean Luc avait fait un choix rare, et le vote fut bien difficile. Beaucoup d’avis variés, sans dominante précise. Le nez le plus beau était sans conteste celui du Sancerre 1949. La complexité la plus enrichissante était celle du deuxième Montlouis 1959, et le plaisir pur était celui du Rioja 1925. Mais comme j’adore les vieux vins d’Algérie je dirais que je suis prêt à entrer à la Trappe , si c’est pour avoir ce rouge 1952 ou ce muscat à chacune de mes messes. Nous avons fini sur une bouteille des années 1850 / 1870, un élixir Raspail. Mais ce qui était dans la bouteille, liqueur à la banane ou punch affadi ne m’a pas convaincu.

Les intuitions géniales de David Van Laer, un parcours introuvable composé par Jean Luc Barré, sur fond de son érudition sans limite (il faut le voir et l’entendre expliquer à un sommelier grec né à Olympie comment il devrait reconsidérer et comprendre les Dieux de son Panthéon !!), des discussions interminables, et le sentiment de faire vivre des vins qui méritent le sort qu’ils ont connu lors de cette soirée d’exception.

On verra que je me suis racheté un peu plus tard en mettant à l’honneur un magnum de Côte Rôtie de Paul Jaboulet. Façon de me faire pardonner. Et j’ai ajouté lors du même repas un vin d’un producteur qui avait lu le 8/10 l’article du Monde daté du 9/10 sur Alain Senderens et m’avait fait livrer dès le 9 au matin une bouteille après avoir lu les coordonnées de wine-dinners. J’ai voulu rendre hommage à cette célérité. Et j’ai bien fait. Lors d’une fête privée, j’ai retrouvé avec plaisir François Mauss, président du Grand Jury Européen qui juge tous les vins de façon extrêmement scientifique. Il était venu avec un vin du pays d’Oc très intéressant.

Le Monde parle de wine-dinners ! mercredi, 9 octobre 2002

Dernière minute : Le Monde du 9/10 associe dans un article de Jean-Claude Ribaut le talent d’Alain Senderens avec notre approche. Cadeau ! Quel honneur !
(suite ) Comme annoncé en fin de bulletin 42, l’article du Monde a occasionné beaucoup de contacts par mail, par visite du site (plus de 1000), ou par téléphone, de la part d’amoureux du vin.

Dîner à domicile mardi, 1 octobre 2002

Pour que l’adage « le cordonnier est le plus mal chaussé » ne s’applique pas, il fallait quelque chose de grand à domicile. Un Charles Heidsick 1985. C’est beau et bien bon. Pas très marqué, bien fluide, et d’une remarquable jeunesse. Champagne de bonne soif. Un Meursault Patriarche 1942 est forcément un risque. Chance : on a un beau Meursault typé, rond et profond, et une légère madérisation qui ne gène pas. Sur une tarte aux oignons adoucis, c’est un régal. Pour une petite virée buissonnière, un Costières de Nîmes, Château de la Tuilerie, cuvée Eole 1998. Vin de fruit, avec un remarquable travail. C’est facile, mais très bien fait. A suivre. Il fallait cette petite pirouette avant Pétrus 1974. Grand vin – petite année. Mais je savais que le 1974, sans grande puissance, révèle mieux la trame de Pétrus. Complexité, raffinement justifient la réputation de ce vin d’exception. Sur un osso bucco au riz basmati, un vrai bonheur. Yquem 1991 prenait la suite. Là aussi petite année, mais c’est Yquem, le troisième en une semaine, comme j’ai bu trois Bourgognes 1947. Ce Yquem s’est nettement amélioré le lendemain. Il faut donc l’ouvrir la veille. Une incomparable Quetsche très ancienne concluait ce repas familial.
Après trois belles expériences : une entreprise qui fête ses clients, de jeunes mariés californiens qui régalent leurs amis, le petit fan club de Bipin Desai qui se réunit, le retour au bercail bouclait la boucle d’un nouveau parcours expérimental.
Il reste encore beaucoup de grands chemins …

galerie 1995 samedi, 28 septembre 2002

Château Figeac 1975. cette étiquette est tout à fait spéciale, car elle rappelle tous les millésimes que Thierry Manoncourt a vinifiés. Il y en a 50, puisqu’il fête ainsi 50 ans à la tête de son domaine.

Dîner de wine-dinners au restaurant de Guy Savoy jeudi, 26 septembre 2002

Déjeuner chez Guy Savoy Pour les amis de Bipin Desai 26 septembre 2002
Bulletin 42

Champagne « maison »
Bâtard Montrachet Domaine Ramonet 1979
Château Lagafellière Naudes 1953
Richebourg Anne Gros 1996
Musigny Comte de Voguë 1978
Beaune Grèves, Vigne de l’Enfant Jésus Bouchard Père & Fils 1947
Château Mouton-Rothschild 1982
Lafaurie Peyraguey 1961

Le menu conçu par Guy Savoy
Poêlée de girolles et Jabugo « Bellota Bellota »,
homard breton roti, bordelaise au corail,
légumes croustillants au beurre de homard,
ragoût de lentilles et truffes noires, cèpes en marmite, jus d’automne,
volaille de Bresse pochée en vessie,
riz basmati et petit chou farci aux légumes d’automne,
sauce Albufera, saveurs exotiques et poivres.

Déjeuner de wine-dinners pour les amis de Bipin Desai jeudi, 26 septembre 2002

Un déjeuner qui brille un peu plus qu’un rayon de soleil. On entre chez Guy Savoy, où l’on se sent si bien. Une assistance plus qu’abondante : le Club des Cent tenait séance. Je me glisse entre deux doctes discours, pour rejoindre la salle du fond de belles proportions. Un magnifique Alechinski donne une touche de confort moderne, expression affirmée du mouvement Cobra que j’adore. Là, je retrouve avec joie Bipin Desai, l’homme qui a tout bu, tout retenu, et qui organise les plus folles dégustations de la Terre. A ses cotés, un ami grand amateur de vin, un autre ami complice des plus belles bouteilles de wine-dinners, un restaurateur connu pour l’exceptionnelle collection de Pétrus qu’il disperse sur sa carte des vins, un producteur de vins, connu pour la plus belle collection de vins de plus d’un siècle. Autour de la table, la plus grande compétence dégustative possible (si on peut accepter ce néologisme). Bipin n’aurait évidemment besoin d’aucun des cinq autres convives pour avoir « la » compétence absolue qu’il incarne à lui seul, mais le partage des avis est toujours enrichissant. J’avais le plaisir du lieu, de l’incomparable talent culinaire, du service complice d’une brigade attentive, et des commentaires d’une richesse extrême de goûteurs hors pairs. Il ne me restait plus qu’à chausser un sourire béat, et l’aventure commence.
A noter que si je suis du « fan club » de Bipin Desai, je ne le suis pas sur l’ouverture des bouteilles. Il avait demandé qu’on ouvre chaque vin une demie heure avant consommation, et carafage avant service. Je suis pour une ouverture quatre heures avant, une oxygénation lente, et une absence de carafage. Ce déjeuner m’a confirmé que j’ai raison pour les vins que j’affectionne. Les raisons de Bipin sont autres : homogénéiser le vin servi et éviter la lie.
Le menu composé pour nos vins : Poêlée de girolles et Jabugo « Bellota Bellota », homard breton roti, bordelaise au corail, légumes croustillants au beurre de homard, ragoût de lentilles et truffes noires, cèpes en marmite, jus d’automne, volaille de Bresse pochée en vessie, riz basmati et petit chou farci aux légumes d’automne, sauce Albufera, saveurs exotiques et poivres.
Après un champagne « maison » fort rafraîchissant, Bâtard Montrachet Domaine Ramonet 1979. Le nez est impressionnant, extrêmement dense. En bouche, on a la structure caractéristique du Bâtard. Avis partagés sur sa longueur, mais mon opinion est qu’il s’agit d’un grand Bourgogne blanc, doté d’un spectre très large de différents goûts. Réellement grand. Une des magies de Guy Savoy : le Lagafellière Naudes 1953 Saint-Emilion avait strictement le même nez que la sauce du homard. Ce n’est pas la première fois, et ce n’est pas un hasard si Guy Savoy arrive à cloner l’ADN d’un vin dans sa sauce: il sait saisir les structures intimes du vin. Ce vin que j’ai bu de nombreuses fois est excellent, aimable, enveloppant et rassurant. Il a de l’onction. C’est un succès de 1953 qui est une si belle année, si belle en ce moment.
Le Richebourg Anne Gros 1996 est un pur bijou. Vin jeune bien sûr, mais tellement bien fait. Même si mon palais est fait pour le vin ancien, je ne peux pas ne pas admirer ce talent. C’est un vin sauvage, un de ces pur-sang que le temps va apprivoiser. Le Musigny Comte de Voguë 1978 fut l’occasion de nombreux commentaires. Plus on est compétent, et plus on est difficile. Garde-t-on la même capacité d’émerveillement ? La magie des cèpes a fonctionné tellement bien que ce fut, à mon goût, la plus belle association mets et vin. Le Musigny était de bonne qualité, et je l’ai aimé. Le Beaune Grèves, Vigne de l’enfant Jésus Bouchard Père & Fils 1947 est alors apparu. La méthode d’ouverture suggérée par Bipin nous a privé de 40% de la perfection de ce vin. En moins d’une semaine j’ai goûté trois grands Bourgognes de 1947. Pourquoi les comparer? Il suffit de se rappeler qu’ils sont grandioses, et que 1947 est une année merveilleuse en Bourgogne, généreuse, polie, chatoyante et riche d’arômes développés. Avec la spectaculaire volaille en vessie le Beaune distillait de beaux messages. Le Mouton-Rothschild 1982 aurait dû être bu plus tôt. Il était si coincé qu’on l’a servi au fromage. C’est un bébé. Mais un surdoué : il a tellement de talent. Il faudra attendre encore vingt ans avant qu’il ne livre tout son formidable potentiel, et se guérisse de sa cryptorchidie ! Nous avons fini avec une demie bouteille de Lafaurie Peyraguey 1961, qui, chaque fois que je l’ouvre, étonne par son invraisemblable perfection. Il va sans dire que la bonne humeur prévalait. Les anecdotes fusaient, sans que cela frôle l’académisme ou la pédanterie. Bipin avait d’incroyables anecdotes, mais je relève la jolie remarque d’un des amis : « si on ne se dispute pas sur le vin, alors à quoi ça sert de faire de tels repas ? » Le vin sera toujours, avec bonheur, le sujet d’inépuisables discussions.
Il n’y a pas eu de classement des vins, mais je hasarde mon tiercé de vins si différents. Je mets le Richebourg d’Anne Gros en premier, parce qu’il m’a plus que surpris. En second le Lafaurie 61 pour son incomparable perfection. Et en troisième le Beaune Grèves, si belle expression de 1947. Ce choix est évidemment subjectif, car la palette présentée était vaste.
En une semaine, j’ai pu voir comment Alain Dutournier, Philippe Bourguignon et Guy Savoy abordent la cohabitation entre leur approche culinaire et des vins moins souvent bus que ceux de leurs cartes. Trois approches très différentes où s’exprime la personnalité de l’artiste. J’ai bien sûr mes propres canons, mais je préfère que la personnalité de chacun s’exprime. La diversité est source de richesse.