Dîner au château d’Yquemvendredi, 20 décembre 2002

Dîner au château d’Yquem est toujours pour moi un événement. C’est la concrétisation d’un rêve d’enfant. Avant le dîner, je rencontre la nouvelle direction, et à l’apéritif, je retrouve Bipin Desai et quelques amis américains. Le magnum de Krug 1989 ne m’a pas donné la sensation que m’avait donnée le magnum de Krug 1988. C’est évidemment bien, mais sans émotion.
Le thème du dîner était : « on peut très bien faire tout un repas avec Yquem ». Alexandre de Lur Saluces jouait gagnant, car il n’avait que des hôtes conquis depuis longtemps à cette idée. Je me suis amusé à juger les plats et les vins, en disséquant comme le fait Alain Senderens, mais évidemment à mon modeste niveau. Le Yquem 1996, beaucoup plus accompli et chaleureux que celui du dîner de l’Académie du Vin de France allait mieux sur la chair du homard que sur la sauce lourde et farcie.
Au contraire la chair du pigeon vibrait moins sur le Yquem 1942 que la sauce, mariage divin. Ce Yquem 1942 est puissant, complètement équilibré, et représente le rêve de tout vigneron. Qui ne rêverait, dans tout le monde viticole, qu’un vin soixante ans après la récolte soit dans cet état de perfection ?
Lorsque le Yquem 1928 est apparu, j’ai failli me pâmer tant sa couleur est d’une beauté invraisemblable. Même si le Président des producteurs de Sauternes, présent à la table, me disait que le jugement sur les couleurs est subjectif, j’étais en extase : cette couleur de pèche (différente de l’impression visuelle laissée par le Dom Ruinart rosé) est une apparition. Cela tient du miracle. Le vin était si léger à la première gorgée que plusieurs convives préféraient le 1942. Mais je savais que ce 1928 allait se révéler. Et ce fut le cas. Après quelques minutes, une merveille de subtilité, de finesse représentative d’un goût à la complexité qui immerge l’amateur dans le bonheur absolu. J’ai gardé mon verre lorsque nous sommes passés au salon, et le 28 ne cessait de s’améliorer, prenant de plus en plus de puissance et de subtilité. Alexandre de Lur Saluces a osé une chose que je n’aurais jamais imaginée : une tarte aux myrtilles. Même les murs du château en frissonnent encore.
Il aurait fallu que l’on me voie lors du retour à l’hôtel : j’avais le sourire béat de « lou ravi », l’idiot du village, porté par une félicité inattaquable et indémontrable : un fait, au sens « révélation », comme les tables de la Loi.