Voyage aux USA JOUR 3 dimanche, 23 mars 2003

Départ à Greenwich Village. C’est un autre New York. Qu’on le veuille ou non, même en n’étant pas un natif de cette capitale, l’absence des deux tours se sent. On erre dans ces dédales de rues aux immeubles si typés. Boutiques aux moeurs particulières, adaptées à la faune locale, invraisemblables bric-à-brac. On est dans un autre New York. Créatif et interlope à la fois.

Dans un Blue Ribbon Bakery où déjeunent des jeunes branchés, une table d’où je peux voir l’extérieur et l’intérieur. Dans la salle, une table de quatre jeunes et jolies américaines, purs produits du standard américain. Deux jolies femmes qui se glacent dès qu’arrive une somptueuse jeune fille qui pourrait être top model. Elle ne l’est sûrement pas, car elle a un sourire aux dents blanches permanent. Pas une once de snobisme mais une aura rare. Mélange de racines eurasiennes et mexicaines, elle a la beauté d’une femme que l’on a l’impression d’avoir vue sur tous les magazines. Le téléphone portable remplaçant l’éventail des belles, à cette table de trois, chacun téléphone au dehors. Près de moi un clone de Woody Allen mais de moins de trente ans raconte ses thérapies à une jolie blonde attentive. Tout fleure bon cette jeunesse cosmopolite si actuelle. A l’extérieur, c’est mieux qu’une galerie. Si le « upper Manhattan » a une faune d’une rare diversité, là, c’est encore multiplié par dix. Tous les archétypes de marginaux se sont rencontrés. Comment peut-on trouver sa personnalité dans la caricature de son propre type ? Ce New York a quelque chose de sympathique dans l’exagération de lui-même. Une mention spéciale au vieux barbu qui se promène avec un caddie où il n’y a que des boîtes boisson métalliques vides.

Nourriture très correcte. Le serveur à queue de cheval me signale que les plats marqués en rouge sont des spécialités du chef. Quand j’ai vu en cuisine un groupe de jeunes chinois sous-payés sans doute, voire clandestins, je m’interroge sur la notion de chef.

Dîner chez Véritas, à l’initiative de membres du forum. Un show à l’américaine impossible à imaginer en France.

Dîner de 12 personnes qui ne se connaissent pas dans le temple créé par deux amateurs de vins.

Dönnhof Riesling Spätlese Oberhaüser Brücke 2001 et Robert Weil Riesling Spätlese Kiedrich Grafenberg 2001. Le premier mefait penser à des bonbons à la fraise aux arômes artificiels. Le second est plus rond, mais le coté déstructuré me déplait. Je ne me suis pas fait à ces deux Rieslings.

Haut Brion blanc 1994. Un nez invraisemblable de complexités exotiques, et en bouche, le coté rassurant et accompli du Haut-Brion que l’on aime. Un grand vin que j’aurais très vraisemblablement reconnu à l’aveugle en bouche, mais jamais au nez.

Haut Brion blanc 1979. Il a une fatigue qui décourage tous les palais américains, alors qu’il crée le meilleur accord avec le plat, un ris de veau très honnête. Je m’aperçois que les américains jugent vite, et excluent vite.

Hermitage Chave blanc 1989 : sa structure a plu à certains, mais son absence d’imagination m’a laissé à l’écart. C’est trop monolithique, sur un message trop aimable. C’est bon, mais la complexité de Haut-Brion laisse trop de traces.

Un client du restaurant qui est resté inconnu (incroyable) nous a offert Montrachet Comtes Lafon 1997. Vin absolument splendide, le meilleur de tous les blancs, même si pour certains, le Corton Charlemagne Coche Dury 2000 avait plus de race. Mais il ne se révélait pas assez pour entraîner mes suffrages. Trop de jeunesse non encore formée, même si c’est remarquablement construit. Ce Montrachet et ce Corton sont deux monuments quimériteraient une cuisine exacte.

Comment est-ce possible de faire le cadeau d’un tel vin sans se montrer ?

On passe aux rouges et un Beaune Grèves Tollot Beau 1985 est assez intéressant, alors qu’un Bonnes Mares Comte de Voguë 1991 fait l’étalage d’une magnifique maturité bien contrôlée. Quel bonheur simple en bouche : tout le coté gouleyant de la Bourgogne.

Arrivent ensemble trois vins : Barolo Sandrone Cannubi Boschis 1996, Barolo Sandrone Cannubi Boschis 1991, Barolo Sandrone Cannubi Boschis 1988. Le 1996 est juteux, le 1991 trop sec, et le 1988 un peu amer. C’est tellement sec et astringent qu’on oublie le message.

Ces trois vins allaient, sans le vouloir, servir de faire valoir idéal à un vin qui mérite le respect : Cheval Blanc 1986en magnum. C’est tout simplement grandiose, et la plus belle qualité de tous les vins bus ce soir. Malgré un âge encore faible, ce vin a une structure extraordinaire. La complexité est belle, et on a déjà une belle rondeur qui ravit, tant ce vin est grand. Même La Tache 1971 (cadeau du sommelier) au plaisir chaleureux immédiat ne peut inquiéter le Cheval. Le Troplong Mondot 1989 qui arrive alors n’est pas à sa place : on ne se pose pas de question, on l’oublie tout de suite. Le Vega Sicilia Unico 1962 est d’une autre trempe : c’est le vin que j’ai classé en second après le Cheval Blanc. Il y a en lui des saveurs complexes, inhabituelles envoûtantes. C’est magnifiquement excitant.

J’avais pris d’infinies précautions pour qu’on goûte comme il faut le Château Chalon Florin Cottez 1921. J’avais expliqué comment en profiter sur un fromage. Quelques uns l’ont compris. Mais le généreux donateur a remis le couvert et persisté dans ses dons, ce qui a limité l’effet en bouche que j’avais espéré de ce vin si rare. Griottes Chambertin Domaine Ponsot 1990 en magnum, magnifique bouteille, mais tellement jeune. Il mériterait dix à vingt ans de cave de plus, car il a un potentiel extraordinaire et La Tache 1985. Vin animal, si prometteur mais si jeune lui aussi. Mais quel talent.

Le mot d’ordre était à la profusion. Le plaisir suivait. Une soirée impossible à organiser en France. Si je devais noter cette invraisemblable profusion, mettant de coté le Château Chalon 21 qui est hors concours, l’ordre serait le suivant : Cheval Blanc 1986, Vega Sicilia Unico 1962, Montrachet Comtes Lafon 1997, Haut-Brion blanc 1994 et La Tache 1971.

La carte des vins est exceptionnelle, avec des raretés absolues. Elle couvre des domaines et des années difficiles à trouver. Une impériale d’un grand Bordeaux de 1947 cote $25.000, ce qui impose le respect. A deux heures du matin, les clients doivent oublier le dernier zéro de la liste de prix très excessive, car des flacons invraisemblables s’ouvrent à profusion. J’ai cru reconnaître le généreux donateur du Montrachet et des La Tache. Je lui ai fait goûter le Château Chalon. Après la condescendante attitude de l’homme qui n’accepte pas qu’on conteste son leadership, j’ai vu sa figure se transformer : il prenait conscience qu’il buvait un vin unique.

Les deux propriétaires du Veritas sont très différents : l’un très élégant et très détaché – apparemment – de l’affaire qu’il a créée puisqu’il n’est pas resté, quittant le lieu vers 20 heures. Le second, au look de bûcheron, me faisait penser à Hugh Heffner dans ses bars de Play Boy : adulé par une foule de groupies, et cherchant à s’extirper des bras qui veulent l’enlacer. Vedette solidement campée sur son Olympe.

Il faut toutefois reconnaître que leur formule de restaurant est bien construite.

Juste avant le dîner, j’avais fait la connaissance d’un grand amateur collectionneur de vins qui organise des grands dîners de vins relativement jeunes. Il m’a montré un énorme dossier de près de 300 pages où sont consignées ses notes sur les vins qu’il a servis. Notes d’expert plus que notes d’ambiance contrairement à mes bulletins. Intéressé par le concept de wine-dinners, il va constituer des groupes de convives pour mes dîners.

Après cet invraisemblable dîner à Veritas, retour à l’hôtel à 2h30, ce qui fait 9h30 à l’heure de Paris. Les paupières se ferment assez vite et imposent une journée sans vin, tant s’annoncent de rudes épreuves.

 

Voyage aux USA JOUR 2 samedi, 22 mars 2003

Journée de shopping sur la 5ème Avenue, car il y a des rites incontournables. Je regarde les gens. Si les faciès que l’on croise à Paris peuvent se résumer à un certain nombre de types, disons de 15 à 20, ce nombre doit être multiplié par au moins 5 lorsqu’on est à New York.

Jamais une foule ne peut donner, où qu’on soit dans le monde, une telle image de diversité. Magasins de luxe, avec juste ce qu’il faut de condescendance de la part des vendeurs, et magasins d’électronique, bazars invraisemblables, où le vendeur a l’attitude du requin qui vient de repérer son poisson préféré qui nage seul, loin des siens. Déjeuner rapide dans une sandwicherie qui étale sur les murs qu’avant elle, aucun autre concept de restauration n’a jamais existé. Le plaidoyer pro domo est étalé partout. Lorsque l’on a de la mayonnaise incongrue sur du jambon qui dégouline en permanence sur les mains, on aimerait un peu moins d’auto gratulation.

Dîner au Gramercy Tavern un très sympathique restaurant bien rodé avec des amis épistolaires d’un forum américain sur le vin que je rencontre pour la première fois. Un Meursault (Les Beaune) Leroy 1999 très honnête mais manquant un peu de caractère, assez faible sur des coquilles Saint-Jacques, mais qui se dégourdit les jambes et redevient lui-même sur un ris de veau.

Un Pichon Longueville 1981 au nez parfait, apporté par mon hôte, tout en plaisir, et qui démontre la justesse de ce vin dans cette année là, beaucoup plus accomplie qu’on ne le dit. Le vin a une attaque douce, puis l’amertume prend le pouvoir, pour finir de la plus élégante façon. Un vin magnifique, beaucoup plus doué que ce qui est dit, qui s’élargit sur la viande d’un gibier bien traité. Vin qui a servi de bel accompagnateur d’une soirée fort agréable avec des gens charmants. Belle soirée permise par ce forum qui est la raison de ce voyage à New York.

Retour en chambre. Pas de carton de petit déjeuner que je puisse remplir. Le service, c’est forcément une affaire de volonté.

 

Voyage aux USA vendredi, 21 mars 2003

Certains lecteurs me font l’aimable plaisir d’être sensibles à ce que j’écris. Je raconte ici par le menu mon voyage aux USA pour rencontrer un groupe d’amoureux du vin. Ils se connaissent au travers d’un forum sur le vin où j’écris. Certains amis étaient virtuels. Ils sont devenus réels. Pour ceux qui aiment New York, il y aura l’évocation de ce qu’ils aiment de cette ville si attachante. Pour d’autres il y aura l’évidence de l’invraisemblable générosité d’amateurs, mais aussi le gâchis de boire de si belles bouteilles dans des conditions qui ne sont pas dignes d’elles. J’ai retenu la générosité, et l’envie de perpétuer la stricte exigence de wine-dinners, où les plus belles bouteilles sont bues dans les conditions idéales.

Le voyage démarre à Roissy. Alerte à la bombe. Tout le monde est obligé d’attendre une demie heure avant que le bagage suspect ne soit neutralisé. Après l’enregistrement, attente de plus de trois quarts d’heure avant le passage en douane. On comprend que le plan Vigipirate impose des précautions. Il serait évidemment stupide de penser qu’on devrait en conséquence adapter les effectifs. Avec plus de 50% du PNB consacré à la fonction publique il est évident qu’on ne peut pas produire un douanier de plus. Ce délai me permit de faire la connaissance d’une jeune américaine d’Atlanta qui vit au Togo dans un village de 400 habitants, et les aide à organiser leur agriculture et leur éducation. Pas d’eau,de la viande quelques fois par an. On est loin du concept de wine-dinners. Beau dévouement, et brève rencontre d’une personne désintéressée. Bien sûr, dans l’avion, il faut attendre tous les passagers bloqués à la douane, ce qui fait une heure et demie de retard. Repas dans l’avion. Il faudrait comprendre pourquoi, sur la base de beaux produits, on mange si mal. C’est sans doute très lié au mode de cuisson à l’étouffé, qui étouffe tout. La coquille Saint Jacques semble sortie tout droit de Hollywood. Pas le studio, le chewing-gum. L’agneau a fait plusieurs guerres, et les légumes semblent passés par une essoreuse tant ils sont secs. Très agréable champagne Laurent Perrier, et honnête Aloxe Corton Remoissenet 2000 choisi par Philippe Faure Brac. Le plaisir vient en fait de Suduiraut 1995, bien jeune mais déjà prometteur. Service impeccable d’Air France. Quand des hôtesses ont le sourire, il faut le signaler. A l’arrivée à New York, les formalités de douane m’ont toujours donné l’impression d’un message subliminal : on préférerait que vous ne veniez pas chez nous. Tout est mis en oeuvre pour rebuter. Grand étonnement du nombre très important d’arabes qui viennent à New York. Dans cette période de guerre, cet afflux parait surprenant. Mon voisin d’avion, un entrepreneur américainqui construit des propriétés de luxe en Hongrie m’avait fort aimablement proposé de me conduire en ville. Devant les formalités si longues, différentes pour les étrangers, je l’ai libéré de sa proposition tant il aurait dû m’attendre. J’ai ainsi fait le bonheur d’un chauffeur de taxi mi-grec mi-égyptien qui a fait la recette de sa vie. J’ai la tête du gogo. Lorsque j’arrive, il y a toujours un type en quête d’un bon coup qui me repère. A peine ai-je émergé de la douane qu’on me dit : « taxi? ».J’ai le chic dans ces circonstances pour dire : « oui ». L’homme m’emmène dans un parking éloigné. Une voiture tenant de la poubelle est garée près d’une jolie Jaguar. Il me dit : « hier j’avais la même », ce qui prouve qu’il a un certain sens de l’humour.

Je veux me ranger à l’arrière et me vois forcé de m’asseoir devant. Je me mettais à avoir peur, tant le concept de taxi avec compteur officiel agréé s’effondrait. Où avais-je posé mon séant ? La poubelle part, et mon chauffeur me dit : « on va éviter les bouchons ». Nous partons dans des ruelles obscures et il me dit : « ici, c’est mal famé ». Mon goût de l’aventure s’estompe. Il rend l’âme quand le taxi fait une embardée insensée que j’ai analysée comme une volontéde m’envoyer sur un arbre. J’ai tellement crié que je l’ai tétanisé. « You scared me » dit-il. Il avait voulu éviter un trou dans la chaussée, phénomène assez usuel à New York, de taille telle que sa voiture eut péri. Ce n’est qu’après ce cri – qui l’a traumatisé – que j’ai compris que ce faux chauffeur de taxi voulait réellement aller à destination.

Juste avant d’arriver, ayant sorti de lourds billets que je glisse dans sa main, je le vois sourire explicitement et me dire : « je ne sais pas pourquoi, mais j’ai le sourire ». Je savais : quand on donne à un chauffeur de taxi l’équivalent du budget d’Arianespace pour dix ans, on comprend aisément que le vieux papier peint en fausse toile de Jouy de sa chambre va se métamorphoser en chintz ! C’est écrit.

Le tarif du retour, en taxi normal, m’a fait comprendre le prix de son sourire.

Pendant tout le trajet, une idée me venait. Je pense souvent aux étrangers qui arrivent à Roissy et foncent vers la capitale sur une autoroute jonchée d’immondices. Quelle image donne la France, quand elle n’est pas capable de nettoyer le chemin qui mène à Paris ! D’autant que les visiteurs, le plus souvent en taxi, quand ils en trouvent un, ont le temps de regarder nos bas-côtés si sales. Mais que dire de New York, qui voudrait imposer sa vision au reste du monde, et qui offre une arrivée si laide sur la ville la plus cosmopolite et magique qui soit.

Arrivée à l’hôtel Plaza. Petits problèmes habituels de prise en main de ma chambre. Ces palaces sont des machines difficiles à remuer. Je demande un restaurant. Un concierge sans grande imagination me propose Smith & Wollenski que je connaissais et où j’avais bu des Opus One mémorables. Fatigué de chercher une nouveauté, je dis oui. A l’entrée, la même impression que dans des brasseries allemandes ou suisses : on fait nombre, il y a des salles partout, et il y a un bruit épouvantable. Une volière. Je commande Ridge Montebello 1997, en souvenir d’un cadeau magnifique d’un ami américain. Cette commande donne lieu à un joli dialogue de sourd : je commande un Ridge 1993. Le garçon revient et me dit : « est-ce que vous avez pris conscience du prix qui est marqué sur la carte des vins? », car on est évidemment en dehors des normes traditionnelles de l’endroit. Je dis oui. Il revient avec un Ridge 97 et je lui dis : j’ai commandé un 93. Or c’est moi qui faisais l’erreur. Le 93, c’est la note du Wine Spectator ! Il faudrait être obtus pour penser que ce Ridge n’est pas flatteur. Mais c’est typiquement le vin que je n’aime pas. C’est tout en chêne, comme cet Almaviva que j’ai tant éreinté, et c’est complètement fumé. Plaisant bien sûr, mais dans une direction qui n’est pas la mienne.

La nourriture de Smith & Wollenski (un nom d’armurier mâtiné de dessinateur) a quelque chose d’achevé : c’est calibré sur la base d’une belle qualité et d’une idée simple. La viande est bonne, goûteuse, et la pomme de terre existe. On comprend le succès de l’endroit. Le sommelier ou plutôt le serveur,intrigué par ce buveur de vins inhabituels, m’offre un cognac que seul un palais américain peut adorer (au nom de la loi sur la condamnation des propos racistes, j’admets être et responsable et coupable de ce propos injurieux). Dieu, dans sa sagesse si souvent peu évidente, a-t-il décidé de punir Napoléon en l’affublant de cognacs le plus souvent imbuvables. Mais pourquoi le faire subir aux américains ?

 

 

REPAS AU BISTROT DU SOMMELIER samedi, 15 mars 2003

Au Bistrot du Sommelier, le sympathique repaire de Philippe Faure-Brac, l’une des Côtes Rôties de Jamet 1999 offerte au verre se présente avec une brutalité extrême. C’est le jeune boxeur qui jaillit de son coin au coup de gong, prêt à soûler de coups le palais du dégustateur. Il y a du félin, de l’animal fou dans ce vin dont les aspérités ne sont pas gommées. De l’avenir sans doute, mais c’est tout fou. Quel tremplin pour faire apprécier plus encore la Côte Rôtie La Landonne Guigal 1995, merveille gustative. Il est certain que mon statut de fan inconditionnel de ces vins du Rhône m’enlève toute objectivité (essayez de dire à un fan de CloClo que ses costumes étaient un peu ringards, vous vous faites étriper). Ce Côte Rôtie donc a tout pour satisfaire le palais : simple dans le message, rond, enveloppant, il joue tout sur la carte du plaisir intelligent, car parfaitement dominé. A mon goût moins grand que 91 et proche de 96, mais pourquoi classer les années ? Sur un très aimable rognon, il étale sa générosité. Sur le fromage, même si c’est envisageable, ce n’est pas le même bonheur.

Déjeuner au restaurant Laurent vendredi, 14 mars 2003

Chez Laurent, restaurant toujours aussi rassurant par ce service adapté et cette cuisine bien sentie, Vosne-Romanée Cros Parentoux Henri Jayer 1993. Servi frais de cave, c’est le nez d’abord qui étale sa soie de haute lice. Puis le goût monte en puissance. C’est un vin très subtil, de construction élaborée rare. Il y a moins de brillance que dans les grandes Côtes Rôties. Mais il y a plus de trame, de construction d’un vin qui doit être vibrant plus qu’imposant. La démarche mérite le respect. Sur un pied de porc à la truffe et sur un ris de veau à la délicate purée, deux accords de rêve avec un vin émouvant.

AUTRES EXPERIENCES vendredi, 14 mars 2003

Quelques autres beaux essais : Perrier Jouët Blason de France non millésimé de # 1990. C’est frais et glisse tout seul en bouche. Délicat champagne de soif. Grand Puy Lacoste 1986 en magnum et en bouteille. C’est un beau 86. Bien accompli, avec des notes plus fumées en magnum qu’en bouteille où il est plus rond. Amusant : la bouche encore humide, entre convives, nous étions incapables d’avoir un avis commun sur la différence entre le goût du magnum et celui de la bouteille. Ceci doit rendre bien humble sur les jugements péremptoires.
Dans mon restaurant secret (le restaurateur qui lit mes bulletins aimerait bien que je le nomme – je le nommerai bientôt, je le jure) Krug 1988, champagne toujours aussi structuré et plaisant, qui accompagnait bien des œufs aux truffes, si difficiles à marier, et Château Rayas 1985, ce Chateauneuf du Pape si différent de Beaucastel, mais lui aussi si plaisant, qui fait plus penser à un élégant Corton à cause de cette petite amertume si bourguignonne.

DINER A L’ASTRANCE jeudi, 13 mars 2003

J’arrive enfin à avoir une table à l’Astrance dont on m’avait dit tant de bonnes choses. Belle devanture, décoration réussie sur des tonalités de gris atteignant leur but : on se sent bien. L’accueil est franc et ouvert.

On prend le menu surprise, pour justement se faire surprendre. Une carte des vins très intelligente (vraiment bravo), qui incite à prendre de grands vins : je choisis un Montrachet Marquis de Laguiche Joseph Drouhin 1993. Le menu est l’occasion de plaisirs rares. Tout est évoqué avec une subtilité extrême. J’ai retenu dans l’ordre un saumon à la cuisson magique, un turbot excellemment exécuté, et une association de lamelles de champignon de Paris avec un foie gras aérien. Ces saveurs suggérées, habilement séductrices comme les caresses d’un premier flirt, cela flatte largement les papilles qui se sentent considérées. Inutile de dire que le Montrachet, dans ce contexte, se présente comme le crooner devant un public de fans : il peut forcer son talent, il est sûr d’être applaudi. Le plus bel accord fut avec la très tendre et délicate chair du blanc de pintade. C’est cela qui fait éclater tout le feu d’artifice du Montrachet. Je ferai toutefois deux remarques à son propos. D’abord, un vin blanc, beaucoup plus qu’un rouge, est sensible à la variation de température. Un peu chaud, il est tout en parfum, mais cela tue le goût. J’aurais dû pouvoir contrôler moi-même les passages en seau de ce vin si sensible à ces variations. La deuxième remarque est qu’un vin blanc fait plus difficilement la totalité d’un repas qu’un vin rouge. C’est paradoxal, car ce Montrachet brillait sur toutes les tonalités nombreuses de ce si ingénieux menu. Mais Montrachet me semble plus fait pour la fulgurance d’un numéro que pour la constance d’un one man show. J’avais déjà eu cette sensation avec un vin du Jura qui peine à faire seul le témoin référent d’un dîner. Même constatation.

J’ai eu tant de plaisir en cette maison en devenir que j’ai fait comme du temps de Joël Robuchon : j’ai réservé la prochaine table avant d’avoir quitté le lieu.

 

 

Dîner de wine-dinners au restaurant « le Cinq » jeudi, 13 mars 2003

Dîner de wine-dinners au restaurant « le Cinq » le 13 mars 2003
Bulletin 69 – livre page 89

Apéritif :
Saint-Raphaël # 1935/1945
Les vins :
Krug Clos du Mesnil 1983
Moët & Chandon Brut impérial 1964
Châteauneuf du Pape blanc, domaine de Nalys 1979
Pétrus 1978
Gruaud Larose 1928 (cave Nicolas)
Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1956
Grands Echézeaux Joseph Drouhin 1959
Vin de paille Marcel Poux 1949
Lafaurie Peyraguey 1971
Château Filhot 1919

Le menu, créé par Philippe Legendre et Eric Beaumard :

Fantaisie de Morilles aux févettes et au vin jaune du Jura
Ecrevisses à la Florentine, sauce Nantua
Filet de rouget aux légumes escabèches
Darne de turbot poêlée, sauce marinière
Agneau de lait des Pyrénées à l’harissa doux
Noix de ris de veau clouté à la truffe sauce régence
Cantal vieux
Soufflé chaud au nougat

Dîner de wine-dinners au George V jeudi, 13 mars 2003

Un dîner au George V, c’est l’embarquement pour un voyage de rêve.
Ouverture des vins à 16 h. Pétrus est délicieusement Pétrus, et le Gruaud Larose 28 a un nez tellement beau et voluptueux que je referme la bouteille, qui ne sera rouverte que lorsqu’on passe à table. Les Bourgognes ont des nez prometteurs, et quand j’ouvre le Vin de Paille 1949, je deviens comme fou. Je ne tiens plus en place et je le fais sentir à tout le monde. C’est grandiose, avec des odeurs qui évoquent les saveurs de figues, de fruits confits. Je vais même en cuisine pour suggérer un autre accord que le Cantal pour que les convives puissent profiter à plein de cette merveille. Le Filhot 1919 très clair et diaphane a un nez de beau Sauternes.
Dans la luxuriance de fleurs, accès au salon Régence, pièce octogonale lambrissée du plus bel effet. Une table très « conférence internationale » où j’explique le programme et l’approche des vins anciens. Un Saint-Raphaël ancien (vers 1935/1945) aux vieux rancios est l’entrée en matière que j’ai choisie pour expliquer l’effet du temps sur tous les breuvages alcooliques : comme pour un silex qui se transforme en galet, le temps polit le vin, lui donnant plus de rondeur, de persistance aromatique et d’émotion. Nous passons ensuite à table dans cette majestueuse salle de restaurant où fleurs et pastels composent des harmonies du meilleur effet. La belle table est une symphonie de couleurs de thé et de rose isabelle. Si l’on ajoute là dessus un service des plats d’une précision rodée et les commentaires truculents et encyclopédiques d’Eric Beaumard, on a tout pour se concentrer sur la jouissance d’un repas d’exception. Seul accroc à ce moment de rêve, un jeune sommelier têtu qui voulait mêler sa vision des choses. Ce n’est toutefois pas suffisant pour entamer la joie des convives.
Le repas prévu par Philippe Legendre était le suivant : Fantaisie de Morilles aux févettes et au vin jaune du Jura, écrevisses à la florentine, sauce Nantua, filets de rouget aux légumes escabèches, Agneau de lait des Pyrénées à l’harissa doux, Noix de ris de veau clouté à la truffe sauce régence, Cantal vieux et figues, Soufflé chaud au nougat
En début de repas, Krug Clos du Mesnil 1983, c’est un instant d’émotion. Animal, brutal dans son affirmation, il s’impose au nez et en bouche comme un bison. La morille délicieuse l’arrondit délicatement. Le niveau bas du Moët & Chandon Brut impérial 1964 m’avait fait craindre une forte madérisation. Or, pas du tout : la bulle est belle, et ce champagne si contraire au Krug se révèle brillant, et se marie même mieux au plat. Je ne m’attendais pas que le Moët soit si opulent. La rage de vivre du Krug est un instant fort.
Le Châteauneuf du Pape blanc, domaine de Nalys 1979 est une découverte. C’est très rond, chaleureux, goûteux. Il y a de l’intensité et un message monolithique. On le comprend tout de suite. Eric Beaumard lui trouvait du caramel, inaperçu de tous, et, ce qui est une surprise, c’est que dans le verre vide gardé pour les odeurs, le caramel est apparu de plus en plus distinctement. Il accompagnait un Bâtard Montrachet Blain Gagnard 1984 de bien belle tenue, fort résistant pour cette année.
J’avais fait ajouter un plat de poisson pour le Pétrus 1978, afin qu’il ne soit pas en comparaison avec un vin dont il est le cadet de 50 ans. Philippe Legendre a préparé un rouget en harmonie parfaite avec le Pétrus, magnifique de maturité et de rondeur, justifiant bien la dimension noble de ce grand vin. Ce Pétrus là avait tout pour lui : la complexité de Pétrus, la marque d’une construction rigoureuse, mais aussi une aimable simplicité comme s’il voulait qu’on le comprenne. A noter – et c’est là toute la magie de la cuisine – qu’un convive qui s’extasiait sur l’accord Pétrus / rouget a voulu essayer le Châteauneuf et le rouget. Et, bien sûr, ça ne marche pas.
C’est au moment où le Gruaud Larose 1928 apparaît que mon discours introductif prend tout son sens. Les conversations s’arrêtent, le silence s’étend, et je sens que les cerveaux bouillonnent de cette pensée : « ce n’est pas possible, comment un vin de 50 ans de plus que le Pétrus peut-il être aussi jeune, aussi rond, aussi agréable, sans la moindre trace d’âge? ». C’est tout le mystère du vieillissement du vin, et toute la magie de l’année 1928. L’agneau de lait et l’harissa n’apportaient rien de plus, alors que nous allions connaître un de ces moments de pure gastronomie qui enchante au delà de toute idée : le ris de veau avec le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1956 formaient une communion d’une richesse unique. Ces seules cinq minutes justifiaient tout le repas et la démarche de mes dîners. Extase gustative rare. Le Grands Echézeaux Joseph Drouhin 1959 était tout aussi brillant, quoique différent, mais la vraie émotion était avec le Richebourg. Il avait un petit coté déstructuré, animal guerrier, agressif que la crème et la truffe ramenaient au bercail. Alors que le Grands Echézeaux, superbe vin, tout en rondeur affirmée était trop sage pour que la truffe l’embellisse. Deux grands Bourgognes, mais un Richebourg qui trouvait un multiplicateur dans ce plat créé par un grand chef.
Le Vin de paille Marcel Poux 1949 est une extrême rareté gustative. J’avais souhaité quelque chose de plus que le Cantal sur ce vin sublime. Il faut reconnaître que l’accord du vin de paille avec un délicieux Cantal bien adouci par l’âge était prodigieux. D’autant que le nez du vin s’était fort curieusement radouci. Il n’y avait plus le choc que je redoutais. Les figues sèches ont permis de goûter des accords triangulaires : Cantal / figue / vin de paille pris deux à deux. Et chaque duo évoque de belles saveurs. On passe de l’un à l’autre comme dans un vaudeville.
Le dessert est une merveille. Le soufflé au nougat accompagne parfaitement le Lafaurie Peyraguey 1971. Les deux s’amusent comme larrons. Mais cette jovialité a nui à ce qui devait être un instant fort de la soirée : le Château Filhot 1919 est si beau mais si discret, en retenue, que le jeune enthousiasme du Lafaurie lui a porté ombrage. Il eût fallu ne pas les boire ensemble. Les séparer d’un plat. On devinait quand même la belle noblesse de ce beau Sauternes plutôt sec et aérien.
Les votes furent très divers, et presque tous les vins ont été cités dans les quartés. Grande unanimité sur le Richebourg, le Pétrus et le vin de paille. Mon vote fut en 1 le vin de paille, en 2 le Gruaud Larose, en 3 le Richebourg, et en 4 le Grands Echézeaux que je fus le seul à nommer. Les accords les plus brillants furent d’abord et de loin le ris de veau et le Richebourg, puis le rouget et le Pétrus, la morille et le Moët, avec une mention pour le soufflé et le Lafaurie et le Cantal et vin de paille.
Des convives se sont émerveillés que l’on puisse atteindre un tel niveau de sophistication dans la recherche du goût absolu.

Déjeuner au restaurant Maxence et achats mercredi, 12 mars 2003

J’avais acheté un Lafite 1869 sur le stand de wine-dinners au Salon des Grands Vins. Celui qui l’avait détecté me rend visite peu après pour conclure la vente. Il avait dans ses basques un Sherry (Xeres) de la Réserve ou cave du Prince Napoléon. A l’œil cela a plus de cent ans. Au goût, une persistance aromatique invraisemblable. Ça reste en bouche toute la journée !
Déjeuner chez Maxence où la cuisine est vraiment agréable. Palmer 1997 bu à l’apéritif. La bouteille est assez fraîche, et cela sied bien à ce moment là : le fruit est juste ce qu’il faut pour se mettre en bouche. Sur un ris de veau une autre bouteille bien aérée du même vin a confirmé que ces vins puissants sont particulièrement agréables dans ces années là. C’est un Palmer élégant. Oserais-je dire que je le préfère en 1997 à d’autres années qui ne se livreront que lorsque le temps aura fait son oeuvre ?
J’en profite pour délivrer un petit message. Je considère qu’il faut acheter les vins toutes les années. On suit avec bonheur l’évolution des goûts, et pourquoi bouder une année faible, comme si elle était pestiférée ? C’est une erreur. Quand on boit un Lafite 1980, on sait ce que l’on fait. Pourquoi le rejeter ? Il ne faut pas s’étonner que les prix des vins atteignent des niveaux himalayens dans les sublimes années si on boude les mêmes vins dans leurs petites années. J’aime suivre un vin dans toute son histoire, et si les consommateurs faisaient de même, le prix des grandes réussites serait probablement pondéré. Ce message serait évidemment incompréhensible pour le consommateur américain, tant les notations représentent le repère inconditionnel. Les experts amplifient le coté erratique de la demande. Mais ils font ce qu’on leur demande, car sans consommateur il n’y aurait pas de notes. C’est lui qui veut absolument savoir si 1996 est meilleur que 1995 et 1998. Pour quoi faire ?