Dîner chez Patrick Pignol jeudi, 20 février 2003

Dîner chez Patrick Pignol. Quel bonheur de joie de vivre, quel talent bien assumé, avec le travail et la décontraction. Maison bien tenue, avec un personnel aux gestes précis. Un Beaucastel Hommage à Jacques Perrin 1995. Que ce vin est bon ! Il est arrivé un peu frais, ce qui lui allait bien, car on s’habituait progressivement à sa force. Et quel talent dans la force : les techniques précises sont utilisées pour mettre en valeur le vin et pas la force, ce qui lui donne une authenticité complète. Un grand vin, qui donne déjà un plaisir parfait et progressera encore en prenant de l’âge. Sur une truffe complexe, un accord bien attrayant. Puis, arrive un vin que j’avais déjà goûté au même endroit : Côte Rôtie La Mouline Guigal 1991. Quand le vin est versé, le nez est si extraordinaire qu’il se produit un phénomène que j’ai déjà ressenti : l’odeur est si parfaite que l’on n’a pas envie de boire le vin. On est capturé par l’odeur qui paralyse de séduction. Quand la raison prend le dessus, on tombe à la renverse : ce vin est décidément parfait. Rond, plein, lourd, pénétrant au dernier degré de l’intimité. Je n’ai jamais cherché accès aux paradis artificiels, mais j’imagine volontiers que ce vin fait l’effet décapant d’une drogue : on a l’impression d’avoir atteint le bonheur œnologique ultime. Sur un ris de veau l’accord était là. Amusant d’avoir en si peu de temps deux ris de veau, celui de Guy Savoy et celui de Patrick Pignol. Deux traitements très distincts, très révélateurs de deux philosophies que j’apprécie beaucoup. Je retrouve et j’admire la personnalité qui se dégage dans chaque bouchée complexe. Au moment des alcools servis généreusement par ce si sympathique Nicolas, discussions passionnantes avec Patrick Pignol qui a une vision si juste de sa profession, ses risques et ses possibles évolutions, tant ce métier requiert de qualités et de capitaux.
A propose de discussion, passant chez Laurent pour voir Philippe Bourguignon, je me suis pris à bavarder pendant près d’une heure avec Robert Hossein, écorché vif au cerveau en perpétuelle ébullition, tour à tour passionné par l’évocation des vins de mes dîners, fabricant de chimères nouvelles, et analyste des forces occultes qui dirigent son monde de croyant.

Hélène Darroze et Gérard Besson lundi, 17 février 2003

Les restaurants dans le Guide Rouge ont la bougeotte, je vais chez Hélène Darroze le midi, et chez Gérard Besson le soir, une promue et un rétrogradé. Ce bulletin n’est pas là pour se substituer aux critiques gastronomiques : je respecte trop le talent des chefs auxquels j’apporte de temps à autre des trésors de nos vignobles pour qu’ils les mettent en valeur comme on le fait en créant une robe de mariée. Chez la si jolie promue au nez mutin, j’ai pris le repas de truffes qui fut mis en valeur par un somptueux Bâtard Montrachet Louis Jadot 1998. Il arrive souvent que des Bâtard me donnent plus d’émotions que des Montrachet. La densité et la persistance de celui-ci faisaient danser les truffes. Lorsque la joue de bœuf apparut, je fis ouvrir un Quinta do Noval Vila Nova de Gaia 1995 qui titre 20,5°. Même si c’est intéressant, c’est quand même beaucoup trop fort pour un plat, et c’est seulement sur le fromage que ce Porto juteux comme un fuit rouge a trouvé son bonheur. Lorsque nous étions là, un grand hebdomadaire préparait un article sur les femmes chef. Quelle joie de trouver là Anne Pic qui assume si bien les destinées du joyau de Valence.
Gros contraste avec le restaurant de Gérard Besson, où tout respire la tradition. Sa brouillade aux truffes est un plaisir de simplicité abondante. On campe dans la truffe. On se sent devenir chêne, chien, cochon. Son pigeon est dans une pure tradition culinaire et son fenouil confit est un petit bijou. Je ne peux pas suivre le Guide, mais ce n’est que mon avis. Dommage pour le choix du vin. Le Clos Vougeot grand cru Domaine Georges Mugneret 1988 est un grand vin, mais il est beaucoup trop fermé, même après une longue oxygénation. Il faut le laisser vieillir encore. De toutes façons, ouvert ou non, ce vin n’aurait pas tenu le choc contre les œufs. Il faudrait la force du Jura pour lui résister (objectivité, quand tu nous tiens !..).

Dîner chez Guy Savoy vendredi, 14 février 2003

Dîner chez Guy Savoy. Mes invités qui n’étaient jamais venus dans ce temple sont allés d’émerveillement en émerveillement. Je partage à chaque fois ce sentiment, tant je succombe à ce talent que je goûte comme une première fois.
Sur des coquilles Saint-Jacques crues au caviar, Domaine de Chevalier blanc 1998. Très caractéristique de ce domaine, où les vins sont plus rêches que d’autres Pessac Léognan. C’est riche de saveurs sur des registres extrêmement étendus. Avec Carbonnieux, on est sur des blancs secs que j’aime, faits de profusion de goûts et d’évocations. Mais j’avais entendu la voix du Jura ! Alors que je prévoyais un vin de l’Etoile en fin de repas, j’ai précipité son apparition pour avoir ce mariage avec le Sévruga. Si le Domaine de Chevalier est déjà un mariage de belle tenue, le mariage avec L’Etoile « en monts Génezet » Voorhuis-Henquet 1996 est une apothéose. Ce plat si raffiné dont les saveurs iodées durent éternellement en bouche devient encore plus grandiose. Voilà un accord rare. Le vin de l’Etoile (on l’appelle l’Etoile parce que le vignoble est situé entre cinq collines harmonieusement situées) a une puissance, une densité une présence qui fait pâlir le Bordeaux pourtant si bon. Sur des lentilles à la truffe, il faut vite quitter les blancs, et prendre le vin rouge.
Un ris de veau brillamment exécuté mérite Côte Rôtie La Landonne Guigal 1996. Tout en force, ce vin généreux frappe par la simplicité du message. On ne cherche pas à explorer des chemins de traverse. On va droit au but, remplissant la bouche d’un message unique : « je suis bon, je suis généreux, vive Côte Rôtie ! ».
Sur le fromage ont été essayés les trois vins. C’est l’Etoile qui est le plus à son aise. Un dessert à la mandarine d’une miraculeuse façon a permis un accord attendu mais grandiose avec un Garrafeira H & H Boal Madeira 1954 Vintage. Le Madère, étonnant pour un Madère, a été catapulté par la mandarine dans des palettes de goût explosives. C’est un peu comme dans ces boutiques de Province où la porte est gardée par un rideau chasse mouches. Ce rideau est fait de tuyaux d’orgues, et lorsqu’on le soulève, c’est une armée de clarines qui vous tinte dans les oreilles. Là, ce Madère tinte en bouche de milliers d’explosions, excité par une mandarine guérillero. J’aime vraiment de plus en plus ces mariages d’excitation sensorielle. Au risque de me répéter, Guy Savoy est un créateur au talent extrême. Le service du pain est un cérémonial agréablement amusant. Le sommelier est un compagnon apprécié. Le service est d’une attention qui flatte la gastronomie française. Cette troisième étoile est bien accrochée !

Déjeuner au restaurant Issy Guinguette vendredi, 14 février 2003

Visite impromptue aux crayères d’Issy les Moulineaux pour chercher des achats récents de vins. Je visite d’immenses galeries où de grands restaurants entreposent une partie de leur cave. A voir les stocks qui sont entreposés, je me dis que celui qui me succèdera et animera wine-dinners dans 40 ans ne manquera pas de marchandise, car les invendus probables seront légion. Le sympathique propriétaire de cette multiple activité, Yves Legrand, qui ne me connaissait pas, m’invite à déjeuner. Rien n’était prévu, je me laisse guider au restaurant Issy Guinguette.
Nous commençons par le Vin d’Issy les Moulineaux le Clos des Moulineaux 1995 (production : 135 bouteilles de 50 cl). Je défie quiconque de trouver ce vin à l’aveugle. Il a des tonalités de Meursault, passagèrement des ardeurs de Bâtard. A dire vrai je le trouve extrêmement délicieux. Nous suivons par un Touraine Amboise de Nazelles de chez Rémi Gandon « Grand vin d’origine » 1970. Vin qui a une saveur que l’on comprendrait beaucoup mieux d’un 1950. Là, un vieillissement extrêmement précoce. Mais une fois que l’on a accepté l’effet de la madérisation, les saveurs multiples s’exposent en bouche, donnant sur un plat adapté des évocations du plus grand intérêt. Lorsque j’étais entré dans le bureau, dans la matinée, j’avais remarqué une bouteille au sol, au niveau très bas et au bouchon tombé flottant. J’avais dit « il faut boire cette bouteille », ce qui avait sans doute intrigué et intéressé mon hôte, plus que si j’avais dit « elle est morte ». Et ce qui est intéressant et confirme mes théories : à l’ouverture de la capsule, ce vin avait un nez sublime. J’ai dit : « méfions nous des nez trop flatteurs ». Et c’était le cas de ce Léoville Poyferré 1955. Attaque en bouche très acide, mais joliment acide, puis un désagréable retour de bouche de gibier faisandé : le vin était mort depuis peu (le médecin légiste aurait dit : quelques heures seulement de bouchon de trop flottant dans la bouteille). Voilà donc un vin mort qui donne une senteur exquise. Je suis natif du pays des fromages qui puent. Je préfére les vins qui puent à l’ouverture aux vins trop aisément chaleureux immédiatement. Nous passons ensuite à Talbot 1955. Le bouchon avait anormalement vieilli vite, ce qui est le signe d’un mauvais stockage. Un nez à peine blessé, et en bouche, certainement un Talbot au dessus des Talbot que j’ai bus, à part peut-être 1934. Une bouche ronde, soyeuse, veloutée, toute en harmonie discrète et délicate. Sur un petit salé aux lentilles, accord amusant à tenter, l’acidité de la viande aidait bien. Ensuite, un Vosne Romanée Jean Grivot 1976 gentil comme tout, avec une belle attaque en bouche, bien juteuse, puis une finale assez courte. Le clou de ce repas improvisé fut un Sauternes de 1938, année sur le bouchon, sans étiquette, que l’on a supposé être un Rayne Vigneau 1938. Teinte et arômes de caramel, de fruits confits légers comme des prunes par exemple qui se mariaient avec bonheur à un pain d’épices trempé aux fruits.
Alors que nous ne nous connaissions pas il y a seulement trois heures, nous avons évoqué des souvenirs communs dans une ambiance chaleureuse, comme les amateurs et amoureux du vin savent en créer. Nous reverrons-nous ? Sans doute. Mais grâce à cet instant inventé de rien, un jour anniversaire pour Yves Legrand de plusieurs événements importants de sa vigne et de son restaurant, nous nous sommes trouvé des affinités sur nos passions. Cela fait chaud au cœur comme un verre de Sauternes de 1938.
Ce jour fut décidément propice à des rencontres étonnantes. J’ai fait la connaissance chez Guy Savoy d’un des très grands acteurs du monde du vin. Le repas, toujours aussi grandiose sera « dithyrambé » dans le bulletin 65.

La Percée du Vin Jaune mercredi, 5 février 2003

Nous décidons d’aller à la Percée du Vin Jaune, dirigée par Alain de Laguiche à Arlay. On sait que le vin jaune mûrit en fût, et reste sans aucune intervention pendant six ans et trois mois. Cette peine de prison est si lourde qu’on comprend mieux pourquoi ce vin aime faire exploser ses arômes dans nos verres, et brutaliser nos papilles par des saveurs si inhabituelles. Pendant cette lourde peine un voile pudique se forme, qui permet des réactions non stables entre ce beau liquide, le voile et la lie, jusqu’au moment où on le tire, avec ce mystère annuel : sera-t-il bon ? On va percer le 1996, et une certaine anxiété existe. Nous arrivons au château de Germigney à Port Lesney, patrie de Edgar Faure, l’un des cerveaux les plus brillants de notre pays, et cette maison arrangée par des décorateurs de talent est d’un accueil charmant. Tout le personnel est d’une gentillesse extrême. Le chef fait une cuisine d’une précision rare, et la truffe a une générosité qui dépasserait même celle de Bruno ! On goûte « forcément » la cuvée locale, cuvée Port Lesney du Cotes du Jura 1999 du Domaine de la Pinte. Vin de grande maîtrise et déjà bien agréable, et l’on goûte le plus vieux des Château Chalon de la carte, un Château Chalon 1967 de chez Henri Bouvret à Poligny. Une couleur dorée, un nez très intense, alcoolique, et une belle onctuosité portée par une densité extrême. Sur la truffe, ce vin danse. Et il accompagne même très bien une viande rouge délicieuse, si bien traitée par le chef pour le vin. Bu de nouveau le lendemain, les caractéristiques s’extrémisent encore : l’acidité est forte, en même temps que la profondeur.
Visite au Domaine de la Pinte avec Philippe Châtillon, qui nous fait goûter un Cotes du Jura rouge 1959 Domaine de la Pinte. A l’ouverture, goût de moisi. Nous emportons la bouteille à Arbois au restaurant La Balance tenu par un jeune chef porteur d’espoirs, et la puanteur disparaît. Par instants on a des goûts fulgurants de perfection, mais souvent la blessure se rouvre, limitant la félicité que devrait apporter ce vin intéressant par la multiplicité de ses facettes. Sur un pigeon on goûte deux vins de paille de 1998, un du Domaine de la Pinte (la vision de ces grappes qui sèchent dans un grenier, sur des clayettes ou suspendues, est évocatrice du travail patient et magique de ces hommes voués à la perfection), et un du domaine la Renardière. Très difficile de départager les deux sur le pigeon car c’est en fait le rouge 1959 qui fait le meilleur mariage. Sur deux Comtés, les différences se voient mieux. L’un est plus orthodoxe, l’autre plus généreux. Mais à quoi bon juger, car les choses se mettront en place, si on veut bien les goûter comme ils le méritent, dans plusieurs dizaines d’années. A noter que le vin de paille va mieux sur un Comté plus sec que sur un Comté plus onctueux.
Promenade à Baume les Messieurs, où l’abbaye a trouvé sa place dans un large canyon (nous y rencontrons la petite fille des anciens propriétaires du château de Germigney – décidément le Jura est une grande famille), à Château Chalon, qui surveille toute la région, et au milieu de ces vignes que l’on soigne même en ces temps de gelée. Premier jour de la Percée du Vin Jaune. L’accès à la si jolie ville d’Arlay est difficile, tant sont nombreux les jurassiens qui veulent profiter de leurs si bons vins. La ville est dominée par le château, de belles demeures très anciennes ouvrent tous grands leurs hangars pour accueillir tous les domaines et leurs vins. Des fleurs et décorations de papier, oeuvre de tant de bénévoles donnent l’envie de faire la fête. Vente aux enchères des vins anciens. J’achète pratiquement tous les vins de plus de 50 ans, et cette magique bouteille de 1864 qui excitait les envies. On me félicite d’avoir valorisé les vins de la région, et TF1, Paris Match et des journaux locaux m’interrogent sur les motifs de mes achats. J’explique que c’est exclusivement l’envie de les boire. Ayant promis d’ouvrir une des bouteilles achetées en vente avec des viticulteurs locaux, nous allons au château d’Arlay où la bouche se prépare avec un bien agréable vin jaune d’Arlay 1996. Mais mon achat récent, Vin de l’Etoile de Philippe Vandelle 1964 en surprend plus d’un : vin facile, simple à comprendre, ouvert et généreux, il procure un plaisir immédiat. J’ai fini la bouteille lors du dîner sur la truffe qu’il accompagne élégamment. Il émerveillait par sa générosité et sa facile jovialité. On dirait presque que c’est l’antinomie du vin du Jura, qui cherche d’abord à vous dérouter avant de vous séduire. Là, la courtisane est clairement séductrice. A propos de générosité, toutes les personnes que nous avons rencontrées dans ce Jura ensoleillé ont été d’un accueil et d’un sourire qui mérite mention. Il est rare qu’une région ouvre à ce point les bras.
Au dîner, quelques essais au verre : Arbois cuvée des Poètes domaine Ligier 1998. Vin qui veut faire moderne et à cet âge, remet une copie hors du sujet. Vin jaune de Jacques Tissot 1992 : une bombe d’alcool au premier nez après carafage, très typé et finalement très agréable quand l’alcool se fond, assez rapidement. Extrême différence du nez du fond de verre entre ce 92 et le 64 si raffiné. Vin de paille Désiré Petit 1997. Un nez assez déstructuré comme on trouve en Baumes de Venise. Assez belle charpente promettant un beau vieillissement. Mais il faut absolument ne pas boire ces vins à ces âges si l’on veut connaître le charme exquis des vieux vins de paille.
Journée de relâche, car les navettes pour Arlay sont un repoussoir. Les salines d’Arc et Sénans, la citadelle de Besançon, travail de touriste. Le soir, une envie de Bordeaux. La Mission Haut-brion 1990. D’une cave trop froide, un tiers de la bouteille se débat avec ses tannins. Sur la truffe, alors que le vin s’ouvre, découverte étonnante : la truffe et La Mission suivent des chemins parallèles, aucun ne détruit l’autre, mais aucun n’embellit l’autre. Il faut une pièce de boeuf à la truffe pour que le Mission s’affirme : c’est magnifiquement fait. On sent un travail parfait. Cela reste pour moi, malgré tout, un plaisir d’esthète, et pas un plaisir de jouisseur. On a le bois, on a le cuir, on a le bouc en rut (pour aller dans l’analyse charnelle des meilleurs experts), mais où est le plaisir ? Le vin de l’Etoile 1964 d’hier avait plus de spontanéité chaleureuse que ce vin encensé par toutes les critiques, même si évidemment on ne parle pas des mêmes vins. Où est la vérité ? Dira-t-on qu’elle est dans le verre, c’est à dire dans la générosité plus que l’intellect ? La Mission devra faire des efforts pour de nouveau me séduire, quand j’ai en tête des Mission 28, 29 et autres merveilles de construction et de spontanéité si chaleureuses de ces millésimes de rêve.
Lendemain de la Percée. On traverse un Arlay qui a encore ses habits de fête. Le lieu a été protégé des profanations. Nous allons à la cave Jean Bourdy qu’une même famille gère depuis 1475. La plus vieille bouteille de leur collection privée date de 1781. Je goûte un Cotes du Jura blanc Jean Bourdy 1942 qui résume très bien le Jura dans son idéal : il y a ce goût de fumé, cette amertume, mais fondus suffisamment pour qu’il ne reste que l’intensité du plaisir d’un vin profond et persistant. C’est bien fait, et simplement fait. Au nez, c’est beau. Un vin à sortir beaucoup plus souvent dans des repas. Puis on goûte un étonnant Macvin Galant des Abbesses 1995 Jean Bourdy fait selon une recette ancestrale, avec l’adjonction de onze herbes ou épices. On a l’impression d’un ratafia qui aurait frayé avec une Chartreuse. C’est délicieux, et prometteur d’accords magiques sur des desserts. Le fond de verre sent les pruneaux à la cannelle. Après un détour chez un fromager caviste, nous arrêtons là cette Percée que nous avons faite en Jura, terre à l’accueil chaud et aux vins ensoleillés, dont la complexité est un plaisir immense, surtout lorsque l’âge apporte son concours. Nous repartons les poches pleines de vieux millésimes que nous ferons partager. Belle visite.
Dernier dîner à ce merveilleux hôtel de Port Lesney. Un Arbois, Cotes du Jura blanc Domaine de la Pinte 1976 n’aura pas réussi à se défaire de son acidité amère, celle qui rebute tant les « anti-Jura », malgré un beau passage sur un foie gras marié à divers fruits confits. On s’est consolé sur un Marc de la même année, marc 1976 du Domaine de la Pinte, merveilleux marc aux belles et brutales évocations des vins de cette belle région que l’on mettra, à coup sûr, sur nos prochaines tables.

Dîner au restaurant de Ducasse à Paris dimanche, 2 février 2003

Dîner chez Ducasse. Arrivée psychédélique à l’hôtel Plaza : des photographes attendent dans le froid. Dans l’entrée, des pop stars bariolées avec des nymphettes à l’œil cocaïné. Dans le hall, une faune cosmopolite faisant plus penser à un congrès de la mafia du temps d’Al Capone qu’au rendez-vous annuel d’une congrégation religieuse. Un luxe ostentatoire frôlant l’invraisemblable. On passe le seuil du restaurant, et là, c’est le silence d’un temple à l’onction ouatée. Les couleurs sont rassurantes, le personnel glisse comme dans un ballet russe. C’est la même atmosphère que lorsqu’on entre à la bibliothèque Mazarine : on ne touche à rien tant on a le respect. D’ailleurs, pas question de prendre en main le menu. Il vous est planté comme un écran pour le lire de loin.
Un Château d’Arlay Vin Jaune 1985, car j’avais en tête mon prochain voyage dans le Jura dont on parlera dans le prochain bulletin. J’avais vérifié à l’avance que mes hôtes aimaient ce vin. Sur des truffes, je me suis de nouveau enchanté avec le vin jaune. Puis, petit clin d’œil à un vigneron ami épistolaire, Vosne Romanée Cros Parentoux Méo Camuzet 1989. Le nez est profond, et le vin est très possessif. Sur le pigeon que j’avais pris, un plus jeune Cros Parentoux eut sans doute été préférable. Le sommelier avait raison de me prévenir de sa si persistante jeunesse. J’assume mon choix.
Ducasse, c’est la grande maison. On la goûte cependant différemment selon les circonstances. Des discussions professionnelles empêchaient d’en profiter comme il convient. Et la folklorique et majestueuse cérémonie des infusions m’a fait moins d’effet. Les Saint-jacques d’une assiette voisine où j’ai picoré étaient un petit bijou.

VINS DIVERS samedi, 1 février 2003

Autres essais récents lors d’un repas : en pré apéritif, Clos du Marquis 1995, honnête mais sans véritable aspect qui accroche. Dom Ruinart 1986 acheté chez un sympathique caviste. Quel beau champagne ! C’est dense, c’est même un peu fumé. Délicieux champagne si agréable, pas aussi flamboyant que le Salon, mais de grande classe. Un Château Sainte Roseline 2001 Cotes de Provence dont je ne connais pas la provenance, bien agréable vin de vacances, et le Roc des Anges, Cotes du Roussillon Villages 2001 aussi (ma contribution passagère à cette année) fait par la compagne de l’œnologue de Maury Mas Amiel. C’est frais, puissant, très tendance actuelle. Et évidemment, quand arrive un Beaune 1955 Bouchard Père & Fils, on voit bien ce qui sépare un vin de construction d’un vin d’élégance. Une très jolie bouteille d’un « Hospices de Beaune, Cuvée Guigone de Salins » 1947, mise Vandermeulen. Lorsque j’ai voulu déboucher, le bouchon est tombé. Carafé, de l’encre. Et quand il s’est ouvert, un solide et jeune Bourgogne à qui l’on ne donnerait que dix ans, si l’on gomme la petite blessure amère. On peut imaginer qu’après l’incident d’ouverture, beaucoup d’amateurs auraient jeté ce vin. Il faut laisser ces vins revenir à la vie. Puis, Cuvée Aimé Cazes 1973 Domaine Cazes Rivesaltes. C’est fort comme un cognac, capiteux et envoûtant. Essayé d’abord sur une tarte aux pommes qu’il accompagne en grand gaillard, puis le lendemain sur une salade de mangues, pour créer un accord délicat. Très belle réussite. A propos de lendemain, les mêmes vins de ce repas bus le lendemain ont montré : extinction des feux du 1947. Fadeur des deux 2001, alors que le Clos du Marquis se mettait à exister. Constance du Beaune 55, et perfection du Cazes 73. C’est assez amusant de voir que les impressions du jour se confirment ou s’infirment le lendemain.

Dîner de wine-dinners au restaurant « Apicius » jeudi, 30 janvier 2003

Dîner de wine-dinners au restaurant « Apicius » le 30 janvier 2003
Bulletin 62 – livre page 81

Les vins :
Champagne Bollinger Grande année 1990
Coteaux du Layon Brouard négociants éleveurs 1945
Meursault Santenots Domaine Marquis d’Angerville 1990
L’Agneau Blanc, Graves sec blanc sélection Philippe de Rothschild 1948
Lafite Rothschild 1962
Château Larcis Ducasse 1er grand cru Saint-Emilion 1945
Volnay Santenots du Milieu 1er Cru Domaine des Comtes Lafon 1994
Nuits Saint Georges Pierre Olivier 1966
Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1989
Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1956
Château Massereau Haut Barsac René Pinsan 1947
Yquem 1988

Le menu, créé par Jean Pierre Vigato :
Parfait de foie gras à la vapeur, jus de légumes acidulé.
Compote de champignons de Paris, sabayon à la truffe blanche.
Chair de langoustine au couteau et huile d’olive.
Coquillettes façon risotto à la truffe noire.
Suprême de pigeon cuit sous le gril au beurre salé.
Pâté de gibier sauce bécasse.
Blanc manger au lait d’amande.
Gâteau de pommes « Reinette » au caramel laitier.
Mignardises.

Dîner au restaurant « Apicius » jeudi, 30 janvier 2003

Dîner chez Jean Pierre Vigato. Ouverture des vins à 16 h avec Christophe, jeune sommelier débutant et très désireux d’apprendre, dont les yeux brillaient devant tant de merveilles. Comme chaque fois, j’ai des appréhensions, tant chaque vin a une histoire unique. Le plus beau nez à l’ouverture est celui du Larcis Ducasse 45. Les plus incertains sont ceux du Grands Echézeaux 56 et du Lafite 62. Celui dont j’attends le plus beau retournement est celui du Nuits Saint-Georges 66, qui sent la poussière et va perdre cette odeur. Si je bois, vers 17h un peu des deux Sauternes, c’est surtout par gourmandise, car je suis sûr d’eux.
Le menu conçu par Jean Pierre Vigato : Parfait de foie gras à la vapeur, jus de légumes acidulé. Compote de champignons de Paris, sabayon à la truffe blanche. Chair de langoustine au couteau et huile d’olive. Coquillettes façon risotto à la truffe noire. Suprême de pigeon cuit sous le gril au beurre salé. Pâté de gibier sauce bécasse. Blanc manger au lait d’amande. Gâteau de pommes « Reinette » au caramel laitier. Mignardises.
Jean Pierre Vigato fait partie d’un groupe de quatre chefs que j’adore pour des qualités assez semblables, Alain Dutournier, David Van Laer, Patrick Pignol et lui. Il y a en eux un amour du vin, un respect des accords, et une façon de traiter les saveurs d’une façon naturelle, spontanée et chaleureuse que j’apprécie au plus haut point. Bien sûr, il y a d’autres chefs de grand talent. Mais le naturel de ces quatre chefs m’enchante. Là, Jean Pierre Vigato a fait un sans faute, signant certains plats apparemment simples d’une exécution parfaite. C’est au service du vin que l’on se place, c’est au service de la saveur pure, généreuse, et ostensible. Comme si ce plantureux programme ne suffisait pas, alors que nous parlions de truffes, un maître d’hôtel nous met sous le nez une belle grosse truffe. Réflexe déraisonnable et immédiat, je lance : »on se la fait ? ». Et nous voilà, en plein repas, nous passant comme une patène l’assiette de tranches de cette si belle truffe, et communiant de ces hosties noires, ointes d’huile et criblées de gros sel.
Une armée d’ogres et de trois jolies ogresses.
Sur un amuse bouche discret et adapté, Bollinger Grande Année 1990, champagne sûr, extrêmement équilibré, qui comble d’aise par sa facilité. Ce n’est pas à proprement parler un champagne de soif, mais ça se boit si bien. On eût aimé un magnum, tant le goût de revenez-y domine.
Le Coteaux du Layon 1945 Brouard Négociants éleveurs a une couleur dorée d’une rare beauté. Nous nous disions avec François Mauss, ce si grand expert recordman du monde de l’amende infligée pour un propos anodin (300.000 euros pour avoir critiqué les mauvais Beaujolais, c’est un record) que ce Coteaux du Layon, à l’aveugle serait perçu comme un délicieux Sauternes. L’accord avec le foie gras traité de façon si particulière était magique. Une association qui crée l’émotion : on frémit comme lors du baiser d' »Autant en emporte le Vent ».
L’Agneau blanc 1948, vin de Graves sec, sélection baron Philippe de Rothschild est un petit bijou. On sent réellement le Graves, avec une densité et une persistance rare. Le plat aux champignons et truffe blanche était tellement bien traité que l’on avait successivement deux accords merveilleux. Je me faisais peur en pensant : « si l’on part tellement en fanfare, ne prend-on pas des risques pour la suite ». Le déroulement du dîner allait balayer mes craintes. L’Agneau Blanc était vraiment réussi, noble et surpassait toute idée préconçue sur ce qu’on pouvait attendre. Sur une langoustine surprenante, toute en iode, le Meursault Santenots Domaine Marquis d’Angerville 1990 en a surpris plus d’un. Bien rond, bien typé, il permettait lui aussi un beau mariage. Le Lafite Rothschild 1962 et le Château Larcis Ducasse 1er grand Cru Saint Emilion 1945 ont été servis en même temps sur le « faux » risotto. Le Larcis Ducasse époustouflant de jeunesse avait toutes les caractéristiques de la truffe noire, et dansait avec elle dans une synchronisation parfaite. Le Lafite, plus frêle, plus fragile, plus discret cachait plus sa belle et académique structure. Le Larcis le dominait trop d’une puissance proche de celle d’un 70. Un immense vin, adapté à la truffe comme s’il était né pour elle.
Le Volnay Santenots du Milieu 1er Cru Domaine des Comtes Lafon 1994 est tout simplement un chef d’oeuvre. Une réalisation parfaite. C’est généreux, c’est rond, et c’est un vin qui veut vous séduire comme Gina Lollobrigida en Esméralda : tout est fait pour vous tenter. Et quand la chair du pigeon fond en bouche tant elle est exquise, on est sous le charme, fasciné par ce vin comme sous l’oeil du cobra. Sur un plat d’une richesse extrême, de saveurs mâles et typées, trois vins s’alignaient pour combler nos papilles : à gauche le Grands Echézeaux DRC 1956, au centre le Nuits Saint Georges Pierre Olivier 1966 et à droite l’Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1989. J’avais tellement peur que mon DRC 56 soit faible que je me suis fait vertement tancer. Ce vin était exceptionnel, d’une classe immense, contredisant toute idée préconçue sur son rang au sein des vins du Domaine, et toute idée convenue sur cette année si mal lotie. Ce vin merveilleux fut classé, on le verra plus tard, comme la vedette de la soirée. J’avais dit lors d’un précédent bulletin : « venez m’aider à finir ces 56 ». Ne venez plus ! Ce n’était que calomnie. J’avais un petit faible pour le Nuits Saint Georges 1966. Très Nuits, très nature, expression généreuse d’un Bourgogne riche et sans soucis. J’aime ces vins qui font saliver. A coté de ces deux merveilles, l’Hermitage, qui ferait belle figure dans plus d’un dîner, apparaissait comme un écolier qui a remis une copie où la question de cours est traitée avec une maestria signalée, mais sans cette once de folie qui entraîne la meilleure note. Très honnête Hermitage suivant un Nuits Saint Georges généreusement rond et plaisant, et un Grands Echézeaux réalisant merveilleusement l’accomplissement du rêve de la Bourgogne. Sur ce plat de sincérité, un grand moment d’harmonie.
La couleur du Château Massereau Haut Barsac 1947 René Pinsan est presque irréelle tant elle est belle. On dirait la peau de Laetitia Casta, notre pulpeuse Marianne. Une délicieuse acidité au service d’une densité de Sauternes séducteur. Dois-je le dire ? Je n’ai pas résisté. C’est le type de goût que j’aime de façon incurable. Le traitement du gâteau de pommes est exemplaire. J’ai rarement vu un dessert aux pommes plus captivant. Pierre Hermé m’a subjugué par un dessert aux pommes qui était un exercice de maîtrise d’un niveau rare. Là, c’est une pomme qui chante en bouche avec mon chouchou Yquem 1988, ce petit bébé que j’aime tant. Mais, sentiment étrange, il est tellement ce que l’on attend, de perfection, de grâce, que je succombai plus aux charmes déroutants, donc envoûtants, de vins moins attendus.
Quand il fut question de vote, il y eut une large concentration sur le premier: Grands Echézeaux DRC (Domaine de la Romanée Conti) 56. Puis, Larcis, Coteaux, et presque tous les vins ont été cités. Mon classement a différé du consensus, car je suis trop sensible au goût du Haut Barsac que j’ai mis en un. J’ai rejoint ensuite beaucoup de votes avec Grands Echézeaux, Larcis Ducasse et Nuits Saint Georges.
Jean Pierre Vigato nous a fait vivre des émotions rares, par une cuisine d’une maîtrise et d’un talent remarquables. J’ai été ému par le traitement du foie gras, du pigeon, et de la pomme. Le plus bel accord gustatif a été celui du Coteaux du Layon avec le foie gras, puis le champignon avec l’Agneau Blanc, sachant que le pigeon avec le Volnay fut une petite merveille. L’ambiance fut plus qu’amicale, animée et souriante, et chacun a pu enrichir son stock de souvenirs par des associations de goûts uniques, dans une profusion inégalée.