DINER A L’ASTRANCE jeudi, 13 mars 2003

J’arrive enfin à avoir une table à l’Astrance dont on m’avait dit tant de bonnes choses. Belle devanture, décoration réussie sur des tonalités de gris atteignant leur but : on se sent bien. L’accueil est franc et ouvert.

On prend le menu surprise, pour justement se faire surprendre. Une carte des vins très intelligente (vraiment bravo), qui incite à prendre de grands vins : je choisis un Montrachet Marquis de Laguiche Joseph Drouhin 1993. Le menu est l’occasion de plaisirs rares. Tout est évoqué avec une subtilité extrême. J’ai retenu dans l’ordre un saumon à la cuisson magique, un turbot excellemment exécuté, et une association de lamelles de champignon de Paris avec un foie gras aérien. Ces saveurs suggérées, habilement séductrices comme les caresses d’un premier flirt, cela flatte largement les papilles qui se sentent considérées. Inutile de dire que le Montrachet, dans ce contexte, se présente comme le crooner devant un public de fans : il peut forcer son talent, il est sûr d’être applaudi. Le plus bel accord fut avec la très tendre et délicate chair du blanc de pintade. C’est cela qui fait éclater tout le feu d’artifice du Montrachet. Je ferai toutefois deux remarques à son propos. D’abord, un vin blanc, beaucoup plus qu’un rouge, est sensible à la variation de température. Un peu chaud, il est tout en parfum, mais cela tue le goût. J’aurais dû pouvoir contrôler moi-même les passages en seau de ce vin si sensible à ces variations. La deuxième remarque est qu’un vin blanc fait plus difficilement la totalité d’un repas qu’un vin rouge. C’est paradoxal, car ce Montrachet brillait sur toutes les tonalités nombreuses de ce si ingénieux menu. Mais Montrachet me semble plus fait pour la fulgurance d’un numéro que pour la constance d’un one man show. J’avais déjà eu cette sensation avec un vin du Jura qui peine à faire seul le témoin référent d’un dîner. Même constatation.

J’ai eu tant de plaisir en cette maison en devenir que j’ai fait comme du temps de Joël Robuchon : j’ai réservé la prochaine table avant d’avoir quitté le lieu.

 

 

Dîner de wine-dinners au restaurant « le Cinq » jeudi, 13 mars 2003

Dîner de wine-dinners au restaurant « le Cinq » le 13 mars 2003
Bulletin 69 – livre page 89

Apéritif :
Saint-Raphaël # 1935/1945
Les vins :
Krug Clos du Mesnil 1983
Moët & Chandon Brut impérial 1964
Châteauneuf du Pape blanc, domaine de Nalys 1979
Pétrus 1978
Gruaud Larose 1928 (cave Nicolas)
Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1956
Grands Echézeaux Joseph Drouhin 1959
Vin de paille Marcel Poux 1949
Lafaurie Peyraguey 1971
Château Filhot 1919

Le menu, créé par Philippe Legendre et Eric Beaumard :

Fantaisie de Morilles aux févettes et au vin jaune du Jura
Ecrevisses à la Florentine, sauce Nantua
Filet de rouget aux légumes escabèches
Darne de turbot poêlée, sauce marinière
Agneau de lait des Pyrénées à l’harissa doux
Noix de ris de veau clouté à la truffe sauce régence
Cantal vieux
Soufflé chaud au nougat

Dîner de wine-dinners au George V jeudi, 13 mars 2003

Un dîner au George V, c’est l’embarquement pour un voyage de rêve.
Ouverture des vins à 16 h. Pétrus est délicieusement Pétrus, et le Gruaud Larose 28 a un nez tellement beau et voluptueux que je referme la bouteille, qui ne sera rouverte que lorsqu’on passe à table. Les Bourgognes ont des nez prometteurs, et quand j’ouvre le Vin de Paille 1949, je deviens comme fou. Je ne tiens plus en place et je le fais sentir à tout le monde. C’est grandiose, avec des odeurs qui évoquent les saveurs de figues, de fruits confits. Je vais même en cuisine pour suggérer un autre accord que le Cantal pour que les convives puissent profiter à plein de cette merveille. Le Filhot 1919 très clair et diaphane a un nez de beau Sauternes.
Dans la luxuriance de fleurs, accès au salon Régence, pièce octogonale lambrissée du plus bel effet. Une table très « conférence internationale » où j’explique le programme et l’approche des vins anciens. Un Saint-Raphaël ancien (vers 1935/1945) aux vieux rancios est l’entrée en matière que j’ai choisie pour expliquer l’effet du temps sur tous les breuvages alcooliques : comme pour un silex qui se transforme en galet, le temps polit le vin, lui donnant plus de rondeur, de persistance aromatique et d’émotion. Nous passons ensuite à table dans cette majestueuse salle de restaurant où fleurs et pastels composent des harmonies du meilleur effet. La belle table est une symphonie de couleurs de thé et de rose isabelle. Si l’on ajoute là dessus un service des plats d’une précision rodée et les commentaires truculents et encyclopédiques d’Eric Beaumard, on a tout pour se concentrer sur la jouissance d’un repas d’exception. Seul accroc à ce moment de rêve, un jeune sommelier têtu qui voulait mêler sa vision des choses. Ce n’est toutefois pas suffisant pour entamer la joie des convives.
Le repas prévu par Philippe Legendre était le suivant : Fantaisie de Morilles aux févettes et au vin jaune du Jura, écrevisses à la florentine, sauce Nantua, filets de rouget aux légumes escabèches, Agneau de lait des Pyrénées à l’harissa doux, Noix de ris de veau clouté à la truffe sauce régence, Cantal vieux et figues, Soufflé chaud au nougat
En début de repas, Krug Clos du Mesnil 1983, c’est un instant d’émotion. Animal, brutal dans son affirmation, il s’impose au nez et en bouche comme un bison. La morille délicieuse l’arrondit délicatement. Le niveau bas du Moët & Chandon Brut impérial 1964 m’avait fait craindre une forte madérisation. Or, pas du tout : la bulle est belle, et ce champagne si contraire au Krug se révèle brillant, et se marie même mieux au plat. Je ne m’attendais pas que le Moët soit si opulent. La rage de vivre du Krug est un instant fort.
Le Châteauneuf du Pape blanc, domaine de Nalys 1979 est une découverte. C’est très rond, chaleureux, goûteux. Il y a de l’intensité et un message monolithique. On le comprend tout de suite. Eric Beaumard lui trouvait du caramel, inaperçu de tous, et, ce qui est une surprise, c’est que dans le verre vide gardé pour les odeurs, le caramel est apparu de plus en plus distinctement. Il accompagnait un Bâtard Montrachet Blain Gagnard 1984 de bien belle tenue, fort résistant pour cette année.
J’avais fait ajouter un plat de poisson pour le Pétrus 1978, afin qu’il ne soit pas en comparaison avec un vin dont il est le cadet de 50 ans. Philippe Legendre a préparé un rouget en harmonie parfaite avec le Pétrus, magnifique de maturité et de rondeur, justifiant bien la dimension noble de ce grand vin. Ce Pétrus là avait tout pour lui : la complexité de Pétrus, la marque d’une construction rigoureuse, mais aussi une aimable simplicité comme s’il voulait qu’on le comprenne. A noter – et c’est là toute la magie de la cuisine – qu’un convive qui s’extasiait sur l’accord Pétrus / rouget a voulu essayer le Châteauneuf et le rouget. Et, bien sûr, ça ne marche pas.
C’est au moment où le Gruaud Larose 1928 apparaît que mon discours introductif prend tout son sens. Les conversations s’arrêtent, le silence s’étend, et je sens que les cerveaux bouillonnent de cette pensée : « ce n’est pas possible, comment un vin de 50 ans de plus que le Pétrus peut-il être aussi jeune, aussi rond, aussi agréable, sans la moindre trace d’âge? ». C’est tout le mystère du vieillissement du vin, et toute la magie de l’année 1928. L’agneau de lait et l’harissa n’apportaient rien de plus, alors que nous allions connaître un de ces moments de pure gastronomie qui enchante au delà de toute idée : le ris de veau avec le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1956 formaient une communion d’une richesse unique. Ces seules cinq minutes justifiaient tout le repas et la démarche de mes dîners. Extase gustative rare. Le Grands Echézeaux Joseph Drouhin 1959 était tout aussi brillant, quoique différent, mais la vraie émotion était avec le Richebourg. Il avait un petit coté déstructuré, animal guerrier, agressif que la crème et la truffe ramenaient au bercail. Alors que le Grands Echézeaux, superbe vin, tout en rondeur affirmée était trop sage pour que la truffe l’embellisse. Deux grands Bourgognes, mais un Richebourg qui trouvait un multiplicateur dans ce plat créé par un grand chef.
Le Vin de paille Marcel Poux 1949 est une extrême rareté gustative. J’avais souhaité quelque chose de plus que le Cantal sur ce vin sublime. Il faut reconnaître que l’accord du vin de paille avec un délicieux Cantal bien adouci par l’âge était prodigieux. D’autant que le nez du vin s’était fort curieusement radouci. Il n’y avait plus le choc que je redoutais. Les figues sèches ont permis de goûter des accords triangulaires : Cantal / figue / vin de paille pris deux à deux. Et chaque duo évoque de belles saveurs. On passe de l’un à l’autre comme dans un vaudeville.
Le dessert est une merveille. Le soufflé au nougat accompagne parfaitement le Lafaurie Peyraguey 1971. Les deux s’amusent comme larrons. Mais cette jovialité a nui à ce qui devait être un instant fort de la soirée : le Château Filhot 1919 est si beau mais si discret, en retenue, que le jeune enthousiasme du Lafaurie lui a porté ombrage. Il eût fallu ne pas les boire ensemble. Les séparer d’un plat. On devinait quand même la belle noblesse de ce beau Sauternes plutôt sec et aérien.
Les votes furent très divers, et presque tous les vins ont été cités dans les quartés. Grande unanimité sur le Richebourg, le Pétrus et le vin de paille. Mon vote fut en 1 le vin de paille, en 2 le Gruaud Larose, en 3 le Richebourg, et en 4 le Grands Echézeaux que je fus le seul à nommer. Les accords les plus brillants furent d’abord et de loin le ris de veau et le Richebourg, puis le rouget et le Pétrus, la morille et le Moët, avec une mention pour le soufflé et le Lafaurie et le Cantal et vin de paille.
Des convives se sont émerveillés que l’on puisse atteindre un tel niveau de sophistication dans la recherche du goût absolu.

Déjeuner au restaurant Maxence et achats mercredi, 12 mars 2003

J’avais acheté un Lafite 1869 sur le stand de wine-dinners au Salon des Grands Vins. Celui qui l’avait détecté me rend visite peu après pour conclure la vente. Il avait dans ses basques un Sherry (Xeres) de la Réserve ou cave du Prince Napoléon. A l’œil cela a plus de cent ans. Au goût, une persistance aromatique invraisemblable. Ça reste en bouche toute la journée !
Déjeuner chez Maxence où la cuisine est vraiment agréable. Palmer 1997 bu à l’apéritif. La bouteille est assez fraîche, et cela sied bien à ce moment là : le fruit est juste ce qu’il faut pour se mettre en bouche. Sur un ris de veau une autre bouteille bien aérée du même vin a confirmé que ces vins puissants sont particulièrement agréables dans ces années là. C’est un Palmer élégant. Oserais-je dire que je le préfère en 1997 à d’autres années qui ne se livreront que lorsque le temps aura fait son oeuvre ?
J’en profite pour délivrer un petit message. Je considère qu’il faut acheter les vins toutes les années. On suit avec bonheur l’évolution des goûts, et pourquoi bouder une année faible, comme si elle était pestiférée ? C’est une erreur. Quand on boit un Lafite 1980, on sait ce que l’on fait. Pourquoi le rejeter ? Il ne faut pas s’étonner que les prix des vins atteignent des niveaux himalayens dans les sublimes années si on boude les mêmes vins dans leurs petites années. J’aime suivre un vin dans toute son histoire, et si les consommateurs faisaient de même, le prix des grandes réussites serait probablement pondéré. Ce message serait évidemment incompréhensible pour le consommateur américain, tant les notations représentent le repère inconditionnel. Les experts amplifient le coté erratique de la demande. Mais ils font ce qu’on leur demande, car sans consommateur il n’y aurait pas de notes. C’est lui qui veut absolument savoir si 1996 est meilleur que 1995 et 1998. Pour quoi faire ?

Déjeuner au restaurant Tan Dinh mardi, 11 mars 2003

On a parfois des instants de grand bonheur. Il existe dans le monde deux personnes qui ont bu plus de vins anciens que tous les autres amateurs. Michael Broadbent, dont le métier est de goûter les vieux vins pour Christie’s et avec qui j’ai partagé quelques rares bouteilles, et Bipin Desai qui est un amateur collectionneur. Bipin a sans doute bu cent fois plus de vins anciens que moi (j’exagère). Il est donc, en plus d’un agréable ami californien, une sorte d’idole pour moi. Déjeuner en tête à tête avec lui, c’est un cadeau du ciel. Nous le fîmes au restaurant Tan Dinh, chez Robert Vifian cet esthète si érudit dans tous les domaines du vin. Cuisine résolument asiatique, avec des épices déroutantes pour les vins, mais qui les rejoignent bien quand on s’habitue. Un Chablis Delaroche Réserve De l’Obédience 2000 très peu Chablis, mais très intéressant par un fruité bien maîtrisé et une belle longueur. Musigny Grand Cru Domaine Moine-Hudelot 1978, très beau Musigny. Servi un peu frais il est tout en plaisir de légèreté, puis quand il se réchauffe il montre un travail bien fait, en finesse plus qu’en force. J’avais apporté pour Bipin un Vin Jaune Fruitière De Pupillin 1947, issu de mes achats récents dans le Jura. On ne se lasse pas de ces vins solides qui sont la base de merveilleux accords. Un envoûtement de plus avec ces complexes Jura. Plaisir partagé avec Bipin : j’étais l’élève à la table du maître. Bipin allait à un dîner de cent ans de Romanée Conti, dont Romanée Conti 1915 ! Je me serais volontiers caché sous sa veste, en espérant que des gouttes s’égarent.

DINER D’AMATEURS AU MAXENCE lundi, 10 mars 2003

Un dîner organisé par Jean Luc Barré est toujours un événement. Nous n’ordonnançons pas les choses de la même façon, et cette diversité est un bien. Jean Luc a des thèmes, fruits de longues recherches, alors que je pense plus à faire un dîner sans thème, parcours de saveurs patiemment agencées. Là, il nous proposait un voyage dans la Bourgogne, dans toute sa diversité. Jean Luc fait goûter à l’aveugle, ce qui est un autre type de découverte des vins.

A l’apéritif, Château de Loyse 1959 Thorin Beaujolais blanc (sur l’étiquette il y a seulement « Bourgogne », et pas de mention de Beaujolais ). Comme on sait qu’on doit être en Bourgogne, toutes les pistes sont explorées avant que Jean Luc ne nous mette sur la voie de ce vin bien rond, « nature », au message direct et monolithique. Très agréable début sur les gougères de David van Laer.

Sur une délicieuse barbue à la sauce au thé : Chablis Grand Cru Valmur 1978 Lamblin. Un nez très brut, presque métallique, et en bouche le plaisir du Chablis, bien rond et intense. Je dis cela, mais comme je n’ai découvert aucun vin à l’aveugle, j’aurais mauvaise grâce à dire : « très caractéristique de », puisque je ne retrouvais pas les caractéristiques qui ne m’apparaissaient que quand je savais. Le Meursault Genévrières 1961 Nicolas avait exactement l’odeur du thé de la sauce. Accord magique avec le plat. La sophistication de ce vin suggérait toutes les nuits chaudes d’Arabie quand c’est la nature et non pas la poudre qui tient éveillé (j’ai écrit ce commentaire peu après le repas, tenu en pleine guerre). Le Corton Charlemagne 1943 Charles Viénot est un vin étonnant. Une race extrême, une concentration unique. La noblesse de ce vin le plaçait au dessus des deux autres blancs, mais c’est le Meursault qui caressait le mieux le plat pour un bel accord.

Un homard aux pieds de porc s’harmonisait on ne peut mieux avec un Santenay 1959 Louis Max. J’ai eu plus de plaisir avec ce joli Santenay qu’avec le Volnay 1955 Tollot-Voarick, très grand, mais trop animal pour moi. Des convives le trouvaient plutôt végétal : diversité des goûts. Mais de toutes façons, trop marqué pour moi. Le Beaune 1934 Duvergey Taboureau avait une couleur de sang mêlé de rubis. Grand vin bien vivant. Mais sur le homard, c’est le Santenay qui se montrait le plus agréable. Sur du veau, un Nuits Saint Georges 1937 Jaboulet Vercherre (en fait, le nom Vercherre est celui qui est écrit en gras sur l’étiquette). C’est un grand vin, mais je dois bien l’avouer, plus le temps passait, et plus ces découvertes à l’aveugle m’égaraient. Ce grand vin eut mérité plus d’écoute de ma part. Il cohabitait avec un Chambolle Musigny 1955 Mony qui causa un sursaut de mon attention tant il était merveilleux. Apparemment, 1955 est grand, et pas seulement en Bordelais. Le Fixin « Les Hervelest » 1959 Poulet fut découvert à l’aveugle par un des convives. Vin très agréable mis en valeur par une année exceptionnelle. Sur un « Epoisses » je retrouvais un vin plus connu : Gevrey Chambertin 1947 Bouchard Père & Fils. Un de mes chouchous. Jean Luc met toujours un pirate, ici un Madiran 1961 Auguste Vigneau Pouquet. C’est judicieux, car il trouve sa place au sein de cette prestigieuse brochette de Bourgognes sans souffrir. Une délicieuse « Poire Williams » Lejay Lagoute # 1950 avait pour mission essentielle d’éliminer toute trace de sang dans ma tuyauterie interne vouée à la Bourgogne. Je plaisante un peu, mais Jean Luc Barré avait ouvert beaucoup de flacons, ce qui n’enlève rien à la qualité de ce voyage intéressant en Bourgogne, éclairé par la cuisine très exacte de David van Laer.

 

 

VINS DIVERS lundi, 10 mars 2003

Dans le cadre d’essais impromptus, une bouteille de solidité et un essai fantasque. Château La Conseillante Pomerol 1994, qui confirme toute la pertinence de ce vin déjà délicatement accompli et si gentiment Pomerol. Puis une énigme : Château Jura Plaisance # 1940 appelé seulement « Bordeaux », mais sis à Montagne (Saint Emilion n’est pas ajouté). De quoi s’agit-il ? D’un blanc sec qui aurait madérisé ? En tous cas, des saveurs que n’apportent que les vins anciens, et des accords rares, aussi bien en entrée qu’au fromage et au dessert. C’est amusant d’exhumer de telles bouteilles inconnues, qui se mettent à vivre sur les tables, et racontent leurs sursauts, leurs convalescences ou leurs blessures. Des rappels historiques de l’évolution du vin.

Une semaine d’essais excitants, voire polémiques. A quoi servirait de faire et boire du vin si on n’en disp(c)utait pas ?

Déjeuner chez Ledoyen lundi, 10 mars 2003

Déjeuner chez Ledoyen. Ce restaurant était ma cantine il y a 20 ans, du temps des Lejeune. Le plus beau cadre de Paris (à part la salle du Bristol), nappe en dentelle et couverts en vermeil. J’ai, dans ce lieu, de multiples souvenirs heureux. C’est là aussi que sous le règne de Régine j’ai eu droit à l’interprétation de « Ah le petit vin blanc » à l’accordéon. Il s’agissait, à mon sens, d’une rupture culturelle idéologique majeure. J’ai donc boudé le lieu que je retrouvai après un ou deux essais de l’ère Arabian. Même si la salle est belle, Ledoyen, pour moi, c’est le faste du rez-de-chaussée, pas de l’étage. Une fois ces remarques faites, qu’on croirait celle d’un vieux ronchon de pension de famille qui voit son rond de serviette placé à droite alors qu’il l’a toujours réclamé à gauche, voilà une cuisine d’un excellent niveau. Tradition et tendance cohabitent élégamment. Champagne « Bouyer de Lansy » blanc de blanc fait au Mesnil. Mon oreille tinte à l’évocation du Mesnil, creuset du bon champagne. C’est beau, suffisamment animal, mais un tantinet trop sucré à mon goût. Sur de très jolis oursins, un verre de Puligny-Montachet Jean Marc Boillot 1999. Beau nez, belle attaque fruitée. Un aimable et distingué Puligny qui profite bien d’être servi au verre. Puis, sur un beau caneton au pain d’épices et clémentines (je voulais essayer un Banyuls, mais quand j’ai vu la réaction du sommelier, j’ai eu le courage prudent de la retraite), une Cote Rôtie La Turque Guigal 1996. Très différent de mes récentes Mouline. Nettement moins puissant, au nez assez aérien, c’est une occupation en bouche qui relève de l’idéal Bushien : l’invasion est totale. On est pris dans la nasse d’un goût profond, dense, fumé, hyper boisé, mais chaleureux, indélébile. Même un fromage n’attaquait pas sa sérénité. Le souvenir de Bernard Loiseau nous a fait lever notre verre avec des amateurs d’une table voisine. Une bien agréable cuisine.

Dîner chez Patrick Pignol dimanche, 9 mars 2003

Dîner chez Patrick Pignol. Il n’y a pas beaucoup de restaurants où je me sente si bien. Le maître d’hôtel a la technique d’un professionnel du bonneteau : on choisit le plat qu’il a décidé que l’on prendrait, mais ça se passe avec une joyeuse soumission, ce restaurant contaminant sa clientèle d’un dangereux germe de bonne humeur.

Nicolas le sommelier avait carte blanche, aussi a-t-on pu goûter des découvertes qui gratifient le patient travail de recherche accompli. Bien sûr je ne l’ai pas laissé faire au début, car j’avais soif de champagne Salon 1988. Pas besoin de sommelier pour choisir, puis succomber à ce nez magnifique, à un vineux délicat, combinant savamment charme, force et douceur. Le Pernand Vergelesses 1997 de Gabriel Muskovac a tout d’un grand vin. Beau nez affirmé et typé, et belle rondeur en bouche de suffisante longueur, qui évoque des appellations plus grandes. Très beau travail. Sur des coquilles Saint Jacques qui se parent d’un parfum d’oursin, une juteuse combinaison. Mais c’est surtout une petite tartine à la truffe qui améliore diablement ce vin. Les Fiefs Vendéens « la Grande Pièce » 1999 de T. Michon, c’est vraiment « découverte ». C’est gentil. Le fruit et le travail amusent le palais pour un verre. Mais rapidement on voit les limites d’un fort honnête vin. L’agneau parfait lui faisait du bien, le rendant plus viril. Très belle délicatesse discrète d’un Tokay Pinot Gris Sélection de grains nobles 1988 des Caves de Turckheim. C’est ce qu’il fallait sur des dattes qui avaient le charme oriental de la courtisane musquée.

J’approuve ces essais, car c’est l’intérêt de tous, professionnels, amateurs, de mettre en valeur les régions et les vignerons. Mais la vérité – encore une fois – est au fond du verre en fin de repas. Il faudrait idéalement ne jamais enlever les verres vides. Car ce sont les derniers arômes qui diront la race des vins. Le charme immédiat de certains produits flatteurs ne résiste pas à cet examen. D’autres au contraire entraînent des ovations. Les contrastes sont redoutables.

 

 

REPAS AU PETIT NICE lundi, 3 mars 2003

Au Petit Nice, star de la Corniche marseillaise, on cherche dans l’opulente carte des vins. L’opulence est dans le choix, mais aussi dans les prix, ce qui réduit l’horizon. On fait main basse sur les deux dernières bouteilles de Champagne Salon 1985.

Sur un oursin traité de multiples façons, le Salon crée un choc de rêve. Son animalité, sa force, sa densité brutalisent l’oursin pour son plus grand bien. On n’atteint pas avec un goûteux pigeon une multiplication aussi naturelle qu’avec l’oursin, même si un accord se trouve. Un jus fort concentré fait avec les entrailles du pigeon créait au contraire une harmonie rêvée. De plusieurs fromages essayés, c’est le Langres qui réveillait le mieux la bulle si charnelle. Une composition à base de fruits de la passion fut aussi l’occasion de vérifier que Salon 85 est un grand champagne, qui peut servir de support à la totalité d’un repas. Une cuisine influencée par de belles japonaiseries, qui compliquent un peu le repas, mais offrent des saveurs invitant au voyage. La famille Passedat s’est entourée d’un personnel compétent. Face à la mer, un repas fort excitant que mit en valeur mon chouchou Salon 85.

Le lendemain au même endroit, essai d’un Corton Charlemagne Bonneau du Martray 1985. Dès le premier nez, un certain manque de puissance. Sur une entrée compliquée au crabe et homard, où six goûts différents montrent le talent du chef mais ne forment pas une harmonie gustative apaisante, le Corton Charlemagne reste comme le boxeur dans son coin, n’ayant pas entendu l’appel de la reprise. Puis, sur un remarquable et délicieux veau de lait, le Corton grimpe de dix étages en un instant. Le boxeur jaillit et vous assène toute sa panoplie de coups. Quelle merveilleuse sensation avec la chair seule d’une viande qui a du caractère et du goût. C’est à ce moment là le plaisir rare d’une viande de qualité présentée de façon juste et d’un vin qui semble avoir été fait pour elle. Le plaisir du vin se prolonge sur un Saint-Marcellin et un Saint-Félicien. Puis le vin estime qu’il en a assez donné et se rendort, confirmant l’impression première d’un manque de puissance. C’est peut-être ce qui aura permis paradoxalement un accord parfait avec le veau. Un délicieux dessert, l’une des forces de cette belle maison, se déguste avec une once de Bénédictine, pâturage divin. Belle étape. Indispensable même.