Dîner de wine-dinners au George Vjeudi, 13 mars 2003

Un dîner au George V, c’est l’embarquement pour un voyage de rêve.
Ouverture des vins à 16 h. Pétrus est délicieusement Pétrus, et le Gruaud Larose 28 a un nez tellement beau et voluptueux que je referme la bouteille, qui ne sera rouverte que lorsqu’on passe à table. Les Bourgognes ont des nez prometteurs, et quand j’ouvre le Vin de Paille 1949, je deviens comme fou. Je ne tiens plus en place et je le fais sentir à tout le monde. C’est grandiose, avec des odeurs qui évoquent les saveurs de figues, de fruits confits. Je vais même en cuisine pour suggérer un autre accord que le Cantal pour que les convives puissent profiter à plein de cette merveille. Le Filhot 1919 très clair et diaphane a un nez de beau Sauternes.
Dans la luxuriance de fleurs, accès au salon Régence, pièce octogonale lambrissée du plus bel effet. Une table très « conférence internationale » où j’explique le programme et l’approche des vins anciens. Un Saint-Raphaël ancien (vers 1935/1945) aux vieux rancios est l’entrée en matière que j’ai choisie pour expliquer l’effet du temps sur tous les breuvages alcooliques : comme pour un silex qui se transforme en galet, le temps polit le vin, lui donnant plus de rondeur, de persistance aromatique et d’émotion. Nous passons ensuite à table dans cette majestueuse salle de restaurant où fleurs et pastels composent des harmonies du meilleur effet. La belle table est une symphonie de couleurs de thé et de rose isabelle. Si l’on ajoute là dessus un service des plats d’une précision rodée et les commentaires truculents et encyclopédiques d’Eric Beaumard, on a tout pour se concentrer sur la jouissance d’un repas d’exception. Seul accroc à ce moment de rêve, un jeune sommelier têtu qui voulait mêler sa vision des choses. Ce n’est toutefois pas suffisant pour entamer la joie des convives.
Le repas prévu par Philippe Legendre était le suivant : Fantaisie de Morilles aux févettes et au vin jaune du Jura, écrevisses à la florentine, sauce Nantua, filets de rouget aux légumes escabèches, Agneau de lait des Pyrénées à l’harissa doux, Noix de ris de veau clouté à la truffe sauce régence, Cantal vieux et figues, Soufflé chaud au nougat
En début de repas, Krug Clos du Mesnil 1983, c’est un instant d’émotion. Animal, brutal dans son affirmation, il s’impose au nez et en bouche comme un bison. La morille délicieuse l’arrondit délicatement. Le niveau bas du Moët & Chandon Brut impérial 1964 m’avait fait craindre une forte madérisation. Or, pas du tout : la bulle est belle, et ce champagne si contraire au Krug se révèle brillant, et se marie même mieux au plat. Je ne m’attendais pas que le Moët soit si opulent. La rage de vivre du Krug est un instant fort.
Le Châteauneuf du Pape blanc, domaine de Nalys 1979 est une découverte. C’est très rond, chaleureux, goûteux. Il y a de l’intensité et un message monolithique. On le comprend tout de suite. Eric Beaumard lui trouvait du caramel, inaperçu de tous, et, ce qui est une surprise, c’est que dans le verre vide gardé pour les odeurs, le caramel est apparu de plus en plus distinctement. Il accompagnait un Bâtard Montrachet Blain Gagnard 1984 de bien belle tenue, fort résistant pour cette année.
J’avais fait ajouter un plat de poisson pour le Pétrus 1978, afin qu’il ne soit pas en comparaison avec un vin dont il est le cadet de 50 ans. Philippe Legendre a préparé un rouget en harmonie parfaite avec le Pétrus, magnifique de maturité et de rondeur, justifiant bien la dimension noble de ce grand vin. Ce Pétrus là avait tout pour lui : la complexité de Pétrus, la marque d’une construction rigoureuse, mais aussi une aimable simplicité comme s’il voulait qu’on le comprenne. A noter – et c’est là toute la magie de la cuisine – qu’un convive qui s’extasiait sur l’accord Pétrus / rouget a voulu essayer le Châteauneuf et le rouget. Et, bien sûr, ça ne marche pas.
C’est au moment où le Gruaud Larose 1928 apparaît que mon discours introductif prend tout son sens. Les conversations s’arrêtent, le silence s’étend, et je sens que les cerveaux bouillonnent de cette pensée : « ce n’est pas possible, comment un vin de 50 ans de plus que le Pétrus peut-il être aussi jeune, aussi rond, aussi agréable, sans la moindre trace d’âge? ». C’est tout le mystère du vieillissement du vin, et toute la magie de l’année 1928. L’agneau de lait et l’harissa n’apportaient rien de plus, alors que nous allions connaître un de ces moments de pure gastronomie qui enchante au delà de toute idée : le ris de veau avec le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1956 formaient une communion d’une richesse unique. Ces seules cinq minutes justifiaient tout le repas et la démarche de mes dîners. Extase gustative rare. Le Grands Echézeaux Joseph Drouhin 1959 était tout aussi brillant, quoique différent, mais la vraie émotion était avec le Richebourg. Il avait un petit coté déstructuré, animal guerrier, agressif que la crème et la truffe ramenaient au bercail. Alors que le Grands Echézeaux, superbe vin, tout en rondeur affirmée était trop sage pour que la truffe l’embellisse. Deux grands Bourgognes, mais un Richebourg qui trouvait un multiplicateur dans ce plat créé par un grand chef.
Le Vin de paille Marcel Poux 1949 est une extrême rareté gustative. J’avais souhaité quelque chose de plus que le Cantal sur ce vin sublime. Il faut reconnaître que l’accord du vin de paille avec un délicieux Cantal bien adouci par l’âge était prodigieux. D’autant que le nez du vin s’était fort curieusement radouci. Il n’y avait plus le choc que je redoutais. Les figues sèches ont permis de goûter des accords triangulaires : Cantal / figue / vin de paille pris deux à deux. Et chaque duo évoque de belles saveurs. On passe de l’un à l’autre comme dans un vaudeville.
Le dessert est une merveille. Le soufflé au nougat accompagne parfaitement le Lafaurie Peyraguey 1971. Les deux s’amusent comme larrons. Mais cette jovialité a nui à ce qui devait être un instant fort de la soirée : le Château Filhot 1919 est si beau mais si discret, en retenue, que le jeune enthousiasme du Lafaurie lui a porté ombrage. Il eût fallu ne pas les boire ensemble. Les séparer d’un plat. On devinait quand même la belle noblesse de ce beau Sauternes plutôt sec et aérien.
Les votes furent très divers, et presque tous les vins ont été cités dans les quartés. Grande unanimité sur le Richebourg, le Pétrus et le vin de paille. Mon vote fut en 1 le vin de paille, en 2 le Gruaud Larose, en 3 le Richebourg, et en 4 le Grands Echézeaux que je fus le seul à nommer. Les accords les plus brillants furent d’abord et de loin le ris de veau et le Richebourg, puis le rouget et le Pétrus, la morille et le Moët, avec une mention pour le soufflé et le Lafaurie et le Cantal et vin de paille.
Des convives se sont émerveillés que l’on puisse atteindre un tel niveau de sophistication dans la recherche du goût absolu.