Archives de catégorie : dîners ou repas privés

Moulin à Vent 1961 dimanche, 24 mai 2020

Après une série de vins prélevés en cave avec des niveaux très bas, car il faut au plus vite les boire, j’ai envie d’ouvrir une bouteille qui a toutes chances de briller. Dans le relevé d’inventaire, j’ai parfois indiqué « superbe » si la bouteille me paraissait d’un état prometteur. Parmi toutes les « superbes », j’ai envie de sortir des sentiers battus et je choisis un Moulin à Vent Lagrive 1961.

L’étiquette est belle et la capsule portant la Marianne indique « Julien Damoy Paris ». Le verre de la bouteille est bleu comme celui des bouteilles de la guerre, au début des années 40. Cela semble indiquer que l’on a embouteillé dans une bouteille de la guerre, réutilisée. Plus tard, en examinant attentivement la bouteille, j’ai émis l’hypothèse que la bouteille de réemploi eût son étiquette des années 40 et n’ait pas été étiquetée à nouveau. Seule la petite étiquette d’année, marquée 1961, aurait été mise à l’embouteillage du vin. Un des indices qui me fait penser à une étiquette des années 40, au-delà de la fatigue du papier, est que l’on a écrit « LAGRIVE E.J.D. 2, rue Berger, Paris » sans indiquer d’arrondissement. Il me semble qu’en 1961 on aurait ajouté un arrondissement. Un autre indice est d’indiquer « Grand Vin de Bourgogne » pour un Beaujolais.

A 16 heures j’ouvre la bouteille et le liège très peu dense du bouchon fait qu’il se segmente en brisures successives, mais avec la longue mèche, toutes les strates sortent ensemble. Le nez du vin n’est pas encore assemblé. Quatre heures lui feront du bien. Je n’ai pas d’inquiétude.

Ma femme a prévu des coquelets et un gratin de pommes de terre et aubergines. Le parfum du vin est superbe, cohérent et inspiré, annonçant un vin joyeux et large. L’attaque est belle. Le vin promet. Ce qui entraîne mon enthousiasme, c’est le finale très long et précis, tranchant comme une épée.

Par certains aspects le Moulin à Vent Lagrive 1961 se montre bourguignon mais il lui manque peut-être un peu de largeur pour l’être vraiment. Son amertume discrète, sa râpe sont d’un beaujolais. Ce qui me plait beaucoup est qu’il est confortable, avec les caractéristiques de l’année exceptionnelle qu’est 1961, puissante mais accueillante. J’aime sa personnalité et sa vivacité.

Comme pour les deux Palmer 1900, le saint-nectaire donne encore plus de présence et d’ampleur à ce Moulin à Vent qui, s’il n’est pas d’une complexité extrême, se montre un très grand vin.

La lie est relativement peu abondante. Elle délivre un message plus riche de grande sensibilité. Il y a 14 ans un Moulin à Vent 1947 avait brillé dans un dîner à l’hôtel Meurice préparé par Yannick Alléno et je l’avais classé premier dans mon vote. Les Moulin à Vent vieillissent remarquablement.

la couleur bleue des bouteilles de la guerre

phases d’ouverture de la bouteille

Château Palmer 1900 dimanche, 24 mai 2020

Il y a environ 35 ans, j’avais acheté quatre demi-bouteilles de Château Palmer 1900, ce qui est d’une grande rareté. A l’époque la cave de la maison avait pour rangement des étagères en fil d’acier, où les bouteilles se rangent dans les creux de ces supports en serpentin. Il n’y avait de place sur ces étagères que pour des bouteilles et j’avais donc rangé les demi-bouteilles dans un coin. Environ dix ans plus tard, j’en ai pris une en main avec l’envie de la boire et, oh stupeur, le vin s’était évaporé. Il ne s’agissait pas d’une perte de niveau mais bien d’une évaporation totale.

Attristé au plus haut point par cette constatation, je n’ai pas eu le courage de regarder les autres Palmer 1900, car c’eût été un choc trop fort pour mon cœur. Depuis, la cave de la maison me servait très peu, car je prélevais dans la cave principale les bouteilles à boire. De temps à autre j’allais quand même dans la cave de la maison, mais je ne voyais jamais les Palmer 1900 et quand j’ai changé de mode de stockage, à base de planches et de parpaings de Siporex, je ne les ai pas trouvés non plus.

Le temps a passé et pendant le confinement, j’ai inventorié la cave. Lors d’une séance d’inventaire, je prends en main une caisse de 12 bouteilles de Mouton Rothschild 1980 et que vois-je, en vrac, plusieurs demi-bouteilles dont trois de Palmer 1900. Les niveaux sont très bas. J’ai noté de devoir les ouvrir au plus vite.

Aujourd’hui, je prends en cave deux demi-bouteilles de Palmer 1900. La première n’a plus de capsule et le bouchon semble émietté. J’ai du mal à voir le niveau, mais il semble plus que bas. La deuxième a une belle capsule et avec une loupe je vois distinctement 1900 sur l’étiquette. Le niveau est à peu près à 6 centimètres sous l’épaule, ce qui correspond à une perte d’environ la moitié du volume. Il me semble quasi évident qu’il faudra prendre la troisième qui a un niveau plus élevé, entre 3 et 4 centimètres sous l’épaule, ce qui correspondrait à une perte d’un tiers du volume. Les trois bouteilles ont un bandeau lisible : « J. Hézard et Co, Bordeaux », alors que les étiquettes sont quasiment illisibles.

Vers 15h30, je commence les ouvertures. La plus basse a un niveau impossible à voir, car la bouteille est chemisée par le sédiment. Le bouchon a été dévoré par un ver car je vois des trous partout. J’essaie de pointer ma mèche métallique dans l’un des trous, mais tout s’effrite, et à aucun moment le piquage ne me donne un point d’appui pour remonter le bouchon. Il s’émiette, s’effrite, et tombe dans la bouteille et je perçois alors que la bouteille est totalement vide, comme celle d’il y a trente ans.

J’enlève la belle capsule de la deuxième bouteille et je peux relever entier le bouchon qui se laisse faire. Il est noir, gras, et le gras colle aussi au goulot. J’enfonce chacun de mes doigts un par un pour enlever le gras. Le nez du vin m’évoque une serpillière mais il n’y rien de rebutant. Le nez est plat mais ne condamne pas son avenir.

J’ouvre alors la troisième demi-bouteille de Palmer 1900. La capsule colle tellement au bouchon que je la retire en lambeaux. Le bouchon lui-même résiste énormément car il y a une surépaisseur dans le goulot qui ne permet pas de le remonter entier. Ce sont donc des lambeaux qui sont prélevés. Le parfum me plait beaucoup et dans ces circonstances, je place mes espoirs dans ce vin.

Ma femme sent les deux vins et pour elle les parfums sont très proches, alors que pour moi un monde les sépare. Je descends les deux demi-bouteilles en cave car il fait très chaud aujourd’hui.

Vers 20 heures, je remonte les deux Château Palmer demi-bouteille 1900. Le nez de la plus basse indique une certaine acidité et le nez de la plus haute me plait beaucoup, équilibré. Les parfums s’étant plutôt rapprochés, donnent raison à ma femme.

En bouche, le premier vin a une attaque très plaisante, rassurante, d’un vin qui pourrait être des années 60, plutôt jeune. C’est le finale qui limite le plaisir, du fait de son acidité qui rappelle qu’il a 120 ans.

Le second a une attaque un peu moins plaisante quoique bien acceptable, et son finale plus équilibré en fait un vin plaisant. Je suis assez satisfait de celui-ci, mais malgré tout, le miracle n’est pas au rendez-vous et ce n’est pas étonnant du fait des évaporations. C’est alors que j’ouvre un saint-nectaire qui crée comme un petit miracle. Car la saveur crémeuse du fromage neutralise l’acidité des deux vins. Pendant un instant j’ai eu enfin le goût d’un Palmer 1900 épanoui et brillant tel qu’il devrait être. Mais ce fut fugace.

La fin de bouteille, presque à la lie, a perdu toute acidité, se montrant gourmande pour les deux bouteilles. J’ai écouté ces deux vins, mais l’acidité présente pendant presque tout le parcours a empêché une complète émotion.

J’ai gardé les lies dans les verres, la plus basse ayant nettement moins de lie que la plus haute. Au réveil le lendemain, la plus basse ne sent rien et le parfum de la plus haute est magnifique, très pur. Au déjeuner, le parfum de la plus basse est revenu, très beau et celui de la plus haute est magique, comme si le vin n’avait jamais eu le moindre défaut. Les mystères des vins sont sans limite.

la bouteille sans capsule a un bouchon rongé par un ver

les bouchons des deux autres bouteilles

la couleur des deux vins à divers stades de la dégustation

Château Pape Clément 1929 samedi, 16 mai 2020

Pour l’instant, je ne suis pas lassé d’ouvrir des bas niveaux de vins récemment inventoriés. Alors, je continue avec un Château Pape Clément 1929. Le niveau est juste au bas de l’épaule mais pas en dessous. Le haut de la capsule est magnifiquement ciselé, montrant bien sûr la tiare et les deux clefs du Vatican mais aussi : « J. Cinto Propriétaire ». A 16 heures le bouchon est tiré, de belle qualité et le chiffre 1929 est clairement lisible. Le nez évoque une vieille armoire ou un tiroir qui n’a pas été ouvert pendant des décennies, mais il n’y a aucune odeur rédhibitoire. Rien ne se dessine à ce stade.

Au moment de servir, quatre heures plus tard, le nez est encore incertain, discret et sans mauvaise odeur. La couleur est assez fortement terreuse, ce qui n’est pas très encourageant. Avant de le boire, je pense à mon approche dans la dégustation des vins. Je dis toujours dans mes dîners et à l’académie des vins anciens : « on ne juge pas un vin, on essaie de le comprendre ». Et j’ajoute : « le mot important est :  »on essaie », car cela veut dire qu’on est humble ». C’est ainsi que je ne donne jamais de notes aux vins. Donner une note, c’est se croire le maître et considérer le vin comme l’élève. Qui peut avoir cette prétention ? Je considère que le vin est mon maître et je suis son élève. Je l’écoute.

Bien sûr je ne peux pas ignorer que les notes données aux vins sont comme un étalonnage. Les experts s’en servent. Mais les amateurs ne devraient pas, parce que leur notation est purement subjective. Je me remémore l’une des plus belles séances de l’académie des vins anciens. C’était au début 2006. Nous étions 52 académiciens, forts de 47 vins à partager. Aubert de Villaine avait apporté un Grands Echézeaux du Domaine de la Romanée Conti 1942, Pierre Lurton avait apporté un Yquem 1937, Didier Depond avait apporté un Champagne Salon 1959 en plus d’un Bouzy Delamotte 1933 et Jean Hugel avait apporté un Riesling Hugel Sélection de Grains Nobles 1915 qui est à mon sens le vin le plus extraordinaire que nous ayons bu à l’académie.

J’étais assis à côté d’Aubert de Villaine. Le champagne Salon 1959, ouvert sur l’instant, a une couleur de bouillon ne dit rien qui vaille. Dégorgé sans doute il y a plus de trente ans il n’a plus de bulles. Assez rapidement je me rends compte que ce vin est mort, et bien qu’il sorte de la cave du domaine, cela peut arriver. Pour moi la messe est dite, mais Aubert de Villaine cherche à trouver des morceaux de message et à comprendre ce vin. J’ai beaucoup apprécié cette attitude positive. Force était de constater que le vin était mort. Mais l’écouter jusqu’au bout est une attitude de respect qui me plait.

Fort heureusement le Pape Clément 1929 n’est pas dans cet état. Avec lui, je dois avouer que je prends du plaisir. L’attaque est franche, pure, et l’on a clairement la sérénité des vins de Graves. C’est plutôt l’année que je ne reconnais pas, car je mettrais volontiers ce vin dans la décennie 50 plutôt que dans la décennie 20.

Le vin n’a pas de défaut. Ce qu’il a, c’est un léger déficit de complexité. L’effet vieille armoire, si l’on peut dire, se traduit par un effacement de sa complexité. Le vin est pur, franc, buvable au point que je finirai la bouteille, à la lie peu abondante et finement émiettée. La fin de bouteille, plus épaisse, est beaucoup plus gourmande et cohabite avec un gâteau au chocolat dont ma femme a le secret.

J’ai écouté ce vin, j’ai profité de son message, et j’en ai tiré du plaisir, même si ce n’est pas le grand Pape Clément 1929 qu’il aurait pu être. Cela fait partie du parcours, lorsque l’on se passionne pour les vins anciens.

Château Latour 1934 samedi, 16 mai 2020

L’inventaire des vins de la cave a révélé de belles surprises mais aussi des évaporations. J’ai trouvé quatre Château Latour 1934. Ce soir, je vais ouvrir celui qui a le niveau le plus bas, qui est légèrement sous le bas de l’épaule. Je continue donc mon exploration des bas niveaux.

A 16 heures j’ouvre la bouteille. Le bouchon est d’un liège d’excellente qualité qui cependant n’a pas empêché l’évaporation. Le nez est discret mais me laisse penser que le vin peut revivre. Quelques minutes plus tard, je sens une légère impression de torréfaction. C’est discret mais je redoute cette odeur.

Pour le dîner nous aurons un poulet cuit avec des pommes de terre, des oignons et des aulx. Lorsque je verse le vin, la couleur est à peine tuilée. Elle rougira un peu plus tard. Le nez est extrêmement précis et la trace de torréfaction a disparu. Ma femme sent le vin et le trouve très jeune et puissant. Le nez est beau. L’attaque du vin est un rayon de soleil. Le vin est entraînant et joyeux. C’est une entrée en matière magnifique. En milieu de bouche, c’est la sérénité et la justesse qui sont impressionnants. J’essaie d’imaginer un acteur de cinéma qui pourrait représenter cette justesse de ton. Et le nom qui me vient est Henry Fonda, acteur qui joue dans chacun de ses rôles sans se forcer, et sans faire du Henry Fonda. Ce vin est un grand Latour, d’un équilibre rare. Le finale est sans doute ce qui m’enthousiasme moins, car l’attaque en bouche est vraiment glorieuse.

Je n’aurais jamais imaginé qu’un vin au niveau aussi bas puisse ne souffrir d’aucune déviation et offre une telle puissance avec autant de joie de vivre. C’est un très grand Latour. La lie est très peu abondante. Voilà encore une belle expérience.

Climens 1966 samedi, 16 mai 2020

Durant l’inventaire de la cave de ma maison, j’avais remarqué qu’un Château Climens 1966 avait un bouchon en mauvaise posture. Il ne flottait pas dans le vin mais il était suffisamment descendu dans le goulot pour qu’il tombe en cas de manipulation un peu brusque. Je vais essayer de voir ce soir s’il est encore buvable. Vers 17 heures, j’enlève la capsule. Je sais qu’il est impossible de remonter le bouchon aussi je vais carafer le vin. Le parfum est parfait. Pas l’ombre d’une déviation. Ma femme qui le sent confirme que le vin est pur. Comme le carafage interdit l’oxygénation lente, il est possible de goûter le vin maintenant. L’attaque est d’abricots, puis viennent des évocations de peau d’orange. Le finale évoque des zestes de pomelos. Ma femme fera ce soir des coquilles Saint-Jacques juste poêlées et une tarte aux abricots.

Les coquilles sont servies avec de fines tranches de pommes de terre grillées sur la poêle. Le Château Climens 1966 est fantastique. Les sauternes peuvent évoluer de deux façons, soit conserver le côté gras et sirupeux qui fait le charme de ces liquoreux, soit devenir plus secs, comme s’ils avaient « mangé leur sucre ». J’aime ces deux expressions et dans le cas présent, si le Climens a le nez d’un sauternes sirupeux, sa bouche est résolument sèche ce qui en fait un compagnon idéal des pommes de terre.

Le vin est fluide, roulant sur la langue comme l’eau fraîche d’un ruisseau de montagne. C’est un vin plein d’énergie, légèrement amer dans le finale, et d’une grande fraîcheur. J’ai un amour particulier pour ce Climens noble et plein de vivacité, qui ne force pas son talent, n’ayant rien à prouver. Il est naturel.

Il y avait un grand risque avec ce bouchon descendu dans le goulot mais heureusement, le bouchon n’étant pas tombé dans le liquide, il n’y a pas eu de dommage. Ce dîner s’est décidé au dernier moment et tout en étant impromptu, ce fut un beau dîner.

Deux demi-bouteilles sublimes lundi, 4 mai 2020

J’arrive en fin d’inventaire des vins de la cave de ma maison. Comme elle n’a pas été utilisée depuis des années, les niveaux de nombreuses bouteilles ont baissé, mais il y a aussi de belles surprises de bouteilles anciennes de très beaux niveaux et de bouteilles que j’avais complètement oubliées. En ce dernier jour d’inventaire, je prends en main une demi-bouteille de Chevalier-Montrachet Bouchard Père & Fils 1960 dont le bouchon est descendu dans le goulot et a toutes chances de tomber, car il est en biais. Il faut vite la boire. Je prends ensuite en main une demi-bouteille de Château Cheval Blanc 1955 dont le niveau est à 2 centimètres sous le niveau du bas de l’épaule. Dans les catalogues de vente, on appelle cela « vidange ».

C’est une excuse pour organiser un repas impromptu avec ces deux demi-bouteilles que je remonte de cave pour les ouvrir. Le bouchon du vin blanc est très descendu. Normalement il va tomber dès que je vais essayer de pointer la longue mèche. Je m’arme de patience, et avec des gestes très lents, j’arrive à piquer la mèche dans le bouchon. Mais je n’arrive pas à le remonter car il tourne dans le vide. Je pique avec l’autre mèche que j’ai toujours en réserve et en tirant très fort, j’arrive à soulever le bouchon qui vient entier. Le parfum du vin me surprend car il est d’une belle pureté et offre des fruits rouges ce qui est rare pour un vin blanc.

Le bouchon du Cheval Blanc est très dur à tirer et c’est un sujet qui m’étonne souvent : les bouchons qui ont laissé s’évaporer beaucoup de liquide résistent plus que les autres. Pourquoi, je ne saurais l’expliquer. Le haut du bouchon est retiré en petits morceaux pour alléger l’adhérence du bouchon. L’essentiel vient en un seul morceau. Le parfum m’étonne, car c’est exactement le parfum que j’aimerais sentir d’un grand Cheval Blanc. Nous verrons.

Deux heures plus tard, le repas est prêt, de truite fumée, de risotto au parmesan et de jambon fumé. Le Chevalier-Montrachet Bouchard Père & Fils 1960 a gardé cet irréel parfum de fruit rouge, plaisant et séducteur. Le vin est un Chevalier-Montrachet académique, très éloigné de ce qu’offrirait un Bâtard-Montrachet. Il est opulent, large, dynamique et offre une belle finesse. Si vraiment on voulait lui trouver un défaut, mais est-ce nécessaire, c’est qu’il a certainement été plus vif lorsqu’il était plus jeune. Mais il compense par sa sérénité.

Le parfum du Château Cheval Blanc 1955 est la perfection du parfum d’un saint-émilion. En bouche, c’est comme si je recevais un uppercut d’un Joe Frazier. Ce vin a le charbon et la truffe d’un grand saint-émilion et il a ce qui fait la grandeur d’un Cheval Blanc du plus haut niveau, racé et riche. Il m’évoque le sublime 1945, plus que le 1947 moins conventionnel. Je suis aux anges car le vin est parfait. Comment est-il possible qu’un vin en demi-bouteille avec une forte perte de volume puisse donner un vin aussi brillant, c’est une énigme et la magie du vin.

En revenant du vin rouge au vin blanc je mesure à quel point le Chevalier-Montrachet a une énergie triomphante. Des deux vins, c’est le bourgogne qui est le « mâle dominant ». C’est comme si une bombe m’explose en bouche. Jamais je n’aurais imaginé que ces deux vins puissent atteindre un tel niveau. Les vins ne cessent de m’étonner.

Chambertin 1929 samedi, 25 avril 2020

Pour le dîner d’anniversaire, ma femme a prévu un poulet et des oignons fourrés cuits au four. Et je finirai un saint-nectaire. J’étais descendu en cave hier. J’avais en tête d’ouvrir un Château Latour 1934 qui demande urgemment qu’on l’ouvre, mais ayant oublié le livre de cave, je tâtonne et je prends en main, par curiosité, une bouteille qui immédiatement me dit : « ce sera moi ». Il s’agit d’un Chambertin Coron Père & Fils 1929. La bouteille est très lourde, le cul est profond avec une petite boule. Tout indique qu’il s’agit d’une bouteille très ancienne de réemploi.

Me vient alors un souvenir qui conforte ma décision de prendre ce vin. Au 31 décembre 1999, à 23h55, j’ai servi à table pour le réveillon un Musigny Coron Père & Fils 1899 pour que l’on passe ce changement d’année avec un vin de juste 100 ans. Ce passage est extraordinaire puisque c’est la seule année de toutes nos vies que le millésime, en changeant, change aussi chacun de ses quatre chiffres, aucun n’étant commun avec ceux de l’autre année. C’était aussi à ce moment que tous les ordinateurs devaient s’arrêter, dans une peur comme celle de l’an 1000 (mais pas pour les ordinateurs…). Ce 1929 que je prends en main est vraiment la bouteille qu’il faut pour mon anniversaire. Je la mets debout la veille et à 16h le jour dit je la remonte pour l’ouvrir.

La capsule est belle et saine. Il y a très peu de poussière sous la capsule. Le verre du goulot est extrêmement épais ce qui fait que le diamètre du bouchon est particulièrement petit. Je plante le tirebouchon limonadier pour soulever le bouchon, mais il ne relève qu’une moitié de bouchon, très noire. Je plante la longue mèche avec douceur pour ne pas enfoncer le bouchon. Il remonte sans problème et je vois que le bas du bouchon est très sain. L’intérieur du goulot n’est ni gras ni sali.

La première odeur du vin est une magnifique promesse. C’est doux, discret, mais je sens la subtilité qui ne demande qu’à éclore. Je redescends la bouteille en cave pour que le vin reste au frais et s’épanouisse lentement.

Au moment prévu pour la cuisson idéale du poulet, je vais chercher le vin en cave. Je verse et la couleur me paraît très jeune. Il y a du rouge sang et à peine un peu de tuilé. Le parfum est superbe, c’est exactement ce que je souhaitais, un bouquet tout en suggestion subtile. Ma femme sent le vin. Elle est du même avis. Ce parfum est d’une précision extrême. En bouche le vin est frais, fluide et marqué par une incroyable jeunesse. Si on disait que le vin est de 1979, on ne pourrait critiquer cet avis, alors qu’un demi-siècle le séparerait de la réalité. C’est une des caractéristiques de cette année magique, 1929.

Le finale est long et précis. Je crois qu’on peut parler de vin parfait. Si je devais faire une critique, à la marge, ce serait que le vin manque un peu de largeur, mais j’en aurai l’explication demain. La pureté du vin et sa fluidité sont impressionnantes. Son acidité subtile supporte son énergie. Le poulet est idéalement neutre pour laisser s’exprimer les finesses du vin.

N’ayant pas tout bu je remets un bouchon et laisse le vin en cuisine. Le lendemain midi, le parfum est toujours aussi parfait. Hier le vin avait été bu juste après sa remontée de cave. Là il est servi à la température de pièce et je le trouve beaucoup plus large, glorieux, accompli. Je retrouve le côté généreux du chambertin. J’étais heureux hier et je le suis aujourd’hui. Il n’a pas bougé d’un pouce par rapport à hier mais a gagné en largeur à cause de la température de service. Quel grand vin !

Pour un gâteau au chocolat j’ai sorti pour ma femme et moi une goutte du Madère 1740 ouvert il y a cinq mois et qui a encore de très beaux restes, et j’ai bu, mais après le chocolat, une goutte d’une Chartreuse jaune qui doit bien avoir plus de 40 ans. Une contre-étiquette indique qu’il faut la boire glacée. C’est ce que j’ai fait et à ma grande surprise, on ne perd pas le gras de cette liqueur inspirée.

Un champagne souvenir samedi, 25 avril 2020

Une semaine plus tard, c’est mon anniversaire. Le confinement pousse à l’audace dans les choix. En rangeant ma cave, j’ai retrouvé des demi-bouteilles de Champagne Léon Camuset 1er Cru vinifié par la coopérative de Vertus. Je dois les avoir depuis plus de trente ans et l’une d’elles me semble indiquée pour le déjeuner. Mon grand-père avait une lointaine cousine, une Camuset, à qui il commandait son champagne, régulièrement présent sur sa table. Lorsque jeune enfant je servais la messe à la chapelle où un moine, le Père Jean venait officier en collaboration avec le curé local, cette cérémonie religieuse était suivie de bombances païennes et pantagruéliques car le Père Jean venait chercher la contribution annuelle que lui offrait mon grand-père. Bons vins, large chère, alcools, cigares et des propos de table enjoués. Mon grand-père disait toujours : lorsque je sers ce champagne sans montrer l’étiquette, tout le monde l’adore. Lorsque je la montre, tout le monde boude ce champagne. J’imaginais donc que mon grand-père avait trouvé une pépite et plus tard, quand j’ai commencé à acheter du champagne, ce fut à cette lointaine cousine. Cette demi-bouteille est un vestige de cette époque.

Le bouchon vient sans aucun pschitt, il est très court et resserré dans sa partie basse, ce qui lui donne plus de trente ans. La couleur est d’un ambre affirmé et très beau. En le goûtant, je suis heureux car il offre une belle maturité et une acidité très agréable. Je me sens bien, comme avec une madeleine de Proust. Ce qui est confortable, c’est cette belle maturité avec une petite pointe gracile d’acidité. Il ne m’en faut pas plus pour que des milliers de souvenirs reviennent pour égayer ce déjeuner.

la table préparée par ma femme :

Château Haut-Brion 1947 samedi, 18 avril 2020

Cela fait un mois que nous sommes en confinement. Ce jour est important pour mon épouse et moi car nous fêtons notre 54ème anniversaire de mariage. C’est l’occasion d’ouvrir une belle bouteille. Faisant l’inventaire de ma cave j’ai repéré des bouteilles qu’il faut boire vite. Je jette mon dévolu sur une bouteille de Château Haut-Brion 1947 qui est à la limite basse de la zone de « basse épaule ». La couleur vue à travers le verre de la bouteille m’avait tenté.

A 16h30 j’ouvre la bouteille. Le bouchon est très sale sur le haut, au contact de la capsule. De la poussière noire colle à la capsule. J’estime nécessaire de lever le bouchon avec la grande mèche sans passer par la phase préalable de levée au tirebouchon limonadier. Je tire extrêmement doucement et j’arrive à lever entier le bouchon. Sur trois quarts de la hauteur, le bouchon est noir, comme rongé et heureusement le bas du bouchon est d’un beau liège sain. C’est étonnant que la noirceur ait envahi aussi profondément le bouchon.

Lorsque je sens le vin, un mot s’impose dans mon cerveau : pureté. Ce parfum assez discret ne semble pas avoir été affecté par la baisse de niveau. Nous verrons.

A 20 heures, nous passons à table. Après avoir grignoté quelques chips au fromage et à l’oignon, il y aura des pastillas à l’agneau, un saint-nectaire et des crêpes au sucre. Dans le verre le parfum du vin est pur, délicat et réservé. Le premier contact montre un vin délicat, noble aérien et fluide. Il n’y a aucun signe de puissance ce qui est un peu frustrant.

Mais après quelques verres, la puissance apparaît. Il y a du charbon, de la truffe noire et cette densité propre à Haut-Brion. Et progressivement il montre du charme. C’est manifestement un vin noble, mais je ne suis pas conquis. Et je comprends pourquoi. Le vin est partage, et je n’ai pas de dialogue avec quelqu’un qui boirait le vin avec moi. Ma femme sent le vin et elle sait interpréter les parfums, mais elle ne boit pas. Les sensations sont faites pour être partagées.

Je dirais de ce vin qu’il a la pureté, la noblesse et la fluidité, mais qu’il lui manque un peu d’extravagance, de séduction et de puissance. La lie m’a réconcilié avec lui car elle donne une expression plus intense et plus intime de ce grand vin de Graves.

Deux demi-bouteilles offrent une belle surprise lundi, 13 avril 2020

En continuant l’inventaire de la cave de la maison, je trouve évidemment des bouteilles dont les niveaux ont baissé mais j’ai aussi la belle surprise de voir des bouteilles très anciennes qui ont conservé un niveau dans le goulot pour les bordelaises, et à moins de quatre centimètres du bouchon pour les bourguignonnes. Pâques approche et il me paraît opportun de fêter Pâques et le confinement avec du vin.

Je remonte de cave deux demi-bouteilles qui ont des niveaux très bas ou trop bas. Je commence par ouvrir la demi-bouteille de Château Mouton-Rothschild 1948. Le niveau est sous le bas de l’épaule ce qui s’exprime dans les catalogues des maisons de ventes aux enchères par ce mot terrible « vidange ». Ce Mouton est donc « vidange ». La capsule se déchire lorsque je la découpe, car le centre est collé fortement au haut du bouchon. Le bouchon vient entier. Il est d’une qualité superbe, mais hélas, ça n’a pas suffi pour qu’il joue complètement son rôle puisqu’il y a eu trop d’évaporation.

Le parfum me rassure sur un point, il n’y a aucune trace de bouchon. Le nez est discret, mais semble indiquer que le vin n’a pas de défaut. Par précaution je remets le bouchon au-dessus du goulot pour éviter une aération trop rapide de ce vin fragile.

La demi-bouteille de Château Beychevelle 1929 a un niveau basse épaule, ce qui est beaucoup moins risqué que pour le Mouton. Le bouchon vient entier mais en trois morceaux, car au centre du goulot il y a une surépaisseur à l’intérieur du cylindre, qui bloque la montée du bouchon. Le nez est manifestement très prometteur, annonçant probablement un grand vin.

Ma femme a préparé un coquelet cuit au four et badigeonné d’une fine pellicule de miel à la truffe noire. Il sera accompagné d’un gratin de pommes de terre au parmesan. Les deux vins ont profité de trois heures d’aération, celle du Mouton étant réduite par précaution.

Le Château Beychevelle demi-bouteille 1929 a un nez discret, subtil et raffiné. En bouche, les qualités du parfum se retrouvent à l’identique. Le vin est charmeur, c’est un gentilhomme. C’est incroyable à quel point je suis sensible à sa séduction. Je me sens si bien avec lui.

Le Château Mouton-Rothschild demi-bouteille 1948 a un nez qui s’est affirmé. C’est un vin conquérant. En bouche, il est beaucoup plus affirmé, plus viril que le Beychevelle. C’est un vin puissant et riche. Si le finale est à peine imprécis, cela ne gêne pas la dégustation. Comment est-ce possible qu’un vin au niveau aussi bas, ce qui normalement le condamne, soit aussi présent et gratifiant ? La magie du vin me surprendra toujours.

Les vins sont très différents et beaucoup d’amateurs, choisiraient le plus riche, celui qui a le plus de matière. Mais je ne peux pas m’empêcher de succomber au charme tétanisant du Beychevelle et je m’observe, me demandant comment je peux être aussi énamouré pour ce vin. C’est sans doute l’effet du millésime 1929 que je porte aux nues.

Les deux vins se comportent parfaitement jusqu’en fin de bouteille. Il y a une belle lie noire pour chacun des deux. La magie de Pâques a permis que ces deux vins me ravissent, au-delà de ce que je pouvais espérer.

la couleur du Mouton est à gauche