Archives de catégorie : dîners ou repas privés

Château Latour 1934 samedi, 16 mai 2020

L’inventaire des vins de la cave a révélé de belles surprises mais aussi des évaporations. J’ai trouvé quatre Château Latour 1934. Ce soir, je vais ouvrir celui qui a le niveau le plus bas, qui est légèrement sous le bas de l’épaule. Je continue donc mon exploration des bas niveaux.

A 16 heures j’ouvre la bouteille. Le bouchon est d’un liège d’excellente qualité qui cependant n’a pas empêché l’évaporation. Le nez est discret mais me laisse penser que le vin peut revivre. Quelques minutes plus tard, je sens une légère impression de torréfaction. C’est discret mais je redoute cette odeur.

Pour le dîner nous aurons un poulet cuit avec des pommes de terre, des oignons et des aulx. Lorsque je verse le vin, la couleur est à peine tuilée. Elle rougira un peu plus tard. Le nez est extrêmement précis et la trace de torréfaction a disparu. Ma femme sent le vin et le trouve très jeune et puissant. Le nez est beau. L’attaque du vin est un rayon de soleil. Le vin est entraînant et joyeux. C’est une entrée en matière magnifique. En milieu de bouche, c’est la sérénité et la justesse qui sont impressionnants. J’essaie d’imaginer un acteur de cinéma qui pourrait représenter cette justesse de ton. Et le nom qui me vient est Henry Fonda, acteur qui joue dans chacun de ses rôles sans se forcer, et sans faire du Henry Fonda. Ce vin est un grand Latour, d’un équilibre rare. Le finale est sans doute ce qui m’enthousiasme moins, car l’attaque en bouche est vraiment glorieuse.

Je n’aurais jamais imaginé qu’un vin au niveau aussi bas puisse ne souffrir d’aucune déviation et offre une telle puissance avec autant de joie de vivre. C’est un très grand Latour. La lie est très peu abondante. Voilà encore une belle expérience.

Climens 1966 samedi, 16 mai 2020

Durant l’inventaire de la cave de ma maison, j’avais remarqué qu’un Château Climens 1966 avait un bouchon en mauvaise posture. Il ne flottait pas dans le vin mais il était suffisamment descendu dans le goulot pour qu’il tombe en cas de manipulation un peu brusque. Je vais essayer de voir ce soir s’il est encore buvable. Vers 17 heures, j’enlève la capsule. Je sais qu’il est impossible de remonter le bouchon aussi je vais carafer le vin. Le parfum est parfait. Pas l’ombre d’une déviation. Ma femme qui le sent confirme que le vin est pur. Comme le carafage interdit l’oxygénation lente, il est possible de goûter le vin maintenant. L’attaque est d’abricots, puis viennent des évocations de peau d’orange. Le finale évoque des zestes de pomelos. Ma femme fera ce soir des coquilles Saint-Jacques juste poêlées et une tarte aux abricots.

Les coquilles sont servies avec de fines tranches de pommes de terre grillées sur la poêle. Le Château Climens 1966 est fantastique. Les sauternes peuvent évoluer de deux façons, soit conserver le côté gras et sirupeux qui fait le charme de ces liquoreux, soit devenir plus secs, comme s’ils avaient « mangé leur sucre ». J’aime ces deux expressions et dans le cas présent, si le Climens a le nez d’un sauternes sirupeux, sa bouche est résolument sèche ce qui en fait un compagnon idéal des pommes de terre.

Le vin est fluide, roulant sur la langue comme l’eau fraîche d’un ruisseau de montagne. C’est un vin plein d’énergie, légèrement amer dans le finale, et d’une grande fraîcheur. J’ai un amour particulier pour ce Climens noble et plein de vivacité, qui ne force pas son talent, n’ayant rien à prouver. Il est naturel.

Il y avait un grand risque avec ce bouchon descendu dans le goulot mais heureusement, le bouchon n’étant pas tombé dans le liquide, il n’y a pas eu de dommage. Ce dîner s’est décidé au dernier moment et tout en étant impromptu, ce fut un beau dîner.

Deux demi-bouteilles sublimes lundi, 4 mai 2020

J’arrive en fin d’inventaire des vins de la cave de ma maison. Comme elle n’a pas été utilisée depuis des années, les niveaux de nombreuses bouteilles ont baissé, mais il y a aussi de belles surprises de bouteilles anciennes de très beaux niveaux et de bouteilles que j’avais complètement oubliées. En ce dernier jour d’inventaire, je prends en main une demi-bouteille de Chevalier-Montrachet Bouchard Père & Fils 1960 dont le bouchon est descendu dans le goulot et a toutes chances de tomber, car il est en biais. Il faut vite la boire. Je prends ensuite en main une demi-bouteille de Château Cheval Blanc 1955 dont le niveau est à 2 centimètres sous le niveau du bas de l’épaule. Dans les catalogues de vente, on appelle cela « vidange ».

C’est une excuse pour organiser un repas impromptu avec ces deux demi-bouteilles que je remonte de cave pour les ouvrir. Le bouchon du vin blanc est très descendu. Normalement il va tomber dès que je vais essayer de pointer la longue mèche. Je m’arme de patience, et avec des gestes très lents, j’arrive à piquer la mèche dans le bouchon. Mais je n’arrive pas à le remonter car il tourne dans le vide. Je pique avec l’autre mèche que j’ai toujours en réserve et en tirant très fort, j’arrive à soulever le bouchon qui vient entier. Le parfum du vin me surprend car il est d’une belle pureté et offre des fruits rouges ce qui est rare pour un vin blanc.

Le bouchon du Cheval Blanc est très dur à tirer et c’est un sujet qui m’étonne souvent : les bouchons qui ont laissé s’évaporer beaucoup de liquide résistent plus que les autres. Pourquoi, je ne saurais l’expliquer. Le haut du bouchon est retiré en petits morceaux pour alléger l’adhérence du bouchon. L’essentiel vient en un seul morceau. Le parfum m’étonne, car c’est exactement le parfum que j’aimerais sentir d’un grand Cheval Blanc. Nous verrons.

Deux heures plus tard, le repas est prêt, de truite fumée, de risotto au parmesan et de jambon fumé. Le Chevalier-Montrachet Bouchard Père & Fils 1960 a gardé cet irréel parfum de fruit rouge, plaisant et séducteur. Le vin est un Chevalier-Montrachet académique, très éloigné de ce qu’offrirait un Bâtard-Montrachet. Il est opulent, large, dynamique et offre une belle finesse. Si vraiment on voulait lui trouver un défaut, mais est-ce nécessaire, c’est qu’il a certainement été plus vif lorsqu’il était plus jeune. Mais il compense par sa sérénité.

Le parfum du Château Cheval Blanc 1955 est la perfection du parfum d’un saint-émilion. En bouche, c’est comme si je recevais un uppercut d’un Joe Frazier. Ce vin a le charbon et la truffe d’un grand saint-émilion et il a ce qui fait la grandeur d’un Cheval Blanc du plus haut niveau, racé et riche. Il m’évoque le sublime 1945, plus que le 1947 moins conventionnel. Je suis aux anges car le vin est parfait. Comment est-il possible qu’un vin en demi-bouteille avec une forte perte de volume puisse donner un vin aussi brillant, c’est une énigme et la magie du vin.

En revenant du vin rouge au vin blanc je mesure à quel point le Chevalier-Montrachet a une énergie triomphante. Des deux vins, c’est le bourgogne qui est le « mâle dominant ». C’est comme si une bombe m’explose en bouche. Jamais je n’aurais imaginé que ces deux vins puissent atteindre un tel niveau. Les vins ne cessent de m’étonner.

Chambertin 1929 samedi, 25 avril 2020

Pour le dîner d’anniversaire, ma femme a prévu un poulet et des oignons fourrés cuits au four. Et je finirai un saint-nectaire. J’étais descendu en cave hier. J’avais en tête d’ouvrir un Château Latour 1934 qui demande urgemment qu’on l’ouvre, mais ayant oublié le livre de cave, je tâtonne et je prends en main, par curiosité, une bouteille qui immédiatement me dit : « ce sera moi ». Il s’agit d’un Chambertin Coron Père & Fils 1929. La bouteille est très lourde, le cul est profond avec une petite boule. Tout indique qu’il s’agit d’une bouteille très ancienne de réemploi.

Me vient alors un souvenir qui conforte ma décision de prendre ce vin. Au 31 décembre 1999, à 23h55, j’ai servi à table pour le réveillon un Musigny Coron Père & Fils 1899 pour que l’on passe ce changement d’année avec un vin de juste 100 ans. Ce passage est extraordinaire puisque c’est la seule année de toutes nos vies que le millésime, en changeant, change aussi chacun de ses quatre chiffres, aucun n’étant commun avec ceux de l’autre année. C’était aussi à ce moment que tous les ordinateurs devaient s’arrêter, dans une peur comme celle de l’an 1000 (mais pas pour les ordinateurs…). Ce 1929 que je prends en main est vraiment la bouteille qu’il faut pour mon anniversaire. Je la mets debout la veille et à 16h le jour dit je la remonte pour l’ouvrir.

La capsule est belle et saine. Il y a très peu de poussière sous la capsule. Le verre du goulot est extrêmement épais ce qui fait que le diamètre du bouchon est particulièrement petit. Je plante le tirebouchon limonadier pour soulever le bouchon, mais il ne relève qu’une moitié de bouchon, très noire. Je plante la longue mèche avec douceur pour ne pas enfoncer le bouchon. Il remonte sans problème et je vois que le bas du bouchon est très sain. L’intérieur du goulot n’est ni gras ni sali.

La première odeur du vin est une magnifique promesse. C’est doux, discret, mais je sens la subtilité qui ne demande qu’à éclore. Je redescends la bouteille en cave pour que le vin reste au frais et s’épanouisse lentement.

Au moment prévu pour la cuisson idéale du poulet, je vais chercher le vin en cave. Je verse et la couleur me paraît très jeune. Il y a du rouge sang et à peine un peu de tuilé. Le parfum est superbe, c’est exactement ce que je souhaitais, un bouquet tout en suggestion subtile. Ma femme sent le vin. Elle est du même avis. Ce parfum est d’une précision extrême. En bouche le vin est frais, fluide et marqué par une incroyable jeunesse. Si on disait que le vin est de 1979, on ne pourrait critiquer cet avis, alors qu’un demi-siècle le séparerait de la réalité. C’est une des caractéristiques de cette année magique, 1929.

Le finale est long et précis. Je crois qu’on peut parler de vin parfait. Si je devais faire une critique, à la marge, ce serait que le vin manque un peu de largeur, mais j’en aurai l’explication demain. La pureté du vin et sa fluidité sont impressionnantes. Son acidité subtile supporte son énergie. Le poulet est idéalement neutre pour laisser s’exprimer les finesses du vin.

N’ayant pas tout bu je remets un bouchon et laisse le vin en cuisine. Le lendemain midi, le parfum est toujours aussi parfait. Hier le vin avait été bu juste après sa remontée de cave. Là il est servi à la température de pièce et je le trouve beaucoup plus large, glorieux, accompli. Je retrouve le côté généreux du chambertin. J’étais heureux hier et je le suis aujourd’hui. Il n’a pas bougé d’un pouce par rapport à hier mais a gagné en largeur à cause de la température de service. Quel grand vin !

Pour un gâteau au chocolat j’ai sorti pour ma femme et moi une goutte du Madère 1740 ouvert il y a cinq mois et qui a encore de très beaux restes, et j’ai bu, mais après le chocolat, une goutte d’une Chartreuse jaune qui doit bien avoir plus de 40 ans. Une contre-étiquette indique qu’il faut la boire glacée. C’est ce que j’ai fait et à ma grande surprise, on ne perd pas le gras de cette liqueur inspirée.

Un champagne souvenir samedi, 25 avril 2020

Une semaine plus tard, c’est mon anniversaire. Le confinement pousse à l’audace dans les choix. En rangeant ma cave, j’ai retrouvé des demi-bouteilles de Champagne Léon Camuset 1er Cru vinifié par la coopérative de Vertus. Je dois les avoir depuis plus de trente ans et l’une d’elles me semble indiquée pour le déjeuner. Mon grand-père avait une lointaine cousine, une Camuset, à qui il commandait son champagne, régulièrement présent sur sa table. Lorsque jeune enfant je servais la messe à la chapelle où un moine, le Père Jean venait officier en collaboration avec le curé local, cette cérémonie religieuse était suivie de bombances païennes et pantagruéliques car le Père Jean venait chercher la contribution annuelle que lui offrait mon grand-père. Bons vins, large chère, alcools, cigares et des propos de table enjoués. Mon grand-père disait toujours : lorsque je sers ce champagne sans montrer l’étiquette, tout le monde l’adore. Lorsque je la montre, tout le monde boude ce champagne. J’imaginais donc que mon grand-père avait trouvé une pépite et plus tard, quand j’ai commencé à acheter du champagne, ce fut à cette lointaine cousine. Cette demi-bouteille est un vestige de cette époque.

Le bouchon vient sans aucun pschitt, il est très court et resserré dans sa partie basse, ce qui lui donne plus de trente ans. La couleur est d’un ambre affirmé et très beau. En le goûtant, je suis heureux car il offre une belle maturité et une acidité très agréable. Je me sens bien, comme avec une madeleine de Proust. Ce qui est confortable, c’est cette belle maturité avec une petite pointe gracile d’acidité. Il ne m’en faut pas plus pour que des milliers de souvenirs reviennent pour égayer ce déjeuner.

la table préparée par ma femme :

Château Haut-Brion 1947 samedi, 18 avril 2020

Cela fait un mois que nous sommes en confinement. Ce jour est important pour mon épouse et moi car nous fêtons notre 54ème anniversaire de mariage. C’est l’occasion d’ouvrir une belle bouteille. Faisant l’inventaire de ma cave j’ai repéré des bouteilles qu’il faut boire vite. Je jette mon dévolu sur une bouteille de Château Haut-Brion 1947 qui est à la limite basse de la zone de « basse épaule ». La couleur vue à travers le verre de la bouteille m’avait tenté.

A 16h30 j’ouvre la bouteille. Le bouchon est très sale sur le haut, au contact de la capsule. De la poussière noire colle à la capsule. J’estime nécessaire de lever le bouchon avec la grande mèche sans passer par la phase préalable de levée au tirebouchon limonadier. Je tire extrêmement doucement et j’arrive à lever entier le bouchon. Sur trois quarts de la hauteur, le bouchon est noir, comme rongé et heureusement le bas du bouchon est d’un beau liège sain. C’est étonnant que la noirceur ait envahi aussi profondément le bouchon.

Lorsque je sens le vin, un mot s’impose dans mon cerveau : pureté. Ce parfum assez discret ne semble pas avoir été affecté par la baisse de niveau. Nous verrons.

A 20 heures, nous passons à table. Après avoir grignoté quelques chips au fromage et à l’oignon, il y aura des pastillas à l’agneau, un saint-nectaire et des crêpes au sucre. Dans le verre le parfum du vin est pur, délicat et réservé. Le premier contact montre un vin délicat, noble aérien et fluide. Il n’y a aucun signe de puissance ce qui est un peu frustrant.

Mais après quelques verres, la puissance apparaît. Il y a du charbon, de la truffe noire et cette densité propre à Haut-Brion. Et progressivement il montre du charme. C’est manifestement un vin noble, mais je ne suis pas conquis. Et je comprends pourquoi. Le vin est partage, et je n’ai pas de dialogue avec quelqu’un qui boirait le vin avec moi. Ma femme sent le vin et elle sait interpréter les parfums, mais elle ne boit pas. Les sensations sont faites pour être partagées.

Je dirais de ce vin qu’il a la pureté, la noblesse et la fluidité, mais qu’il lui manque un peu d’extravagance, de séduction et de puissance. La lie m’a réconcilié avec lui car elle donne une expression plus intense et plus intime de ce grand vin de Graves.

Deux demi-bouteilles offrent une belle surprise lundi, 13 avril 2020

En continuant l’inventaire de la cave de la maison, je trouve évidemment des bouteilles dont les niveaux ont baissé mais j’ai aussi la belle surprise de voir des bouteilles très anciennes qui ont conservé un niveau dans le goulot pour les bordelaises, et à moins de quatre centimètres du bouchon pour les bourguignonnes. Pâques approche et il me paraît opportun de fêter Pâques et le confinement avec du vin.

Je remonte de cave deux demi-bouteilles qui ont des niveaux très bas ou trop bas. Je commence par ouvrir la demi-bouteille de Château Mouton-Rothschild 1948. Le niveau est sous le bas de l’épaule ce qui s’exprime dans les catalogues des maisons de ventes aux enchères par ce mot terrible « vidange ». Ce Mouton est donc « vidange ». La capsule se déchire lorsque je la découpe, car le centre est collé fortement au haut du bouchon. Le bouchon vient entier. Il est d’une qualité superbe, mais hélas, ça n’a pas suffi pour qu’il joue complètement son rôle puisqu’il y a eu trop d’évaporation.

Le parfum me rassure sur un point, il n’y a aucune trace de bouchon. Le nez est discret, mais semble indiquer que le vin n’a pas de défaut. Par précaution je remets le bouchon au-dessus du goulot pour éviter une aération trop rapide de ce vin fragile.

La demi-bouteille de Château Beychevelle 1929 a un niveau basse épaule, ce qui est beaucoup moins risqué que pour le Mouton. Le bouchon vient entier mais en trois morceaux, car au centre du goulot il y a une surépaisseur à l’intérieur du cylindre, qui bloque la montée du bouchon. Le nez est manifestement très prometteur, annonçant probablement un grand vin.

Ma femme a préparé un coquelet cuit au four et badigeonné d’une fine pellicule de miel à la truffe noire. Il sera accompagné d’un gratin de pommes de terre au parmesan. Les deux vins ont profité de trois heures d’aération, celle du Mouton étant réduite par précaution.

Le Château Beychevelle demi-bouteille 1929 a un nez discret, subtil et raffiné. En bouche, les qualités du parfum se retrouvent à l’identique. Le vin est charmeur, c’est un gentilhomme. C’est incroyable à quel point je suis sensible à sa séduction. Je me sens si bien avec lui.

Le Château Mouton-Rothschild demi-bouteille 1948 a un nez qui s’est affirmé. C’est un vin conquérant. En bouche, il est beaucoup plus affirmé, plus viril que le Beychevelle. C’est un vin puissant et riche. Si le finale est à peine imprécis, cela ne gêne pas la dégustation. Comment est-ce possible qu’un vin au niveau aussi bas, ce qui normalement le condamne, soit aussi présent et gratifiant ? La magie du vin me surprendra toujours.

Les vins sont très différents et beaucoup d’amateurs, choisiraient le plus riche, celui qui a le plus de matière. Mais je ne peux pas m’empêcher de succomber au charme tétanisant du Beychevelle et je m’observe, me demandant comment je peux être aussi énamouré pour ce vin. C’est sans doute l’effet du millésime 1929 que je porte aux nues.

Les deux vins se comportent parfaitement jusqu’en fin de bouteille. Il y a une belle lie noire pour chacun des deux. La magie de Pâques a permis que ces deux vins me ravissent, au-delà de ce que je pouvais espérer.

la couleur du Mouton est à gauche

En confinement, un beau Mouton 1929 mercredi, 8 avril 2020

Juste après le 243ème dîner, la pandémie du coronavirus devenant le seul sujet dont on cause, je décidai de me confiner avant même l’annonce qui sera faite quatre jours plus tard. Ce repli sur soi ne fut interrompu, avant l’annonce, que par les élections municipales. Cette retraite s’annonçant certainement très longue, je me suis dit que ce serait l’occasion de faire régime, ce qui impose de bannir tout grignotage, et de faire abstraction de tout vin. Le Château La Tour Blanche 1928 est donc le dernier vin que j’ai bu avant mon abstinence.

Ma sagesse nouvelle est aussi encouragée par ce que colportent les médias, que l’on abandonnerait à leur sort les personnes de plus de 75 ans. L’idée que la France abandonne ses anciens me choque au plus haut point. Un pays qui ne respecte pas ses anciens n’est pas respectable. Ma diète devenait encore plus nécessaire, si je devais combattre seul cette terrible agression virale.

Seul avec ma femme dans une grande maison entourée d’un grand jardin, du moins grand pour la proche banlieue parisienne, nous avons profité du temps estival et nous n’avons pas à nous plaindre. J’en ai profité pour commencer à inventorier la cave de la maison dont je n’avais que des bribes d’inventaire. Au 26ème jour de mon jeûne, je prends en main une caisse en bois marquée Mouton Rothschild 1980. Je regarde et que vois-je, sept demi-bouteilles de vins très anciens et un souvenir me revient. Il y a environ 35 ans j’avais acheté et j’en étais fier, quatre demi-bouteilles de Château Palmer 1900. Je les avais probablement mis dans cette caisse, car à l’époque le mode de rangement sur les supports en fer qui serpentent ne convenait qu’aux bouteilles. Il y a sans doute trente ans, j’ai voulu en goûter une. Je prends dans la caisse une demi-bouteille et, oh horreur, le vin s’était évaporé. Il ne s’agissait pas d’une baisse de niveau mais d’une véritable évaporation. Tellement triste, je n’ai pas osé regarder les autres, car une perte était déjà une trop grande tristesse.

Depuis, je ne savais pas où elles étaient stockées. Les revoilà et hélas, à des niveaux divers, aucune n’a gardé plus de la moitié de son contenu. Affreux. Dans la caisse il y a des demi-bouteilles de Château Margaux 1929. Les niveaux ne sont pas brillants, comme s’il y avait eu contagion, et l’une d’elles a un niveau sous l’épaule, mais mérite qu’on l’essaie. J’ai donc décidé de briser mon jeûne au 26ème jour, pour goûter ce Margaux 1929.

Je remonte la bouteille et j’extirpe le bouchon en beaucoup de miettes car paradoxalement, alors qu’il y avait eu une perte de volume, le bouchon est très serré dans le goulot. Une forte odeur de bouchon exhale de la demi-bouteille. Y aurait-il un retour à la vie ? En sentant plusieurs fois de suite, cela me paraît compromis. Dans mon rangement, j’avais inventorié quatre demi-bouteilles de Château Mouton-Rothschild 1929. C’est l’occasion d’en goûter une. J’ouvre cette bouteille et le bouchon vient entier. Le parfum est prometteur, d’une grande subtilité.

Ma femme a préparé du poulet. Je verse le Château Margaux demi-bouteille 1929. Le nez est affreusement bouchonné. Mais à ma grande surprise, l’attaque du vin et sa première présence en bouche n’ont aucune trace de bouchon. Le vin est rond, velouté. Ce n’est qu’en fin de bouche qu’une amertume forte rappelle le bouchon. J’ai essayé plusieurs fois de le goûter et l’absence de trace de bouchon pendant la moitié de la dégustation est vraiment surprenante. Je n’ai pas poussé plus loin l’analyse car au total le plaisir n’est pas là.

Le Château Mouton-Rothschild demi-bouteille 1929 offre un parfum beaucoup plus plaisant, noble et subtil et généreux et joyeux. En bouche le vin est moins large que le Margaux mais il a tellement de qualités que la comparaison ne peut pas aller plus loin. Ce vin a du velours, du raffinement et une présence qui rappelle tout ce que l’année 1929 à Bordeaux offre de grandeur. On sent que l’on est sur un millésime mythique. Je jouis grandement de ce noble bordeaux qui a toutes les caractéristiques d’un grand 1929. Il avait montré dans les trois premières gorgées une petite acidité dans le finale, qui a disparu dans la suite de la dégustation. Un comté de plusieurs mois d’affinage m’a permis de finir ce vin délicieux.

Le fait de compenser une tristesse par un grand vin, ce Mouton 1929 compensant la vision de quatre Palmer 1900 morts, me fait penser à une autre compensation. Lorsque j’avais cassé en cave une bouteille de Château Margaux 1900, j’avais tenu à ouvrir une bouteille d’Ausone 1919 et cet Ausone s’est montré un vin totalement exceptionnel, la plus grande émotion d’un Ausone, même au-dessus d’années légendaires.

Je vais reprendre le jeûne et l’inventaire de ma cave que j’ai sans doute trop oubliée au profit de la plus grande cave, car elle est inventoriée.

La lie du Mouton

Un dimanche où tout est bonheur dimanche, 8 mars 2020

En ce dimanche, ma fille aînée vient déjeuner avec sa fille aînée. Nous prenons l’apéritif avec un Champagne Laurent Perrier Grand Siècle qui doit être des années 80. Le bouchon me résiste et la lunule du bas du bouchon ne tourne pas en même temps que le bouchon. Elle se cisaille et je suis obligé de l’extraire au tirebouchon. Le pschitt est inexistant mais dans les verres la bulle est fine et présente. La couleur est d’un or pâle. Le champagne est éblouissant. Il est d’une perfection facile. C’est Cary Grant, le séduisant séducteur qui ne fait rien pour séduire. Le champagne a une belle puissance, toute en rondeur, un beau fruit doré et une longueur en bouche joyeuse. C’est un champagne de plaisir raffiné.

Ma fille avait commandé un veau Orloff au four servi avec du riz très simple. J’ai ouvert un Pétrus 1977 au niveau à la base du goulot. Lorsque j’étais jeune, je n’avais pas beaucoup de moyens, mais je voulais m’intéresser aux grands vins. J’ai donc acheté des grands vins dans les petites années et je possède ce Pétrus 1977 depuis quarante ans environ. Oserai-je dire qu’il s’agit d’un Pétrus parfait ? Il n’a pas la puissance (quoique…) mais il a la subtilité et la grâce qui en font un vin d’un infini plaisir. Je suis tellement heureux quand les petites années brillent ainsi, car elles montrent que les grands vignerons font grand, même lorsque le climat ne les aide pas.

L’accord avec le veau est d’une rare grâce mais nous avons succombé au péché d’un moelleux au chocolat tout en douceur qui donne au Pétrus un parfum incroyable.

Il est des jours comme celui-ci où tout marche à la perfection.

Dernier dîner en France de mon fils samedi, 7 mars 2020

C’est le dernier soir de mon fils en France aussi j’ouvre un Champagne Dom Pérignon 1993 dont l’étiquette très abîmée n’indique pas le millésime que l’on peut lire sur la contre-étiquette placée à l’arrière de la bouteille. La cape du bouchon est anormalement déchirée et le muselet est fortement rouillé. Cette bouteille a subi des outrages qui ne devraient pas exister à cet âge. Je le savais lorsque je l’ai achetée. J’enlève les déchirures de la cape et quand le muselet s’élargit, à peine ai-je amorcé une rotation que le bouchon vient sans effort, encore coiffé du muselet. Il n’y a pas de pschitt et je constate que le bouchon est très chevillé.

Que va-t-on boire ? La couleur est très claire ce qui est un bon signe. La bulle est quasiment inexistante. Le premier contact est excellent. Il s’agit d’un beau champagne rond, au fruit doré, plein de grâce. C’est un champagne encore très jeune et très expressif mais qui a perdu sa bulle, ce qui ne gêne en rien. Sur d’excellentes rillettes et sur du foie gras, on se régale.

Ma femme a préparé un curry de crevettes et légumes divers qui est délicieux mais le curry n’est pas le bon compagnon du champagne qui trouvera de meilleures alliances avec le camembert et le chaource bien affinés.

J’ouvre un Champagne Krug Grande Cuvée étiquette crème dont les vins qui le composent ont probablement plus de trente ans. Il est beaucoup plus foncé que le Dom Pérignon. Il est noble et montre une acidité un peu marquée. C’est étonnant de voir à quel point ces deux champagnes sont dissemblables. Le Krug joue sur sa noblesse et de sa rectitude. Il a mis les habits de sa noble condition, alors que le Dom Pérignon est tout en charme et en rondeur. Ce soir, dans le contexte de ce repas, c’est le Dom Pérignon 1993 que je préfère, ce qui est propre à ce repas et n’a pas valeur de référence tant ils sont différents. Les deux champagnes sont des seigneurs dans leur monde. Ma femme les a accompagnés par des pains perdus réussis et gourmands.

Ce fut une bonne façon de finir la semaine du séjour parisien de mon fils. Il a préféré cette semaine le Champagne Veuve Clicquot Carte Or 1982 et le Vieux Château Certan 1967. Je le rejoins bien volontiers dans ce choix.