dîner chez des amis samedi, 9 avril 2005

Peu de temps après, dîner chez des amis partageant le même sport, le squash. Il est bien loin le temps où j’étais capitaine d’une équipe de squash, plus pour mes qualités d’organisateur des repas d’après match que pour mes exploits sportifs. Un magnum de champagne Deutz non millésimé, aimable champagne facile à apprécier. Le Meursault du Château de Meursault 2000 se présente très nettement comme un vin moderne. Travaillé pour plaire ou pour concurrencer la Californie ou le Chili, il a oublié d’être Meursault. Je lui préfère, c’est mon goût, le Chasse-Spleen blanc 1997 floral, léger, qui respecte beaucoup mieux son terroir d’origine. Le Lynch Bages 1998 sera sans doute un grand vin un jour. Mais plus tard. Pour l’instant, c’est le labrador tout fou qui vient de courser un canard jusque sur l’étang et vient essorer près de vous son pelage pour vous rappeler qu’il existe. Le Monbazillac Theulet-Marsallet 1924 du truculent René Monbouché que j’avais apporté, au nez d’agrumes et à l’empreinte gustative d’une immense durée subjugue cette sportive assemblée. Mon hôte s’émerveilla tant il savourait le plaisir de jouir de ces vins antiques aux sensations inimitables. La cuisine de son épouse mérite de grands compliments. Nous étions comme la France profonde moitié-moitié pour le oui et pour le non. Prétexte à de belles joutes en une très belle soirée d’amis.

dîner de wine-dinners au restaurant de l’hotel Meurice 50ème jeudi, 7 avril 2005

L’équipe de tournage de France 2 qui avait réalisé pour Envoyé Spécial le sujet sur les vins anciens de Bouchard se présente à nouveau devant ma cave. Les prises de vue seront plus courtes car il ne s’agit plus d’une émission à thème mais du vingt heures.
Pour des raisons de tournage le dîner n’aura pas lieu en salle de restaurant mais dans le suite 103, celle où Salvador Dali vivait, face au jardin des Tuileries. Un écrin de divine beauté : « transcennnndannnntaaaaallll». Les couleurs raffinées, les fleurs qui rappellent les tons de la vaisselle, une brigade toute motivée à faire un service précis. Les conditions sont remplies pour faire grand.
Un réalisateur (est-ce Fellini ?) à qui l’on demandait lequel de tous ses films il considérait comme le plus grand, répondit : « mon plus grand film ? Ce sera certainement le prochain ». Ecrivant ces lignes avec encore en bouche l’empreinte de ce repas, j’aurai tendance à dire que ce 50ème est le plus grand, comme il m’est arrivé de le dire d’autres dîners en quittant Guy Savoy, Alain Senderens ou Guy Martin par exemple…
L’ouverture des vins se fait en présence de Nicolas, grand sommelier, avec qui les échanges d’impressions sont chaleureux. L’odeur du Gaffelière est belle, celle du Pommard bourguignonne comme pas deux, celle du Richebourg émouvante. C’est le Haut-Brion qui nous sert une odeur horrible. Ce vin serait logiquement refusé au restaurant. Je sais qu’il va se reprendre. L’analyse du bouchon montre à l’évidence un accident de stockage dans une cave ou un entrepôt avant que je ne l’achète. L’odeur la plus époustouflante est celle du vin jaune, comme si l’armée romaine, emplissant ses onagres non pas de pierres mais de noix, bombardait mes narines pour une nouvelle invasion. Ceci avant que je n’ouvre avec émotion un vin de 160 ans. Son odeur confirme ce que j’en ai dit dans mon livre : il n’existe pas, à ce jour, de senteur plus extraordinaire. Ce vin est mon nirvana. C’est le cadeau que je voulais faire à l’occasion de ce 50ème. Heureux convives qui ont eu le nez de s’inscrire au bon moment.
On me filme quand je débouche les bouteilles. On me suit quand je vais montrer en cuisine les arômes du Carbonnieux et du Haut-Brion afin que Yannick ajuste les humeurs de ses sauces. J’attends mes invités dans ces ors et ces stucs.
L’arrivée des convives est plus agréable quand on se trouve dans un espace privé : on peut prendre le champagne debout. Ici, c’est Dom Pérignon 1993, joli champagne au charme certain, picoté par un Kouglof appétissant. Je donne aux convives la feuille de route (pour parler politiquement moderne), le mode d’emploi, et nous passons à table.
Voici le menu de Yannick Alléno : Noix de pétoncles rafraîchies à la gelée de pomme verte, tarama de langoustine aux grains de caviar / Cotriade de fins coquillages ouverts à la vapeur d’algues, écume aux écorces de Yusu / Tronçon de turbot rôti sur l’os à moelle, fricassée de morilles et petits pois au jus / Poularde de Bresse Lucien Tendret, entre chair et peau du foie gras de canard, asperges Bourgeoise de Robert Blanc lardées / Foie de canard poché au Chambertin, pâtes coudées gonflées au jus de truffe et fourrées de petits pois / Fondue de jeune Comté au jus tranché à l’huile de noix, copeaux de betterave et pousses de salades / Macaron au coquelicot et pamplemousse / Crème de mascarpone infusée aux bâtons de réglisse, battue comme un tiramisu. Yannick a travaillé pendant plus d’une semaine pour essayer de simplifier les recettes pour qu’elles se mettent entièrement au service du vin. Et cette exécution où la recherche raffinée est celle de la pureté est absolument exceptionnelle.
Le plat de pétoncles donne au Bâtard Montrachet Veuve Henri Moroni 1992 une curieuse trame très linéaire faite de beurre et de caramel. Manifestement, ce plat délicieux d’une présentation esthétique extrême et d’un raffinement élégant est hors sujet, ce qui se confirme quand le plat est enlevé : le Bâtard reprend une ampleur, une rondeur juteuse qu’il ne voulait pas délivrer avec le plat. Oserais-je dire que je suis content que cet accord n’ait pas fonctionné ? Car il apporte la preuve absolue que lorsqu’un accord est exact, et tous les plats suivants en offrirent, c’est le fruit d’un travail d’orfèvre. De même qu’une règle ne peut vivre sans ses exceptions, un accord inexact renforce la démonstration des autres. C’est ce que j’avais expliqué dans la même situation à Guy Savoy, mécontent qu’un accord n’ait pas marché, alors que j’étais ravi qu’on puisse sentir ainsi que la perfection n’est pas un hasard. Il faut de tels inaccomplissements pour que cette science de la gastronomie la plus extrême nous tienne en haleine et nous pousse à la perfection.
Le démarrage sur un premier désaccord multiplia encore plus notre émerveillement lors du plat suivant. Le Château Carbonnieux blanc Premier Grand Cru Léognan 1948 absolument époustouflant, inimaginable à un tel niveau, fut transcendé par les coquillages, présentés dans des coupes en cristal que Yannick Alléno avait achetées spécialement pour ce dîner (mais oui), afin que l’on voie toutes les strates de ce bonheur culinaire absolu. Un immense moment de plaisir pur. Et des subtilités invraisemblables élégamment intégrées dans le goût d’ensemble ! Le dosage de l’écorce de Yusu, agrume japonais, que l’on avait vérifié à l’odeur, magnifiait la légère trace citrique de l’impérial Carbonnieux. J’ai acheté cette bouteille sur ebay.com avec les prises de risque que l’on peut imaginer. Ce fut une bonne pioche.
Sur le magistral turbot à la moelle, le Château La Gaffelière Naudes 1962 est accompagné d’un Vieux Château Certan 1979. Un convive accorde une accolade au Vieux Château Certan mais nous sommes plusieurs à vibrer beaucoup plus au Château La Gaffelière. Ce 1962 au nez d’une séduction extrême est invraisemblablement canaille. A l’aveugle on dirait un bourgogne tant le charme animal s’étale érotiquement. J’hésite un peu, mais j’aurais volontiers tendance à dire que j’ai préféré ce 1962 sauvage au 1961 plus orthodoxe que j’ai bu au château avec ses propriétaires. Le Vieux Château Certan, d’une belle définition est quand même un peu trop austère, ascétique, pour emporter les suffrages.
La poularde est un plat inimaginable. Cette variation sur un thème archi revisité est ici magistrale. Le Château Haut-Brion 1970 que je demande à vérifier avant qu’on le serve n’est pas plaisant car j’en ai la première gorgée. Quand je dis « attention danger », toute la table me morigène en me disant que des vins fatigués comme cela, on en ferait volontiers son ordinaire ! Et effectivement le vin s’assembla, sa puissance originelle lui permettant de surmonter le choc du stockage qu’il avait subi. Ce n’est évidemment pas l’un des plus brillants Haut-Brion, mais il est fort civil, vin que l’on aurait à coup sûr rejeté dans d’autres circonstances. L’accord avec le Haut-Brion tel qu’il se présente ici est d’une justesse absolue.
J’ai commis la deuxième erreur, celle d’associer les deux bourgognes sur un même plat. Le Pommard Grands Epenots Michel Gaunoux 1974 est un vin absolument époustouflant. C’est le loulou de banlieue au foulard en vichy rouge, aux rouflaquettes, qui va vous délester de vos louis avant de vous suriner. La frayeur qui fait frissonner, c’est cela que l’on ressent avec ce vin interlope. Quel charme de bas-fonds ! Mais ce génial sale gosse se tait quand parle l’ancien. Le Richebourg « vieux ceps » H. Jaboulet Vercherre 1937 est un vin miraculeux que je n’attendais pas à ce niveau. C’est un bourgogne totalement réussi qui a tout pour lui. Il est une synthèse du bourgogne accompli, serein, qui ne cherche pas à en faire trop, mais dégage une puissance imposante. C’est un peu Jean Gabin ou Lino Ventura : on sent qu’on n’a pas trop intérêt à leur marcher sur les pieds. Ce Richebourg, c’est la force tranquille du bourgogne chaleureusement épanoui. Et je suis tellement fier d’avoir suggéré un foie gras dont j’avais eu l’intuition lors de mon dîner impromptu (bulletin 135). Travaillé avec le talent de Yannick Alléno, nous avons joui d’un accord – largement inusuel – de la plus belle imagination.
Aucun vin jaune actuel ne ressemble de près ou de loin à la séduction inoubliable du Vin Jaune Fruitière Viticole d’Arbois 1953. C’est du Erik Truffaz, ce trompettiste au modernisme passionnant. Il explose de chaleurs inhabituelles, si dérangeantes pour un palais qui ne connaîtrait pas cette belle région. J’y vois un vin de création culinaire de magnitude infinie. On peut tout essayer avec ce vin d’énigme, de charme, de plénitude gustative rare. Quelle richesse !
Le Château Sigalas Rabaud Premier cru classé Sauternes 1967 est un jeunet élégant. Son papa lui a donné le gros diamant de sa grand-mère pour que la future fiancée soit enchaînée plus sûrement à la famille. C’est le Sauternes parfait futur gendre. Et le dessert au macaron est une prouesse technique et gustative de haut niveau. Je profite de l’arrivée de son auteur, Camille, jeune chef pâtissier de talent, pour lui dire que le fruit rouge avec le sauternes, c’est comme la drogue : on n’y touche pas. Aucun essai de fruits rouges avec un sauternes n’atteindra son but. Alors, ce n’est même pas la peine d’essayer. Le macaron était tellement sublime que les ravissantes femmes présentes en nombre à ce dîner tombèrent en pamoison et s’évanouirent sur les coquelicots qui formaient un tapis printanier pour mettre en valeur leur extrême beauté.
Il fallait que ce 50ème dîner trouve sa conclusion sur le vin dont je suis fier. Le Vin de Chypre 1845 ne faillit pas à sa réputation. Une senteur, je dirais plutôt un parfum, qui est envoûtant, entêtant, et dépasse en intensité tout ce qui peut se concevoir. On aurait volontiers pu boire ce vin seul, mais j’avais demandé à Yannick Alléno de faire une esquisse de dessert dont le thème central serait la réglisse. Et à la grande joie de tous, y compris de Yannick venu nous rejoindre en toute amitié, le mascarpone à la réglisse joua le rôle d’une fronde, d’une catapulte, propulsant le vin de Chypre dans des longueurs infinies. Le vin, déjà naturellement conquérant, trouvait dans le dessert un réacteur supplémentaire. La subtilité de cet accord et de ce vin se situe à un niveau de gastronomie totalement inconnu. J’étais paralysé de bonheur.
Une table fort jeune, où quatre jeunes femmes disputaient en beauté avec le cadre raffiné et les saveurs inoubliables, comptait sept habitués et trois nouveaux convives. D’horizons divers où le monde du conseil dominait, la table fut enjouée, riante. Elle dut voter. Sur les onze vins, huit furent nommés et quatre eurent les honneurs de la première place. Le vin de Chypre n’eut que trois votes de numéro un, dont le mien, ce qui prouve que mon goût n’influence pas celui des autres et que les repères de chacun s’accrochent à des souvenirs qui sont forcément personnels. Les plus votés furent, de loin, le château La Gaffelière Naudes 1962 (mais oui encore) et le Vin Jaune 1953, suivis du Richebourg 1937 et du Carbonnieux 1948. Le plus grand nombre de votes en première place touchèrent à égalité le vin de Chypre et le Richebourg 1937.
Mon vote fut : vin de Chypre 1845, Richebourg Jaboulet Vercherre 1937, Vin Jaune Fruitière vinicole d’Arbois 1953 et Carbonnieux blanc 1948.
Que dire en conclusion de ce moment unique ? Un cadre éblouissant. Un chef qui a longuement étudié comment ajuster ses recettes pour qu’elles servent à embellir les vins en concentrant le message sur le goût premier. Ce fut magistralement réussi. Trois fautes qui justifient que l’on continue inlassablement à étudier cette gastronomie de raffinement : les pétoncles, le choix que je fis de mettre le délicieux Pommard en même temps que le Richebourg trop brillant, et la trace de fruits rouges sur le sauternes. Fautes bénignes. Je les signale alors qu’elles sont minuscules. Car ces constatations font progresser. Des vins magistraux, présentés au mieux de leur forme, brillants pour la raison majeure qu’aucun ne fut en comparaison.
Un service d’une attention unique, dont Bruno, charmant et compétent sommelier, un chef d’immense invention. Ce 50ème repas fut déterminant. Une des formes de la gastronomie ultime est ici. Je dithyrambe, mais ça le mérite.

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Meurice jeudi, 7 avril 2005

Dîner de wine-dinners du 07 avril 2005 au restaurant de l’hôtel Meurice
Bulletin 137

Les vins de la collection wine-dinners
Champagne Dom Pérignon 1993
Bâtard Montrachet Veuve Henri Moroni 1992
Château Carbonnieux blanc Premier Grand Cru Léognan 1948
Château La Gaffelière Naudes Saint-Emilion 1962
Château Haut-Brion 1970
Pommard Grands Epenots Michel Gaunoux 1974
Richebourg « vieux ceps » H. Jaboulet Vercherre 1937
Vin Jaune Fruitière Viticole d’Arbois 1953
Château Sigalas Rabaud Premier cru classé Sauternes 1967
Vin de Chypre 1845

Le menu créé par Yannick Alléno
Kouglof
Noix de pétoncles rafraîchies à la gelée de pomme verte, tarama de langoustine aux grains de caviar
Cotriade de fins coquillages ouverts à la vapeur d’algues, écume aux écorces de Yusu
Tronçon de turbot rôti sur l’os à moelle, fricassée de morilles et petits pois au jus
Poularde de Bresse Lucien Tendret, entre chair et peau du foie gras de canard, asperges Bourgeoise de Robert Blanc lardées
Foie de canard poché au Chambertin, pâtes coudées gonflées au jus de truffe et fourrées de petits pois
Fondue de jeune Comté au jus tranché à l’huile de noix, copeaux de betterave et pousses de salades
Macaron au coquelicot et pamplemousse
Crème de mascarpone infusée aux bâtons de réglisse, battue comme un tiramisu

dégustation avant une vente aux enchères mercredi, 6 avril 2005

Christie’s organise l’une de ses ventes de vins dont un thème important sera la vente de la cave de vins anciens du domaine Séguin-Manuel, que le nouvel acquéreur vend sans doute pour financer l’achat de la propriété. En prélude à la vente on peut goûter quelques vins actuels de bourguignons qui me sont souvent inconnus, et un vin de 1955 de Séguin-Manuel qui doit donner des indications aux rares enchérisseurs qui se seront déplacés, puisque maintenant beaucoup de mes « opposants » sont virtuels, donnant leurs ordres par internet ou au téléphone. Je goûte ce 1955 à l’amertume certaine mais dont j’aime le râpeux bourguignon. Voilà un vin qui se boirait à table, sur une viande sauvage, pour atteindre de brutales provocations. J’entends autour de moi : « imbuvable », ou « ouille, ouille, ouille », ou « pas possible ». Un ami expert en vins à la culture extrême qui arrive me demande : « ça vaut la peine de goûter ? ». Je lui dis : « faites attention, car sous une attaque très rebutante il y a la matière d’un bon vin ». Mon ami me remercie en me confiant que si je ne l’avais pas prévenu il aurait sans doute condamné ce qu’il considère maintenant comme un bon vin. L’aptitude à la tolérance influence forcément le goût. Est-ce un mal ? La vente a confirmé que les prix des vins anciens s’expriment aujourd’hui en euros avec les mêmes chiffres que l’on atteignait, mais en francs, il y a dix ans. L’engouement s’approche de la folie. J’avais fait part à Christie’s de mon jugement sur les prix de cette importante cave : trop chers à mon goût. Ayant quitté la salle après de belles rapines pour ne pas me laisser tenter par cette cave importante, j’ai appris par la suite que les estimations avaient été doublées ou triplées dans l’excitation de la vente. La hausse des prix des vins extrêmes n’est pas finie. Il y a plus de demande que d’offre sur ces vins.

rapide visite à chateau Palmer mardi, 5 avril 2005

A Palmer, les visites se succèdent au chronomètre. On se croirait dans un centre de thalassothérapie où l’on vous dit : « le bain d’algues : à 17 h 12 ». Une impressionnante cohorte de visiteurs de tous horizons et de tous pays vient découvrir le charme de l’Alter Ego de Palmer 2004 et l’élégance structurée de Château Palmer 2004. J’étais venu en ami bavarder de divers sujets. J’ai goûté ces beaux 2004. Je suis content d’avoir terminé sur eux ce périple épuisant de découverte des bébés vins qui seront sur les tables dans quelques années.

visite à Pichon Lalande et déjeuner privé mardi, 5 avril 2005

Direction rive gauche de la Gironde, par la route qui traverse Margaux, Saint-Julien et Pauillac. Je dois me rendre à Pichon Longueville où je suis attendu. Bien évidemment je me trompe de château, ce qui montre à quel point je suis peu assidu des châteaux qui ont fait les trésors qu’abrite ma cave. Je ne suis jamais allé à Latour, à Margaux, à Lafite, à Mouton car je n’aime pas déranger. Ce n’est pas parce que les châteaux font l’effort de recevoir ceux qui les visitent qu’il faut obligatoirement y aller. J’ai sans doute eu tort d’être trop discret jusqu’ici car des gens passionnants font les vins brillants que je vénère. Violaine de Lencquesaing m’accueille sur le sentier et nous rejoignons sa mère, pétulante femme qui sera bientôt octogénaire, mais a plus d’énergie pétillante que beaucoup de gens plus jeunes. Les chais sont impressionnants. Trois sculptures d’un bleu intense attirent mon regard par leur beauté. Une collection de verreries anciennes remontant à l’époque romaine est spectaculaire. C’est un hobby de May Eliane de Lencquesaing que je comprends, car je vis aussi l’avidité du collectionneur. De la terrasse qui coiffe les chais on découvre un panorama de rêve : toutes les terres alentour produisent des vins qui sont parmi les plus grandioses du monde : Pichon bien sûr, Latour, Léoville Las Cazes entre autres. Nous goûtons dans une orangerie exquise les vins du domaine de 2004 : le Bernadotte, la Réserve de la Comtesse, et le Pichon Longueville Comtesse de Lalande. Ces vins de la rive gauche me paraissent plus sereins que ce que j’ai ressenti sur la rive droite. Les équilibres se forment déjà. Il fait beau, nous arpentons les allées fleuries qui mènent au beau château qui séduit : c’est une demeure où l’on vit. La décoration est élégante, délicate, fournie. Elle exprime le bonheur. Les couleurs sont très féminines. La salle à manger accueille pour qu’on y mange bien.

la table dressée pour notre déjeuner

Tous les petits détails, le raffinement anglais dans le service de table, préparent le convive à déguster comme il convient ce vin de grand renom. Nous commençons par Pichon Longueville 1991, car de la toute petite récolte qui ne fut pas abîmée par des conditions climatiques épouvantables en début de cycle de la vigne, ce qui est resté est fort élégant. Léger, subtil, ce vin insiste pour nous dire : « je sais que je suis de 1991, mais voyez comme je vis bien ». Le 1986 qui suit me rappelle celui que j’ai bu tout récemment (bulletin 128). Comme le 1991, il est servi dans sa fraîcheur. Il se présente légèrement frais et peu ouvert. Nous discutons longuement de nos méthodes respectives de mise en valeur des vins. J’admets volontiers que l’on présente un athlète au moment où il se réveille. Son étirement matinal a du charme. J’ai plus le goût de le voir en piste, quand la sueur marque son front et signe l’effort pour gagner. Si l’on concevait bien que le 1986 se présente ainsi en jouant la jeune beauté surprise devant sa psyché – et l’on sait que Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1986 est un immense Pauillac – j’ai eu plus de mal avec le 1959. Voici un vin époustouflant, chef d’œuvre historique. J’ai moins envie de le voir en pyjama. Il le faut en Brummell.

avec May Eliane et Violaine, et le chien !

Tout ce que je dis est évidemment à prendre à la marge, car le 1959 d’une longueur rare, choisi pour ce repas amical parce que l’année est d’un fort souvenir pour May Eliane de Lencquesaing, démontra tout naturellement qu’il est un très grand vin, à la garde quasi éternelle. J’espère que mes hôtes le goûteront encore ce soir, après une oxygénation supplémentaire, pour vérifier si cette forme différente leur plait aussi, alors qu’elles ont opté pour une présentation d’un vin dans la forme qui met en valeur d’abord sa jeunesse. Nos discussions furent animées, amicales et heureuses. J’ai visité la cave, goûté le chaud soleil dans le beau jardin où les fleurs de printemps explosent de couleurs et de joie de vivre. Une famille qui travaille à la pérennité d’un domaine au sol béni de Bacchus. Une volonté de bien faire dans l’esprit de la tradition. Une exigence. Et ce moment d’amitié. C’est là où la France est inégalable.

dîner à Cordeilhan Bages mardi, 5 avril 2005

Je croyais, en accostant à Cordeillan-Bages avoir enfin trouvé le repos : un dîner à l’eau. Je m’installe à table. Je demande la carte des vins pour me prouver que je saurai résister à la tentation, et les prix des vins m’y incitent. Mais mon ange gardien, qui a mis devant chacun de mes pas dans la région bordelaise une nouvelle aventure, avait décidé que mon parcours ne serait pas fini. Je vois entrer Hidé, l’âme du restaurant parisien de Hiramatsu pour tout ce qui touche à l’accueil et aux vins, qui a quitté cette maison alors qu’il a organisé son installation dans les locaux de Faugeron. Il est accompagné de deux amies japonaises, une journaliste et une propriétaire de « bars à vins » japonais. Instinctivement je lance : « on dîne ensemble ». Hidé était le sommelier de Cordeillan-Bages quand s’est tenu l’un des volets d’une fabuleuse dégustation de trente millésimes mythiques d’Yquem. C’est Bipin Desai, l’organisateur de l’événement en 1999, qui m’a fait connaître peu après Hiramatsu et Hidé. Une coupe de Cristal Roederer 1997, élégant champagne mais un peu limité est posée avec autorité devant moi. Les barrières d’une sobriété espérée tombent, et nous associons une goûteuse anguille et un Corton Charlemagne Bonneau du Martray 1991 absolument délicieux qui continue de briller sur un magistral agneau de Pauillac. Le chef nous ayant préparé un œuf transparent dans un intense bouillon, c’est l’Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 2001 qui s’impose à mon envie. Justesse absolue de l’accord. Quel magistral vin du Domaine ! Eblouissant, et largement au dessus – à mon sens – de ce qu’on pourrait imaginer d’un Echézeaux de la Romanée Conti. Un vin immense. Ce vin m’a ébloui par sa pétulante sérénité. C’est un boutonneux de quinze ans qui vous lirait du Saint-John Perse, ce gourmet de mots. Une constatation intéressante d’un essai que l’on fait rarement : je suis passé plusieurs fois du blanc au rouge puis du rouge au blanc, car l’œuf imposait – surtout par son bouillon – le vin rouge, quand certains morceaux de l’agneau cuit de trois façons attendaient le blanc. J’ai remarqué que le passage de l’un à l’autre se faisait avec une facilité rare, sans le moindre heurt. Et même, la transition du rouge vers le blanc embellissait le Corton Charlemagne, lui extirpant de nouvelles subtilités.
La cuisine de Thierry Marx est d’une maturité qui fait plaisir. L’homme est sportif. Avec Philippe Etchebest, on aurait le début d’une ligne d’avant de belle solidité. La recherche esthétique est à mon sens un peu poussée. On perd le coté roboratif pour une sophistication pas forcément nécessaire, ce qu’on retrouve dans le service, un peu gênant de vouloir être trop parfait. Mais il y a une telle volonté de bien faire qu’on applaudit des deux mains à cette étape de belle gastronomie. Le lecteur se demandera certainement pourquoi boire deux bourgognes dans le bordelais ? Il y a à cela deux raisons. La première est qu’après trois jours d’immersion avec d’immenses vins antiques et de rugueux embryons de vins, une pause gustative était nécessaire. La seconde, d’expérience, est que dans les régions viticoles, les coefficients multiplicateurs sur les cartes des vins sont moins tonitruants pour les vins des autres régions.
A l’heure où j’écris ces lignes, sur mon chemin de retour, mon ange gardien semble en train de dormir. Je vous en prie, ne le réveillez pas.

dégustations diverses à saint-emilion lundi, 4 avril 2005

Je m’effondrai dans mon lit après l’épuisante séance des 2004 et ce dîner copieux, me jurant qu’il était hors de question que j’approche mes lèvres du moindre vin le lendemain. J’arrive vers 10 heures à Cheval Blanc pour rencontrer Pierre Lurton. On me met en main d’autorité le Petit Cheval 2004, puis Cheval Blanc 2004. Impossible de juger ces grands vins prometteurs à cette heure de la journée. De nombreux visiteurs sont là, dont Hidé, un des éléments du charme de Hiramatsu, qui m’annonce qu’il quitte ce restaurant. J’en suis attristé et je suivrai ce grand professionnel où il fera son nid. Je vais le revoir par hasard le lendemain. Un des grands cavistes parisiens est là. Il m’entraîne à une dégustation dans un site privé qui appartient à Jean-Luc Thunevin. Comme disait Goebbels, quand j’entends le mot Valandraud, je sors, non pas mon revolver, mais toute idée d’abstinence. Et je me suis retrouvé devant des dizaines de stands aux vins plus intéressants les uns que les autres.
Un convaincu Hervé Bizeul, vigneron du Roussillon que j’avais vu tonique au salon des grands vins présente la petite Sibérie, le Clos des Fées, les Sorcières du Clos des Fées. Je ne peux pas dire que je suivrai toutes ces tendances ayatollesques. Un exercice beaucoup plus interpellant m’attend avec le Pintia Toro 2004, le Alion Ribera del Duero 2004 moins convaincant, le brillant Valbuena Ribera des Duero 2004 et l’immense Vega Sicilia Unico 2004 , magistrale indication de la grandeur des vins espagnols du plus haut niveau.
J’ai adoré un Château Petit Gravet Aîné Saint Emilion Grand Cru 2004 présenté par la charmante Catherine Papon-Nouvel, car il est atypique et ne veut pas démontrer plus qu’il ne peut. Le Château Valandraud 2004 à l’inverse est une bombe d’alcool et de concentration. C’est un cocktail Molotov aujourd’hui qui présage de redoutables performances plus tard. Pour s’amuser il y avait le vin de Bob, le Château Bellevue sur Vallée, vin d’un jeune américain. C’est gentil, quand son essai d’un vin sucré qui approche de saturations épouvantables doit être ignoré.

des achats fous et inopinés à Saint-Emilion lundi, 4 avril 2005

Je quitte l’endroit, espérant me sevrer de tout, quand on me dit : un vigneron fait goûter son vin. C’est le Château de Ferrand Saint Emilion Grand Cru 2004, auquel je trouve un fruit élégant. Allais-je enfin m’arrêter. On m’accoste et on me dit qu’un vigneron, cousin de la charmante vigneronne, veut me montrer des oubliés de cave. Et me voilà achetant des 1893, 1900, 1921, 1926, 1929, 1934 de divers vins dont bien sûr des saint-émilions mais aussi des sauternes. Je retourne manger un petit casse-croûte chez Jean Luc Thunevin. On m’apprend que j’ai raté les truffes pendant que j’explorais ces caves en déshérence. Un Vega Sicilia 2004 sur un solide pâté, même si c’est irréellement jeune, c’est vraiment bon. Je m’effondre sur mon lit pour la deuxième fois, deuxième pierre de mon chemin de croix.

spectaculaire dîner au chateau La Gaffelière lundi, 4 avril 2005

Arrivé au château La Gaffelière, une fois la porte austère comme celle d’un cloître refermée, un jardin délicat, arboré avec goût, pousse à l’émerveillement. Deux Bugatti dans un garage orné de mosaïques antiques indiquent que le maître des lieux vit ses passions. L’impressionnante collection de tableaux de peintres flamands des périodes de gloire montre que l’exception et la joie de vivre sont les maîtres. La cuisine sera faite par le chef de l’hostellerie de Plaisance, où je loge, et c’est le mieux de ce qui peut se faire.

Passage obligé, puisque c’est la semaine des primeurs, nous goûtons les 2004. La Chapelle d’Aliénor qui se cherche un peu, Château Armens que j’avais aimé lors des dégustations du Cercle Rive Droite, Château Tertre Daugay déjà magnifique dans sa présentation actuelle où le fruit est élégant et la structure intelligente, et Château La Gaffelière moins présent que le Tertre Daugay, mais promettant de belles évolutions. Un blanc est inaccessible pour moi tant on est loin de ce qu’il sera.

Dans les riches salons, un champagne Pommery 1991, moins chaleureux que mon 1987 récent, étonne par sa personnalité. Il raconte des choses. Nous passons à table et je remarque les éblouissantes armoires d’acajou aux dimensions cyclopéennes. Le premier vin est le Tertre Daugay 1990. Je n’arrive pas à croire qu’un 1990 puisse être aussi jeune, tant le fruit sur un bois intense et vert semble indiquer un vin à peine né. Et en analysant, c’est bien un 1990 à la jeunesse folle.

La Gaffelière 1961 est l’expression de la perfection du vin jeune. C’est l’idéal. Le 1928 est époustouflant. Un nez d’une densité rare, une structure affirmée où les champignons abondent. Et un toast à la truffe caresse le vin de façon parfaite. C’est délicieusement rond.

Le premier 1904 sent mauvais et inamical, exhale le soufre, et nous suivons la progressive extinction de cette odeur, car en bouche, c’est une prodigieuse explosion de bonheur. Le vin qui ne sent pas bon est magnifique en bouche. Une deuxième bouteille de 1904 montre un nez plus civilisé, chaleureux, mais le vin n’a pas le coté « canaille » du premier.

J’avais dans ma voiture un 1929 que j’évoquai prudemment lorsque nous fûmes à table. Fallait-il l’ouvrir chez celui qui le produit ? L’ambiance étant amicale, on suggéra que je l’ouvrisse. Manifestement moins bien conservé que les bouteilles du château, ce vin montra malgré tout une noblesse extrême.

Un Guiraud 1983 conclut ce délicieux moment.

Mon classement, approuvé par des convives qui sont des professionnels du vin fut : le premier 1904, le 1928, le 1929 que j’avais apporté, le second 1904, et le 1961 qui se trouverait premier si l’on jugeait pour les palais d’aujourd’hui.

Nous fêtions Stéphane Derenoncourt qui conseille les vins de la famille Malet-Roquefort et avec qui j’ai partagé quelques analyses intéressantes. Générosité immense de chaleureux propriétaires de grands vins.