dîner à Cordeilhan Bagesmardi, 5 avril 2005

Je croyais, en accostant à Cordeillan-Bages avoir enfin trouvé le repos : un dîner à l’eau. Je m’installe à table. Je demande la carte des vins pour me prouver que je saurai résister à la tentation, et les prix des vins m’y incitent. Mais mon ange gardien, qui a mis devant chacun de mes pas dans la région bordelaise une nouvelle aventure, avait décidé que mon parcours ne serait pas fini. Je vois entrer Hidé, l’âme du restaurant parisien de Hiramatsu pour tout ce qui touche à l’accueil et aux vins, qui a quitté cette maison alors qu’il a organisé son installation dans les locaux de Faugeron. Il est accompagné de deux amies japonaises, une journaliste et une propriétaire de « bars à vins » japonais. Instinctivement je lance : « on dîne ensemble ». Hidé était le sommelier de Cordeillan-Bages quand s’est tenu l’un des volets d’une fabuleuse dégustation de trente millésimes mythiques d’Yquem. C’est Bipin Desai, l’organisateur de l’événement en 1999, qui m’a fait connaître peu après Hiramatsu et Hidé. Une coupe de Cristal Roederer 1997, élégant champagne mais un peu limité est posée avec autorité devant moi. Les barrières d’une sobriété espérée tombent, et nous associons une goûteuse anguille et un Corton Charlemagne Bonneau du Martray 1991 absolument délicieux qui continue de briller sur un magistral agneau de Pauillac. Le chef nous ayant préparé un œuf transparent dans un intense bouillon, c’est l’Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 2001 qui s’impose à mon envie. Justesse absolue de l’accord. Quel magistral vin du Domaine ! Eblouissant, et largement au dessus – à mon sens – de ce qu’on pourrait imaginer d’un Echézeaux de la Romanée Conti. Un vin immense. Ce vin m’a ébloui par sa pétulante sérénité. C’est un boutonneux de quinze ans qui vous lirait du Saint-John Perse, ce gourmet de mots. Une constatation intéressante d’un essai que l’on fait rarement : je suis passé plusieurs fois du blanc au rouge puis du rouge au blanc, car l’œuf imposait – surtout par son bouillon – le vin rouge, quand certains morceaux de l’agneau cuit de trois façons attendaient le blanc. J’ai remarqué que le passage de l’un à l’autre se faisait avec une facilité rare, sans le moindre heurt. Et même, la transition du rouge vers le blanc embellissait le Corton Charlemagne, lui extirpant de nouvelles subtilités.
La cuisine de Thierry Marx est d’une maturité qui fait plaisir. L’homme est sportif. Avec Philippe Etchebest, on aurait le début d’une ligne d’avant de belle solidité. La recherche esthétique est à mon sens un peu poussée. On perd le coté roboratif pour une sophistication pas forcément nécessaire, ce qu’on retrouve dans le service, un peu gênant de vouloir être trop parfait. Mais il y a une telle volonté de bien faire qu’on applaudit des deux mains à cette étape de belle gastronomie. Le lecteur se demandera certainement pourquoi boire deux bourgognes dans le bordelais ? Il y a à cela deux raisons. La première est qu’après trois jours d’immersion avec d’immenses vins antiques et de rugueux embryons de vins, une pause gustative était nécessaire. La seconde, d’expérience, est que dans les régions viticoles, les coefficients multiplicateurs sur les cartes des vins sont moins tonitruants pour les vins des autres régions.
A l’heure où j’écris ces lignes, sur mon chemin de retour, mon ange gardien semble en train de dormir. Je vous en prie, ne le réveillez pas.