Dîners de réveillon, Noël et fin d’année mardi, 31 décembre 2002

Ces deux réveillons différent des dîners habituels de wine-dinners : ici, moins de souci de heurter des goûts, on peut prendre plus de risques. Et mon plaisir est de surprendre, par la juxtaposition de vins vraiment disparates.
Noël : à l’apéritif, Dom Pérignon 1980. Un bouchon extrêmement difficile à ouvrir, très sec. Un vin amer. C’est évidemment un grand champagne, mais il faut se forcer pour le trouver bon.
Ma femme avait préparé des truffes « à la Bruno », ce restaurateur si généreux en truffes. Des pommes de terre inondées de crème et croulant sous la truffe. J’ouvre « les Terres Salées Christophe Barbier 2001, vin de pays des Cotes de Perpignan 14° ». Ce vin est servi dans des verres Riedel, comme « Château Grillet 1986, Neyret Gachet à Condrieu ». L’association de ces deux vins si différents avec un plat de truffes est un de mes plaisirs. Et le Château Grillet avec la truffe, ça se marie si bien ! Ce vin avait un goût de melon. Une vraie salade de fruits complexes. Et l’accord se faisait délicieusement. Et quelle générosité dans ce vin si rare !
Le plat suivant était des « canettes huppées de Bresse » avec des agrumes qui fourraient les canettes et délayaient la sauce. Quelques pommes cuites servies séparément. Là dessus brillèrent aussi bien Jurançon Château Jolys cuvée Jean 1989 petit manseng Domaine Latrille 12°5, qu’un Inniskillin Okanagan Riesling Icewine 1999, vin de 10°. C’était un bonheur que de juger ces deux vins sur le canard. Le Jurançon était brillant, aux saveurs infiniment variées, et il trônait sur chaque compartiment de douceurs. Le vin de glace canadien s’affichait comme un vin complexe et plaisant justifiant sa réputation. Les deux se mariaient parfaitement avec le plat et les deux s’épanouissaient, et mon sourire aussi, car je venais de réussir un essai de rêve, en confrontant deux vins si différents sans qu’ils se détruisent.
Sur un fromage et bien sûr un vieux Comté, un Château Chalon Jean Bourdy 1982, vin de 13°. A l’ouverture des vins, c’était largement le plus généreux et grandiose au nez. Ce vin qui sent si fort la peau de noix fraîches est un petit bonheur pour moi. Je raconterai dans quelques numéros mes aventures à la Percée du Vin Jaune.
Une salade de fruits exotiques évitant les fruits trop acides a permis de découvrir un Sauternes inconnu de 1922 (mis en bouteilles et étiqueté par un marchand local). L’association est divine. Les fruits font apparaître toutes les subtilités du Sauternes. Comme je l’ai déjà fait remarquer, à un certain âge, les qualités se rejoignent, et si on m’avait dit qu’il s’agissait d’un embouteillage local de Suduiraut ou La Tour Blache, aurais-je dit non ?
J’ai servi ensuite un Maury Doré de Volontat 1870 belle expression colorée de cette région enchanteresse.
On a fini par une Fine Bourgogne Domaine de la Romanée Conti 1979. Cette forme d’alcool est un pur ravissement, fumé et énigmatique comme il convient. J’étais fier d’un dîner de fête sans aucun rouge.
Saint Sylvestre. Sur du Jabugo et de la poutargue, un Dry Monopole Heidsieck 1952 en magnum. Le vin est bien fait. Pas une trace d’âge. Rien ne heurte la sensibilité : c’est un très bon champagne profond.
Sur une terrine de foie gras mi cuit deux vins : un Filhot 1891, et un Château du Breuil Coteaux du Layon 1966. Le Filhot impressionna tout le monde (à deux ans près il a l’âge de la Tour Eiffel), et se révéla fantastique. Une expression d’un Sauternes sec, comme avait été le Yquem 1932. Et le Layon était un petit chef d’œuvre d’équilibre. A maturité et indestructible tant il avait assimilé toutes ses composantes. Il sera le même dans 50 ans. De nouveau les truffes à la Bruno (nous n’avions pas le même public et Noël avait été la répétition en famille), et là, l’accord osé qui se montre une forme d’art absolu : Château Chalon Auguste Pirou 1983. Un nez inondant. Une justesse sur la truffe très au dessus des accords qu’offrent les vins d’autres régions.
Le plat principal était une épaule d’agneau de cinq heures sauce Gremolata. D’abord un Léoville Las Cases 1945. A l’ouverture, j’avais peur qu’il soit fermé. Il fut meilleur, passant du fermé à l’ouvert puis à l’épanoui. Malgré sa valeur on l’oublia bien vite avec un Château Margaux 1934 époustouflant de qualité, rond, épanoui, long en bouche et d’une séduction extrême. Un vin sublime.
Arrive alors un Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1956. A l’ouverture cinq heures avant, une odeur désagréable. Quand j’ai servi, j’avais peur. Mon opinion est que ce vin était blessé, mais il a ravi mes amis. On ne boit pas si souvent des vins du Domaine ! Sur des fromages, un Cote de Beaune Villages Champy 1947 et un Nuits Saint Georges Les Vaucrains Michelot propriétaire 1926. A l’ouverture c’est le 47 qui avait été le plus généreux en bouquet. Et au dîner, il montra une chaleur rassurante. Le 1926 était plus fatigué, mais il avait suffisamment de force pour prouver à l’envi qu’il était de bonne naissance. Grand vin, sans doute un peu usé, surtout à coté d’un 1947 éclatant.
Des desserts variés accompagnaient un Château Fayau Cadillac 1947 et une star absolue, dans un état de fraîcheur juvénile : Filhot 1928. Impossible d’échapper au charme de ce Sauternes impressionnant et parfait.
Sur un dessert au chocolat, il “fallait” revenir à la Fine Bourgogne Domaine de la Romanée Conti 1979 (la même bien sûr que celle de Noël).
Les convives ont voté, et ce furent les raretés qui l’emportèrent : le Filhot 1891 et le Grands Echézeaux DRC 1956. Mon vote personnel a été Margaux 1934 / Filhot 1928 / Cotes de Beaune Villages 1947.
On comprendra ma fierté de mettre certains vins en situation de briller : un Sauternes générique, un Jurançon qui côtoie une star canadienne, un Cadillac qui côtoie une légende du Sauternais, un Cote de Beaune Villages qui brille après 52 ans. Mettre en valeur les oubliés de l’histoire et trouver l’accord juste est mon plaisir le plus grand. Que je veux partager. C’est l’objet, c’est le cœur de la philosophie de wine-dinners.

dîner de réveillon le 25 décembre 2002 mercredi, 25 décembre 2002

Dîner de wine-dinners du 25 décembre 2002 au domicile de François Audouze
Bulletin 57

Dom Pérignon 1980
Pommes de terre à la crème et aux truffes à la Bruno
Les Terres Salées Christophe Barbier 2001 vin de pays des Côtes de Perpignan 14°
Vin blanc de Château Grillet 1986 Neyret Gachet à Condrieu

Canettes huppées de Bresse aux agrumes
Jurançon Château Jolys, cuvée Jean 1989, petit manseng Domaines Latrille 12°5
Inniskillin Okanagan Riesling Icewine 1999 10°

Fromages
Château Chalon Jean Bourdy 1982 13°

Salade de fruits exotiques
Sauternes de mise négoce 1922
Maurydoré vieux grenache sec Rancio # 1870 de Volontat Coume du Roy

Fine champagne Domaine de la Romanée Conti 1979

Dîner de wine-dinners au restaurant Laurent jeudi, 28 novembre 2002

Alors que j’avais quitté le restaurant Laurent seulement quelques heures auparavant, me voilà avec Patrick Lair débouchant les flacons d’un nouveau dîner de wine-dinners. Les bouchons sont venus particulièrement facilement, et pour la première fois, il m’a suffi de sentir. Point besoin de boire pour tester. Le nez le plus immédiatement généreux était celui du Cheval Blanc 60. Le plus prometteur, celui du Nuits Saint Georges. La circulation dense ce jour là laissait prévoir quelques retards que nous avons adoucis avec un merveilleux Beaucastel Chateauneuf du Pape rouge 1990 rescapé de la si prestigieuse réunion de l’Académie des Vins de France. Bien charnu et profitant avec succès de 24 heures d’oxygénation. Nous rejoignons la table si magnifiquement ordonnancée avec des décorations de fleurs et de vigne, des verres Spiegelau plus nombreux que les tuyaux d’un orgue, et les bouteilles de rouge et les bouchons épars sur cette magnifique table de onze.

Des convives charmants dont quatre habitués, seulement trois femmes mais illuminées de beauté, comme le menu, créé par Philippe Bourguignon et Alain Pégouret : Rouelles de Pied de Porc, Foie gras de canard poêlé, coing rôti au gingembre et piment d’Espelette, Coquille Saint-Jacques en nage forestière, Mignon de veau de lait cuit en cocotte, poêlée de cèpes Perdreau à la goutte de sang, rouennaise au vieux vin de Bourgogne, Roquefort de Baragnaudes, Tarte fine soufflée aux marrons, glace aux agrumes.

Délicate attention comme seul Philippe Bourguignon peut en avoir : il avait fait rassembler tous les fonds de bouteilles du Grands-Echézeaux du Domaine de la Romanée Conti 1990 pour faire la sauce du perdreau. Quelle délicatesse, et quelle sauce !

Le champagne Veuve Cliquot La Grande Dame 1990 est vraiment grand comme la Dame. C’est maintenant que le 1990 s’exprime en toute liberté, même si l’un des convives habitué des dîners pensait que les merveilleux pieds de porc eussent accepté un champagne plus mûr. Les rouelles étaient d’une justesse rare.

L’association du Jurançon Clos Cancaillaü Cuqueron vers 1935/1940 avec le foie et le coing donnait des mariages de rêve. Des petits zestes et le piment faisaient danser ce Jurançon doré aux subtilités infinies. Les novices n’en revenaient pas de l’étendue de saveurs si bien contrôlées par un sucre mesuré.

Le Chassagne Montrachet Gabriel Jouard Propriétaire 1983 rebondissait littéralement sur les coquilles. Un bonheur presque aussi intense que la fantastique émotion du même plat sur le Meursault Comtes Lafon de la veille. Le Bâtard, servi un peu frais n’éclosait pas. Mais au fil du plat, le Bâtard Montrachet Nicolas 1967 retrouvait toute sa noblesse, et cette si solide charpente. Qui dirait qu’un blanc de 1967 peut être aussi jeune et enthousiaste ?

Le mignon de veau était un petit chef-d’œuvre de simplicité pour mettre en valeur les deux Bordeaux. Le Château Cheval Blanc 1960 a été diversement apprécié. Sans doute un peu barré par un stockage antérieur dans une cave un peu chaude, il avait une petite "caramélisation" à peine sensible, tant sa générosité et sa finesse lui conservaient un potentiel de grand plaisir. J’ai trouvé dans le magnifique Château Ducru Beaucaillou Saint-Julien 1961 l’accomplissement rêvé de l’année 1961. Après Haut-Brion que je considère comme la réussite totale de 1961, surtout au nez mais bien sûr en bouche, ce Ducru est le 1961 idéal. La finesse est immense, et l’étalage de toutes les subtilités dépasse toutes les attentes.

Après le coté Renaissance du mignon de veau, on attaquait les guerres napoléoniennes sur ce puissant perdreau à la sauce au DRC !! Le Chambolle Musigny les Amoureuses, P. Misserey et Frère négociant 1981 permet le passage du Bordeaux au Bourgogne. C’est beau, c’est franc, c’est généreux, et surtout, c’est dans une gamme de goût que tous les convives connaissent. Quand arrive le Chambertin 1934 Charles Viénot (ex cave Maxim’s) toutes les pendules s’arrêtent : on a changé de planète, et l’on prend conscience que le vin peut produire une richesse gustative insoupçonnée. C’est transcendantal. Celui-ci est l’un des meilleurs que j’ai ouverts de sa caisse d’origine.

Le Nuits Saint Georges Ligeret probable 1947 ou avant est encore plus grand à mon goût. Et quelle merveilleuse opportunité que d’avoir ensemble ces deux vins qui rivalisent de subtilité. C’est quasi indescriptible tant la bouche accueille des variations de suavités. Assurément deux immenses Bourgognes qui se réjouissaient de côtoyer dans la sauce un de leurs prestigieux puînés, le Grands Echézeaux du Domaine DRC 1990. Au goût, je pense que le Nuits est un 1926, car j’ai plusieurs années, et il se rapproche de celle-là.

Avec l’exercice devenu classique du fromage avec le Sauternes, nous avons pu vérifier la justesse de construction du Château Caillou Barsac Crème de Tête 1943. C’est magnifiquement fait, et ce vin mériterait un classement supérieur. Mais quand apparaît le Château Climens 1929, tout s’arrête. La perfection absolue s’installe. C’est du concentré de bonheur. Il est presque impossible d’imaginer que quelque chose puisse être plus beau que cela. Il était si sombre, couleur café, que des convives avaient du mal à imaginer qu’il puisse s’agir d’un vin blanc ! C’était en fait un supplice de plomb fondu, un supplice de total plaisir, lourd, envahissant,. enivrant de totale félicité.

Lorsqu’il fut temps de voter, je demandai qu’on classe quatre vins au lieu de trois, pour éviter d’avoir Climens en première place pour tout le monde. Mais à mon grand étonnement, le vote fut très éclectique, avec de très nombreuses citations de tous les vins. Bien sûr, le Climens fut le plus nommé, mais pas toujours en tête. Mon choix personnel fut : Climens 1929, Nuits Saint Georges # 1926, Caillou 1943 et Chambertin 1934. Mais le Ducru 1961 méritait sans doute autant.

Peut-on imaginer tant de plaisir en deux jours : l’Académie du Vin de France, puis une sauce au perdreau faite au DRC, et un Climens 1929 ?

Dîner de l’Académie du Vin de France mercredi, 27 novembre 2002

Philippe Bourguignon invitait chez Laurent l’Académie du Vin de France. Il a eu l’heureuse idée de rajouter à ce groupe structuré quelques clients habitués du restaurant. Quelle joie que de retrouver des gens que j’admire : Jacques Puisais, Jean Pierre Perrin et Alain Senderens, trois complices d’un récent déjeuner (bulletin 47), Alexandre de Lur Saluces, et d’être présenté à des propriétaires de vins mythiques comme la Romanée Conti, Hugel, Pol Roger, Chave, Château d’Arlay, Huet, Château Simone, domaine de Cauhapé dont on a bu récemment les Jurançon et le président Jean Noël Boidron dont le fils m’avait adressé ce Calon 55 si bien fait (bulletin 21).
Que de discussions agréables avec des grands vignerons comme M. Hugel, comme Aubert de Villaine, M. Chave et d’autres. Je retrouve aussi de grands critiques renommés et des journalistes qui écrivent de si belles choses sur ces vins de rêve.
En première partie, chaque membre de l’Académie avait apporté ses productions les plus récentes. On raconte qu’un client a bu à lui tout seul près d’une bouteille de Romanée Saint-Vivant DRC 2001, quand il a vu quel trésor était présenté. Intéressante comparaison de ce DRC avec un Hermitage 2000 de Chave. Deux philosophies différentes. Très belles bouteilles offertes à nos palais avant le dîner : Gosset, Comte Lafon, Zind Humbrecht, les vins des propriétaires déjà cités ci-dessus et tant d’autres.
Lorsque nous passons à table, je remarque l’honneur qui m’est fait : Madame Gilberte Beaux, propriétaire du restaurant est entourée à sa droite de M. Hugel, le si dynamique propriétaire alsacien, et à sa gauche de votre serviteur qui a le second privilège d’être à la droite de Madame de Villaine, dont le mari est propriétaire du Domaine de la Romanée Conti (DRC). Ce n’était pas un hasard, mais le choix de Philippe Bourguignon. Il ne pouvait me faire plus grand plaisir.
Sur une araignée de mer dans ses sucs en gelée, un Riesling Jubilée en magnum 1996 de Hugel. Un nez merveilleux, une belle maturité et un meilleur accord sur le plat que le Vouvray « Le Haut Lieu » 1996 de Huet. La bouteille que nous avions était à mon goût trop fermée sur ce plat. Et, à âge égal, le Riesling est sans aucun doute le plus fort, alors que dans cinquante ans, le round pourrait changer de meneur.
Une Noix de Saint-Jacques en nage forestière délicieuse a permis un accord merveilleux avec le Meursault 1996 Comte Lafon absolument adapté et généreux. Sans doute le plus bel accord de la soirée. Plus concerné que le Château Simone 1996 de très belle structure mais qui ne trouvait pas là son meilleur emploi.
Une volaille de Bresse farcie au foie gras et macaronis dorés au four accueillait trois vins : le Grands Echézeaux DRC 1990, avec le Corbin Michotte 1990, vin du Président, et le Beaucastel 1990 de Jean Pierre Perrin. J’ai été d’une incroyable impolitesse avec Madame de Villaine en lui disant que son vin était trop fort, et trop généreux. Et c’est le vin lui-même qui a corrigé ma maladresse, car une heure plus tard, le nez de ce vin s’était complètement civilisé et avait retrouvé ces arômes que j’adore. Quel bonheur de retrouver ce DRC qu’une apparition brutale m’avait poussé à critiquer. J’espère que le brillant changement du vin m’aura fait pardonner. Sur le plat, c’est le Corbin Michotte qui était le plus adapté. Le DRC était trop puissant (au moment où il était servi), et le Beaucastel n’était pas parfaitement en situation (je l’ai bu le lendemain : il était alors dans sa vraie nature, avec sa pleine générosité).
Jacques Puisais faisait de la poésie sur chaque vin, trouvant des aspects qu’aucun d’entre nous ne découvrirait, et Philippe Bourguignon m’a signalé que d’une table à l’autre, les jugements variaient totalement. Comme il s’agit d’experts et de vignerons, on mesure à quel point le vin est une matière insaisissable !
Sur deux Comtés, l’un de 18 mois et l’autre de 36 mois, Château d’Arlay, Château Chalon 1990 Marquis de Laguiche. Toujours aussi précise association, plus flatteuse sur le 18 mois.
Deux mille feuilles, l’un à la vanille et l’autre à la mangue confite au piment d’Espelette, un Pinot Gris « Clos Jebsal » SGN (sélection de grains nobles) Zind Humbrecht 1996 et Yquem 1996. Aucun vin ne se marie vraiment à la vanille, comme j’en avais fait l’expérience au Bristol, mais avec la mangue, l’accord se faisait, contrarié toutefois par un piment incendiaire à mon palais. Est-ce la présence du SGN ou est-ce la bouteille ? Je n’ai pas senti le Yquem comme je l’aime habituellement. Peut-être était-ce le piment qui m’anesthésiait. J’ai bu de nouveau ce Yquem 96 au château. Celui-là m’allait.
Comme manifestement les soifs n’étaient pas éteintes – il y a dans cette Académie de solides constitutions – on a abondamment devisé avec du champagne Gosset rosé. Bavardages badins mais marqués d’une grande compétence. Apparemment, la fête s’est poursuivie largement au delà de mon départ. Comme j’organisais le jour même (nous avions franchi les heures tardives) et ici même un dîner de wine-dinners, Philippe Bourguignon a fait garder tous les fonds de bouteilles du Grands Echézeaux pour faire les sauces d’un des plats prévus. Quelle délicate attention !
Au cours du cocktail ou lors de conversations diverses, j’ai pu mesurer les mots aimables de ceux qui connaissent mon amour des vins anciens. Un honneur pour moi que de me trouver au milieu de ceux qui font les vins les plus beaux de la planète, et décident de l’évolution de leur fabrication, leurs choix déterminant ce que sera le vin français de demain.
On imagine volontiers que j’étais comme l’enfant à qui l’on ferait visiter une usine de sucettes. Les yeux brillent de fascination.
Une petite anecdote pour finir : un expert ami m’appelle et me dit : avez-vous lu l’article sur Alain Senderens dans la Revue du Vin de France ? (RVF, référence obligatoire). Il me dit : Alain Senderens interviewé dit que son coup de cœur récent est un Nuits Cailles Morin et Fils 1915. « Ça ne peut être que vous » me dit-il ! « c’était moi » répondis-je comme on répond à Bonaparte « j’y étais ». Et je lui raconte ce déjeuner de rêve (bulletin 45). Je suis content qu’Alain Senderens ait signalé cette merveilleuse bouteille que nous avions bue ensemble.
Après avoir côtoyé tant de vignerons que j’admire, j’ai bien dormi, la tête pleine de rêves. Le lendemain, un dîner de wine-dinners m’attendait chez Laurent.

Dîner de wine-dinners au restaurant « La Grande Cascade » jeudi, 21 novembre 2002

Dîner de wine-dinners au restaurant « La Grande Cascade » le 21 novembre 2002
Bulletin 50 – livre page 73

Les vins :
Champagne Mumm, cuvée René Lalou 1979
Corton Charlemagne Bouchard Père et Fils 1959
Batard-Montrachet Roland Thévenin 1947
La Mission Haut-Brion, Pessac Léognan 1972
Château Figeac Saint-Emilion 1983
Château Margaux, Ier GCC de Margaux 1967
Romanée Saint-Vivant, Domaine de la Romanée Conti 1986
Vosne-Romanée Bouchard Père et Fils 1971
Volnay, Coron Père et Fils 1928
Château Filhot, Sauternes 1935
Château Gilette, crème de tête Sauternes 1945

Le menu, créé par M. Menut et Richard Mebkhout :

Rissoles de foie gras de canard
Noix de coquille Saint-Jacques truffée
Langoustine à la plancha, jus de crustacés
Cabillaud au naturel, citrons confits et huile d’olive
Sole au beurre noisette et coques
Selle et côte d’agneau rôties aux amandes, jus aux épices
Filet de boeuf Salers rôti Périgueux
Râble de lièvre façon « civet »
Fromages de France affinés
Crêpes soufflées à l’orange, sorbet à l’orange
Café et Mignardises

Dîner de wine-dinners à la Grande Cascade jeudi, 21 novembre 2002

Un dîner organisé pour une seule entreprise, qui recevait ses grands prospects ou clients. Nous avions réservé pour l’apéritif un magnifique salon au 2ème étage de la Grande Cascade : atmosphère confidentielle et confortable. Un exposé bref sur des sujets professionnels, puis très vite, on ne parle plus que de vin. Une raison à cela : un Saint-Raphaël probablement des années 30 est un vrai sujet d’émerveillement. Le quinquina s’est estompé, l’écorce d’orange devient onctueuse, et le Rancio, domestiqué devient étonnamment chaleureux. C’est déjà une belle surprise pour les convives, car on entre de plain-pied dans un registre de goûts qui ne peuvent pas exister sur des vins ou apéritifs modernes.
Après ce préambule nous descendons dans la belle salle de restaurant de la Grande Cascade qui évoque volontiers les bals où tournoient de vastes crinolines. La table est bien dressée, le personnel est attentif et professionnel. Nous inaugurons une formule : un plat par vin. J’avais peur pour la logistique. Tout s’est déroulé dans la justesse et la douceur. Ce qui confirme la pertinence de l’encadrement de cet établissement si délicieusement parisien.
Sur des Rissoles de foie gras de canard particulièrement délicates, un Champagne Mumm Cuvée René Lalou 1979 s’affirme comme un grand champagne. La bulle est belle, la jeunesse est là, mais il y a juste cette petite pointe de maturité qui crée un bel équilibre. L’association était merveilleuse.
La Noix de coquille Saint-Jacques truffée avait conclu un PACS avec le Corton Charlemagne Bouchard Père & Fils 1959 qui est un de mes chouchous. Une couleur d’une noblesse extrême, un parfum enveloppant, et un goût d’une puissance savoureuse. Il faut imaginer la situation suivante : ayant eu l’occasion de parler abondamment des vins anciens lors de l’apéritif, on m’écoute poliment, et on suppose que mon enthousiasme doit être teinté d’un peu de passion excessive. Et là, on a tout à coup un Corton qui surpasse tous les Cortons qu’on a eu l’occasion de boire dans sa vie. C’est assez déroutant, alors, on cherche où est le truc. Car trop d’a priori tombent d’un coup. Il faut dire que j’avais attaqué très fort sur un de mes blancs favoris, doré comme un coing.
Fort heureusement (si l’on ose dire, pour prouver que tout n’est pas d’une absolue perfection !!!) sur une fondante Langoustine à la plancha, jus de crustacés, le Bâtard Montrachet Roland Thévenin 1947, fort malencontreusement ouvert au dernier moment (c’est ma faute, et pas celle de ce si compétent sommelier) vient rappeler opportunément que ces vins vieux n’ont pas tous gardé le teint de Catherine Deneuve. Le Bâtard Montrachet a montré un désagréable arrière goût métallique qui a disparu. Il ne s’est remis à vivre que beaucoup plus tard, évoluant à chaque seconde, pour reprendre – mais beaucoup trop tard – ce que représente son rang social dans les blancs de Bourgogne.
J’avais abondamment parlé du risque potentiel de La Mission Haut-Brion Pessac Léognan 1972, vin d’une année difficile. Mais La Mission est vraiment solide. Sur un Cabillaud au naturel, citrons confits et huile d’olive qui convenait parfaitement (poisson et Bordeaux rouge, quel plaisir), le Mission a tenu sa place, a montré une belle rondeur que son année ne promettait pas. Incroyable comme une pointe de citron peut réveiller un Bordeaux rouge. On est loin de ce que l’on lit dans tous les manuels. La seule petite gène culinaire au sein de plats parfaits fut l’épaisseur de la Sole au beurre noisette et coques. La sole était belle, mais son épaisseur étouffait un peu un vin grandiose : Château Margaux, 1er GCC 1967 qui est une réussite exceptionnelle. Il est beau, il est rond, il a la féminité triomphante de Margaux, et, sans qu’on ait besoin de créer de compétition, on sait qu’il rivaliserait avec les plus beaux millésimes de ce vin de légende. Imaginer qu’un Margaux de cette classe s’acoquine aussi bien avec des coques qui le dissèquent est un plaisir immense pour moi. Heureusement, il n’est pas égoïste.
Comme nous étions onze au lieu de dix, j’ai rajouté un vin. Mais l’équilibre du menu avait déjà été créé sur dix plats. On a donc fait une sorte de « trou normand » avec un Figeac Saint Emilion 1983. Elégance de ce Saint-Emilion qui peut si souvent rivaliser au sommet avec Cheval Blanc et Ausone.
On entre dans le domaine des viandes et des Bourgognes. Très jolie Selle et côte d’agneau rôties aux amandes, jus aux épices, sur un Vosne Romanée Bouchard Père & Fils 1971 bien gouleyant, facile et proche de saveurs connues, mais bien exécutées. C’est le moment le plus rassurant pour les convives, car on est sur des registres habituels.
Le Filet de boeuf Salers rôti Périgueux est une pure merveille. Et le Volnay Coron Père & Fils 1928 est un monument. On connaît mon amour inconditionnel pour les années 28 et 29 qui sont – en ce moment – les plus accomplies des grandes années du siècle. Tant qu’on a pas goûté ce Volnay, on ne peut pas savoir ce qu’est un vin immense, aux saveurs qui ne sont plus « photocopiables ». Les tendances nouvelles ne referont plus cela. Onctueux, présent, dense, affirmé, joyeux, ce vin a tout pour lui. Un vraiment grand moment.
Puis arrive un Râble de lièvre façon « civet ». Magistral. Celui d’Eric Fréchon m’avait enthousiasmé. Celui-ci, traité de façon fort différente a montré une classe extrême. Comme dans un précédent dîner, c’est un Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1986 qui a accompagné le lièvre. Comme la dernière fois, ce vin est grand. Il a une incontestable élégance, mais on voit bien le contraste avec ces vins anciens d’une telle tenue, qui transcendent tous les goûts actuels.
Sur une pâte persillée puis de merveilleuses Crêpes soufflées à l’orange, et un sorbet à l’orange nous avons dégusté un Château Filhot Sauternes 1935 et un Château Gilette crème de tête Sauternes 1945. Deux Sauternes complètement opposés et si intéressants à apprécier ensemble. Le Filhot est clair, léger, subtilement aromatique. Le Gilette est un sommet absolu du Sauternes. Il est à part, fait de concentration, de force extrême. Il s’affirme comme un acteur sûr de son public. C’est l’accomplissement du travail parfait magnifié par une longévité infinie. Ce sont décidément les agrumes qui embellissent ou servent de faire-valoir aux Sauternes.
J’ai demandé que l’on vote pour les vins comme chaque fois. Très grande variété de choix, ce qui montre qu’il n’y a pas qu’une vérité. Mon choix, que chacun pourrait deviner est dans l’ordre : Volnay 1928, Gilette 1945, et Corton Charlemagne 1959. Il serait difficile de déterminer quel accord fut le plus parfait entre la Saint-Jacques et le Bouchard, le râble et le Saint-Vivant DRC, j’ai un petit faible pour l’exceptionnel cabillaud sur un vin d’une année frêle, le Mission 72.
Une expérience avec la famille Menut qui en appelle d’autres, la confirmation du talent d’un chef, Richard Mebkhout, et l’excellence du service dans un lieu appelant au rêve et au plaisir de la table.

Déjeuner à Apicius dans le 17ème jeudi, 21 novembre 2002

Chez le délicieux Apicius, Jean Pierre Vigato nous a proposé une terrine fondante qui sur un Rully 1er Cru Clos Saint-Jacques Domaine de la Folie M. Bouton 1998 glissait comme un véritable plaisir. Un gentil Saint-Véran Domaine des deux Roches Vieilles Vignes 2000 venait assouvir les soifs avant que n’apparaisse la majesté absolue. Le Vosne Romanée Cros Parantoux Henri Jayer 1991 est une légende, et un vrai plaisir. Le nez est si rassurant. On sait qu’on est en présence d’un grand vin. Quel bonheur que ce vin là. On a tout le talent de l’exactitude. Que de vins modernes feraient bien de s’inspirer de cette justesse là. J’ai un peu boudé le pied de porc, mais un gigot d’agneau voisin me semblait une petite merveille. Sur de la mandarine confite à la cardamome, un verre de Rivesaltes de 50 ans d’age se révélait l’exacte ponctuation : une dictée de Bernard Pivot sans aucune faute – le rêve – un accord absolu. Belle cuisine d’un chef que l’on sent en plein accomplissement de son talent, et des vins d’une liste intelligente (ils sont plusieurs amis restaurateurs à se concerter). Et, encore une fois, la confirmation du mythe Henri Jayer, ce grandiose talent de la Bourgogne.

dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Bristol mardi, 5 novembre 2002

Dîner au restaurant de l’hôtel Bristol le 5 novembre 2002
Bulletin 48

Les vins :
Champagne Ruinart Blanc de Blanc 1990
Château Carbonnieux blanc 1937
Bâtard Montrachet Albert Morey 1986
Château Palmer 1964
Château Ausone 1937
Pommard de Moucheron & Cie 1955
Beaunes Marconnet Remoissenet 1947
Romanée Saint-Vivant DRC 1986
Maury Paule de Volontat 1925
Château Roustit Sainte Croix du Mont 1953
Jurançon Cuqueron Clos Cancaillaü vers 1940

Le menu, créé par Eric Fréchon :
Macaronis
farcis d’artichaut, truffe et foie gras de canard
gratinés au vieux parmesan
Noix de Saint-Jacques
et truffe blanche d’Alba poêlées
fine mousseline Dubarry, bouillon de parmesan Reggiano
Canard sauvage
laqué au miel épicé, navet confit à la poudre d’agrumes et figues rôties
Lièvre de la Beauce
l’épaule cuisinée en civet, le râble rôti au poivre vert
gnocchi sardi cuit comme un risotto
Fourme d’Ambert
Mille-feuille à la vanille

dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Bristol mardi, 5 novembre 2002

Un dîner spécial de wine-dinners. D’abord il y avait une majorité de femmes (60%), ce qui est agréable, et crée une atmosphère très détendue. Ensuite, il y avait une raison particulière à la présence de chaque convive. Une journaliste qui veut écrire sur nos dîners, un journaliste qui a écrit sur wine-dinners et que je voulais remercier. Un convive venu grâce à son article, ce qui authentifiait l’effet de ses belles chroniques, une journaliste qui pourrait écrire sur ce dîner dans un journal féminin, puisque nous étions à un dîner de femmes, une femme qui est, de tous nos membres, la participante la plus régulière à nos dîners, avec plus de cinq participations, la représentante d’une société qui nous a passé les plus grosses réservations de dîners, la digne représentante et héritière du plus prestigieux des restaurants français, la représentante d’un autre restaurant qui est mon chouchou, et un ami de très longue date, gastronome pointu. Etait-ce la présence de si jolies femmes ? Je me suis pris à parler plus que de coutume, expliquant comment on doit manger des mûres sur les chemins d’été, comment on doit croquer les grains de raisin, comment profiter au mieux des saveurs combinées d’un fromage à pâte persillée et d’un Sauternes (un discours classique de presque chaque dîner) et je me suis même vu expliquer, et en « direct live », par l’exemple, pourquoi une banane est meilleure quand on la mange en ayant séparé ses trois quartiers, comme on sépare ceux d’une mandarine, que lorsqu’on la mange de la façon habituelle en mordant dans le fruit. Il fallait vraiment que l’atmosphère fût joyeuse pour justifier ces digressions sur mes plaisirs à la Philippe Delerm. Elle le fut.
Tout le monde a unanimement applaudi la cuisine remarquable d’Eric Fréchon. Il traite les produits avec une simplicité extrême, donnant une cuisine traditionnelle d’un talent hors norme, par des complications raffinées mais totalement intégrées. Son lièvre était exceptionnel, et l’accord du canard avec le Palmer 1964 était porteur d’une émotion rare comme on souhaite en trouver. Il y a comme cela, par surprise, une communion d’une telle intensité qu’on sent qu’on a le « vrai » accord parfait, tellement transcendant par rapport à un accord simplement réussi.
Les plats de Eric Fréchon étaient : Macaronis farcis d’artichaut, truffe et foie gras de canard gratinés au vieux parmesan, Noix de Saint-Jacques et truffe blanche d’Alba poêlées fine mousseline Dubarry, bouillon de parmesan Reggiano, Canard sauvage laqué au miel épicé, navet confit à la poudre d’agrumes et figues rôties, Lièvre de la Beauce l’épaule cuisinée en civet, le râble rôti au poivre vert gnocchi sardi cuit comme un risotto. Fourme d’Ambert, Mille-feuille à la vanille.
J’ai ouvert les vins à 16 heures avec Myriam Lombard, jeune et talentueuse sommelière qui n’en revenait pas des odeurs et saveurs pour elle inconnues de ces vins étonnants. Elle en profitait avec bonheur.
Les convives arrivent, tous à l’heure. Après les consignes d’usage, comme l’hôtesse qui rappelle au sol ce qu’il ne faut pas faire en vol, nous passons à table, dans la salle ovale qui est certainement l’une des plus belles de Paris, à une table merveilleusement dressée, sous un éclairage judicieusement tamisé. L’hôtel Bristol est vraiment un lieu de rêve.
Nous avons commencé par un Champagne Ruinart Blanc de Blanc 1990. Les conversations étaient déjà tellement lancées qu’on serait presque passé à coté de cet excellent champagne, gentiment chatouillé par un excellent jambon. Puis arrive une des vedettes de la soirée : Château Carbonnieux blanc 1937. Un nez invraisemblable de puissance, une couleur d’un doré raffiné, et une puissance en bouche qui mettait déjà chaque convive en présence d’un vin exceptionnel. Enveloppant la bouche, persistant, avec un gras raffiné et des myriades d’évocations. Le bonheur s’installait. Puis, un splendide étonnement : le Bâtard Montrachet Albert Morey 1986 arrivait avec un nez d’une invraisemblable complexité, et dégageait une subtilité et une justesse étonnante. Ma voisine, qui possède l’une des plus belles caves marchandes de Paris n’en revenait pas. Elle s’étonnait aussi de l’extrême variation des saveurs entre son verre et le mien pour chaque vin, puisque « l’étiquette » veut que l’on serve d’abord les femmes, et qu’on me serve en dernier, ce qui fait que j’ai toujours le meilleur de la bouteille. Il est assez compréhensible que j’accepte de me sacrifier en respectant les convenances. Ce Bâtard était d’une qualité plus qu’inattendue : un Albert Morey est grand, mais là il était grandiose. J’ai fait essayer une anguille adoucie par une pomme de terre avec les deux blancs secs. C’est très intéressant.
Le Château Palmer 1964 a eu l’extrême bonheur d’arriver sur un accord parfait, chaque épice, chaque grain de poivre de la peau du canard servant de tremplin à un vin chaleureux, rond, économe de sa force – c’est l’année – mais si grand de plaisir. Une réussite de jouissance immédiatement accessible. A l’ouverture, j’avais peur de ce Château Ausone 1937. Bouchon plein de terre. Niveau plutôt bas. Or le nez fut une heureuse surprise, et sa belle tenue au moment du dîner fut une récompense. Ausone est très compliqué. Celui-là un peu faible comme le sont ces vins anciens, mais il s’est bien réveillé, montrant une belle structure et un équilibre suffisant. J’avais prévu un vin de secours. Il n’en fut pas besoin.
Le Pommard de Moucheron & Cie 1955 est d’une orthodoxie extrême. Un nez dont on ne se lasse pas, et un charme étonnant. L’un des convives en est tombé amoureux. Et il avait bien raison. Le lièvre si prodigieux allait mettre en valeur les vins qui l’accompagnaient. Le 55 a été servi en même temps que le Beaune Marconnet Remoissenet 1947. Un vin remarquable, d’une perfection rare. Un nez puissant, affirmé, et une richesse enveloppante en bouche qui confirmait toute la puissance expressive des vieux Bourgognes. Le râble le mettait en valeur. Lorsqu’on a servi, sur une deuxième assiette du lièvre le Romanée Saint Vivant Domaine de la Romanée Conti 1986, chacun revenait sur des terres connues. Toutes les saveurs, même complexes, redevenaient familières pour beaucoup. Mais elles ne faisaient pas oublier les si belles complexités et les accomplissements des vins plus vieux de trente à quarante ans. Le jeune vin allait plus sur l’épaule, les plus anciens plus sur le râble merveilleux.
J’avais voulu essayer un Maury 1925 de Paule de Volontat (non prévu sur la liste initiale) sur le lièvre. Ce n’est pas un bon accord. J’ai pu vérifier que cela n’apporte rien, alors que sur les gnocchis à la truffe, le Maury s’exprime avec bonheur. Beau Maury de chaleur, sans doute un peu trop jeune. Le Château Roustit Sainte Croix du Mont 1953 est extrêmement subtil. Tout en finesse, avec un nez envoûtant comme un parfum, il a montré une élégance rare. Les deux liquoreux ont montré leurs qualités et leurs différences aussi bien sur la fourme, le mille feuille (mon choix, pour sortir des accords classiques, mais ce n’est pas convaincant, même si le mille feuilles est parfait), et un dessert au coing. Le Jurançon Cuqueron Clos Cancaillaü vers 1940 a montré une étonnante complexité. A l’ouverture je l’avais essayé avec Myriam sur un abricot sec. Une merveille. Sur le coing, un bonheur rare. Je suis sans doute plus sensible que d’autres à ces vins aux saveurs si inhabituelles, tant ce Jurançon fut déroutant, car je fus le seul à le mettre dans mon tiercé. Les résultats du tiercé, souvent différents, ont donné quelques constantes : les deux blancs secs du début, le Carbonnieux 37 et le Bâtard 86 furent les plus cités, avec le Beaune 47. Mais d’autres ont été cités, comme le Pommard 55 cité une fois premier. Le Palmer 64 fut beaucoup cité et même le Ausone fut cité. Mon tiercé fut 1 : Carbonnieux 37, en 2 : Beaune Marconnet 47, et en 3 le Jurançon. Chacun a pu vérifier la justesse des choix d’Eric Fréchon, et a pu prendre conscience de ce que les vins vieux bien présentés donnent des saveurs qu’aucun vin actuel ne peut délivrer. Le charme de nos belles convives méritait ces accords parfaits. Un service rigoureux d’une belle exactitude et le talent d’un chef ont parachevé un dîner sans la moindre faute, la récompense des amoureux des vins anciens.

Déjeuner au Bistrot du Sommelier et dîner au restaurant Guy Savoy mercredi, 23 octobre 2002

L’anecdote qui suit pourrait s’appeler : « faut-il vraiment s’intéresser aux années 70 ? ». Je vais déjeuner chez cet excellent Philippe Faure-Brac qui vient de commettre un si joli livre, et j’ai envie d’ouvrir une Mouline. Le directeur du Bistrot du Sommelier, qui me connaît bien, me dit que je devrais essayer une année plus difficile, puisque j’explore des terres rares, et me suggère la Mouline 1977, Cote Rôtie de Guigal. On a évidemment les caractéristiques de Mouline, mais c’est bien fatigué, et malgré de succulents plats, rien ne réveille cette beauté endormie. Il y a deux ou trois lueurs, mais on est bien loin de la flamboyance que doit avoir ce vin.
Le soir même, après un très austère exposé d’une banque d’affaires (difficile de passionner l’auditoire quand le CAC 40 fait de l’apnée en catégorie no limit), il fallait se ressourcer chez Guy Savoy, et folle impulsion de l’instant, je décide d’ouvrir un Montrachet du Domaine de la Romanée Conti, qui est pour moi ce qui se fait de plus extrême dans la magie du vin. Il y a deux années sur la carte. Je veux prendre le 94, mais Eric Mancio me dit : « vous, vous devriez prendre le 1976« . Je cède. Quand on met dans une bouteille le prix d’une croisière aller et retour sur la Lune, on est, qu’on le veuille ou non, un peu désireux de le trouver bon. Et ce Montrachet est un mythe. Mais cette bouteille a dû souffrir, comme le montre le bouchon fatigué et blessé, et ce vin fut court, loin de l’explosion que j’avais trouvée dans des expériences passées. Mais Montrachet DRC, c’est le plus grand blanc du monde, et même blessé, l’animal est splendide. Un nez d’extrême complexité révélant peut-être trop d’alcool, et un goût qui s’il n’est pas très long, a quand même une grande histoire à raconter.
Et tout au long du repas j’ai recherché l’accord avec ce vin qui demandait un choc de titan. Il fallait lui donner « jab crochet, jab uppercut » pour qu’il consente à se révéler à son vrai niveau. Et j’y suis arrivé, avec la si agréable compréhension de Guy Savoy. Guy avait apporté un saumon avec une panure qu’il pensait adaptée. C’était vrai pour la panure, mais il aurait fallu une tranche plus épaisse de saumon, pour faire sortir le vin de sa tanière. Sur une extraordinaire soupe d’artichaut, aucun vin ne résisterait. Mais le Montrachet tenait le challenge, et on voyait à quel point sa structure si belle se mariait avec l’artichaut et la truffe blanche. Il fallait un contact encore plus rude, car on n’effleurait qu’à peine le monstre, et je suggérai à Guy une poitrine de pigeon. Sans trop y croire, mais en faisant confiance à ma folie, il me suggéra un col vert. Je passai d’abord par de sublimes langoustines éclatées aux salsifis, plat d’un accomplissement absolu, mais qui n’arrivait toujours pas à entamer le monolithe du Montrachet. Puis soudain l’extase. Le moment divin que j’attendais. Sur un Montrachet qui s’épanouissait, la brutalité de la chair du col vert, avec une sauce puissante arrivait à émouvoir cette légende, et l’accord était d’une perfection absolue. Et quand une chair se marie à ce monstre sacré, c’est un Etna de plaisir. J’avais enfin trouvé ce qui permettait à ce vin légendaire, fatigué de souffrances accidentelles, de livrer ce qui justifie sa stature unique. Bouteille n° 2008 sur 2812 produites, j’avais malgré tout approché le bonheur. Je dis malgré tout car j’aurais dû prendre une Mouline plus jeune, et un Montrachet plus jeune. On imagine, du fait de mes dîners, que je n’aime que le « vieux », alors que j’apprécie aussi ce qui est dans le fruit, dans le jus, et dans la spontanéité.
Ce qui ramène à l’histoire du vin. Les vins des années 20, 30 et 40 qui ont été bien conservés sont beaucoup plus jeunes que des vins des années 70. C’est cela qui justifie la démarche de wine-dinners, qui fait revivre de jeunes vieillards, quand certains jeunes adultes sont déjà fatigués. Il y aurait long à dire sur l’évolution des méthodes. Je suis chaque jour plus convaincu que les vins que nous buvons à nos dîners ne sont plus reproductibles. Nous savourons un capital que rien ne remplacera. D’où la légitime excitation à chaque ouverture de ces flacons rares.
Il faut savoir boire les vins récents des années 90 et 80 que des viticulteurs talentueux améliorent sans cesse, mais comprendre aussi que les survivants des années avant 45 ou avant 61 si l’on est plus large sont de véritables trésors entraînant sur des terrains que plus personne ne pourra recréer.