Dîner de wine-dinners à la Grande Cascadejeudi, 21 novembre 2002

Un dîner organisé pour une seule entreprise, qui recevait ses grands prospects ou clients. Nous avions réservé pour l’apéritif un magnifique salon au 2ème étage de la Grande Cascade : atmosphère confidentielle et confortable. Un exposé bref sur des sujets professionnels, puis très vite, on ne parle plus que de vin. Une raison à cela : un Saint-Raphaël probablement des années 30 est un vrai sujet d’émerveillement. Le quinquina s’est estompé, l’écorce d’orange devient onctueuse, et le Rancio, domestiqué devient étonnamment chaleureux. C’est déjà une belle surprise pour les convives, car on entre de plain-pied dans un registre de goûts qui ne peuvent pas exister sur des vins ou apéritifs modernes.
Après ce préambule nous descendons dans la belle salle de restaurant de la Grande Cascade qui évoque volontiers les bals où tournoient de vastes crinolines. La table est bien dressée, le personnel est attentif et professionnel. Nous inaugurons une formule : un plat par vin. J’avais peur pour la logistique. Tout s’est déroulé dans la justesse et la douceur. Ce qui confirme la pertinence de l’encadrement de cet établissement si délicieusement parisien.
Sur des Rissoles de foie gras de canard particulièrement délicates, un Champagne Mumm Cuvée René Lalou 1979 s’affirme comme un grand champagne. La bulle est belle, la jeunesse est là, mais il y a juste cette petite pointe de maturité qui crée un bel équilibre. L’association était merveilleuse.
La Noix de coquille Saint-Jacques truffée avait conclu un PACS avec le Corton Charlemagne Bouchard Père & Fils 1959 qui est un de mes chouchous. Une couleur d’une noblesse extrême, un parfum enveloppant, et un goût d’une puissance savoureuse. Il faut imaginer la situation suivante : ayant eu l’occasion de parler abondamment des vins anciens lors de l’apéritif, on m’écoute poliment, et on suppose que mon enthousiasme doit être teinté d’un peu de passion excessive. Et là, on a tout à coup un Corton qui surpasse tous les Cortons qu’on a eu l’occasion de boire dans sa vie. C’est assez déroutant, alors, on cherche où est le truc. Car trop d’a priori tombent d’un coup. Il faut dire que j’avais attaqué très fort sur un de mes blancs favoris, doré comme un coing.
Fort heureusement (si l’on ose dire, pour prouver que tout n’est pas d’une absolue perfection !!!) sur une fondante Langoustine à la plancha, jus de crustacés, le Bâtard Montrachet Roland Thévenin 1947, fort malencontreusement ouvert au dernier moment (c’est ma faute, et pas celle de ce si compétent sommelier) vient rappeler opportunément que ces vins vieux n’ont pas tous gardé le teint de Catherine Deneuve. Le Bâtard Montrachet a montré un désagréable arrière goût métallique qui a disparu. Il ne s’est remis à vivre que beaucoup plus tard, évoluant à chaque seconde, pour reprendre – mais beaucoup trop tard – ce que représente son rang social dans les blancs de Bourgogne.
J’avais abondamment parlé du risque potentiel de La Mission Haut-Brion Pessac Léognan 1972, vin d’une année difficile. Mais La Mission est vraiment solide. Sur un Cabillaud au naturel, citrons confits et huile d’olive qui convenait parfaitement (poisson et Bordeaux rouge, quel plaisir), le Mission a tenu sa place, a montré une belle rondeur que son année ne promettait pas. Incroyable comme une pointe de citron peut réveiller un Bordeaux rouge. On est loin de ce que l’on lit dans tous les manuels. La seule petite gène culinaire au sein de plats parfaits fut l’épaisseur de la Sole au beurre noisette et coques. La sole était belle, mais son épaisseur étouffait un peu un vin grandiose : Château Margaux, 1er GCC 1967 qui est une réussite exceptionnelle. Il est beau, il est rond, il a la féminité triomphante de Margaux, et, sans qu’on ait besoin de créer de compétition, on sait qu’il rivaliserait avec les plus beaux millésimes de ce vin de légende. Imaginer qu’un Margaux de cette classe s’acoquine aussi bien avec des coques qui le dissèquent est un plaisir immense pour moi. Heureusement, il n’est pas égoïste.
Comme nous étions onze au lieu de dix, j’ai rajouté un vin. Mais l’équilibre du menu avait déjà été créé sur dix plats. On a donc fait une sorte de « trou normand » avec un Figeac Saint Emilion 1983. Elégance de ce Saint-Emilion qui peut si souvent rivaliser au sommet avec Cheval Blanc et Ausone.
On entre dans le domaine des viandes et des Bourgognes. Très jolie Selle et côte d’agneau rôties aux amandes, jus aux épices, sur un Vosne Romanée Bouchard Père & Fils 1971 bien gouleyant, facile et proche de saveurs connues, mais bien exécutées. C’est le moment le plus rassurant pour les convives, car on est sur des registres habituels.
Le Filet de boeuf Salers rôti Périgueux est une pure merveille. Et le Volnay Coron Père & Fils 1928 est un monument. On connaît mon amour inconditionnel pour les années 28 et 29 qui sont – en ce moment – les plus accomplies des grandes années du siècle. Tant qu’on a pas goûté ce Volnay, on ne peut pas savoir ce qu’est un vin immense, aux saveurs qui ne sont plus « photocopiables ». Les tendances nouvelles ne referont plus cela. Onctueux, présent, dense, affirmé, joyeux, ce vin a tout pour lui. Un vraiment grand moment.
Puis arrive un Râble de lièvre façon « civet ». Magistral. Celui d’Eric Fréchon m’avait enthousiasmé. Celui-ci, traité de façon fort différente a montré une classe extrême. Comme dans un précédent dîner, c’est un Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1986 qui a accompagné le lièvre. Comme la dernière fois, ce vin est grand. Il a une incontestable élégance, mais on voit bien le contraste avec ces vins anciens d’une telle tenue, qui transcendent tous les goûts actuels.
Sur une pâte persillée puis de merveilleuses Crêpes soufflées à l’orange, et un sorbet à l’orange nous avons dégusté un Château Filhot Sauternes 1935 et un Château Gilette crème de tête Sauternes 1945. Deux Sauternes complètement opposés et si intéressants à apprécier ensemble. Le Filhot est clair, léger, subtilement aromatique. Le Gilette est un sommet absolu du Sauternes. Il est à part, fait de concentration, de force extrême. Il s’affirme comme un acteur sûr de son public. C’est l’accomplissement du travail parfait magnifié par une longévité infinie. Ce sont décidément les agrumes qui embellissent ou servent de faire-valoir aux Sauternes.
J’ai demandé que l’on vote pour les vins comme chaque fois. Très grande variété de choix, ce qui montre qu’il n’y a pas qu’une vérité. Mon choix, que chacun pourrait deviner est dans l’ordre : Volnay 1928, Gilette 1945, et Corton Charlemagne 1959. Il serait difficile de déterminer quel accord fut le plus parfait entre la Saint-Jacques et le Bouchard, le râble et le Saint-Vivant DRC, j’ai un petit faible pour l’exceptionnel cabillaud sur un vin d’une année frêle, le Mission 72.
Une expérience avec la famille Menut qui en appelle d’autres, la confirmation du talent d’un chef, Richard Mebkhout, et l’excellence du service dans un lieu appelant au rêve et au plaisir de la table.