Dîner de wine-dinners au restaurant Laurentjeudi, 28 novembre 2002

Alors que j’avais quitté le restaurant Laurent seulement quelques heures auparavant, me voilà avec Patrick Lair débouchant les flacons d’un nouveau dîner de wine-dinners. Les bouchons sont venus particulièrement facilement, et pour la première fois, il m’a suffi de sentir. Point besoin de boire pour tester. Le nez le plus immédiatement généreux était celui du Cheval Blanc 60. Le plus prometteur, celui du Nuits Saint Georges. La circulation dense ce jour là laissait prévoir quelques retards que nous avons adoucis avec un merveilleux Beaucastel Chateauneuf du Pape rouge 1990 rescapé de la si prestigieuse réunion de l’Académie des Vins de France. Bien charnu et profitant avec succès de 24 heures d’oxygénation. Nous rejoignons la table si magnifiquement ordonnancée avec des décorations de fleurs et de vigne, des verres Spiegelau plus nombreux que les tuyaux d’un orgue, et les bouteilles de rouge et les bouchons épars sur cette magnifique table de onze.

Des convives charmants dont quatre habitués, seulement trois femmes mais illuminées de beauté, comme le menu, créé par Philippe Bourguignon et Alain Pégouret : Rouelles de Pied de Porc, Foie gras de canard poêlé, coing rôti au gingembre et piment d’Espelette, Coquille Saint-Jacques en nage forestière, Mignon de veau de lait cuit en cocotte, poêlée de cèpes Perdreau à la goutte de sang, rouennaise au vieux vin de Bourgogne, Roquefort de Baragnaudes, Tarte fine soufflée aux marrons, glace aux agrumes.

Délicate attention comme seul Philippe Bourguignon peut en avoir : il avait fait rassembler tous les fonds de bouteilles du Grands-Echézeaux du Domaine de la Romanée Conti 1990 pour faire la sauce du perdreau. Quelle délicatesse, et quelle sauce !

Le champagne Veuve Cliquot La Grande Dame 1990 est vraiment grand comme la Dame. C’est maintenant que le 1990 s’exprime en toute liberté, même si l’un des convives habitué des dîners pensait que les merveilleux pieds de porc eussent accepté un champagne plus mûr. Les rouelles étaient d’une justesse rare.

L’association du Jurançon Clos Cancaillaü Cuqueron vers 1935/1940 avec le foie et le coing donnait des mariages de rêve. Des petits zestes et le piment faisaient danser ce Jurançon doré aux subtilités infinies. Les novices n’en revenaient pas de l’étendue de saveurs si bien contrôlées par un sucre mesuré.

Le Chassagne Montrachet Gabriel Jouard Propriétaire 1983 rebondissait littéralement sur les coquilles. Un bonheur presque aussi intense que la fantastique émotion du même plat sur le Meursault Comtes Lafon de la veille. Le Bâtard, servi un peu frais n’éclosait pas. Mais au fil du plat, le Bâtard Montrachet Nicolas 1967 retrouvait toute sa noblesse, et cette si solide charpente. Qui dirait qu’un blanc de 1967 peut être aussi jeune et enthousiaste ?

Le mignon de veau était un petit chef-d’œuvre de simplicité pour mettre en valeur les deux Bordeaux. Le Château Cheval Blanc 1960 a été diversement apprécié. Sans doute un peu barré par un stockage antérieur dans une cave un peu chaude, il avait une petite "caramélisation" à peine sensible, tant sa générosité et sa finesse lui conservaient un potentiel de grand plaisir. J’ai trouvé dans le magnifique Château Ducru Beaucaillou Saint-Julien 1961 l’accomplissement rêvé de l’année 1961. Après Haut-Brion que je considère comme la réussite totale de 1961, surtout au nez mais bien sûr en bouche, ce Ducru est le 1961 idéal. La finesse est immense, et l’étalage de toutes les subtilités dépasse toutes les attentes.

Après le coté Renaissance du mignon de veau, on attaquait les guerres napoléoniennes sur ce puissant perdreau à la sauce au DRC !! Le Chambolle Musigny les Amoureuses, P. Misserey et Frère négociant 1981 permet le passage du Bordeaux au Bourgogne. C’est beau, c’est franc, c’est généreux, et surtout, c’est dans une gamme de goût que tous les convives connaissent. Quand arrive le Chambertin 1934 Charles Viénot (ex cave Maxim’s) toutes les pendules s’arrêtent : on a changé de planète, et l’on prend conscience que le vin peut produire une richesse gustative insoupçonnée. C’est transcendantal. Celui-ci est l’un des meilleurs que j’ai ouverts de sa caisse d’origine.

Le Nuits Saint Georges Ligeret probable 1947 ou avant est encore plus grand à mon goût. Et quelle merveilleuse opportunité que d’avoir ensemble ces deux vins qui rivalisent de subtilité. C’est quasi indescriptible tant la bouche accueille des variations de suavités. Assurément deux immenses Bourgognes qui se réjouissaient de côtoyer dans la sauce un de leurs prestigieux puînés, le Grands Echézeaux du Domaine DRC 1990. Au goût, je pense que le Nuits est un 1926, car j’ai plusieurs années, et il se rapproche de celle-là.

Avec l’exercice devenu classique du fromage avec le Sauternes, nous avons pu vérifier la justesse de construction du Château Caillou Barsac Crème de Tête 1943. C’est magnifiquement fait, et ce vin mériterait un classement supérieur. Mais quand apparaît le Château Climens 1929, tout s’arrête. La perfection absolue s’installe. C’est du concentré de bonheur. Il est presque impossible d’imaginer que quelque chose puisse être plus beau que cela. Il était si sombre, couleur café, que des convives avaient du mal à imaginer qu’il puisse s’agir d’un vin blanc ! C’était en fait un supplice de plomb fondu, un supplice de total plaisir, lourd, envahissant,. enivrant de totale félicité.

Lorsqu’il fut temps de voter, je demandai qu’on classe quatre vins au lieu de trois, pour éviter d’avoir Climens en première place pour tout le monde. Mais à mon grand étonnement, le vote fut très éclectique, avec de très nombreuses citations de tous les vins. Bien sûr, le Climens fut le plus nommé, mais pas toujours en tête. Mon choix personnel fut : Climens 1929, Nuits Saint Georges # 1926, Caillou 1943 et Chambertin 1934. Mais le Ducru 1961 méritait sans doute autant.

Peut-on imaginer tant de plaisir en deux jours : l’Académie du Vin de France, puis une sauce au perdreau faite au DRC, et un Climens 1929 ?