dîner de wine-dinners au restaurant Le Gavroche à Londres mardi, 24 juin 2003

Dinner held by restaurant « Le Gavroche » on June 24, 2003
Bulletin 84 – livre page 111

The wines :
Krug Rosé
Mumm Cuvée René Lalou 1979
Château Haut Brion Blanc 1977
Château Grillet 1986
Pétrus 1967
Pichon Comtesse de Lalande 1928
Vosne Romanée Bouchard 1971
Savigny les Beaune Chanson 1926
Château Chalon Jean Bourdy 1929
Yquem 1982
Tokay Pinot Gris « Vendanges Tardives » 1976

The menu created by Michel Roux and his team :
Coquille St. Jacques poêlée, petite réduction aux cinq épices et panais frit
Ragoût de langoustines parfumé au gingembre
Soufflé Suissesse
Filet de turbot braisé, deux céleris et ventrêche
Poulet noir rôti dans son jus à l’échalote de Bretagne
Mignons de veau aux morilles et petits pois à la Française
Pigeon de Bresse rôti, poire pochée et poireaux à la crème
Comté deux ans d’age de chez Marcel Petit,
Fort Saint-Antoine
Sablé à la mangue et son sabayon froid
Feuillantine aux Fraises et Fraises des Bois,
Sorbet Mascarpone
Café et Petits Fours

Dîner de wine-dinners au restaurant Gavroche à Londres mardi, 24 juin 2003

Ainsi donc allait avoir lieu le premier dîner de wine-dinners hors de ses bases, au restaurant le Gavroche à Londres. J’avais apporté les vins un mois plus tôt, j’avais discuté du menu avec Michel Roux et Silvano Giraldin, et j’avais pu sentir leur intérêt de créer une cuisine adaptée à des vins inhabituels.

Le jour venu je prends Eurostar et le salon d’attente des premières, clone de ce qu’était l’attente pour le Concorde, a quelque chose d’agréable. Dans un monde affreusement dépersonnalisé, il y a quelque plaisir à être considéré. Londres est baigné de soleil, les taxis londoniens offrent un bel espace, et ils sont faciles à trouver. Il y a dans l’air quelque chose de guilleret, de printanier, et de délicieusement fiscal, tant ce pays a compris qu’il valait mieux attirer les riches que les rejeter. J’arrive dans un de ces hôtels impersonnels comme il en existe des milliers. Il faut avoir des raisons perverses pour réserver au restaurant, car c’est d’une froideur congelante. Sur une bière trop chaude (la carte des vins n’a pas d’attrait et je me réserve pour le dîner), je prends une anguille et une sole. L’anguille fait partie de ces plats inscrits dans le sens du développement durable. C’est à dire que sur mon assiette il y a quelques miettes d’anguille au sein d’une grosse salade. Si l’on partage une anguille pour plus de 120 assiettes, on contribue à la perpétuation durable de l’espèce anguille.

Je me rends à 16h au Gavroche pour déboucher les bouteilles, avec David, jeune et attentif sommelier. J’ouvre tous les vins et l’odeur me suffit pour juger de leur besoin d’oxygénation. Pas besoin de goûter. Le Pétrus est très Pétrus, généreux et prometteur, le Pichon 28 s’annonce bien. Le Vosne Romanée 71 a un bouchon abîmé comme un vin d’au moins 20 ans de plus, et a une odeur animale d’abats que son âge ne devrait pas donner. Le Savigny 26 a une des plus belles odeurs que j’aie jamais sentie. Je rebouche immédiatement. Le Yquem 82 est insolent de certitude et le Tokay 76 va s’épanouir, c’est le seul vin que je goûte, plus par curiosité. La plus belle qualité de bouchon est celle du Haut-Brion 77.

Le menu préparé par Michel Roux, plus que copieux, était le suivant : Coquille St. Jacques poêlée, petite réduction aux cinq épices et panais frit, Ragoût de langoustines parfumé au gingembre, Soufflé Suissesse, Filet de turbot braisé, deux céleris et ventrêche, Poulet noir rôti dans son jus à l’échalote de Bretagne, Mignons de veau aux morilles et petits pois à la Française, Pigeon de Bresse rôti, poire pochée et poireaux à la crème, Comté deux ans d’age de chez Marcel Petit, Fort Saint-Antoine, Sablé à la mangue et son sabayon froid, Feuillantine aux Fraises et Fraises des Bois, Sorbet Mascarpone, Café et Petits Fours

A l’arrivée des convives, le Gavroche avait prévu de nous servir un Champagne Comtes de Champagne 1995, très beau champagne de soif à la belle bulle et au délicat picotement qui annonce que la soirée sera belle. Nous passons à table après mes recommandations d’usage à un groupe comprenant plusieurs néophytes. Le Krug Grande Cuvée rosé a environ 15 ans, comme le suggère la réduction du bouchon. Belle bulle expressive, goût agréable, mais en rosé, Krug ne fait pas la différence comme il le fait en champagne. C’est bien, mais sans extrême émotion. Au contraire, le Mumm cuvée René Lalou 1979 a de l’âme. Pas de trace d’âge, belle bulle expressive, et grande intensité. C’est délicieux. Arrive ensuite une de ces expériences qui montrent la complexité des odeurs et des goûts. Avant l’arrivée du soufflé au fromage, on me fait goûter les deux blancs. Le Haut-Brion blanc 1977 est flamboyant, à l’équilibre magique, et une longueur en nez et en bouche au delà du concevable. Le Château Grillet 1986 qui le suit est très expressif, mais a du mal à se positionner après le si envahissant bordelais. J’en informe mes hôtes. Mais on met devant moi le plat et alors, avec une netteté redoutable, le Haut-Brion se referme dans sa coquille, alors que le Château Grillet parade, s’épanouit comme un paon.A la fin du plat je demande à chacun de bien mâcher du pain et le Haut-Brion se retrouve, rejaillit en tête quand le Grillet rentre dans le rang. C’est étonnant de voir l’amplitude des variations créées par un plat : il épanouit un vin quand il en rétrécit un autre. Magie culinaire.

Le Pétrus servi dans des verres Riedel étale un parfum d’une concentration infinie. Chacun comprend qu’il est en face d’un chef d’oeuvre, et je crois bien que c’est le meilleur Pétrus 1967 que je n’aie jamais bu. L’accord avec le turbot est d’une délicatesse et d’une précision extrême. C’est là que l’on comprend que la cuisine et les vins sont faits pour créer des harmonies de rêve. J’ai essayé Pétrus 78 sur des rougets tout récemment, et là un 67 avec un turbot. C’est vraiment le bon chemin. La perfection de ce Pétrus 1967 a enthousiasmé toute la table.

Comme lors de tous les dîners, l’arrivée d’un septuagénaire étonne par sa jeunesse. Le Pichon-Longueville Comtesse de Lalande 1928 est dans un état remarquable. Jeune, expressif et mis en valeur par un délicieux mignon de veau, il enfonce encore le clou de la perfection des vins de 1928. Il est très orthodoxe, sans que l’un de ses caractères ne s’expose exagérément. Il est magnifiquement équilibré et rassurant. On venait d’avoir deux expressions du bordelais le plus élégant et accompli.

Alors que l’arrivée des bourgognes se fait généralement en fanfare, le Vosne Romanée Bouchard 1971 dont j’ai dit l’inhabituelle flétrissure du bouchon avait gardé seulement une trace de son animalité initiale, mais avait évolué vers la prédominance de l’alcool. On était dans du brutal comme disent les tontons flingueurs. C’est peut-être ce qui aura permis au Savigny Chanson 1926 d’afficher une insolente perfection. On a là l’expression du vin que l’on aimerait goûter à tous les repas : le nez intense et chaleureux, une attaque en bouche gouleyante et fruitée, puis l’apparition de toute la palette des saveurs complexes qui en font un grand vin. Aidé par le pigeon qui est un remarquable révélateur, on touchait au grand vin de plaisir, surprenant toute la table par la jeunesse d’un vin de 77 ans, limite d’âge des lecteurs de Tintin.

David, le jeune sommelier, vient du Jura. Il ne tenait plus en place de servir le Château Chalon Jean Bourdy 1929. L’odeur est celle d’une sieste où l’on aurait la tête enfouie dans un sac de noix. Et en bouche avec un remarquable Comté, un plaisir qui n’en finit pas. On sait que j’adore ces goûts brutaux et complexes. Je ne m’en lasserai jamais. C’est fascinant.

Le Yquem 1982 est le plus facile de tous les vins, et c’en est même gênant : c’est parfait en tout. Avec la mangue, c’est tout simplement sensuel. C’est Poppée lorsque Néron l’aimait.

Arrive alors la surprise. Le Tokay 1976 est doublement une sélection de Jean Hugel : premièrement parce que c’est écrit sur la bouteille, et secondement parce c’est un cadeau de Jean Hugel fait à notre table, au nom de l’amitié qu’il porte à la famille Roux. Délicieux vin de suggestion qui n’a pas tremblé d’arriver après Yquem, et, grande première, j’ai eu enfin le vin qui se marie avec des fruits rouges bien présentés, car il est confirmé à chaque essai que les fruits rouges ne vont pas avec les Sauternes. Je tenais enfin leur compagnon, car le goût du Tokay vendanges tardives, aux facettes si changeantes comme une opaline change discrètement de miroitement se lovait sur chaque acidité des fruits de la plus belle façon.

Alors qu’aucun des convives (à part trois d’entre eux qui avaient déjà participé à un dîner de wine-dinners) n’avait l’habitude des vins anciens, ce furent les trois vins de la décennie 1920 qui furent plébiscités dans presque tous les votes. Demandant que l’on cite 4 vins, cela aura permis que chaque vin de ce soir ait au moins un vote, le Pichon et le Savigny avec le Jura ressortant le plus souvent.

Mon vote personnel fut dans l’ordre : Pétrus 1967, Pichon Longueville 1928, Savigny 1926 et Château Chalon 1929. Nous fûmes trois à avoir Pétrus en premier, tous les votes étant différents.

Les plus beaux accords furent dans des registres étonnamment variés : le Pétrus et le turbot a représenté l’atteinte de l’idéal gastronomique, les fruits rouges et le Tokay Hugel furent un moment d’extrême bonheur, celui d’avoir trouvé ce qui convient aux fruits rouges et fait chanter le vin sur ces saveurs acides. Le Comté avec ce délicieux et puissant Château Chalon est un accord académique, et le mignon de veau avec le Pichon fut remarquable. Michel Roux a fait une cuisine digne d’éloges qui donne envie de recommencer. Il faudra sans doute un peu moins de plats. Des convives qui voulaient fêter un projet abouti ont été comblés.

Refaire un repas à Londres est une idée qui sonne bien. Trouvons-en le prétexte.

 

 

Dîner à la maison mardi, 10 juin 2003

Un Vosne Romanée Méo Camuzet 1996 choisi en cave pour montrer à des visiteurs de passage que des vins d’un certain niveau ont des choses à raconter. Il s’ouvre lentement, montrant beau fruit et légère amertume. Belle structure de vin qui aurait aimé un plat car trop brutal en pré apéritif.

L’apéritif véritable se prend dans mon restaurant secret, dont je vais bien finir par révéler le nom. Krug Grande Cuvée est la définition du champagne de race, bien vineux et expressif.

Le Corton Charlemagne Grand Cru Bonneau du Martray 1993 qui le suit a un délicieux nez parfumé, et une forte densité en bouche. Vin de présence et de belle rondeur. Un grand blanc de plaisir juteux. Je vais faire un compliment sur le Beaucastel 1990 : c’est un vin qui a un tel potentiel de bonheur qu’il ne faudrait jamais le commander en début de repas. C’est un vin à faire ouvrir quatre heures avant pour que l’oxygénation permette de révéler ses immenses qualités. Massif, imposant, imprégnant, il s’installe délicieusement en bouche. Un grand vin comme nous l’avons bu, mais qui aurait été si grand avec quelques heures de respiration de plus.

A déjeuner, nouvel essai de Lynch Bages 1989 décidément bien séduisant, travail très subtil, un grand vin qui peut séduire un palais exigeant, et qui trouve aujourd’hui une jolie maturité.

 

 

Dîner de wine-dinners au restaurant Taillevent mercredi, 28 mai 2003

Dîner de wine-dinners au restaurant Taillevent le 28 mai 2003
Bulletin 81 – livre page 107

Les vins :
Champagne Perrier Jouët Extra Brut 1966
Gewurztraminer Hugel Réserve personnelle 1983
Bâtard Montrachet Pierre Morey 1993
Château Ausone 1er Grand Cru Classé 1953
Beychevelle 1928
Nuits Saint Georges Bouchard 1947
Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1989
Cérons Grand Enclos, Château de Cérons, 1990
Château d’Yquem 1966

Le menu, créé sous l’autorité de Jean-Claude Vrinat par Alain Solivérès :
Amuse-bouche (Rillettes de canard)
Ravioli aux mousserons des prés
Salade de roquette
Boudin de homard breton
Emulsion de fenouil
Chausson feuilleté à la truffe noire
Chou vert et lard paysan
Pigeonneau de Vendée rôti
Petits pois à la Française
Fromages (Saint-nectaire et Fourme d’Ambert à la cuillère)
Cristalline d’ananas à la coriandre
Sablé «breton» aux fraises et au gingembre

Dîner de wine-dinners au restaurant Taillevent mercredi, 28 mai 2003

Un appel au téléphone : « J’ai lu un article dans le Monde sur vos dîners. J’aimerais faire en cadeau d’anniversaire à mon mari  la surprise d’un dîner». Ce coup de fil fut le conducteur du choix de ce repas tenu chez Taillevent.

L’idée était depuis longtemps dans l’air. Elle démarre d’une anecdote ancienne. J’ai participé en tant que touriste à une croisière gastronomique sur le Norway rebaptisé France. Avec Jean-Claude Vrinat et son épouse, nous évoquions ces services non tenus par un croisiériste hâbleur. Des grands chefs et de grandes maisons ont régalé près de 2.000 personnes, tour de force incroyable, et c’est Taillevent que j’ai placé en numéro un, à cause de la précision invraisemblable des cuissons, prodige de logistique et de qualité extrême. Valérie Vrinat, qui prend de l’autorité dans le groupe agrandi par son père avait aimé l’un de nos dîners au Bristol. Nous voilà donc partis.

Coopération entre Jean-Claude Vrinat et Alain Solivérès, Valérie Vrinat servant d’aimable messager, pour imaginer un menu délicat qui forme le programme de cette soirée : Amuse-bouche (Rillettes de canard), Ravioli aux mousserons des prés, Salade de roquette, Boudin de homard breton, Emulsion de fenouil, Chausson feuilleté à la truffe noire, Chou vert et lard paysan,Pigeonneau de Vendée rôti, Petits pois à la Française, Fromages (Saint-nectaire et Fourme d’Ambert à la cuillère), Cristalline d’ananas à la coriandre, Sablé «breton» aux fraises et au gingembre.

Peu de jours après, la jeune artiste qui avait composé le si joli stand de wine-dinners au salon des grands vins m’appelle et me dit : « je voudrais faire un cadeau d’anniversaire surprise à mon père ». Notre table allait accueillir deux surpris fêtés. Cela promettait une belle atmosphère. Le repas fut l’un des plus joyeux que nous ayons eus.

Ouverture des bouteilles à 16 h 30 au restaurant, avec Vinny, sommelière très compétente puisqu’elle officie aux Caves Taillevent. Son origine italienne jouera un rôle comme on le verra ci-après. Le nez du Beychevelle est rassurant, celui de l’Ausone me fait très peur. Cette odeur aqueuse pourrait être irrécupérable. Comme chaque fois j’ai des angoisses. Une découverte étonnante : le Nuits Saint Georges 1947 est dans une bouteille soufflée très ancienne, au cul profond qui avait, fait incroyable, le goulot ébréché d’un bon quart, forcément avant embouteillage, et l’on avait rempli la bouteille sans la refouler. Il y a deux capsules l’une sur l’autre. Voilà une énigme pour la maison Bouchard. Le Nuits a un nez merveilleux, et l’Echézeaux promet. L’Yquem a un nez insolent tant sa perfection est irréelle. Tout se présente bien, sauf l’angoisse pour l’Ausone. Comme avec chaque sommelier des discussions passionnantes. Il y a toujours de la passion à partager. Nous réglons ensemble les détails de service qui seront essentiels.

Arrivée très ponctuelle des convives, sur un champagne Perrier Jouët Extra Brut rosé 1966. La bulle est rare, il y a une amertume déroutante puis admise, et ce qui est devenu un vin est bien élégant, avec ce petit picotement qui rappelle qu’il fut champagne. J’aime assez ces saveurs acides apéritives. Nous passons à table où une crème de rillettes de canard avec des toasts aillés se marie merveilleusement avec un Gewürztraminer Hugel réserve personnelle 1983. Tout le monde adore ce vin généreux et immédiatement aimable, qui vit si bien sur le toast qui l’excite agréablement. Au plan purement gustatif, le moment où l’on mord dans le ravioli de mousseron est une délicatesse extrême. C’est comme ouvrir avec ses dents la caverne d’Ali Baba. Le Bâtard Montrachet Pierre Morey 1993 passe assez difficilement après le talentueux Hugel, car il est ici en discrétion. Le Bâtard est suggéré. Mais si on lit bien, quel beau vin, sur un plat lui aussi en finesse.

Le Ausone 1953 présente encore quelques blessures au premier contact, puis miracle, toutes les faiblesses disparaissent comme si le vin connaissait à la minute près son entrée en scène, et le vin est beau, formant avec le boudin de homard un couple très original. On quitte alors toute délicatesse, car arrive un mastodonte : le chausson à la truffe, lourd comme du plomb fondu, dense de goûts profonds, qui crée un merveilleux mariage avec le Beychevelle 1928 brillant de mille feux, jeune et surtout équilibré d’une belle rondeur. Très grand vin, et belle réussite de cette si grande année.

Le Nuits Saint-Georges Bouchard Père & Fils 1947 envahit la table d’un parfum intense. Et comme on lui offre le plus noble faire valoir qui soit, un pigeon, on entre dans des saveurs voluptueuses, d’une sensualité rare. Un grand moment qui conduira la totalité de la table à faire figurer ce vin dans son tiercé. Ce Nuits est un témoignage de la perfection des anciens Bourgognes. Comme chaque fois le retour vers notre époque rassure. L’Echézeaux du Domaine de la Romanée Conti 1989 est délicieux, évocateur de toutes les subtilités de la Bourgogne. Le nez est généreux, le goût est complexe, en formation encore quand on a la mémoire de ce fabuleux Nuits Saint Georges. Grande émotion pour tous de boire leur premier vin du Domaine. Un beau vin chaleureux. Et un intéressant contraste entre la fougue du jeune et la majesté du 47.

Sur la fourme arrive le Cérons grand Enclos Château de Cérons 1990. Comme je passe d’une conversation à l’autre, je crois entendre un convive demander à Vinny ce qu’elle pense de ce Cérons. Elle répond : « 0 – 0 à la fin du temps réglementaire, on joue les prolongations ». Voici l’un des commentaires œnologiques les plus documentés que j’aie eu l’occasion d’entendre de ma vie. Je l’ai bien sûr inventé. Apparemment on se préoccupait plus du match Milan AC Juventus de Turin, car les bougies prévues pour les deux anniversaires ne vinrent pas. C’est évidemment par jalousie footballeuse que je moque l’origine de Vinny car tout au long du repas elle fut la plus attentive des sommelières, aussi précise pour le service du vin que le furent les serveurs pour les plats, ceci procédant de la qualité légendaire de cet établissement. Revenons à notre Cérons, puissant, envahissant, assez monolithique mais partenaire fort loyal de tous les goûts que l’on lui a adjoints. Arrive enfin le Yquem 1966 qui était une première pour tous les convives. Prendre pour premier Yquem celui-ci qui fut invraisemblablement parfait va rendre difficile tout nouvel essai. Odeur pénétrante, attaque en bouche avec des milliers d’évocations de multiples fruits : dattes, mangues, citrons confits, tout y était. Autant dire que même avec du gingembre, les fraises ne pouvaient pas aller avec ce vin qui réclame soit des fruits exotiques, soit d’être seul, tant son extrême perfection illumine le palais sans besoin de duo. Tout le monde a été tellement saisi par la perfection de ce Yquem d’une profondeur rare qu’il ne figura que dans peu de votes, tant il était naturel de le mettre hors compétition. Tout le monde cita le Nuits Saint-Georges, hommage mérité, et beaucoup de vins furent notés. Mon choix personnel, assez consensuel fut : Nuits Saint-Georges 1947, Beychevelle 1928 et Yquem 1966.

L’atmosphère était détendue, des relations communes ou des coïncidences apparaissant entre plusieurs convives ce qui montre, comme on dit, que le monde est petit. Un grand plaisir que le restaurant Taillevent accueille un de nos dîners. De beaux accords dont ce croûton aillé avec le Hugel et évidemment le pigeon avec le Nuits, mais sans doute plus explosif, le chausson avec le Beychevelle. Un chef discretet précis qui nous a régalés, une maison élégante fondée sur la qualité. Encore une belle étape sur le chemin de notre pèlerinage gastronomique, prosélyte des grands vins.

 

 

Dîner d’amis au restaurant Dauphin dimanche, 25 mai 2003

Un ami a l’habitude de faire des dîners mensuels de dégustation de vins. L’esprit est généralement pédagogique. On parcourt une région et ce brillant orateur replace chaque région dans son environnement, dans l’usage des cépages, et chacun comprend mieux les choix historiques qui ont été faits. Le budget faible qui est requis impose de rester sur le seuil des vins de la région, sans entrer dans la nef inaccessible de ses plus belles réalisations.

Je participe de temps en temps car les convives sont charmants et l’hôte particulièrement compétent. Sortant pour une fois de ses sentiers, il m’annonce une dégustation où il y aurait de grands Bourgognes de 1947, 1945, 1937 et 1934. Il me demande de venir aider à présenter ces vins. Immédiatement je prends peur, car cet exercice peut être contre productif, si on présente des vins à une trop vaste assemblée sans les avoir bien préparés. Au lieu de faire adhérer les convives à la vertu des vins anciens, on risque de les rebuter. Mon ami me demanda de contribuer à l’apport de vieux vins blancs, ce que je fis.

Lorsque j’arrivai au restaurant, anxieux de cette dangereuse expérience, je faillis trépasser. Les bouteilles de rouge étaient de niveaux plus que vidange, et le débouchage tenait de la boucherie : des bouchons flottaient en surface, des lambeaux collaient aux parois. On avait l’impression d’un champ de bataille où des guerriers blessés sans béquilles titubaient sur leurs moignons. Vision d’horreur. Des serveurs impubères avaient massacré les bouchons de mes blancs. Cela promettait de rendre difficile l’exercice consistant à convaincre que les vins anciens sont bons. Fort heureusement le généreux donateur de ces 26 antiquités a eu la gentillesse de préciser qu’ayant hérité d’une cave, ces bouteilles étaient celles qui avaient été refusées par l’expert chargé de les vendre. Le fait de les partager promettait une expérience sympathique. La clarification du contexte aidait beaucoup. Mon ami m’avait demandé de classer les bouteilles en ordre de valeur. Je l’ai fait tout en sachant que le classement à une heure donnée ne serait pas le même au moment du service. Mais ce n’était pas grave.

On commença par Bollinger Grande Année 1995, bon champagne que je trouvai particulièrement vert, contrairement au jugement de mon ami. Des Côtes du Jura 1964 et 1966 en surprirent plus d’un. Quels vins agréables et comme j’aime la brutalité de ces cépages. Le 1964 était délicieux et très alcoolique comparativement au 1966 plus léger. Une crème à l’asperge qui était prévue pour les Bourgognes blancs faisait chanter le Côtes du Jura 1964. Les Chassagne-Montrachet 1983 Gabriel Jouard que j’avais apportés étaient tous trois très différents, au nez assez discret, certains avec une belle rondeur, mais tous d’une longueur extrême. Commentaires très disparates de ces amateurs attentifs sur les vertus de ces Chassagne de 20 ans. Il est intéressant de constater que le silence se fit quand on servit mon Meursault Debaix 1963. Deux bouteilles splendides d’égale qualité. Une intensité, une typicité de Meursault, un envahissement de la bouche par des saveurs si multiples. Chacun commençait à comprendre qu’il existe dans les vins anciens des saveurs qu’on ne peut pas trouver dans les vins actuels. J’ai fait partager à quelques voisins l’envie d’essayer le Meursault sur un lapin prévu pour les rouges. Le Meursault devenait gigantesque.

Arrive alors la dégustation des 26 bouteilles si fatiguées. Il est à noter que pratiquement toutes les odeurs désagréables avaient disparu, alors que plus de la moitié étaient encore terreuses ou putrides quand je suis arrivé. De grandes inégalités dans les vins. Un bon tiers était complètement imbuvable, un autre tiers rappelait qu’il y avait eu du vin un jour dans la bouteille, et dans le meilleur tiers des vins buvables et de véritables splendeurs. Il y a au moins cinq vins que j’ai trouvés envoûtants de plaisir, dont deux, ceux que j’avais prédits avant même de voir les bouteilles, à un niveau de réelle perfection : deux Richebourg 1934 Charles Noëllat blessés mais indestructibles qui ont confirmé la solidité extrême du Richebourg d’un bon producteur. Les autres vins, généralement de Charles Noëllat étaient des Vosne Romanée 1947, des Clos de Vougeot, des Nuits Saint-Georges 1945 ou 1947. Parfois quelques belles convalescences des 1947, un Richebourg 1937, bien que plus faible que les 1934 était encore vivant. J’avais suffisamment prévenu l’assemblée pour que l’essai soit vécu positivement, alors qu’en d’autres circonstances, une telle profusion de bouteilles mortes eut entraîné un compréhensible rejet. Tout le monde a bien compris l’origine de ces bouteilles, et a donc accepté de ne retenir que le positif. Et il y en eut.

Nous avons fini sur des Vosne Romanée 1997 d’un producteur que je n’ai pas noté, sans véritable intérêt.

Que retenir de cet essai ? D’abord que c’était jouer avec le feu. On aurait pu entraîner un refus là où l’on voulait séduire. Ensuite que l’idée de l’ami donateur était bien sympathique, de faire partager ces flacons. On en conclut que sur ce lot qui ne trouverait pas preneur, il restait si on avait comme ce soir l’envie de chercher quelques bouteilles donnant de grands frissons et de grandes émotions, et suggérant comme il convient que certains vins anciens peuvent être immenses, et surtout, et c’est là la leçon, inapprochables par aucun goût moderne. J’ai préféré ce soir les Meursault impeccables qui offraient les meilleures sensations de la soirée, même si des indestructibles Richebourg1934 brillaient de mille feux. Et petite mention pour ces Côtes du Jura si énigmatiques mais plaisants quand on les a adoptés.

L’amitié a fait le reste, chacun gardant le positif, et passant les bouteilles mortes par profits et pertes, puisque cela n’avait pas d’importance. Voilà ce groupe de jeunes amateurs qui entre dans mon domaine d’affection. Tant mieux, même si j’ai eu très peur.

 

 

dîner de wine-dinners au restaurant Laurent jeudi, 22 mai 2003

Diner au restaurent Laurent 22 mai 2003
Bulletin 79

Champagne Jacqueson 1995
Bâtard Montrachet Chanson Père & Fils 1959
Château Lagaffelière Naudes 1953
Château Margaux 1955
Chambolle Musigny Clair Daü 1961
La Romanée Bouchard Père & Fils 1978
Château Carbonnieux blanc 1987
Château Filhot 1928

Le menu conçu par Philippe Bourguignon et Alain Pégouret
araignée de mer en ses sucs en gelée,
crème de fenouil.
Foie gras de canard poêlé aux légumes primeurs.
Carré d’agneau de lait des Pyrénées caramélisé, petits farcis niçois.
Fromages de France,
Biscuit sablé au beurre salé à la rhubarbe.

Dîner de wine-dinners au restaurant Laurent jeudi, 22 mai 2003

Appel téléphonique. A l’heure du déjeuner, on me demande de faire un dîner de wine-dinners pour le lendemain. Ce lendemain là je devais me rendre à Londres. La seule réponse devait être non. J’ai dit oui. Je pense que j’ai bien fait.

Après cet appel et après le déjeuner je vais changer mon billet d’Eurostar pour revenir plus tôt. J’appelle Philippe Bourguignon du restaurant Laurent pour plusieurs raisons : je pourrais avoir une table, Philippe a une aptitude rare à réagir vite, et de plus je fais confiance à son goût. Je ne l’ai pas au téléphone mais le message lui parvient. Je vais dans une de mes caves, et je cherche des bouteilles. On m’avait suggéré un budget limité, je passe outre. Je prépare les bouteilles, que je fais porter le lendemain à midi. Je sais que Patrick Lair ouvrira les bouteilles exactement comme il faut. Je prévois le cas où j’aurais un retard d’Eurostar, et voilà l’aventure sur ses rails.

J’arrive plus tôt que prévu en ayant pris un train encore plus tôt, et je vais sentir les bouteilles ouvertes. L’exercice est largement plus incommode. En athlétisme, il y a un juge pour les faux départs et il y a un juge pour les arrivées. Vouloir juger une course en regardant les coureurs aux 60 mètres est un tout autre exercice. Il m’aura donc manqué la perspective sur l’épanouissement des vins, que j’aime à analyser dès le premier instant. Seul le Lagaffelière me paraît fatigué.

Le menu prévu par Philippe Bourguignon et son chef si sympathique était : araignée de mer en ses sucs en gelée, crème de fenouil. Foie gras de canard poêlé aux légumes primeurs. Carré d’agneau de lait des Pyrénées caramélisé, petits farcis niçois. Fromages de France, Biscuit sablé au beurre salé à la rhubarbe.

Un salon avait été retenu pour y boire un champagne prévu par Philippe : Jacqueson 1995. C’est du champagne, assez gouleyant. mais j’ai maintenant le palais vicié par des champagnes plus typés. Le patron américain de l’entreprise dont je connaissais de nombreux membres au travers de repas communs avait une envie pressante de connaître nos repas. Il félicite sa filiale lors de cet apéritif. Nous passons à table, et fort curieusement, le repas ressemble à ces confrontations entre deux champions d’échec : le dialogue ne s’instaure qu’à deux, et on sent que les autres convives ne font qu’appuyer sur le chronomètre, comme pour compter les points. Je sais qu’ils apprécient, mais ils ont une telle envie que le patron du groupe soit ravi qu’ils me laissent exposer mes idées sur les vins anciens. Il n’y a en fait aucune confrontation tant cet américain ami du vin a envie d’entrer dans un monde si différent de tout ce qui se raconte au delà de l’Atlantique. Je retrouve les mêmes questions que sur mon forum américain. Il y a tant de préjugés à combattre, tant de questionnements sans consistance. Je crois avoir charmé cet intéressant interlocuteur, au point qu’il m’a affirmé que ce repas allait changer beaucoup de choses dans sa vie. Comme moi-même quelque vingt ans auparavant, il venait de prendre conscience d’une Lune sur laquelle il allait pouvoir poser un pied, qu’il se voyait déjà conquérir, prêt à financer une nouvelle mission Apollo.

On démarre sur un Bâtard Montrachet Chanson Père & Fils 1959. Froid il est trop discret, mais rapidement, c’est l’étalage d’une classe certaine. Il n’y a pas la flamboyance des jeunes, mais une palette de goûts beaucoup plus étendue. Un grand vin, et la crème des araignées l’excitait joliment. La chair plus encore.

Comme j’avais largement insisté sur la mort clinique du Lagaffelière, ce ne fut qu’une bonne surprise. Le Château Lagaffelière Naudes 1953 était plaisant, mais je savais toutes ses blessures. Peu d’intérêt pour moi, agrément d’une visite pour d’autres. Arrive alors le Château Margaux 1955. Quel vin magistral.Nettement moins typé que Lafite 55 ou Mouton 55, il est tout en évocations subtiles, un peu comme la cuisine de l’Astrance. Mais quand on sait lire, quel régal. Tout est si judicieux dans ce vin. Il confirme encore une fois la pertinence de cette année.

Seulement voilà, le Bordeaux parle au cerveau quand le Bourgogne attaque le cœur. Et le Chambolle Musigny Clair Daü 1961 attaquait fort du coté des sentiments. Quelle chaleur animale de marin maltais. Mais en plus c’est l’élégance raffinée d’un dandy.Et c’est alors que notre américain allait avoir la surprise desa vie d’amateur : la Romanée Bouchard Père & Fils 1978 apparaît avec toutes ses qualités de fraîcheur, la rugosité, la déstructuration discrète des jeunes fous. Il y avait en goût un écart de plus d’une génération entre lui et le 61. Notre amateur découvrait que 1978, qu’il avait toujours considéré comme une année en fin de vie apparaissait comme un bambin, quand on lui oppose un vin mûr d’une somptueuse année de pleine maturité. Tout ce qu’il lisait dans les guides sur les périodes de consommation optimales vacillait d’un seul coup. La Romanée était brillante, animale comme je l’aime, et le Chambolle avait une réjouissante maturité. Deux grands vins.

Comme j’avais avancé le service de la Romanée, je décidai que l’on goûte un Carbonnieux blanc 1987 aussi sur les fromages. Je vis immédiatement qu’un vin ouvert trop tard jurait au sein des autres. Paradoxalement, c’est ce jeune vin qui apparaissait le plus vieux. Rien à apprécier d’un vin apparemment trop fatigué, malgré une belle couleur.

Le beau choc pour un palais américain fut le Château Filhot 1928, superbe Sauternes de charme. Une couleur de miel et d’or, dessaveurs de fruits tropicaux, des goûts subtils. Et cette légendaire longueur qu’on ne trouve que dans les liquoreux des années 20. La rhubarbe n’est pas idéale, mais le biscuit crémeux lui allait idéalement.

Que faut-il retenir de ce dîner organisé contre toutes les règles : les vins qui sont arrivés le jour même n’ont pas souffert de façon visible. Aucun vin n’était trouble, ou blessé, le cas du Lagaffelière étant indépendant de cela. Ensuite, ce dîner n’aurait pas pu avoir lieu sans la capacité de réaction de toute l’équipe du restaurant Laurent. Il y a ici un réel apport de compétence. Par ailleurs, je suis plus mal à l’aise pour juger du comportement d’un vin si je ne l’ai pas ouvert moi-même. Enfin, un menu sera plus adapté si l’on dispose du temps suffisant pour le mettre au point. Mais le coté positif de la chose est d’avoir pu répondre à une demande précise dans un temps record.

Le patron d’un groupe important voulait voir l’intérêt de ces dîners. Il a été conquis, mais aussi il a pris conscience d’aspects du vin qui diffèrent complètement de l’approche des gourous et autres experts, et largement acceptés par les amateurs de vin américains.

Je suis assez content d’avoir pu réagir aussi vite, même si on perd un peu de l’esthétisme ou du raffinement de la démarche, et d’avoir enthousiasmé un amateur américain d’un grand niveau de compétence.

Ceci peut être porteur de nouveaux développements.

 

 

Dîner de wine-dinners au restaurant « Lucas Carton » d’Alain Senderens jeudi, 15 mai 2003

Dîner de wine-dinners au restaurant « Lucas Carton » le 15 mai 2003
Bulletin 77 – livre page 101
Les vins :
Y d’Yquem 1985
Beaune du château blanc Bouchard Père & Fils 1983
Bâtard Montrachet – Domaine de la Romanée Conti 1998
Vieux Château Certan Pomerol 1966 en magnum
Musigny Comte de Voguë 1979,
Romanée Conti 1956
Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1953
Monbazillac Le Chrisly 1965
Château de Rayne Vigneau 1941
Krug rosé non millésimé
Yquem 1933 (offert par Michel Joyeux)

Le menu, créé par Alain Senderens :
Emincé d’avocat et tourteaux aux épices thaï et soja
Capuccino d’asperges vertes de la Durance et morilles
Langoustines royales aux vermicelles croquants, crème de coquillages et morilles
Lotte rôtie, piquée de lard demi fumé,
encre de seiche au cacao, poivrons rouges grillés et confits.
Canard croisé étouffé, rougail de poireaux, mangue,
et gingembre et pétales de rose
Foie gras des Landes rôti en cocotte, truffes noires du Périgord,
pommes de terre grenaille,
aulx en chemise, petits oignons, mesclun
Spéculos à la framboise, échaudé de framboises dans leur jus, fine dentelle à la framboise,
glace au caillé de brebis
Tatin de mangue caramélisée au miel,
glace au gingembre et citrons confits