Visite de Bouchard Père & Fils mercredi, 15 octobre 2003

Bernard Hervet, directeur général de Bouchard Père & Fils avait été sensible à la démarche de wine-dinners dès ses débuts. Il m’avait dit depuis plusieurs mois qu’il m’inviterait à un événement hors du commun. Le qualificatif n’est pas usurpé. Joseph Henriot, propriétaire des champagnes éponymes, de la maison Bouchard (je ne répéterai pas le « Père & fils » à chaque fois) et du château de Beaune accueillit un groupe de 20 personnes pour un de ces événements qui marquent la vie d’un amateur au delà de l’imaginable.

Environ sept personnes du Domaine, deux belges et un suisse qui écrivent sur le vin, plusieurs journalistes ou écrivains du vin de grand talent, l’acheteur d’une grande chaîne de distribution, deux sommités de la sommellerie, un restaurateur amoureux fou de vin et moi. L’humour délicat de Joseph Henriot et ses propos bien sentis ont guidé le voyage, notre hôte insistant sur la notion de temps qui est indispensable pour réaliser des vins de qualité comme toute chose d’excellence, et résumant sa stratégie par ces mots : « mon but c’est le chemin », c’est à dire que la démarche d’amélioration permanente de la qualité est son fil conducteur. Un impressionnant bonsaï au moins aussi vieux que les plus vieux vins dégustés trônait devant ce groupe studieux. Il symbolisait sa démarche qui s’inscrit dans l’histoire du temps. Pour rester sur le sujet du temps, peu avant j’avais pris possession de ma chambre d’hôtel dans une maison noble du 16ème siècle. Dans ma chambre, la poutre maîtresse sculptée offrait à voir les armoiries des hôtes du lieu et leurs portraits finement ciselés. L’homme gravé dans le bois a le col ouvert et l’on sent sa musculature trapue. La femme porte une riche robe au col très haut et ses cheveux sont pris dans une résille aux perles fines comme celles de sa robe. Savaient-ils que 450 ans plus tard un visiteur penserait à eux tout en écoutant distraitement CNN ?

Après les mots de bienvenue, nous sommes placés à quatre tables de cinq avec un jeu de verres plus important qu’un orgue. Les élèves studieux prennent d’emblée la pose d’étudiants appelés à l’examen. On ne se parle pas, on remplit sa copie dans le silence. Nous avons pourtant des choses à nous dire ! Je suis à la table de Bernard Hervet déjà cité, de Thierry Dessauve, co-auteur du fameux guide et de la Revue du Vin de France RVF, Philippe Bourguignon, le directeur du restaurant Laurent chez qui nous devons, dès le lendemain, faire un dîner de wine-dinners, et Robert Vifian, le propriétaire du restaurant Tan Dinh, complice de plusieurs dégustations, l’un des palais les plus surs que je connaisse. Les langues se délient évidemment au fur et à mesure de la dégustation, et je peux noter le tranché du jugement de Robert Vifian, l’immense connaissance de Thierry Dessauve et l’élégance pédagogique de Philippe Bourguignon. Je suis plutôt du profil de Bernard Hervet qui comme moi ne peut pas s’empêcher de lâcher de temps à autre un : « c’est géant », qui n’est peut-être pas la description la plus académique d’un vin mais a le mérite de résumer les sensations. Lorsque je fais un compte-rendu de wine-dinners, je le fais de mémoire, car je ne prends jamais de notes. Là les notes furent prises sur le livre de dégustation qui nous avait été remis. Je ne les ais pas modifiées, les gardant telles quelles, c’est à dire que chaque vin est jugé sans que je sois influencé par les vins ultérieurs.

Sauf indication contraire, mais on le verra aisément, les vins sont de Bouchard Père & Fils. Je ne le rappelle pas.

Il faut bien sûr que l’on précise le thème de cette soirée, car il y en a un. L’année 2003, année de canicule, a été marquée par des vendanges étonnamment précoces. Bernard Hervet est persuadé que l’on aura en 2003 des vins du même niveau que 1947, si grande année. La tentation était donc grande d’explorer toutes les années des deux derniers siècles qui ont donné lieu à des vendanges très précoces. Le thème était là : présenter 2003 au milieu des vins les plus précocement cueillis. Thème particulièrement original. Allons-y. Je n’ai pas modifié mes notes prises sur l’instant ni supprimé les redites.

Le Corton 1976 en magnum. Nez contenu, bouche assez sèche, timide, mais vin bien agréable malgré l’austérité.

Beaune Marconnets 1959 en magnum. Nez chatoyant de grande intensité. Beau vin très liquide, épanoui mais si jeune. Rond, suave. Très critiqué par mes camarades de table, à cause de ce coté champignon qui ne me gênait pas tant que cela.

Beaune Clos de la Mousse 1945. Premier nez amer. En bouche, magique. Belle amertume, très alcoolique. Magnifique structure. Grand vin très profond, à la longueur infinie.

Clos Vougeot 1934. Nez extraordinaire de pleine maturité. Ce vin appelle un plat. En bouche, l’acidité marque. Assez astringent, mais étonnamment subtil.

Beaune Clos du Roi 1929. Choc gustatif total, car on monte de dix étages d’un coup. Le nez est sublime. La couleur est d’encre noire. La perfection du vin absolu. La bouche est de Porto, et comme le dira Robert Vifian, c’est le seul vin de la soirée qu’on pourrait ne pas penser bourguignon. Miracle que ce vin de structure si riche, aux tannins développés, au fruit toujours présent. Une densité irréelle. Quel vin de bonheur !

Romanée Saint Vivant 1906. Inouï. Un nez extraordinaire. Comment est-il possible d’aller encore au dessus du 1929 ? On a une subtilité dix fois plus grande, avec beaucoup moins de tannins mais un équilibre difficile voire impossible à imaginer.

Chassagne Montrachet Morgeot (rouge) 1893. Nez discret mais très noble. Bouche très intéressante. Le vin s’est simplifié, a gardé une trace de beau vin. Solide et lourd avec un fort tannin. Acidité volatile. Assez brutal, terriblement intéressant. Un vin de légende.

A ce stade, mon classement est le suivant : 1906 de loin, 1929 étonnant, 1893, 1945, 1934, 1959, 1976. Quelques minutes d’oxygène plus tard, le 1906 confirme sa différence extrême, et le 1893 passe devant le 1929.

Vient alors Beaune Teurons 2003. Le nez existe à peine. En bouche quelle maturité ! Etonnamment complet pour deux mois d’âge, au mieux. Moelleux, gras, complet.

Le Corton 2003. Belle race ! Le nez existe. On a déjà du beau vin de race. Mais quelle astringence. Il dévore la bouche. Je n’ai plus de gencives. Quelle promesse !! Une matière énorme.

Encore ébloui par le 1906, je suis dans mon rêve et j’entends que l’on passe aux blancs.

Chevalier Montrachet 1989. Il faut vraiment ré étalonner le palais tant la transition est brutale. Nez de soufre, qui s’arrondit. Un peu sévère, mais on sent qu’avec de l’oxygène il s’exprimerait. Quand même un peu limité.

Bâtard Montrachet 1959. Nez qui démarre discrètement. Couleur dorée intense. Très Bâtard, avec beaucoup de matière. C’est beurré, crémeux comme me souffle Philippe Bourguignon, et joliment structuré. Il trahit un peu son âge.

Meursault Charmes 1953. Nez très Meursault, minéral. Belle couleur d’un jaune discret, moins doré que le Bâtard. Quel grand vin ! Parfait, arrondi, fin, belle longueur. Un vin très structuré.

Corton Charlemagne 1952. Même sensation qu’avec le 1906 qui suivait 1929, on se demande bien comment on peut aller plus loin. Nez profond et de race, robe dorée d’un or très pur. Quel grand vin. Une structure parfaite. On a une personnalité affirmée extrême. Une longueur qui n’en finit pas. On a franchi une étape avec ce vin.

Schloss Volrads (Rheingau) 1893. C’est le plus grand millésime jamais réalisé en Allemagne. Nez déroutant, belle couleur de miel. Ce vin a perdu ses racines initiales. Mais quel beau témoignage. Il y a des choses qui vont dans des tas de directions. Il y a un peu de perte, mais il y a des tas d’arômes passionnants.

Montrachet 1864. Nez un peu fermé, couleur ambrée. En bouche, quel feu d’artifice ! Quel vin ! Il est resté très caractéristique. C’est un très grand vin qui vit, qui existe, avec une longueur extrême, chatoyant, charmeur, dense. Plus tard en le sentant de nouveau, je lui ai trouvé des pointes de réglisse.

Château Filhot 1858. Nez très fluide, très discret. En bouche quel bonheur. C’est un Sauternes devenu sec qui me rappelle le Yquem 1932. Quelle race. Un vin de grand plaisir. Très peu de sucre. Une élégance hors du commun. J’ai pu à cette occasion constater qu’il y a des amateurs qui comme Robert Vifian et d’autres n’admettent pas les Sauternes secs, alors que je leur trouve un charme fou, même si ce n’est pas ce que le viticulteur avait voulu. Le sujet du sucre nous donne lieu à des conversations passionnées et à des explications d’expert de Joseph Henriot, entre les sucres en C12 et ceux en C6. Ce n’est pas de la bataille navale mais de la chimie.

A ce stade je me fais mon classement des blancs, avec le 1952 largement en tête puis 1864, 1858 (c’est mon goût), 1953, 1959, 1893 et 1989.

Arrive alors Meursault Genévrières 2003. Un nez de nouveau-né mais qui pointe vers le Meursault. Perlant, je lui trouve le goût de tout vin juste né. Je suis incapable de juger. Chevalier Montrachet La Cabotte 2003. Beau nez. Quel vin étonnant qui est déjà si beau, ce qui est difficile pour un blanc. Très séducteur, si bien fait.

Devant ma table d’écolier des verres encore un peu remplis racontent une histoire unique de la longévité des vins. Il me vient à l’esprit une question iconoclaste que je m’interdis de poser à Joseph Henriot : « pourquoi voudriez-vous sans cesse améliorer les méthodes, si vous avez devant vous la perfection de ce qui a été fait il y a 150 ans ? L’urgence ne serait-elle pas de surtout ne rien changer ? ». Je garderai ce mystère pour moi : si quelqu’un voulait bâtir la plus belle cathédrale du monde, je lui suggérerais de prendre la technique du 12ème siècle, pas celle du 20ème.

La petite classe a récréation, pour que l’orangerie du château de Beaune quitte son usage scolaire pour accueillir notre dîner. Un champagne Henriot 1959 servi en magnum, dégorgé il y a dix jours est une bien agréable pause. Beau nez, belle bulle, couleur délicate. C’est le champagne authentique plein de jeunesse insouciante, fait pour la sensualité.

 

 

Dîner qui a suivi la visite à la Romanée Conti lundi, 13 octobre 2003

Je quitte ces deux domaines, ravi d’avoir touché de près le rêve et la perfection. Comme on m’avait proposé de garder des flacons, pour que les fonds de bouteilles égayent mon dîner, j’appelle au plus vite un ami à partager ces merveilles. Et ce soir là, caprice du vin, les surprises sont au rendez-vous.

D’abord les vins sont très nettement meilleurs. Ils ont pris de l’oxygène, ce qui leur a fait du bien, et n’ont pas souffert du voyage. Le Richebourg 1965 est complètement transformé. Il est devenu accompli, brillant, et a gagné une longueur extrême. On l’a ressuscité alors que le 1964, qui avait brillé au déjeuner avait sans doute estimé qu’il en avait suffisamment montré. La Romanée Conti 1975 avait perdu toutes ses petites faiblesses et l’on comprenait vraiment tout ce qui fait le charme de ce vin. Avec mon ami, nous nous faisions la remarque qu’il s’agit d’une des plus belles bouteilles de la Romanée Conti que nous ayons bues. Comment après cela se fier aux hiérarchies écrites dans les livres ? Le Grands Echézeaux 1948 brillait encore mais légèrement moins, tout en confirmant l’extrême complexité de ces magiques vins anciens. On s’amusa à classer les vins, le 1948 étant en tête, ex aequo avec le 1965. Le 1975 venait ensuite puis le 1964, alors qu’à midi, j’aurais classé 1948, 1964, 1975, 1965. Bienheureuxles dégustateurs qui peuvent donner des jugements péremptoires et définitifs.

J’ai ouvert au cours de ce même dîner une bouteille de Rausan Ségla 1924 du même lot que la bouteille bue quelques jours plus tôt (voir ci-dessus). Elle apparut brillante, sans trace de blessure, et trouvait toute sa place à coté des vins du Domaine.

Pour finir ce dîner où les vins du midi étaient devenus nettement plus brillants, je voulais porter un toast en hommage à mes hôtes du Domaine. Ce fut avec une Fine Bourgogne du Domaine de la Romanée Conti 1979, sensuel alcool qui mettait un point final à une journée de rêve absolu.

 

 

Visite au Domaine de la Romanée Conti lundi, 13 octobre 2003

Alors que je ne visite quasiment jamais les domaines qui font du vin, je me rends par une maussade journée d’automne au Domaine de la Romanée Conti. Un caprice du temps dégage un beau soleil froid au moment où Aubert de Villaine me montre les vignes du Domaine. Les pentes sensuelles de la Tâche, la discrétion apparente de la parcelle de la Romanée Conti, alors que l’on pressent tout ce qui a pu créer cette exception, magique travail en sous-sol, tout cela s’étale devant mes yeux conquis. Je suis tellement respectueux du sens de l’histoire que ce spectacle me laisse muet.

Les limites de la Romanée Conti n’ont pas été modifiées d’un pied depuis 1580 et cela rassure. Il y a tant de beaux esprits qui pensent qu’avant eux le vin n’existait pas. L’or des Scythes nous montre l’ancienneté du génie humain. Par les couleurs d’automne des feuilles de vignes, l’or des sites du Domaine de la Romanée Conti montre la prééminence du terroir mis en valeur pour l’éternité.

Tous les locaux du Domaine fleurent l’austérité. Pas question de montrer que l’on est les plus grands. Cette pudeur me convient. Aubert de Villaine me rappelle que la bataille de la qualité se joue sur les grappes, et donc dans les vignes. C’est la sagesse. Je goûte les 2002. L’Echézeaux est assez limité, Grands Echézeaux très plaisant, Romanée Saint Vivant un peu perlé ce qui gène l’analyse, Richebourg magnifique de rondeur élégante et de longueur, La Tache énigmatique et brutal, combinant un nez féminin à un corps de brutal guerrier, et enfin la Romanée Conti, chef d’oeuvre de complexité, mais c’est la diva en nuisette et non fardée qui n’est pas prête à entrer en scène et exprimer son talent que l’on sent présent. Je ferai de ce parcours deux remarques : comme je n’ai pas de repères pour les vins jeunes, je ne peux pas dire comment 2002 se situe par rapport aux autres années. Et je m’interroge sur la faculté de prévoir ce que ces vins seront dans dix ans, tant la seule ébauche que j’ai bue est frêle. Tout jugement à long terme est une spéculation, tant il est évident que les pièces du puzzle de chaque vin vont patiemment et lentement s’assembler.

Après cette visite en cave, dans un autre caveau, on goûte une Romanée Conti 1975. C’est une des années les plus faibles du Domaine, mais on sent la complexité de la Romanée Conti. Il y a des cotés flamboyants qui rappellent les plus belles Romanée, et une blessure qui tend à limiter le plaisir. Le reste de bouteille va se modifier aussi bien au déjeuner qu’au dîner.

A table un Montrachet 1967 du Domaine de la Romanée Conti se présente sur une assiette de charcuterie. C’est amusant, car ayant pensé avant le voyage à ce que je boirais, je m’étais mis à rêver d’un Montrachet sur du saucisson. Etait-ce prémonitoire ? Je l’avais devant moi. Très Meursault citronné à l’ouverture, ce blanc magnifiquement doré de cuivre jaune décoche des flèches redoutables. Puis quand il s’ouvre, quelle bombe de goûts étranges énigmatiques et excitants. Richebourg 1965 du Domaine de la romanée Conti, c’est intéressant, un peu déstructuré, et sans grande longueur. Un Richebourg 1964 lui succède, et là, quelle explosion ! On a tout le charme de la Bourgogne, avec ses subtilités extrêmes. La Romanée Conti 1975 est en train de s’épanouir et de se restructurer. On sent tout ce qui fait le charme de ce grand vin, même si c’est encore timide. Un Grands Echézeaux 1948, dès la première gorgée, me rappelle combien le monde des vins anciens est une réserve de bonheur. Il est diablement complexe, et apporte une dimension qui n’existe pas dans les vins plus jeunes. J’avais pris dans ma musette un Yquem 1966 pour qu’on se souvienne qu’en une autre région, on fabrique des lingots d’or du plus pur plaisir. Nous avons devisé sur la valeur des choses, les passions que provoquent et procurent les vins et j’ai pensé en rentrant à Paris combien est grande la magie des terroirs, puisqu’il suffit de quelques mètres de distance pour que des parcelles offrent au palais des sensations si différentes et si typées.

Je quitte le domaine pour aller rencontrer Nicolas Méo dont je n’arrête pas de vanter les vins. Nous ne nous connaissions pas, mais nous avions conversé par e-mail, car je voulais lui faire savoir l’admiration que je porte aux vins de son domaine. En cave, il ouvre un Corton 1959 Méo Camuzet. Dans une cave froide, le vin à peine ouvert, il ne faut pas s’attendre à des miracles. Et tous les vignerons qui font goûter leurs vins dans ces conditions savent-ils bien les hauteurs que peuvent atteindreleurs vins ? Comme nous avions beaucoup de choses à nous dire, nous avons attendu que ce vin s’exprime, mais ce fut long. Et quand il atteint, vraiment lentement, sa fenêtre de tir, quel régal ! Un vin rond, féminin, de plaisir.

 

 

Dîner chez Laurent jeudi, 9 octobre 2003

Dîner, dîner encore chez Laurent, délicieuse gentilhommière aux toiles Belle Epoque du meilleur effet. Tables spacieuses, service attentif, cela appelle évidemment un Meursault Perrières Coche Dury 2000.

La belle définition du Meursault sauvage. C’est Attila chevauchant sur les pentes de notre gosier. Une crème aux oursins très parfumée arrive cependant à dompter le Hun, alors que sur des coquilles Saint-Jacques crues délicatement et naturellement sucrées, le Meursault fait l’étalage de sa perfection. Le nez est brillant, la structure est dense, et on a des myriades de variations sur tous les thèmes d’épices, d’agrumes et de fruits frais. Talent et maîtrise de Coche-Dury. Le pigeon est très académique, ce qui me convient et sa chair savoureuse forme un beau mariage avec le Vosne Romanée Cros Parentoux Henri Jayer 1995. Quand on boit ce vin, on boit la légende, l’histoire d’un vigneron qui aura marqué de son talent la Bourgogne et le Cros Parentoux notamment. Ce qui frappe, c’est qu’on puisse faire vivre dans la même gorgée une grande puissance avec une rare élégance et une finesse délicieuse. Un vin qui démontre que la Bourgogne peut atteindre des subtilités extrêmes.

Comme ce dîner fêtait un événement, Philippe Bourguignon décida d’y ajouter un Gruaud Larose 1921 bu à l’aveugle. Grande homogénéité des votes sur l’année puisqu’il n’y avait pas plus de 60 ans d’écart entre les réponses extrêmes ! Ma réponse fut la plus proche mais je me trompai de décennie, car ce vin gardé dans la même cave depuis des lustres a une jeunesse rare. Belle acidité, signe de longévité. Ce vin, comme une fleur qui éclot, s’est épanoui tout au long de sa dégustation, montrant une rare finesse et un bel accomplissement. Deux vins rouges que tout oppose, la région et l’âge, se sont réunis pour offrir des plaisirs pleins, montrant que le monde du vin est captivant dès que l’on côtoie la perfection du travail bien fait. Les trois vins de ce dîner sont d’une certaine manière la définition du repas idéal.

On retrouvera aussi Philippe Bourguignon dans un prochain numéro où je raconte l’invraisemblable dégustation de vins de légende comme un Montrachet 1864 ou un Meursault 1846. L’émotion d’une vie !

 

 

Les bouteilles vivent et meurent samedi, 27 septembre 2003

Comme je le rappelle ci-dessus, depuis la création de wine-dinners, je n’ai rejeté qu’une seule bouteille. Cela parait invraisemblable, mais il y a une explication. Quand je compose une liste de vins pour un repas, je prélève des bouteilles, et je choisis des bouteilles de belle présentation, même si parfois je tente une bouteille à niveau légèrement bas. L’expérience m’a montré que le niveau n’est pas toujours déterminant. En fait, le lent travail de destruction de Madame la Mort se fait dans mes caves comme dans toutes les caves. Et s’il y a peu de déchet, c’est que l’usure reste en cave. Je viens d’en avoir la démonstration.

Devant faire un transfert d’une cave à une autre, j’ai délicatement emballé des bouteilles portées religieusement. Aidé par des bras forts et précautionneux, j’ai égayé la pause sandwich de cette journée de manipulation de bouteilles précieuses à l’aide d’un Echézeaux 1988 Fromont Moindrot que j’avais plusieurs fois servi dans de grandes fêtes. Etait-ce l’effet d’une ou deux années de plus, était-ce pour oublier quelques pertes, toujours est-il que je l’ai trouvé diablement bon. Pas de fulgurance particulière, mais une belle synthèse en bouche de sensations fort agréables. Un vin qui ensoleillerait plus d’un repas.

Ce dont j’avais à me consoler est toujours triste : des bouchons tombés au fond des bouteilles, des niveaux qui se sont abaissés, blessures irréparables. N’aimant pas tellement abandonner les blessés sur la route, comme le hussard fidèle, je décidai de rapporter pour un repas à domicile trois bouteilles : un Macon générique 1964, bouteille de la cave d’Azé, bouteille roturière que je voulais voir cohabiter, c’est ma coquetterie, avec deux monstres sacrés : Romanée Conti 1929 et Richebourg du Domaine de la Romanée Conti 1942. Le choix du Macon était lié au fait que le bouchon était tombé dans la bouteille, mais la couleur du vin me donnait espoir. Le choix de la bouteille la plus légendaire qui soit (Romanée Conti 1929 est un mythe) venait de son niveau largement vidange, et le choix d’un Richebourg 1942 au niveau bas était un effet du hasard : Jean Charles Cuvelier, directeur du Domaine, venait de me dire il y a juste trois jours qu’il l’avait particulièrement aimé. Je ne pouvais pas résister à l’envie d’essayer, à coté de ces deux blessés graves. J’avais une autre raison : il précède le 1943 que j’ai tant aimé, comme La Tache 1943, ces deux bouteilles d’un grandeur gustative inestimable.

A l’ouverture du Macon, on sent l’effet du drame, mais l’espoir persiste. Ce sera un vin madérisé. On essaiera d’aimer le témoignage dont la couleur est divine. A l’ouverture de la Romanée Conti 1929, j’enrage : la cire a craquelé, ce qui a justifié le coulage, mais je suis sûr qu’un des propriétaires précédents de cette bouteille, particulier ou caviste, trop fier de la posséder, a dû la mettre en évidence dans un endroit trop chaud et trop éclairé et l’a stockée debout, car le bouchon s’est anormalement rétréci, signe d’un stockage indélicat.

Cela me rappelle cette Lafite 1787 ou 1789, je ne sais plus, qui était présentée en une maison de vente aux enchères de renom avant sa dispersion. Comment voudrait-on que je fasse une enchère si ce vin est tué debout dans une vitrine chaude et éclairée ? J’imagine que ma Romanée Conti a dû être blessée de la même façon par un amateur trop peu précautionneux.

L’odeur à l’ouverture est magnifique, mais la couleur affadie me fait craindre le pire, signe de trop de lumière là où il fut conservé. La bouteille du Richebourg, bouteille au verre bleu de la guerre quand on manquait de plomb a un niveau bas mais possible. Le bouchon noirci sent la terre et indique aussi des blessures liées au stockage. Le vin lui-même sent aussi la terre, mais je pressens qu’il pourrait renaître.

Nous passons à table. Le Macon peut rebuter, mais il a un nez superbe, une couleur royale, et un goût fort décent qui n’évoque que de loin le Macon. Il était buvable, mais il fallait bien un Pavillon blanc de Château Margaux 1998 pour nous ramener sur une terre où le vin a le goût d’agrumes et picote agréablement de saveurs gentiment agressives.

Au moment de servir la Romanée Conti 1929 j’ai eu une pensée pour Richebourg du Domaine de la Romanée Conti 1929 qui est à ce jour le plus grand bourgogne que j’aie jamais bu. Hélas, son conscrit est mort. L’odeur est divine, évocatrice de la perfection qu’il pourrait offrir, mais il est mort, définitivement mort. J’ai essayé de boire différentes parties de la bouteille, espérant que la concentration de bas de bouteille rachèterait le reste, mais rien à faire. Ce vin avait gardé sa noblesse dans l’odeur mais avait cessé de vivre. Paix à son âme.

Le Richebourg 1942 a une étiquette du Domaine, barrée de la mention « interdit d’exporter aux USA et en UK ». Curieusement il n’y a aucun nom de propriétaire, alors que sur la 1929 trois noms de famille sont cités. La seule mention est : mise en bouteille au domaine. Le nez est superbe, remarquablement mis en valeur par les verres Riedel. En bouche je retrouve les goûts chatoyants des Richebourg du domaine de la Romanée Conti. Il y a eu quelques instants où j’ai perçu la perfection d’un grand Richebourg, mais j’ai été souvent gêné par une fatigue réelle, avec de désagréables relents. Impressions contraires, d’excellence sur quelques gorgées et de fatigue sur beaucoup d’autres. Mon fils l’apprécia beaucoup plus.

Quelle leçon tirer de cette expérience ? La visite d’une de mes caves m’a rappelé une réalité : les bouteilles meurent forcément un jour. Je vivais dans l’euphorie que me donne le succès de ces bouteilles qui surprennent tous mes convives. Mais la vigilance s’impose. Il faut surveiller ces objets de bonheur afin de ne pas les voir finir comme cette Romanée Conti 1929. Je suis tout retourné d’avoir réveillé le plus beau chant du monde du vin et d’avoir constaté qu’il était muet. Le Richebourg 1942 m’aura quand même consolé en offrant de suffisantes réminiscences de sa beauté passée.

Par bonheur, les bouteilles inspectées m’ont rassuré sur la possibilité qu’auront mes convives de vivre avec moi des aventures passionnantes comme ce dîner enjoué chez Patrick Pignol avec tant de si bon vins. L’incertitude, les risques et les victoires font partie de ce parcours que je trace avec un plaisir qui ne faiblit jamais.

 

 

Dîner de wine-dinners au restaurant « Patrick Pignol » mercredi, 24 septembre 2003

Dîner de wine-dinners au restaurant « Patrick Pignol » le 24 septembre 2003
Bulletin 89 – livre page 115

Les vins :
Champagne Salon « S » 1988
Chablis Premier Cru Vaillons Domaine François Raveneau 1997
Chevalier Montrachet Bouchard Père & Fils 1989
Château Petit Village Pomerol 1950
Château Haut-Brion Pessac 1924
Vosne Romanée Henri Lamarche 1959
Pommard Marius Meulien 1923
La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1960
Château Loubens Sainte Croix du Mont 1945
Château Rayne Vigneau Sauternes 1921

Le menu, créé par Patrick Pignol :
Huîtres chaudes en habit vert, jus iodé
Langoustines et topinambours infusés au bâton de citronnelle et de marjolaine aux éclats d’arachide
Cèpes et lard fumé à l’émulsion de livèche, noix de Dordogne et fine tranche briochée, dorée aux senteurs des sous-bois
Cannelloni de homard, jus de crustacés
Ris de veau doré au beurre de campagne, pistaches torréfiées
Grouse d’Ecosse en cocotte, betteraves rouges confites
Fromages
Figues de Solliès infusées à la pulpe de citron confit, sablé à l’huile d’olive et romarin

Dîner de wine-dinners au restaurant de Patrick Pignol mercredi, 24 septembre 2003

Bénéficier du talent de Patrick Pignol pour un dîner de wine-dinners est toujours un plaisir, car on est dans une ambiance de création souriante et d’expression libre. La composition du menu est un travail où nous coopérons. C’est bien plus gratifiant de créer ensemble des accords excitants.

L’ouverture des vins est un rite important et contribue au succès de la soirée. Je me faisais la réflexion que depuis la création de wine-dinners en décembre 2000 je n’ai retiré lors de l’ouverture qu’une seule bouteille de l’un des dîners, remplacée par une bouteille de secours que je prends le soin d’emporter. Et même la Romanée Conti 1956 (voir bulletin 77) que j’avais annoncée cliniquement morte a été servie puis notée par certaines convives en n°1 ou n°2 de leur vote, Alain Senderens constatant avec moi cette invraisemblable résurrection : « est-ce bien le même vin ? » fut notre commune remarque tant cinq heures d’oxygénation avaient fait renaître ce blessé. Il est évident que le contrôle de l’oxygénation des vins du dîner pour une présentation optimale est une phase majeure. C’est aussi un plaisir quand avec le sommelier, comme je le fis avec Nicolas, nous devisons aimablement, jugeant ensemble ces odeurs si subtiles qui vont changer entre l’ouverture et la dégustation. Les deux Bordeaux sont apparus immédiatement séducteurs et brillants. Les trois bourgognes nécessitaient de reprendre leur souffle avec une belle bouffée d’oxygène, avec l’espoir qu’ils ne s’essoufflent pas car certains paraissaient fragiles dans leur remontée vers leur apogée.

Patrick Pignol a construit un dîner particulièrement élégant : Huîtres chaudes en habit vert, jus iodé, Langoustines et topinambours infusés au bâton de citronnelle et de marjolaine aux éclats d’arachide, Cèpes et lard fumé à l’émulsion de livèche, noix de Dordogne et fine tranche briochée dorée aux senteurs des sous-bois, Cannelloni de homard, jus de crustacés, Ris de veau doré au beurre de campagne, pistaches torréfiées, Grouse d’Ecosse en cocotte, betteraves rouges confites, Fromages, Figues de Solliès infusées à la pulpe de citron confit, sablé à l’huile d’olive et romarin

Le Champagne Salon « S » 1988 est un petit bijou de champagne avec de nombreuses évocations. Il est vineux mais offre aussi beaucoup d’images de forêt, de fruits et d’espaces inviolés. Il marque déjà de son empreinte le niveau du repas. Le Chablis Premier Cru Vaillons Domaine François Raveneau 1997 a un nez de Chablis délicat. Très rond en bouche, c’est un blanc plaisant remarquablement marié au plat. Je le trouve assez typé Chablis au nez mais moins en bouche, avis qui n’est pas partagé par un vigneron bourguignon présent. Je ne garderai évidemment que son jugement. La langoustine subtile lui allait remarquablement. Le Chevalier Montrachet Bouchard Père & Fils 1989 est à la hauteur de ce qu’on peut attendre d’un vin de ce niveau. Il est à parfaite maturité, et montre des complexités passionnantes. Très profond, long en bouche, c’est un grand bonheur. Ce qui est intéressant avec des blancs si complets, c’est la variété des évocations qui satisfont le palais.

Un convive ayant lancé une discussion sur le cycle de vie des vins, qui doivent « forcément » vieillir, cela me servit de tremplin pour montrer la vacuité de cette théorie. Car les deux Bordeaux étaient d’une insolente jeunesse. Le Château Petit Village Pomerol 1950 est un délice. L’année 1950 va si bien aux Pomerol. Équilibré, subtil, avec cette finesse que permet la distinction, il enchante le palais. L’invraisemblable surprise venait du Château Haut-Brion 1924, qui avait offert la plus belle odeur à l’ouverture. Il a gardé cette odeur enivrante, et livre en bouche un goût puissant riche et alcoolique avec une délicieuse acidité qui est le signe d’une extrême jeunesse. Ce vin de 79 ans se compare à ses pairs de moins de trente ans. Epoustouflant, et largement meilleur que son année. Sur le homard, les deux Bordeaux brillaient et se situaient à un niveau très supérieur à ce que l’on pouvait attendre.

Si certains vins de mes dîners sont des sujets d’étonnement, le Vosne Romanée Henri Lamarche 1959 était l’expression absolue de l’idéal. La rondeur, ce sentiment de satisfaction et de plénitude quand il remplit la bouche, la profondeur tout en ayant une légèreté plaisante, puis une longueur qui n’en finit pas. Qu’on se sent bien avec ce vin là.

On est bien, et puis patatras, arrive une de ces surprises qui vous prend et vous terrasse : le Pommard Marius Meulien 1923, contre tout ce qui est écrit dans les livres vous met KO. Il a une puissance rare, une profondeur unique, et offre une aspect complètement opposé du vin de Bourgogne. Hyper concentré, puissant comme aucun Pommard ne peut l’être. Ce vin renverse tout ce que l’on pourrait prévoir. Il est grand comme le Haut-Brion 1924. Il subjugue.

Sur la grouse à la chair puissante, La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1960 présenté avec l’oxygénation idéale arrive lui aussi en dépassant les standards de son année. Très reconnaissable La Tâche, aérien, léger mais en même temps imprégnant. Un vin qui révélait des subtilités rares quand on prenait le soin de les lire. C’est l’accord de la puissance agressive de la chair de la grouse avec la trame fragile et aérienne de La Tache qui m’a le plus enthousiasmé. Un vin puissant aurait créé un choc avec la grouse, alors que cette délicate finesseopérait comme une prise de judo, accompagnant dans le sens de la force la grouse pour mieux la dominer. Accord rare comme je les aime.

Quelle surprise que ce Château Loubens Sainte Croix du Mont 1945. Provenant directement de la cave du Château, il offre un équilibre et une rondeur rares. Ce qui frappe c’est une noblesse à laquelle on est peu habitué. A l’ouverture je l’avais senti à un niveau peu commun, et je me demandais comment se situerait le Château Rayne Vigneau Sauternes 1921. Et aussi bien à l’ouverture qu’au moment de le consommer, alors qu’on croit avoir atteint avec Loubens un niveau inégalable, le Sauternes, de 24 ans son aîné, place la barre encore plus haut, avec une palette aromatique quasi infinie. Un de ces clins d’oeil que j’aime du grand chef : de la guimauve à la rose en petits dés crée une confrontation gustative pleine de charme, comme cette feuille de mélisse qu’il faut à peine mâcher.

Comme chaque fois les votes furent tous différents, et 9 vins sur 10 furent cités dans les quartés, ce qui montre que tous furent au goût des convives. Forte concentration de votes dans l’ordre sur La Tache 1960, sur le Pommard 1923, sur Haut-Brion 1924 et sur Rayne Vigneau 1921.

Mon classement personnel fut Pommard 1923, Vosne Romanée 1959, Rayne Vigneau 1921 et Haut-Brion 1924. Si je n’ai pas mis La Tâche, alors que c’est l’accord avec ce vin qui m’a le plus enchanté, c’est que j’ai bu beaucoup de grands La Tache, alors que le Pommard 1923, si exceptionnellement brillant et unique forçait mon choix. Il est à signaler que beaucoup de convives n’ayant pas l’expérience des vins anciens ont placé les trois vins les plus anciens de la décennie 20 dans leur vote.

Patrick Pignol a fait une cuisine d’une subtilité rare, sachant comme chaque fois mettre son talent au service du vin. Ce soir là tous les vins se présentaient en grande beauté, ce qui montre l’importance du rite de l’ouverture. Une fois de plus un service impeccable d’une équipe motivée a permis de réussir une de ces soirées de rêve qui placent chaque convive sous le charme de sensations raffinées qui ne finissent jamais.

 

 

Repas au restaurant Apicius mardi, 23 septembre 2003

Apicius est une adresse où je me sens bien. Accueil toujours souriant de toute l’équipe efficace, et propositions de plats toujours aussi « démocratiques » de Jean Pierre Vigato qui conduit ses hôtes sur des chemins de rêve. Nous commençons par un Vosne Romanée Mugneret Gibourg 1989 que je trouve particulièrement fruité, juteux, rond, agréable et joyeux : c’est cela, c’est un vin joyeux. Et comme j’avais préféré le Cros Parentoux Rouget 89 au 90, à cause de la finesse discrète du 89, je me persuade avec ce Mugneret que l’année 89 est vraiment conforme à mes goûts, toute en évocations fines, discrètes et gaies. Vraiment un vin de plaisir.

 

dîner de wine-dinners au Pré Catelan mardi, 16 septembre 2003

Dinner held by restaurant « Le Pré Catelan » on September 16, 2003
Bulletin 87
For the friends of Bipin Desai

The wines offered by the generous friends :
Didier Depond : magnum Salon 1976
Bipin Desai : Meursault Perrières Comtes Lafon 1990
Francis Bessettes, Meursault Perrières Coche Dury 1990
Pierre Chevrier, Haut-Brion 1934
Edmond Asseily : Charmes Chambertin Docteur Barolet 1947
Aubert de Villaine (who could not come) : Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1953
Eric Platel : Vosne Romanée Cros Parentoux Emmanuel Rouget 1990
Jacques Glénat : Hermitage La Chapelle Jaboulet 1991
François Audouze : Château Chalon Bourdy & Fils 1921
Antoine Maamari : Filhot 1939 and Filhot 1929
Alexandre de Lur Saluces : Yquem 1937

The menu created by Frédéric Anton and his team :
le vernis préparé en coquille,
marinière de coquillages et haricots coco, gratiné au beurre de sarrasin
le turbot
cuit au plat, recouvert d’un « pesto » de cresson
le ris de veau
cuit en casserole, jus de pomme à cidre et truffes
l’agneau
la poitrine pochée puis dorée au four, farcie de légumes confits, jus gras
les fromages fermiers frais et affinés
le baba au rhum, crème fouettée à la vanille
café et mignardises

Déjeuner de wine-dinners au Pré Catelan mardi, 16 septembre 2003

Nous nous étions rencontrés, quelques amateurs collectionneurs de vins anciens, à l’occasion d’un événement rare : la dégustation des trente meilleurs millésimes d’Yquem depuis 1893. Cette profusion de grands vins, étalée sur trois repas, avait permis de constituer de façon informelle un petit groupe d’amis autour de Bipin Desai, groupe qui prit l’habitude de se retrouver chaque année en septembre. Je fus chargé d’organiser cette année le rite et nous choisîmes le Pré Catelan. Comme dans une famille vivante, de nouveaux convives venaient apporter du sang neuf, complétant notre cercle. Une tablée de dix amateurs ou professionnels d’un niveau de compétence extrême.

Chacun avait apporté sa bouteille, j’avais été en charge de gérer leur harmonie pour que l’on ait de quoi composer un repas bien balancé comme ceux habituels de wine-dinners quand les vins procèdent tous d’un choix raisonné. Le repas a été mis au point par Olivier Poussier, le sommelier si titré attaché au groupe Lenôtre. Je vous laisse deviner à la lecture le vin que j’apportai.

Le menu qui nous fut servi est le suivant : le vernis préparé en coquille, marinière de coquillages et haricots coco, gratiné au beurre de sarrasin, le turbot cuit au plat, recouvert d’un « pesto » de cresson, le ris de veau cuit en casserole, jus de pomme à cidre et truffes, l’agneau la poitrine pochée puis dorée au four, farcie de légumes confits, jus gras, les fromages fermiers frais et affinés, le baba au rhum, crème fouettée à la vanille, café et mignardises.

Peu de bouteilles furent apportées avant l’heure. Et comme Bipin Desai demande une ouverture tardive, la seule bouteille ouverte avant l’heure fut celle d’Aubert de Villaine, celle dont j’avais la charge puisque son auteur avait malheureusement dû se décommander. J’ouvris donc le Grands Echézeaux 1953 du Domaine de la Romanée Conti. Cette bouteille eut une oxygénation idéale, les autres étant carafées peu de temps avant d’être servies.

Dans ce cadre champêtre très « gentleman farmer » qui s’épanouit lorsque l’été dispense encore d’agréables chaleurs, une belle table aux harmonies de couleurs judicieuses. Nous conversons dans le jardin avec une coupe de champagne Salon 1976 servi en magnum à parfaite température. Un nez déjà affirmé hésitant encore entre la jeunesse et l’âge adulte. Des notes d’agrume, mais aussi de rhubarbe, tant ce champagne est vert. C’est un grand champagne dont la jeunesse s’explique par le fait qu’il fut dégorgé il y a seulement une semaine et non dosé. Le champagne accompagna le vernis pour procurer un accord très subtil.

Sur le turbot à la chair délicate et la cuisson exacte, le Meursault Perrières Comtes Lafon 1990 offrait le charme, l’opulence, la générosité, la chatoyance. En revanche, le Meursault Perrières Coche Dury 1990, au nez si Coche Dury, offrait un typique Meursault brutal, sans concession, avec une pointe d’ascétisme. Deux expressions diamétralement opposées de Meursault qui eurent chacune ses champions. Chacun défendait son camp ou son image de l’exact Meursault. Je fis voter, et six convives vantaient le Lafon contre quatre le Coche. Je fus du camp du Coche et la suite montra, comme le fit remarquer Bipin pourtant « Lafon’s lover » initial que le Coche était plus orthodoxe que le Lafon. Comme j’aime les accords plutôt provocateurs, ce fut bien sûr le Coche Dury que j’aimais voir attaquer le turbot pour créer des chocs aux étincelles gustatives passionnantes.

Nous avions décidé avec l’inventeur du Haut-Brion 1934 qu’il se boirait seul, comme un noble trou normand. Belle bouteille de conservation impeccable, couleur d’encre aux reflets de jeunesse. En bouche plusieurs choses frappent. La jeunesse d’abord, qui surprend. La densité ensuite, tant ce vin est solide. Et puis, ce sont toutes ces évocations de chocolat, de cannelle, de bois précieux, de cigare. On égrène les suggestions que ce solide gaillard délivre à profusion.

Le ris de veau fut délicieux avec une cuisson dont la perfection fut sans conteste la plus belle démonstration du talent de Frédéric Anton. Nous portâmes un toast en pensant à Aubert de Villaine. La carte de visite qu’il nous avait laissée ne pouvait être meilleure : le Grands Echézeaux du Domaine de la Romanée Conti 1953est un vin d’une subtilité rare. Très aérien, voire léger alors qu’il est d’une grande profondeur. On est émerveillé par la simplicité apparente du message, alors que par ailleurs toute la complexité de ce vin si bien fait s’étale. J’adore quand on est porté par des sentiments si contraires, de légèreté et de profondeur, de monolithisme et de complexité. Très grande longueur en bouche avec ce sentiment de trace diaphane. Le Charmes Chambertin Docteur Barolet 1947 ramène à la conception traditionnelle du Bourgogne de charme. C’est la pompe cardinalice, c’est Charles Trenet au couvent des oiseaux. On a l’onction de la puissance ronde de la Bourgogne, avec un léger voile créé par une petite fatigue, mais ça jute dans la bouche comme un vin de l’année. Alors qu’il n’y a que six ans d’écart entre les deux vins, le Grands Echézeaux est encore un athlète éthiopien du cinq mille mètres, quand le Charmes Chambertin est le Bourgeois Gentilhomme étrennant un costume d’apparat fait de riches tissus.

La poitrine d’agneau a un goût délicat et intense permettant toutes les audaces et j’en risquai une par la suite, tant cela me tentait. Nous commençâmes par un vin non annoncé apporté par l’un des convives, désireux de nous faire sortir de la ligne générale. Le Côtes du Rhône domaine Gramenon ceps centenaires cuvée « Mémé » de P. et M. Laurent 2000 qui titre 14° crée une rupture telle que je ne cherche pas à en saisir le message. Ce vin mérite un autre repas pour qu’on en mesure l’intérêt.

Nous avons sur la poitrine Hermitage la Chapelle Jaboulet 1991 que Bipin trouve intéressant, car après le 1990 qu’il venait de boire ce midi, il pouvait craindre une baisse de qualité, mais apparemment, ce 1991 éveillait son intérêt. J’ai personnellement jugé que le message un peu trop simple de cet Hermitage, loin de ce que l’on peut trouver dans les grandes Côtes Rôties de la même année, était plutôt insuffisant. A part le légendaire 1961, peu d’Hermitage la Chapelle m’ont donné le plaisir que ce vin doit exprimer quand il est grand.

En revanche, le Vosne Romanée Cros Parantoux Emmanuel Rouget 1990 est un chef d’œuvre. Sans doute le vin de la soirée qui est en pleine possession de ses moyens.C’est le beau et jeune Bourgogne généreux, gratifiant d’une puissance délivrée sans compter. Chacun s’extasiait de son charme mais je faisais remarquer à Bipin Desai qui acquiesçait que le 1990 était tout en puissance alors que le 1989 que nous avions partagé quelques jours avant avait pris le temps de nous raconter son histoire subtile, délivrant avec un bon dosage des complexités que le 1990 si puissant balaie sur son passage. Je classerais contre toute attente le 1989 avant le 1990 car je préfère les évocations en finesse, comme le fait d’ailleurs le Grands Echézeaux 1953, si beau conteur de discrètes histoires.

Le Château Chalon Bourdy et Fils 1921 convient évidemment bien sur un Fribourg fort ancien, mais c’est presque dommage. Ce vin à l’odeur la plus extraordinaire qui soit, jeune encore car indestructible mérite toutes les audaces. En le donnant en représentation sur du fromage, c’est comme demander à Luciano Pavarotti de chanter Frères Jacques. A propos d’audace, celle que je fis, partagée discrètement avec mon voisin de table fut de boire le Meursault Comtes Lafon sur la poitrine d’agneau. C’est excitant et pimenté, et mériterait un essai en pleine lumière et non à la sauvette sur une fin de verre. J’aime ces chocs.

Le Château Chalon est un vin dont je continue d’être amoureux. Celui-ci très orthodoxe ne donnait pas la moindre trace d’âge. Sa profondeur est immense et sa persistance éternelle. Un grand vin.

Le Château Filhot 1929 offrait une couleur dorée et cuivrée du plus bel effet. Très caractéristique de Filhot et très caractéristique de l’année 1929, si grande dans toutes les régions, ce vin a donné l’occasion d’un accord fort enrichissant : avec une délicieuse vieille mimolette. Car avec un Roquefort trop typé et trop salé, le choc est trop rude. Très beau Filhot, Sauternes plus discret et aérien que d’autres de la même année.

L’arrivée d’un Yquem 1937 est toujours emprunte d’une grande émotion surtout quand on peut bénéficier des commentaires si pertinents et formateurs d’Alexandre de Lur Saluces. Une couleur aussi merveilleusement dorée mais une transparence rare pour un vin de cette époque. C’est l’affirmation de la perfection d’Yquem avec cette présence, cette densité et cette concentration unique d’arômes inimitables. On a entre les mains et sur la langue l’expression la plus absolue du vin parfait. Le dessert ne pouvait pas convenir, comme on m’en fit la remarque, alors que si on acceptait d’essayer, l’opposition des saveurs ne manquait pas d’intérêt. Mais ma cause était perdue, Bipin me grondant d’avoir fait un crime lèse Yquem. Nous bûmes donc ce nectar seul, ce qui lui va sans doute encore mieux. J’ai trouvé intéressant que ce vin qui a encore la chaleur du sucre commence à prendre des aspects secs que j’adore, caractéristiques des cette décennie d’Yquem. Ce 1937 est d’une stature de très haut niveau.

La cuisine de Frédéric Anton fut bien adaptée à ce repas, avec des accords très orthodoxes, sans prise de risque inutile. J’ai préféré l’accord du vernis avec le champagne Salon et ma petite tentative faite en catimini du Meursault avec la poitrine d’agneau, et j’ai apprécié le mariage d’un instant de la mimolette et du Filhot. La cuisson du ris de veau est un grand moment de gastronomie. L’odeur du Château Chalon et la perfection d Yquem sont des moments rares.

J’ai fait voter pour désigner les quatre plus grands vins de la soirée. Alors que tous le convives sont des sommités de la connaissance des vins, ce fut le même phénomène que lors d’autres dîners : aucun vote ne fut identique. Neuf vins furent cités. Je suis assez content que le choix des quatre vins que je fis est strictement le même que celui de Bipin Desai, à l’ordre près, notre choix n’étant partagé par aucun autre. Il y eut une large concentration de votes d’abord sur Yquem 1937, ensuite sur deux vins, le Grands Echézeaux DRC 1953 et le Vosne Romanée Cros Parentoux 1990. Puis le Haut-Brion 1934 reçut beaucoup de suffrages. Mon vote personnel fut : Yquem 1937, Vosne Romanée Cros Parantoux 1990, Grands Echézeaux 1953 et Meursault Coche Dury 1990.

Je fus ébloui par l’érudition des participants qui connaissent chaque domaine, chaque vigneron et chacune de leurs méthodes de vinification. Des conversations passionnantes, des vins rares et des saveurs excitantes. Mais aussi un service remarquable d’une équipe motivée qui nous a permis de réussir dans un lieu prestigieux un événement de grand plaisir œnologique et gustatif. Ce sera long de tenir un an avant de nous revoir.