Visite de Bouchard Père & Filsmercredi, 15 octobre 2003

Bernard Hervet, directeur général de Bouchard Père & Fils avait été sensible à la démarche de wine-dinners dès ses débuts. Il m’avait dit depuis plusieurs mois qu’il m’inviterait à un événement hors du commun. Le qualificatif n’est pas usurpé. Joseph Henriot, propriétaire des champagnes éponymes, de la maison Bouchard (je ne répéterai pas le « Père & fils » à chaque fois) et du château de Beaune accueillit un groupe de 20 personnes pour un de ces événements qui marquent la vie d’un amateur au delà de l’imaginable.

Environ sept personnes du Domaine, deux belges et un suisse qui écrivent sur le vin, plusieurs journalistes ou écrivains du vin de grand talent, l’acheteur d’une grande chaîne de distribution, deux sommités de la sommellerie, un restaurateur amoureux fou de vin et moi. L’humour délicat de Joseph Henriot et ses propos bien sentis ont guidé le voyage, notre hôte insistant sur la notion de temps qui est indispensable pour réaliser des vins de qualité comme toute chose d’excellence, et résumant sa stratégie par ces mots : « mon but c’est le chemin », c’est à dire que la démarche d’amélioration permanente de la qualité est son fil conducteur. Un impressionnant bonsaï au moins aussi vieux que les plus vieux vins dégustés trônait devant ce groupe studieux. Il symbolisait sa démarche qui s’inscrit dans l’histoire du temps. Pour rester sur le sujet du temps, peu avant j’avais pris possession de ma chambre d’hôtel dans une maison noble du 16ème siècle. Dans ma chambre, la poutre maîtresse sculptée offrait à voir les armoiries des hôtes du lieu et leurs portraits finement ciselés. L’homme gravé dans le bois a le col ouvert et l’on sent sa musculature trapue. La femme porte une riche robe au col très haut et ses cheveux sont pris dans une résille aux perles fines comme celles de sa robe. Savaient-ils que 450 ans plus tard un visiteur penserait à eux tout en écoutant distraitement CNN ?

Après les mots de bienvenue, nous sommes placés à quatre tables de cinq avec un jeu de verres plus important qu’un orgue. Les élèves studieux prennent d’emblée la pose d’étudiants appelés à l’examen. On ne se parle pas, on remplit sa copie dans le silence. Nous avons pourtant des choses à nous dire ! Je suis à la table de Bernard Hervet déjà cité, de Thierry Dessauve, co-auteur du fameux guide et de la Revue du Vin de France RVF, Philippe Bourguignon, le directeur du restaurant Laurent chez qui nous devons, dès le lendemain, faire un dîner de wine-dinners, et Robert Vifian, le propriétaire du restaurant Tan Dinh, complice de plusieurs dégustations, l’un des palais les plus surs que je connaisse. Les langues se délient évidemment au fur et à mesure de la dégustation, et je peux noter le tranché du jugement de Robert Vifian, l’immense connaissance de Thierry Dessauve et l’élégance pédagogique de Philippe Bourguignon. Je suis plutôt du profil de Bernard Hervet qui comme moi ne peut pas s’empêcher de lâcher de temps à autre un : « c’est géant », qui n’est peut-être pas la description la plus académique d’un vin mais a le mérite de résumer les sensations. Lorsque je fais un compte-rendu de wine-dinners, je le fais de mémoire, car je ne prends jamais de notes. Là les notes furent prises sur le livre de dégustation qui nous avait été remis. Je ne les ais pas modifiées, les gardant telles quelles, c’est à dire que chaque vin est jugé sans que je sois influencé par les vins ultérieurs.

Sauf indication contraire, mais on le verra aisément, les vins sont de Bouchard Père & Fils. Je ne le rappelle pas.

Il faut bien sûr que l’on précise le thème de cette soirée, car il y en a un. L’année 2003, année de canicule, a été marquée par des vendanges étonnamment précoces. Bernard Hervet est persuadé que l’on aura en 2003 des vins du même niveau que 1947, si grande année. La tentation était donc grande d’explorer toutes les années des deux derniers siècles qui ont donné lieu à des vendanges très précoces. Le thème était là : présenter 2003 au milieu des vins les plus précocement cueillis. Thème particulièrement original. Allons-y. Je n’ai pas modifié mes notes prises sur l’instant ni supprimé les redites.

Le Corton 1976 en magnum. Nez contenu, bouche assez sèche, timide, mais vin bien agréable malgré l’austérité.

Beaune Marconnets 1959 en magnum. Nez chatoyant de grande intensité. Beau vin très liquide, épanoui mais si jeune. Rond, suave. Très critiqué par mes camarades de table, à cause de ce coté champignon qui ne me gênait pas tant que cela.

Beaune Clos de la Mousse 1945. Premier nez amer. En bouche, magique. Belle amertume, très alcoolique. Magnifique structure. Grand vin très profond, à la longueur infinie.

Clos Vougeot 1934. Nez extraordinaire de pleine maturité. Ce vin appelle un plat. En bouche, l’acidité marque. Assez astringent, mais étonnamment subtil.

Beaune Clos du Roi 1929. Choc gustatif total, car on monte de dix étages d’un coup. Le nez est sublime. La couleur est d’encre noire. La perfection du vin absolu. La bouche est de Porto, et comme le dira Robert Vifian, c’est le seul vin de la soirée qu’on pourrait ne pas penser bourguignon. Miracle que ce vin de structure si riche, aux tannins développés, au fruit toujours présent. Une densité irréelle. Quel vin de bonheur !

Romanée Saint Vivant 1906. Inouï. Un nez extraordinaire. Comment est-il possible d’aller encore au dessus du 1929 ? On a une subtilité dix fois plus grande, avec beaucoup moins de tannins mais un équilibre difficile voire impossible à imaginer.

Chassagne Montrachet Morgeot (rouge) 1893. Nez discret mais très noble. Bouche très intéressante. Le vin s’est simplifié, a gardé une trace de beau vin. Solide et lourd avec un fort tannin. Acidité volatile. Assez brutal, terriblement intéressant. Un vin de légende.

A ce stade, mon classement est le suivant : 1906 de loin, 1929 étonnant, 1893, 1945, 1934, 1959, 1976. Quelques minutes d’oxygène plus tard, le 1906 confirme sa différence extrême, et le 1893 passe devant le 1929.

Vient alors Beaune Teurons 2003. Le nez existe à peine. En bouche quelle maturité ! Etonnamment complet pour deux mois d’âge, au mieux. Moelleux, gras, complet.

Le Corton 2003. Belle race ! Le nez existe. On a déjà du beau vin de race. Mais quelle astringence. Il dévore la bouche. Je n’ai plus de gencives. Quelle promesse !! Une matière énorme.

Encore ébloui par le 1906, je suis dans mon rêve et j’entends que l’on passe aux blancs.

Chevalier Montrachet 1989. Il faut vraiment ré étalonner le palais tant la transition est brutale. Nez de soufre, qui s’arrondit. Un peu sévère, mais on sent qu’avec de l’oxygène il s’exprimerait. Quand même un peu limité.

Bâtard Montrachet 1959. Nez qui démarre discrètement. Couleur dorée intense. Très Bâtard, avec beaucoup de matière. C’est beurré, crémeux comme me souffle Philippe Bourguignon, et joliment structuré. Il trahit un peu son âge.

Meursault Charmes 1953. Nez très Meursault, minéral. Belle couleur d’un jaune discret, moins doré que le Bâtard. Quel grand vin ! Parfait, arrondi, fin, belle longueur. Un vin très structuré.

Corton Charlemagne 1952. Même sensation qu’avec le 1906 qui suivait 1929, on se demande bien comment on peut aller plus loin. Nez profond et de race, robe dorée d’un or très pur. Quel grand vin. Une structure parfaite. On a une personnalité affirmée extrême. Une longueur qui n’en finit pas. On a franchi une étape avec ce vin.

Schloss Volrads (Rheingau) 1893. C’est le plus grand millésime jamais réalisé en Allemagne. Nez déroutant, belle couleur de miel. Ce vin a perdu ses racines initiales. Mais quel beau témoignage. Il y a des choses qui vont dans des tas de directions. Il y a un peu de perte, mais il y a des tas d’arômes passionnants.

Montrachet 1864. Nez un peu fermé, couleur ambrée. En bouche, quel feu d’artifice ! Quel vin ! Il est resté très caractéristique. C’est un très grand vin qui vit, qui existe, avec une longueur extrême, chatoyant, charmeur, dense. Plus tard en le sentant de nouveau, je lui ai trouvé des pointes de réglisse.

Château Filhot 1858. Nez très fluide, très discret. En bouche quel bonheur. C’est un Sauternes devenu sec qui me rappelle le Yquem 1932. Quelle race. Un vin de grand plaisir. Très peu de sucre. Une élégance hors du commun. J’ai pu à cette occasion constater qu’il y a des amateurs qui comme Robert Vifian et d’autres n’admettent pas les Sauternes secs, alors que je leur trouve un charme fou, même si ce n’est pas ce que le viticulteur avait voulu. Le sujet du sucre nous donne lieu à des conversations passionnées et à des explications d’expert de Joseph Henriot, entre les sucres en C12 et ceux en C6. Ce n’est pas de la bataille navale mais de la chimie.

A ce stade je me fais mon classement des blancs, avec le 1952 largement en tête puis 1864, 1858 (c’est mon goût), 1953, 1959, 1893 et 1989.

Arrive alors Meursault Genévrières 2003. Un nez de nouveau-né mais qui pointe vers le Meursault. Perlant, je lui trouve le goût de tout vin juste né. Je suis incapable de juger. Chevalier Montrachet La Cabotte 2003. Beau nez. Quel vin étonnant qui est déjà si beau, ce qui est difficile pour un blanc. Très séducteur, si bien fait.

Devant ma table d’écolier des verres encore un peu remplis racontent une histoire unique de la longévité des vins. Il me vient à l’esprit une question iconoclaste que je m’interdis de poser à Joseph Henriot : « pourquoi voudriez-vous sans cesse améliorer les méthodes, si vous avez devant vous la perfection de ce qui a été fait il y a 150 ans ? L’urgence ne serait-elle pas de surtout ne rien changer ? ». Je garderai ce mystère pour moi : si quelqu’un voulait bâtir la plus belle cathédrale du monde, je lui suggérerais de prendre la technique du 12ème siècle, pas celle du 20ème.

La petite classe a récréation, pour que l’orangerie du château de Beaune quitte son usage scolaire pour accueillir notre dîner. Un champagne Henriot 1959 servi en magnum, dégorgé il y a dix jours est une bien agréable pause. Beau nez, belle bulle, couleur délicate. C’est le champagne authentique plein de jeunesse insouciante, fait pour la sensualité.