Dîner de wine-dinners au restaurant Tailleventmercredi, 28 mai 2003

Un appel au téléphone : « J’ai lu un article dans le Monde sur vos dîners. J’aimerais faire en cadeau d’anniversaire à mon mari  la surprise d’un dîner». Ce coup de fil fut le conducteur du choix de ce repas tenu chez Taillevent.

L’idée était depuis longtemps dans l’air. Elle démarre d’une anecdote ancienne. J’ai participé en tant que touriste à une croisière gastronomique sur le Norway rebaptisé France. Avec Jean-Claude Vrinat et son épouse, nous évoquions ces services non tenus par un croisiériste hâbleur. Des grands chefs et de grandes maisons ont régalé près de 2.000 personnes, tour de force incroyable, et c’est Taillevent que j’ai placé en numéro un, à cause de la précision invraisemblable des cuissons, prodige de logistique et de qualité extrême. Valérie Vrinat, qui prend de l’autorité dans le groupe agrandi par son père avait aimé l’un de nos dîners au Bristol. Nous voilà donc partis.

Coopération entre Jean-Claude Vrinat et Alain Solivérès, Valérie Vrinat servant d’aimable messager, pour imaginer un menu délicat qui forme le programme de cette soirée : Amuse-bouche (Rillettes de canard), Ravioli aux mousserons des prés, Salade de roquette, Boudin de homard breton, Emulsion de fenouil, Chausson feuilleté à la truffe noire, Chou vert et lard paysan,Pigeonneau de Vendée rôti, Petits pois à la Française, Fromages (Saint-nectaire et Fourme d’Ambert à la cuillère), Cristalline d’ananas à la coriandre, Sablé «breton» aux fraises et au gingembre.

Peu de jours après, la jeune artiste qui avait composé le si joli stand de wine-dinners au salon des grands vins m’appelle et me dit : « je voudrais faire un cadeau d’anniversaire surprise à mon père ». Notre table allait accueillir deux surpris fêtés. Cela promettait une belle atmosphère. Le repas fut l’un des plus joyeux que nous ayons eus.

Ouverture des bouteilles à 16 h 30 au restaurant, avec Vinny, sommelière très compétente puisqu’elle officie aux Caves Taillevent. Son origine italienne jouera un rôle comme on le verra ci-après. Le nez du Beychevelle est rassurant, celui de l’Ausone me fait très peur. Cette odeur aqueuse pourrait être irrécupérable. Comme chaque fois j’ai des angoisses. Une découverte étonnante : le Nuits Saint Georges 1947 est dans une bouteille soufflée très ancienne, au cul profond qui avait, fait incroyable, le goulot ébréché d’un bon quart, forcément avant embouteillage, et l’on avait rempli la bouteille sans la refouler. Il y a deux capsules l’une sur l’autre. Voilà une énigme pour la maison Bouchard. Le Nuits a un nez merveilleux, et l’Echézeaux promet. L’Yquem a un nez insolent tant sa perfection est irréelle. Tout se présente bien, sauf l’angoisse pour l’Ausone. Comme avec chaque sommelier des discussions passionnantes. Il y a toujours de la passion à partager. Nous réglons ensemble les détails de service qui seront essentiels.

Arrivée très ponctuelle des convives, sur un champagne Perrier Jouët Extra Brut rosé 1966. La bulle est rare, il y a une amertume déroutante puis admise, et ce qui est devenu un vin est bien élégant, avec ce petit picotement qui rappelle qu’il fut champagne. J’aime assez ces saveurs acides apéritives. Nous passons à table où une crème de rillettes de canard avec des toasts aillés se marie merveilleusement avec un Gewürztraminer Hugel réserve personnelle 1983. Tout le monde adore ce vin généreux et immédiatement aimable, qui vit si bien sur le toast qui l’excite agréablement. Au plan purement gustatif, le moment où l’on mord dans le ravioli de mousseron est une délicatesse extrême. C’est comme ouvrir avec ses dents la caverne d’Ali Baba. Le Bâtard Montrachet Pierre Morey 1993 passe assez difficilement après le talentueux Hugel, car il est ici en discrétion. Le Bâtard est suggéré. Mais si on lit bien, quel beau vin, sur un plat lui aussi en finesse.

Le Ausone 1953 présente encore quelques blessures au premier contact, puis miracle, toutes les faiblesses disparaissent comme si le vin connaissait à la minute près son entrée en scène, et le vin est beau, formant avec le boudin de homard un couple très original. On quitte alors toute délicatesse, car arrive un mastodonte : le chausson à la truffe, lourd comme du plomb fondu, dense de goûts profonds, qui crée un merveilleux mariage avec le Beychevelle 1928 brillant de mille feux, jeune et surtout équilibré d’une belle rondeur. Très grand vin, et belle réussite de cette si grande année.

Le Nuits Saint-Georges Bouchard Père & Fils 1947 envahit la table d’un parfum intense. Et comme on lui offre le plus noble faire valoir qui soit, un pigeon, on entre dans des saveurs voluptueuses, d’une sensualité rare. Un grand moment qui conduira la totalité de la table à faire figurer ce vin dans son tiercé. Ce Nuits est un témoignage de la perfection des anciens Bourgognes. Comme chaque fois le retour vers notre époque rassure. L’Echézeaux du Domaine de la Romanée Conti 1989 est délicieux, évocateur de toutes les subtilités de la Bourgogne. Le nez est généreux, le goût est complexe, en formation encore quand on a la mémoire de ce fabuleux Nuits Saint Georges. Grande émotion pour tous de boire leur premier vin du Domaine. Un beau vin chaleureux. Et un intéressant contraste entre la fougue du jeune et la majesté du 47.

Sur la fourme arrive le Cérons grand Enclos Château de Cérons 1990. Comme je passe d’une conversation à l’autre, je crois entendre un convive demander à Vinny ce qu’elle pense de ce Cérons. Elle répond : « 0 – 0 à la fin du temps réglementaire, on joue les prolongations ». Voici l’un des commentaires œnologiques les plus documentés que j’aie eu l’occasion d’entendre de ma vie. Je l’ai bien sûr inventé. Apparemment on se préoccupait plus du match Milan AC Juventus de Turin, car les bougies prévues pour les deux anniversaires ne vinrent pas. C’est évidemment par jalousie footballeuse que je moque l’origine de Vinny car tout au long du repas elle fut la plus attentive des sommelières, aussi précise pour le service du vin que le furent les serveurs pour les plats, ceci procédant de la qualité légendaire de cet établissement. Revenons à notre Cérons, puissant, envahissant, assez monolithique mais partenaire fort loyal de tous les goûts que l’on lui a adjoints. Arrive enfin le Yquem 1966 qui était une première pour tous les convives. Prendre pour premier Yquem celui-ci qui fut invraisemblablement parfait va rendre difficile tout nouvel essai. Odeur pénétrante, attaque en bouche avec des milliers d’évocations de multiples fruits : dattes, mangues, citrons confits, tout y était. Autant dire que même avec du gingembre, les fraises ne pouvaient pas aller avec ce vin qui réclame soit des fruits exotiques, soit d’être seul, tant son extrême perfection illumine le palais sans besoin de duo. Tout le monde a été tellement saisi par la perfection de ce Yquem d’une profondeur rare qu’il ne figura que dans peu de votes, tant il était naturel de le mettre hors compétition. Tout le monde cita le Nuits Saint-Georges, hommage mérité, et beaucoup de vins furent notés. Mon choix personnel, assez consensuel fut : Nuits Saint-Georges 1947, Beychevelle 1928 et Yquem 1966.

L’atmosphère était détendue, des relations communes ou des coïncidences apparaissant entre plusieurs convives ce qui montre, comme on dit, que le monde est petit. Un grand plaisir que le restaurant Taillevent accueille un de nos dîners. De beaux accords dont ce croûton aillé avec le Hugel et évidemment le pigeon avec le Nuits, mais sans doute plus explosif, le chausson avec le Beychevelle. Un chef discretet précis qui nous a régalés, une maison élégante fondée sur la qualité. Encore une belle étape sur le chemin de notre pèlerinage gastronomique, prosélyte des grands vins.