La Table d’Eugène mardi, 14 octobre 2008

Un français vivant au Brésil et y exerçant le négoce du vin est entré en contact avec moi. De passage à Paris, c’est lui qui suggère le lieu où nous allons déjeuner : la table d’Eugène, rue Eugène Sue. La façade est claire et ce bistrot affiche un effort de décoration particulièrement minimaliste. Mais le lieu respire une certaine fraîcheur. La patronne est accueillante et souriante. Ayant cru comprendre que le choix du lieu se justifiait par la carte des vins, je la demande. Elle est assez chiche. Sur une ardoise haut perchée on peut lire : « pièce de bœuf, un kilo pour deux ». C’est tentant. Nous nous laissons faire. Pour précéder le bœuf et l’attendre, une assiette de charcuterie s’impose.

Une Côte Rôtie Domaine de Bonserine, La Sarrasine 2001 est ce qui nous paraît le meilleur des choix possibles. Le vin est décanté dans un verre ballon de plus d’un litre. La première impression est très acide. Le vin semble bien fait mais cette acidité gêne le palais. Dès que l’on commence à manger, le vin s’assouplit, et montre qu’il est bien dessiné. La viande de bœuf et les délicieuses petites pommes de terre sont tellement goûteux et succulents que nous asséchons la bouteille très vite. Il nous faut commander un vin. La patronne nous suggère un Vin de Pays d’Oc, domaine de l’Orthau d’Arnaud Debord qui titre 14,5°. Quand nous grimaçons au premier contact avec ce vin, la patronne a ce cri du cœur : « on nous le réclame ». Je la rassure au plus vite sur le fait que je ne prétends pas du tout représenter la vérité du goût.

Geoffroy, le patron, quitte sa cuisine pour venir nous saluer. Nous bavardons aimablement et nous le complimentons sur la qualité de sa viande. Il nous promet qu’à une prochaine visite, il sortira un vin de ses cachettes.

François Simon a coutume de terminer ses billets par cette question : « faut-il y aller ? ». La réponse est : assurément oui, pas pour la décoration, pas pour la liste des vins, mais pour la qualité de la cuisine et la spontanéité de l’accueil. Le jeune couple est sympathique et attentif. Ils méritent de réussir.

 

ça donne faim !

 

Les 1937 ne me réussissent pas beaucoup dimanche, 12 octobre 2008

En cette mi-octobre, le temps est particulièrement clément. Mon fils nous rend visite avec sa femme et leurs deux enfants. L’apéritif se prend dans le jardin. Le Champagne Mumm Cordon Rouge 1937 n’a plus l’ombre d’une bulle. La couleur est ambrée mais n’est pas dorée. En bouche, l’acidité est sympathique, mais il n’y a pas la moindre trace de douceur. On dirait un vin blanc sec qui a traversé les âges. Le vin est buvable sans doute, mais n’excite pas l’intérêt, aussi est-il remplacé assez vite par un Champagne Bollinger Grande année 1990. La puissance et l’aisance sont plus sensibles  après le Mumm. Le champagne est fort, plaisant mais manque un peu de longueur. C’est un grand champagne, auquel il manque un supplément d’âme. Sur un cuisseau de porcelet à l’ail et aux herbes, pommes de terre en robe des champs rissolées, un Château Ausone 1937 est servi. Quand je l’ai ouvert, le bouchon gras avait libéré un parfum pénétrant extrêmement velouté. C’était trop beau pour être vrai, aussi avais-je bien vite rebouché la bouteille pour éviter une évaporation. Sur table, trois heures plus tard, le vin affiche une grande acidité. Au-delà de l’acidité le message est assez beau, mais on se lasse quand même bien vite. Le vin est buvable, indique qu’il a eu un passé noble, mais le plaisir n’est plus là.

Nous ne nous attardons pas et sur une tarte aux pommes, un Château Doisy Daëne 1969 exhibe son or insolent. Rien n’est plus beau que cet or là. Le vin en bouche est joyeux et plein. On sent qu’il n’y a pas la complexité des plus grands sauternes, mais ce Barsac est pur, franc, généreux et très plaisant à boire. Je n’attendais pas cette puissance de 1969.

Les discussions se concentrent sur la crise, après la semaine boursière la plus noire que l’on ait connue, mais le sauternes joyeux remet les pieds sur terre, une terre qui produit les vins dont la joie nous est indispensable. L’année 1937 ne me réussit pas beaucoup. Sensible, subtile, elle est fragile et décevante le plus souvent, du moins pour les vins que j’ai en cave.

repas de famille – les photos dimanche, 12 octobre 2008

Champagne Mumm 1937

dans des paillons, l’étiquette a été préservée, beaucoup plus que le vin, hélas

Chateau Ausone 1937

Quel contraste entre la qualité de l’étiquette et l’état du bouchon.

le Chateau Doisy-Daëne 1969

les deux bordeaux et l’ensemble des vins bus ce jour

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le Champagne Bollinger 1990 appelé à la rescousse

la cuisine de ma femme est la plus belle du monde (qu’on se le dise) !

 

 

At Hotel Lutetia, I tried a wine from the cellar recently bought vendredi, 10 octobre 2008

Avec quelques amis fidèles, nous avons notre façon à nous de faire « casual Friday ». Cela consiste à partager quelques belles bouteilles lors d’un déjeuner, en adoucissant l’heure de retour au bureau. J’avais récemment repéré quelques pépites dans la cave de l’hôtel Lutétia. C’était l’occasion d’y faire le siège de nos agapes du vendredi.

Arrivant en avance au restaurant « Paris » de l’hôtel Lutétia, je demande à Philippe, sommelier sympathique intéressé par notre démarche d’ouvrir et décanter les vins du repas pendant que j’ouvre le vin que j’ai apporté, extrait du lot que je viens d’acheter il y a tout juste une semaine, de vins de 1880 à 1930.

Les amis arrivent et nous commençons par un champagne Dom Ruinart 1986. Sa couleur a légèrement foncé et le champagne est évolué. Il a le charme des champagnes qui commencent à prendre de l’âge. Citronné, d’une acidité plaisante, il est joyeusement fruité. On se sent bien avec ce champagne. De fines tranches d’un jambon assez plat et une petite crème aux cèpes goûteuse s’ajustent bien à la vivacité du Dom Ruinart.

Sur un petite poêlée de girolles, le Château Haut-Brion blanc 1998 montre une race extrême. Haut-Brion est définitivement le vin blanc le plus plaisant du Bordelais. Fruité, complexe, très puissant, il a une longueur quasi inextinguible. Si les girolles sont une réussite, les coquilles Saint-Jacques avec des cèpes sont nettement moins réussies. La cuisson a été trop longue. Le Haut-Brion n’en souffre pas plus que cela.

Le chef doit être amoureux et ce n’est pas un excès de sel qui en est l’indice, mais un excès de cuisson du pigeon, fort goûteux au demeurant, rôti aux aromates, blette aux carottes fanes et aux tomates cerises confites. Le Château Gazin qui nous est présenté, carafé depuis plus d’une heure, a manifestement un problème. Philippe, fort gentiment, change de bouteille, et le Château Gazin 1990 que nous buvons maintenant, sorti de cave et frais est absolument délicieux. Il représente la maturité du Pomerol dans toute sa splendeur. Riche, plein, intense, c’est un vin joyeux. C’est un grand plaisir de le boire sur un pigeon de belle personnalité.

Sur un dessert très subtil aux tons très frais, le vin que j’ai ouvert avec difficulté car le bouchon s’est brisé en plusieurs morceaux nous offre son or franc et transparent. Le nez est d’agrumes, tendant vers le citron vert. En bouche, ce qui frappe tout de suite, c’est que le vin a, comme on dit, mangé son sucre. Il est devenu sec. Plein d’agrumes, avec une acidité très jolie, il a bravé les ans. Nous essayons de deviner ce qu’il est. L’étiquette est très peu lisible, mais on reconnaît la couronne qui signale les vins de la famille de Lur Saluces. Ce n’est sûrement pas un Yquem, et compte tenu de l’aspect aérien et léger, l’idée la plus plausible est qu’il s’agisse de Château Filhot. Comme les achats que j’ai faits portent majoritairement sur des années comme 1904 et 1896, disons que c’est 1904. Baptisons le Château Filhot 1904, et si ce n’est pas cela, ce n’est pas grave. Car ce qui compte c’est que nous avons aimé ce vin délicat, de belle acidité, fort long et complexe. Les sauternes devenu plus secs sont très plaisants. Nous avons aimé celui-ci.

Le cadre du restaurant et la belle table que l’on nous a attribuée sont un atout certain. Il faudrait deux ou trois petits points d’amélioration en cuisine pour que le plaisir soit total, car la carte des vins mérite que l’on revienne souvent dans ce beau restaurant historique parisien.

déjeuner au restaurant Le Divellec mardi, 7 octobre 2008

Dans cette période de crise financière, j’ai voulu sentir les tendances en allant déjeuner chez Jacques le Divellec.

Plusieurs hommes politiques déjeunaient là, sans que l’on puisse sentir une baisse de leur appétit.

J’ai pris des huîtres en demandant des petites et j’en ai reçu des grosses, goûteuses mais un peu chaudes.

Le rouget entièrement désarêté est une institution. Bravo :

Signe de crise, j’ai bu de l’eau ! Non, c’est parce que je sortais à peine du merveilleux dîner à la Grande Cascade.

 

dix millésimes de Haut-Bailly au restaurant Taillevent lundi, 6 octobre 2008

Le Château Haut-Bailly organise un déjeuner de presse au restaurant Taillevent. Dans cette merveilleuse salle lambrissée dont je commence à devenir un pensionnaire, les journalistes les plus lus ou écoutés sur le vin en France sont rassemblés autour de Robert G. Wilmers, propriétaire du château depuis 1998, et de Véronique Sanders, l’âme de cette prestigieuse propriété. Le prétexte est de faire le point sur dix millésimes depuis la reprise, pour voir le travail accompli. Dans le petit salon chinois, nous commençons à « travailler » puisqu’on nous propose La Parde de Haut-Bailly 2006, second vin au nez frais et poivré, avec une pointe d’anis étoilé. L’astringence et l’amertume ne sont pas gênantes, et l’on apprécie un vin assez strict, charnu au final de belle jeunesse. Le Château Haut-Bailly 2007 est tiré de fût où il poursuit son élevage. Son nez apparemment discret ne peut cacher l’intensité du vin. On perçoit en bouche de la myrtille et du bois. Il est presque floral. Le final est plaisant, mais laissons à ce bambin le temps de s’assembler encore. Il m’évoque les années en « 7 » et surtout le 1987. Il s’anime sur des gougères, tradition du lieu. J’aime assez ce 2007 qui n’est pas trop puissant.

Le rosé de Haut-Bailly 2007 correspond à une demande à l’exportation. Je ne pleurerai pas trop longtemps sur cette fuite hors de nos frontières, car même s’il est bien fait, c’est un rosé, vin pour lequel je n’ai pas développé, sauf de rares exceptions, un amour profond.

Nous passons à table et Véronique rappelle les conditions du rachat à sa famille et la confiance spontanée de son grand-père à l’endroit de Robert G. Wilmers, lorsqu’il était candidat à l’achat du château. J’ai pu repérer pendant les repas les regards de Véronique vers le propriétaire, emprunts d’une grande confiance et d’une belle connivence.

Le menu préparé par Alain Solivérès et Manuel Peyrondet est très adapté à la mise en valeur des vins subtils de Haut-Bailly : amuse-bouche à base de cèpes / tarte fine aux cèpes / selle d’agneau piquée à la sarriette, pommes de terre sautées et oignons / fromages de nos provinces / tarte renversée au chocolat.

Nous allons goûter tous les millésimes de 1998 à 2006. Le Château Haut-Bailly 1999 est manifestement rendu joyeux par les champignons. Il est délicieux, très épanoui, large, intelligent. Le Château Haut-Bailly 2002 a une attaque plus légère mais son final est fort. J’aime aussi l’intensité du final du 1999. Le Château Haut-Bailly 2003 est élégant, un peu strict avec une légère amertume. On sent qu’il a besoin d’un plat. A ce stade, l’ordre de mes préférences est : 1999, 2003, 2002, alors que Véronique Sanders dit que le plus léger des trois est le 1999. Il se trouve qu’il me procure plus de plaisir du fait de son évolution. Dans le verre, les 2002 et 2003 s’épanouissent, largement aidés par les cèpes, mais le 1999 continue de me plaire.

La deuxième série comprend le Château Haut-Bailly 2000 au nez absolument merveilleux, d’une grande race. Le nez du Château Haut-Bailly 2004 est plus discret et celui du Château Haut-Bailly 2005 est résolument différent, beaucoup plus puissant. Le 2000 a un goût très plaisant. Sa petite amertume joue surtout sur le final. Il a une joie qui s’estompe assez vite. Le 2004 est très joyeux, très pur. Son fruit est beau. Il est bien construit, doté d’un beau final. Du fait de l’année, il manque un peu de charme, même si sa construction est réussie. Le 2005 est brillant, puissant, généreux, pur et droit. Il y a du poivre et du bois, au sein d’un bel équilibre. C’est objectivement un grand vin.

Le poivre du 2004 est exacerbé par le plat. Le 2000 a de l’élégance. Il est charmeur et équilibré dans toutes ses composantes. Le 2005 est parfait. C’est un vin naturellement doué et tout en puissance. Le 2004 fait jeu assez égal avec le 2000, aussi mon classement de cette série est : 2005, puis ex aequo 2000 et 2004.

Le Château Haut-Bailly 1998 a un nez très différent des autres. Il y a en lui des signes d’un début de maturité, à ne pas confondre avec un début d’évolution. Le Château Haut-Bailly 2001 a un nez très séduisant et subtil. Le 1998 est déjà bien avancé dans son adolescence, bien rond et poivré, manquant un peu d’opulence, mais je l’aime bien. Il convient de dire que chacun de ces vins a le style Haut-Bailly que j’apprécie particulièrement, fait d’élégance discrète, exactement comme celle qui caractérise  la vigneronne qui le fait. Le 2001 est assez gras, ce qui est plutôt inhabituel. Il est velouté et je le trouve très différent des autres, ne manquant pas d’intérêt.

Sur le saint-nectaire qui lui va comme un gant, le 1998 se simplifie et c’est très beau. Le 2001 d’un bel équilibre forme avec le 1998 un couple cohérent.

Le Château Haut-Bailly 2006 a un nez très jeune de la même veine que celui de La Parde. En bouche il est très rond, plein, de grande beauté. Il a beaucoup de fruit et d’âpreté. Chaleureux, charmeur, ce vin a toutes les qualités.

C’est assez difficile de faire un classement des vins que nous avons bus, tous charmants pour leur millésime, mais je me risquerais à le faire ainsi : 2005, 2006, 1999, 2000, 2004. Celui dont la place est la plus inattendue est le 1999 dont j’ai aimé le caractère viril et inhabituel. Beaucoup de mes voisins ont aimé le 2003 plus que moi et Manuel Peyrondet, le sommelier de Taillevent qui a préparé l’événement et choisi avec succès l’ordre de passage, n’a pas du tout mordu au 2005 qu’il a du mal à accepter à ce stade de son évolution. Ceci prouve que les goûts et appréciations peuvent varier.

Véronique Sanders voulait montrer le travail accompli sur dix ans sous son autorité, avec la confiance de son propriétaire. La démonstration est réussie car le style authentique de Haut-Bailly a été préservé et les améliorations techniques qu’elle a mises en œuvre ont permis de gagner en précision et en richesse. Véronique, enceinte de près de huit mois se prépare à donner la vie à un enfant. Elle pourra le faire dans la sérénité, car son autre bébé, qui se recrée chaque année est un bébé dont elle peut être fière, l’un des plus constamment plaisants de la planète des vins de Bordeaux.

déjeuner de presse pour 10 ans de Haut-Bailly – photos lundi, 6 octobre 2008

Le rosé de Haut-Baillé est écrit "rose", ce qui peut donner lieu à de charmantes confusions :

Quelques bouteilles mises en carafe avec l’indication de l’année. Les verres de la verticale avec l’année indiquée sur le pied.

Le sourire légendaire de Véronique Sanders, l’âme de ce vin, dont l’élégance lui ressemble

Le maître d’hôtel de Taillevent est cruellement tentateur en venant nous mettre ces merveilles sous les yeux :

Petite entrée aux cèpes et tartelette aux cèpes

selle d’agneau piquée à la sarriette, pommes de terre sautées et oignons

Vins de Trimbach à la Maison de l’Alsace lundi, 6 octobre 2008

Autour de moi on évoque une dégustation à laquelle plusieurs des journalistes vont se rendre : les vins du domaine Trimbach à la Maison de l’Alsace. Je n’étais pas invité et j’ai gentiment « grondé » Jean Trimbach. Un grand buffet est animé par Bernard Antony, prince des fromages affinés, et l’on peut (on doit), goûter toute la gamme du domaine Trimbach.

Pensant au dîner que j’aurai ce soir je ne goûte que quelques vins : un Pinot Noir réserve, cuve 7, Trimbach 2005 qui est très plaisant pour un rouge alsacien, le Riesling Cuvée Frédéric Emile, Trimbach 2004, 2002 et le magnifique 2001. Je découvre le Riesling Clos Sainte Hune 2002 qui sera commercialisé en 2009 et promet déjà, suivi du légendaire Riesling Clos Sainte Hune Trimbach 1976 que j’ai bu de très nombreuses fois.

Le Gewurztraminer Cuvée des Seigneurs de Ribeaupierre Trimbach 2001 est une institution, et finir ce tour rapide par le Gewurztraminer Sélection de Grains Nobles Trimbach 2001 est comme finir sur un délicieux bonbon. C’est une dégustation dans la bonne humeur de grands vins alsaciens.

104ème dîner de wine-dinners au restaurant La Grande Cascade lundi, 6 octobre 2008

Je quitte la maison de l’Alsace pour aller au restaurant de la Grande Cascade où va se tenir le 104ème dîner de wine-dinners.

Emmanuelle, jeune sommelière m’aide pour la cérémonie d’ouverture des vins et je suis impressionné par l’intérêt et l’envie de connaître qu’elle montre pendant le moment où nous sommes ensemble. L’ouverture des vins se fait sans difficulté particulière et aucune crainte n’existe sur l’état des vins.

Ayant eu le même jour le déjeuner de presse de Haut-Bailly et l’escapade alsacienne, je fais une courte sieste dans un salon de la Grande Cascade sous une fenêtre ouverte qui laisse passer un air qui s’est rafraîchi en frôlant les feuilles de marronniers.

Les convives de ce soir sont au nombre de six, dont trois membres d’un même cabinet de conseil international. Deux d’entre eux sont accompagnés de leurs épouses, et ils veulent honorer un de leurs clients, jeune entrepreneur chinois de grande taille. Le dîner se tient en anglais et les rires fusèrent tant il y eut assaut d’esprit.

Le menu préparé par Frédéric Robert est ainsi composé : Caviar osciètre à l’œuf cassé et vichyssoise / Marbré de foie gras de canard, céleri rave, gelée de xérès et truffes noires, kouglof tiède / Risotto crémeux de cèpes à l’huile de persil et jus de rôti / Bar cuit sur la peau, purée de butternut, herbes en rissole / Canard sauvage au sautoir, navet caramélisé au poivre maniguette, la cuisse croustillante / Munster, brioche toastée au cumin / Tuile aux agrumes, sorbet orange.

Au moment où l’on nous sert le Champagne Dom Pérignon 1993, un petit amuse-bouche supplémentaire à base de homard, est une attention du chef, en clin d’œil aux relations antérieures qui étaient les nôtres. Cette délicatesse est appréciable. Plus sans doute que d’autres amateurs j’aime ce champagne léger, aérien, au charme romantique. Avec le caviar, la symbolique du luxe et de la luxure est complète. Le caviar est délicieux et son sel excite la bulle. On trouve au vin quelques accents floraux.

Le Champagne Krug Vintage 1979 a une couleur délicatement dorée et une bulle active. C’est un grand champagne, noble et conquérant. Il est impressionnant de sérénité, doté d’une dimension rare. Le foie gras, comme on pouvait s’y attendre joue juste sur le champagne dans un accord d’un équilibre rassurant.

Le Château Laville Haut-Brion 1951 a une couleur d’un or étincelant, beaucoup plus lumineuse que celle du Krug. Le nez évoque à ma charmante voisine le goudron. Ce nez est intense, assez minéral. En bouche les premières gouttes dont j’ai été servi pour vérifier le vin sont marquées par un léger aspect métallique. Mais si l’on en fait abstraction, on mesure la puissance, la joie de vivre et le fruité d’un grand vin. Notre ami chinois, très connaisseur, inclura ce vin en bonne place dans son vote. Le cèpe, mais surtout le jus de rôti tirent de ce vin le meilleur de lui-même. N’était la petite trace qui n’est même pas gênante, c’est un Laville tonitruant.

Le Château Margaux, Margaux 1962 a un nez renversant. Il en émane un « love at first sight », le coup de foudre parfait. Ce vin est la séduction pure, incomparablement féminin. Les deux souriantes femmes de ce repas vont désigner ensemble ce Margaux vainqueur de la soirée car il n’y a pas plus plaisant et rassurant que ce vin velouté. C’est le Château Margaux dans son expression la plus épanouie.

Le Château Ausone 1959 est d’une couleur très foncée. En bouche il est lourd, plombant, épais et il évoque la texture, sans en évoquer le goût, d’un marc de café. En s’épanouissant dans le verre, il gagne en légèreté et en complexité. Il se dévergonde un peu, solide et fort bordeaux, mais il ne sera jamais au sommet qu’il pourrait atteindre compte tenu de son millésime, l’un des plus réussis. Le canard convient bien à l’Ausone, et l’Echézeaux Joseph Drouhin 1947 pourrait se boire sans lui tant il est éblouissant. Son nez est l’expression du charme épanoui du vin de Bourgogne. En bouche, c’est le délice bourguignon. En relisant mes notes prises quelques heures après le dîner je déchiffre « délire de la Bourgogne » et je me demande par quel hasard j’ai pu écrire cela. Mais au lieu de délice, on pourrait aussi dire de ce vin qu’il est le délire de la Bourgogne, au sens djeune du terme. Vin inouï, charmeur au-delà du possible, érotique, excitant, chaleureux, il est sous une forme plus canaille aussi séducteur que le Margaux 1962. C’est un vin d’une qualité rare.

Le Gewurztraminer Vendanges Tardives Hugel 1994 est tout en douceur, mais son charme est décuplé par le munster et son cumin. Fruité, gouleyant et puissant il a trouvé dans le fromage une véritable catapulte. Jean Hugel à qui je viens d’en parler ne croit pas à cet accord. Il faut vite que je lui montre.

Le Château d’Yquem 1988 après l’explosion du Gewurztraminer paraît un Yquem très « normatif ». Agréable, un peu discret, très Yquem il manque un peu de maturité.

Nous sommes sept votants pour huit vins, et comme il est de tradition, nous désignons nos quatre préférés. Six vins sur huit ont des votes ce qui est un beau résultat. Le fait que les deux vins non retenus dans les votes sont Dom Pérignon et Yquem, surtout Yquem 1988, cela laisse songeur. C’est d’ailleurs je crois la première fois qu’un Yquem ne recueille aucun vote, alors qu’il est sans défaut et représentatif de son année. Trois vins ont eu le privilège d’être nommés premiers : le champagne Krug une fois, le château Margaux 1962 deux fois (par les deux femmes présentes) et l’Echézeaux 1947 quatre fois, ce qui fait de lui le vainqueur.

Le vote de notre convive chinois est intéressant : 1 – Krug 1979, 2 – Laville Haut-Brion 1951, 3 – Ausone 1959 et 4 – Echézeaux Drouhin 1947.

Le vote du consensus est : 1 – Echézeaux Joseph Drouhin 1947, 2 – Champagne Krug 1979, 3 – Château Margaux 1962, 4 – Gewurztraminer Vendanges Tardives Hugel 1994.

Ce qui est remarquable, c’est que nous sommes cinq à avoir ces quatre vins dans notre vote, dont trois à avoir le vote du consensus dans le même ordre. Mon vote est le même que celui du consensus et dans le même ordre : 1 – Echézeaux Joseph Drouhin 1947, 2 – Champagne Krug 1979, 3 – Château Margaux 1962, 4 – Gewurztraminer Vendanges Tardives Hugel 1994.

Le plat préféré des femmes est le caviar, et je serais volontiers féminin pour ce soir. L’accord le plus vibrant est celui du munster et du Gewurztraminer, suivi de l’accord du caviar avec le Dom Pérignon. Frédéric Robert a fait une cuisine sensible, très orientée vers la recherche d’accords. Sa cuisine est très précise, dosée et équilibrée. Le service des vins par Pierre est parfait, l’implication de toute l’équipe est irréprochable. Notre convive chinois, d’une grande culture et d’une grande passion nous a montré que la Terre est petite et que les barrières culturelles sont ténues puisque nos vibrations furent très proches. Alors que les bourses mondiales venaient d’afficher les plus grandes plongées de l’histoire récente nos rires joyeux ponctuant des discussions intenses ont fait de ce dîner un bel événement.