Krug 1996 sur la belle cuisine de Gérald Passédat au Petit Nice samedi, 1 novembre 2008

L’histoire commence sur internet. Du fait de mon blog, je reçois chaque jour cinq à dix propositions de vins par des particuliers, en dehors des innombrables mails de négociants. Par politesse, chaque message reçoit une réponse circonstanciée. On me propose dans un mail des champagnes anciens, et les photos qui me sont adressées montrent des vins intéressants, mais pour une catégorie d’amateurs particulièrement étroite. Je fournis deux ou trois adresses de négociants que je connais et j’ajoute que si je devais m’intéresser aux bouteilles proposées, ce serait pour tel prix. Du temps passe et un beau jour, mon interlocuteur me dit que le prix lui convient. Il est permis de penser qu’il a dû essayer ailleurs sans succès. Etant dans ma maison du sud, je lui demande où sont les bouteilles. Elles sont près de Marignane. L’idée vient de se rencontrer à mi-chemin. Cassis semble la solution. Il se trouve que chaque année nous allons au Petit Nice à Marseille, or cet été, l’affluence d’enfants et petits-enfants chez nous n’a pas permis cette escapade. Pourquoi ne pas profiter de l’occasion pour y aller ? Le rendez-vous est pris à 11h45 au restaurant de l’hôtel Le Petit Nice.

Ma femme et moi sommes en avance. José Potier, directeur de salle nous accueille chaleureusement et j’étudie la carte des vins. La commande est passée et j’indique à mon épouse que je n’ai aucune envie d’offrir un apéritif à un inconnu, ce que j’aurais pu éviter si j’avais donné rendez-vous à la gare de Marseille, à Notre-Dame de la Garde ou sur le Vieux Port.

Le vendeur arrive, avenant, sympathique, à l’accent chantant du sud. Il se présente et va ensuite chercher les bouteilles dans sa voiture. Elles sont conformes aux photos. Le Krug rosé de plus de trente ans est d’un niveau impeccable, le Dom Pérignon 1978 a perdu à peine de son niveau et le Pol Roger 1969 est nettement plus bas et ambré, mais il porte la promesse d’un goût qui ne me déplait pas. Le plaisir de voir ces flacons me pousse à lui offrir un apéritif.  Il demande un Martini rosé et je demande un champagne à la coupe. Voyant ce que je demande, il change sa commande et c’est un champagne Alfred Gratien 1998 sur lequel nous trinquons tous les deux. Sur la table sont posées trois serviettes et trois fourchettes. Mais pendant plusieurs minutes rien ne suit. Les coupes étant à un niveau proche de l’étiage je fais des signes qui indiquent que l’épisode de convivialité arrive à son terme, mais une jeune fille apporte alors des amuse-bouche d’un beau raffinement. Mon vendeur dit : « laissez-moi vous offrir une autre coupe de champagne. Choisissons un autre champagne ». Or le bar n’a que deux blancs, l’Alfred Gratien et le champagne Dom Pérignon 2000.

Je dis à mon vendeur que ce serait dommage qu’il écorne le prix de vente de ses vins par cette commande et il me répond : « ça ne me rendra pas moins riche ». Il ne croyait pas si bien dire ou peut-être le savait-il. Le champagne Alfred Gratien 1998 est agréable, fait de fruits jaunes, à l’acidité forte. Le Dom Pérignon 2000 marque une nette différence, dès le nez, d’une belle élégance. Ce champagne a toutes les qualités, fragile et subtil à la fois. Sur des oignons grelot, il est délicat. Sur des dés de seiche, il prend de l’ampleur, alors qu’il se referme face à une brandade de morue. Nous commentons ces accords avec mon vendeur qui semble passionné de ces petites différences auxquelles il ne s’intéresse normalement pas avec ce degré de détail.

Il est temps de se quitter, il nous serre la main et dit en chuchotant : « je m’éclipse par la porte dérobée ». Je le regarde faire sans un mot, pensant que normalement, on n’oublie pas de payer sa note. Mon vendeur était plus malin que je ne l’imaginais. Mes bouteilles achetées ont un prix qui vient instantanément d’augmenter. C’est une des surprises de la vie.

Nous passons à table, et contrairement à ce que José m’avait promis, le champagne Krug millésime 1996 n’a pas été ouvert à l’avance. C’est dommage, mais ne dramatisons pas. La couleur du champagne est déjà d’un or marqué. En bouche, même non ouvert, ce champagne délivre un message d’une noblesse unique.

Nous avons pris le menu Bouille Abaisse avec : les amuse-bouche gourmands et terrestres / le premier palier / poissons et crustacés au bouillon safrané en deuxième palier / les poissons en bouille-abaisse pour arriver en profondeur / de la pomme verte transformée craquante, Yeti de sa pulpe. On ne peut pas dire que les énoncés des plats sont très éclairants, mais un jeune serveur à l’accent chantant viendra nous réciter  les compositions et ingrédients.

Nous commettons l’erreur de prendre le consommé très poivré dont l’épice éteint le céleri en premier, car le poivre insistant masque ensuite une partie du charme des délicieuses huîtres Gillardeau subtilement cuites. L’accord de l’huître avec le Krug est magique. Le Krug est immense, d’une solidité à toute épreuve. Il est vineux, fort et expressif, et l’on mesure l’ampleur du « champagnicide » que je commets, car ce champagne sera largement plus brillant dans cinq ans. Le Krug est la Rolls du champagne avec une virilité sans concession. L’assiette de coquillages crus comporte des moules, des palourdes, des coques, des violets et sans doute bien d’autres petits mollusques. Curieusement ils donnent au Krug des accents sucrés, par une forme de compensation. L’accord qui se forme est admirable. Le Krug se transcende sur les coquillages et la vibration qui se forme m’émeut. Il convient d’insister sur le fait que cette juxtaposition est d’une magnitude inouïe. La girelle en tempura qui l’accompagne fait redescendre de l’Olympe. La chair est belle, mais le charme est rompu.

Le second étage du repas comprend plusieurs poissons alignés entre pince et corps de homard, dans un bouillon safrané. Ici le champagne parade, dominant son sujet. Les poissons sont merveilleux. Le Krug capte l’or du safran. Tout en bouche est délicieux, passant de saveur en saveur, on a le même enchantement que celui que l’on a dans les goûts sucrés avec les macarons : c’est un pianotage de bonheur et la sauce est à mourir. On tient avec ce plat une bouillabaisse de compétition où se livre toute l’âme de Gérald Passédat, affichée dans la nouvelle décoration réussie de la salle à manger. Il combine la recherche de la pureté des produits, l’authenticité historique des saveurs, la tradition familiale, et le besoin d’épurer ses constructions. C’est du grand Passédat qui mérite sans discussion sa troisième étoile.

Avec la sauce au safran le Krug évoque le citron, la groseille blanche, les épices et mille saveurs complexes comme les fragrances d’un parfum. Avec le jus de cuisson des girelles, très amère, le Krug sait se montrer à la hauteur.

Le point culminant de la Bouille Abaisse est à tomber par terre. La rouille de grand-mère est irréelle. Le Krug se montre viril, puissant comme un atlante mais ce n’est peut-être pas là qu’il brille le plus sur ce plat lourd. On sent une fois de plus la recherche de pureté, de modernisme tout en conservant la tradition. Le loup et la daurade donnent une dimension rare à la bouillabaisse.

Je demande un petit morceau de camembert pour le Krug mais il est trop affiné et l’accord ne se fait pas, le Krug trop vineux saponifiant en bouche.

Le Krug est capable de s’adapter à la variation sur le thème de la pomme qui rappelle le Passédat « d’avant », d’il y a quelques années. Le sorbet est magique.

A côté de nous une table de cinq jeunes, plus jeunes que nos enfants, profite goulûment de ce paradis culinaire. C’est à eux que je fais servir le reste de ma bouteille, pour qu’ils profitent de ce nectar.

Le service est prévenant, José est un hôte parfait. Tout ici justifie aujourd’hui le statut qui a été donné à ce restaurant de très haute qualité. Il est à trois étoiles et y restera longtemps. Bravo pour cette inventivité intelligente et respectueuse.

Le champagne qui reste dans mon verre a du citron vert, de la pêche, de la poudre de meringue, du bonbon anglais et de la pomme verte. Son plus bel accord est avec l’assiette de coquillages crus, plus encore qu’avec l’huître fondante. Ce repas est un grand moment de gastronomie.

Les mots et les vins – photos mardi, 21 octobre 2008

La très jolie vaisselle du George V

La décoration florale est un des trésors de ce lieu magique

Olivier Barrot reçoit Laurent Gaudé

Eric Beaumard reçoit Thomas Duroux

Le très agréable champagne Diebolt Vallois

Le menu d’Eric Briffard

Champignons d’automne en marinade acidulée aux raisins, qui n’allaient pas bien avec le vin

Crackers à la fondue d’aubergine délicieux avec l’Alter Ego de Palmer 2004

Dos de saumon sauvage mi-cuit au laurier, comme une meurette, à la cuisson sublime

Foie gras de canard vendéen snacké au gingembre, crème de lentilles vertes

Canard au sang « duclair » rôti à la cannelle cassia, figues de solliès au jus de sureau, cuisse fondante en pastilla

Poire pochée au vin rouge, granité à l’hibiscus.  Il eût fallu un champagne rosé !

Eric Briffard est venu s’installer à notre table, tout sourire. Ici, il est attentif aux propos de Laurent Gaudé.

 

« les mots et les vins » célèbrent Chateau Palmer mardi, 21 octobre 2008

Olivier Barrot et Eric Beaumard organisent en duo des dîners sous le label : « les mots et les vins » au salon anglais de l’hôtel George V. Ce soir, Olivier reçoit Laurent Gaudé, lauréat du prix Goncourt 2004 pour son dernier livre « La Porte de l’Enfer ». Et Eric reçoit Thomas Duroux, directeur général de Château Palmer qui présente ses vins.

A l’apéritif nous bavardons en compagnie d’un champagne Diebolt-Vallois Brut Prestige non millésimé délicat, très féminin, floral, aux tons de groseille blanche. J’adore les champagnes d’un vigneron que j’apprécie.

Eric Briffard chef des cuisines depuis seulement quatre mois a réalisé un menu qui est une leçon de cuissons : champignons d’automne en marinade acidulée aux raisins, crackers à la fondue d’aubergine / dos de saumon sauvage mi-cuit au laurier, comme une meurette / foie gras de canard vendéen snacké au gingembre, crème de lentilles vertes / canard au sang « Duclair » rôti à la cannelle Cassia, figues de Solliès au jus de sureau, cuisse fondante en pastilla / poire pochée au vin rouge, granité à l’hibiscus.  

L’Alter Ego de Palmer 2004 a un nez de bombe, d’une énorme densité. Le vin est de couleur noire. Quand le vin s’installe dans le verre, le nez s’adoucit. Le goût est précis, net, droit, mais on mesure un certain manque d’ampleur car nous attendons Palmer bien sûr. La marinade acidulée ne va pas du tout avec le vin alors que le cracker subtil fait dialogue avec l’Alter Ego.

Le Château Palmer 2000 a un nez de compétition. On ne sent pas un gramme de défaut. En bouche le vin est superbe, d’une rare jeunesse. Il y a du cassis, du poivre, auxquels s’ajoutent une pureté et une joie de vivre remarquables. Thomas Duroux a très peu bu ce vin car il est conservé en attente au château. Le tannin est fin, le grain est serré, et l’on prend du plaisir même si l’on sait que dans dix ans ou plus ce vin sera spectaculaire. Le saumon est fondant et l’œuf de caille est précieux. L’accord est d’une grande finesse, sans effet ostentatoire.

Le nez du Château Palmer 1998 est d’une pureté exceptionnelle. Il faut dire que la température de service des vins est idéale. La finesse du nez est plus grande que pour le 2000. Le vin est raffiné, charmeur en bouche, et de façon fugace, je ressens des allusions très bourguignonnes de framboise. Il y a du bois et du poivre qui ajoutent à la sensualité du vin. L’année ayant été une réussite pour les merlots, ce Palmer ne faillit pas.

Le foie gras est génial, d’une texture magique. Fort curieusement après quelques minutes le 1998 se renferme dans sa coquille, devenant plus court, au charme moins marqué.

Thomas nous a fait un cadeau exceptionnel car le Château Palmer 1990 nous est servi en impériale. Si l’on s’intéresse quelque peu aux transactions internationales de vins de grands formats, ce cadeau n’a pas de prix. Le nez du 1990 est superbe de subtilité et l’on mesure une constance de ce domaine, qui est la perfection des parfums. Thomas constate que l’impériale ralentit l’effet du vieillissement et que le vin a pris de l’étoffe. Je le trouve un peu austère, très jeune, très vert, mais il a tout ce que j’adore dans ce millésime chéri. Le final a une légère amertume et l’on sent contrairement aux autres vins qui le précédent une absence totale de bois. L’accord avec la sauce du canard est grandiose.

Je prends un plaisir fort avec ce vin portrait de son année. Le 2000 vers lequel je reviens est plus joyeux et plus plein, mais le 1990 aux accents légèrement plus austères me plait encore plus car l’âge lui a donné un équilibre remarquable.

Eric Briffard est venu s’asseoir à notre table, commentant les plats et prenant plaisir à déguster les vins. Il est resté très longtemps avec nous, joyeux de disposer d’un des plus beaux endroits imaginables pour exprimer son talent, dont la prestation de ce soir est une éclatante démonstration.  

105ème dîner de wine-dinners au restaurant de Gérard Besson jeudi, 16 octobre 2008

Le 105ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant de Gérard Besson. Les vins ont été livrés depuis une semaine, et, consultant la liste avant de quitter mon bureau, l’intuition me vient que certaines bouteilles pourraient avoir des problèmes : les années 1973, 1936 et 1948 ne sont pas d’une sécurité absolue et le Vega Sicilia Unico 1936 est une inconnue pour moi. Alors que depuis au moins une quarantaine de dîners il n’y a eu aucun besoin de changer une seule bouteille lors d’un dîner, je vais en cave pour prélever quelques vins, « pour le cas où ». Croisant dans une allée de la cave une bouteille qui pleure de ne pas avoir été bue quand elle était encore vivante, l’envie me prend de l’ajouter, comme cadeau surprise aux convives de ce soir.

Arrivant au restaurant de Gérard Besson, Alain Gianotti a tout préparé et l’opération d’ouverture commence. Les blancs secs sont magnifiques et dégagent des arômes envoûtants. Il n’en est pas de même des deux bordeaux dont les odeurs vinaigrées sont de mauvais aloi. Avec Alain, nous sommes prêts à remettre un avis de décès à l’Ausone 1948. J’ouvre donc une bouteille supplémentaire. Le bouchon du Haut-Brion 1973 est descendu dans le goulot. La peur me gagne. Le Nuits-Saint-Georges 1928 parade de sérénité olfactive. Quand je veux piquer doucement la mèche du tirebouchon dans le bouchon du Véga Sicilia Unico 1936, celui-ci se dérobe, et malgré d’infinies précautions il s’enfonce inexorablement dans le goulot. Prenant une carafe, je renverse la bouteille et espérant que la pression remettra le bouchon dans le goulot, mais c’est trop tard. Le vin est carafé et sa couleur terreuse n’est pas engageante. L’odeur que le vin exhale est splendide, d’une richesse inouïe, comme celle d’un lourd porto. Il n’est pas encore question de délivrer un nouvel avis de décès, mais le pronostic vital est très réservé, aussi est-il prudent d’ouvrir une autre bouteille de Vega Sicilia Unico prise en sécurité. Vient maintenant le tour de la bouteille ajoutée, que je suppose être un Yquem du 19ème siècle. Si l’écusson sur le haut de la capsule est bien celui de la famille Lur Saluces, en utilisant l’appareil photo comme une loupe, on peut voir que le vin est un Filhot. Le bouchon sort entier et après décryptage, Alain et moi lisons que c’est 1891. Sera-t-il bon le moment venu, c’est un doute de plus qui s’ajoute à l’une des séances d’ouverture les plus hasardeuses de tous mes dîners.

Notre table de dix ne comprend que deux habitués, dont l’un des plus fidèles d’entre les fidèles. Le couple auquel j’ai acheté des vins historiques d’une cave murée est présent, un écrivain avec lequel j’ai sympathisé lors du salon « Livres en Vignes » au château de Clos-Vougeot est venu aussi, un grand écrivain du vin et journaliste, et trois jeunes amateurs mordus qui ont lu mes écrits avec attention et envie complètent le tour de table.

Le menu composé par Gérard Besson est une œuvre d’art, car il profite des débuts de la saison des gibiers pour exprimer son talent : huîtres chaudes sur une duxelle de champignons / Foie gras truffé millésime 2007 / Noix de Saint Jacques, fondue de poireau, truffe de Bourgogne / Suprême de faisane « amandes sous la peau », poire et citron, cardamome / Médaillon de lotte à la lie de vin, oignon confit / Aile de canard sauvage, jus au parfum de myrte, purée de céleri / Oreiller de la « Belle Aurore », fumet plumes et poils / Lièvre à la royale, tête de cèpe / Carpaccio d’ananas, sirop réduit / Un peu de chocolat.

Le Champagne Dom Pérignon 1993 est d’une délicatesse et d’une élégance spectaculaires. A l’abbaye d’Hautvillers, repaire de Dom Pérignon, Richard Geoffroy a tendance à considérer 1992 et 1993 comme des années de second niveau. Ce champagne lui donne tort aujourd’hui car la puissance, la force et l’intensité dramatique de ce champagne sont poussées à leur paroxysme. C’est un champagne de grande dimension et l’huître chaude lui répond bien.

L’un des jeunes, fidèle lecteur de ma prose, s’est toujours interrogé sur la pertinence des vieux champagnes. Nous allons voir si son doute est justifié avec le Champagne Pommery 1961. Avant de le boire, j’en vante les mérites en parlant de l’accord sublime des vieux champagnes avec le foie gras. Je fus obligé d’expliquer que ce plaidoyer ne voulait pas justifier le menu de ce soir, puisque je ne me souvenais pas que le menu prévoie cet accord. Le parfum du champagne est envoûtant, imprégnant. Avec ce goût éloigné de toute norme, chacun des jeunes mais aussi chaque convive entre dans un monde de saveurs inconnues. L’écrivain se souvient de ma métaphore : si un vin récent est un silex, un vin ancien est un galet poli, dont toutes les composantes se sont intégrées et assemblées avec une rare cohérence. Le champagne est magique d’expressions subtiles et complexes, et sa longueur est infinie. Avec le foie gras, l’accord est impérial. Dans l’intitulé du plat il faut lire que la truffe est de 2007.

Le Château Laville Haut-Brion 1948 d’une couleur d’un or joyeux marque une grande continuité gustative avec le champagne comme le remarque la seule et ravissante femme de notre table. Ce vin exprime les saveurs du vin blanc de Bordeaux avec des qualités qu’aucun vin actuel ne pourrait imaginer. La profondeur du vin et la précision de sa trame sont extrêmes. On hésite entre la finesse du champagne et la précision du Laville. L’avantage me semble aller vers le bordelais. La fondue de poireau est assez osée, et l’accord se crée grâce à la truffe de Bourgogne.

Si le bouchon du Laville était d’origine, celui du Château Carbonnieux blanc 1936 provient d’un reconditionnement de 2000. La couleur est d’un or beaucoup plus orangé que celui du Laville et il est probable qu’à l’aveugle, les senteurs d’agrumes pousseraient les amateurs à dire qu’il s’agit d’un liquoreux devenu sec. En bouche, sa puissance est spectaculaire. Ce vin équilibré est tonitruant. Un peu moins complexe et subtil que le Laville il a énormément de charme et l’accord avec les agrumes du suprême de faisane est d’un rare raffinement. C’est peut-être l’accord que j’ai préféré pour son originalité, car le vin exprime le même goût d’écorce d’orange que la sauce.

Lorsque Gérard Besson était venu voir les vins peu avant le dîner, je lui avais dit que le Château Haut-Brion 1973 m’inquiétait. Nous en prélevâmes une goutte et force était de constater que le vin n’avait pas le défaut que j’avais décelé en le sentant à l’ouverture. Il est servi maintenant et ce vin est brillant. Est-il envisageable qu’un 1973 puisse avoir cette plénitude ? L’expert présent à notre table confirme que Haut-Brion est sans doute la plus belle réussite de cette petite année. Nous retrouvons tout ce que nous aimons en Haut-Brion avec une force inattendue. Le final est très long et l’accord avec la lotte est sublime. Tous ceux qui n’ont pas déjà essayé de marier un vin rouge avec du poisson sont conquis.

Arrive maintenant le vin que j’avais déclaré mort. J’ai ouvert des milliers de vins anciens, et les retournements de situation auxquels j’ai assisté sont légion. Mais je crois n’avoir jamais vu un revirement de l’ampleur de ce Château Ausone 1948. Car nous étions unanimes, Alain et moi, pour le déclarer mort à l’ouverture. Il se présente avec une odeur sans défaut, et son goût est celui d’un bel Ausone. La fatigue que l’on cherche est infime, et ce vin se comporte comme un grand vin. C’est un rescapé que nous buvons maintenant, avec un réel plaisir. La complexité d’Ausone mais aussi son charme sont présents. Il n’y a pas de trace réelle de fatigue. Le vin est bon. Il sera même couronné de votes de quatre d’entre nous.

Le propriétaire de la cave que j’avais achetée est arrivé avec une bouteille que je n’ai pas pu examiner car nous étions à table. Ce nouvel ami pensait avoir apporté un liquoreux. Alain scrute le vin à travers la poussière et il lui semble qu’il s’agit d’un vin rouge qui aurait perdu un peu de sa pigmentation. Comme c’est une énigme, malgré l’abondance des vins et bien qu’il s’agisse d’un cadeau, je demande qu’on ouvre cette bouteille de forme bordelaise, d’un verre soufflé du milieu du 19ème siècle. Servi en premier, je commence à dire : « c’est un grand vin, parmi les plus grands ». Mon ami expert et écrivain du vin nous aide à trouver ce dont il s’agit. Il écarte la piste bordelaise. Le goût de framboise et la couleur évoquent la région de Gevrey-Chambertin. Après plusieurs pistes, la solution la plus plausible pour ce vin inconnu est qu’il s’agit d’un Chambertin 1906. Nous revivons ainsi  le même scénario que celui que j’avais suivi au domicile de cet ami, avec un Chambertin 1904. Celui-ci paraît plus plein, intéressant, même s’il ne cache pas une légère fatigue. L’aile de canard est délicieuse, tant avec l’Ausone 1948 qu’avec le supposé Chambertin.

On fait admirer à notre table deux pâtisseries en forme de coussinets dorés. Ce sont les oreillers de la belle Aurore, plat inventé par Aurore, la mère de Brillat-Savarin il y a deux siècles. Aurore les présentait froids, mais Gérard Besson a revisité cette recette complexe et les gibiers et les farces qui abondent sont servis chauds. On me fait goûter en premier des deux bourgognes, le 1928 prévu et le 1961 ajouté du fait de l’attendue défaillance de l’Ausone. Instantanément, je préviens notre assemblée du miracle qui se prépare. Car rien, de près ou de loin, ne peut approcher de la perfection de ces deux bourgognes dissemblables.

Le Nuits-Saint-Georges Camille Giroud 1928 a un nez qui représente la Bourgogne dans sa pureté absolue. En bouche c’est un miracle de velours, expliquant sans autre forme de procès pourquoi l’on peut se damner pour les bourgognes anciens. Je suis aux anges, dans un état de félicité inébranlable.

Le Chambertin Clos de Bèze Pierre Damoy 1961 me plait presque autant. Charnu, plein en bouche, il exprime le bonheur de vivre d’une année parmi les plus sereines qui soient. Les deux vins sont les accompagnateurs idéaux d’un des plus beaux plats de la gastronomie historique française. Quand Alain nous récite tout ce qui compose le plat, c’est comme un inventaire à la Prévert. Nos yeux s’illuminent et nos papilles sont en folie. Les deux bourgognes magistraux signent une grande page du plaisir de la table.

Le Vega Sicilia Unico 1936 est dans une carafe du fait de l’accident du bouchon à l’ouverture. La couleur est vraiment peu engageante. Le nez est plaisant, capiteux et lourd ; on ne peut pas refuser l’essai. Ce n’est pas un bon vin, mais le témoignage existe. Le Vega Sicilia Unico 1965 montre comme ce vin peut être grand. Epanoui, il frappe toute la table par sa jeunesse invraisemblable et les moins aguerris aux vins anciens se demandent comment cela est possible. C’est la magie de la vie du vin. Celui-ci est trapu, solide, ne s’embarrassant pas de fioritures. Mais il est serein, plein et on n’imagine pas qu’un autre vin puisse coller aussi bien à un lièvre à la royale d’une légèreté insoupçonnée. « Léger » n’est pas l’adjectif le plus naturel pour ce plat, mais ici on est frappé par l’exécution très aérienne d’une recette intelligente.

J’ai ajouté au programme le Château Filhot 1891 car cette bouteille devait être bue au plus vite. Le niveau est très bas, au-delà de la vidange, la couleur est très sombre, comme de la belle terre riche en tourbe, et les premières gouttes que j’avais bues à l’ouverture étaient incertaines. Le goût s’est purifié sur les six heures d’ouverture. On boit de l’histoire et le vin fatigué sait décliner des notes plaisantes d’un grand vin qui a mangé son sucre, comme le veut cette année. C’est une expérience intéressante, même si l’on est loin de ce qu’un tel sauternes pourrait offrir.

Une amicale querelle va naître entre Gérard Besson et moi au sujet de l’ananas au sirop. L’ananas est absolument délicieux et le Gewurztraminer Sélection de Grains Nobles " T " Hugel 1989 est une bombe odoriférante et gustative. C’est un monstre de sucre, hors norme ce qui justifie la lettre « T », d’un vin non mis en vente dans le public. Il est destiné à faire fondre tous les gourmands. Et dans ce contexte, j’aurais évité le sirop trop sucré alors que Gérard voulait que le plat rejoigne l’Alsace. Là où j’aimerais un contraste, Gérard a tendu la main au vin. Je persiste et signe : le sucre du sirop était de trop, alors que l’ananas est d’une subtilité absolue.

L’un des jeunes convives que je connais depuis de longues années rappelle le souvenir ému du jour où je lui ai fait découvrir l’accord Maury et chocolat, un des grands piliers des accords mets et vins. Le dessert au chocolat est une merveille de complications et de légèreté. Et le Maurydoré Estève Désiré 1930 est lui aussi invraisemblablement aérien. C’est un privilège de l’âge que d’assouplir ces vins. Et l’accord est d’une sensualité assumée. Qu’y a-t-il de plus confortable que des Maury anciens qui se sont assagis ? Sans doute rien.

Voter pour quatorze vins est extrêmement difficile. Et les votes sont bien injustes. Mais ils sont aussi extrêmement instructifs. Sur quatorze vins, douze figurent dans les votes des dix convives qui sont limités à quatre vins. Normalement, sur quatorze vins, on se satisferait que sept ou huit reçoivent des votes. Douze, c’est inespéré. Cela montre l’intérêt que ce parcours initiatique suscite. Si le Vega Sicilia Unico 1936 n’a pas de vote, c’est logique, du fait de son état. Si Dom Pérignon 1993 n’en a pas, c’est injuste. Mais c’est logique, parce que ce vin est le plus compréhensible de tous et n’appartient pas au monde des vins anciens que nous venons explorer. Le vote de mon ami expert, l’un des plus grands palais français, est le suivant : 1 – Nuits-Saint-Georges Camille Giroud 1928, 2 – Vin inconnu, Chambertin 1906, 3 – Gewurztraminer Sélection de Grains Nobles " T " Hugel 1989, 4 – Vega Sicilia Unico 1965.

Quatre vins ont eu des votes de premier. Le vin le plus fêté est le Nuits-Saint-Georges Camille Giroud 1928, avec six votes de premier, le Château Laville Haut-Brion 1948 en reçoit deux. Le Château Haut-Brion 1973 et le Vega Sicilia Unico 1965 en reçoivent un chacun.

Le vote du consensus serait : 1 – Nuits-Saint-Georges Camille Giroud 1928, 2 – Château Laville Haut-Brion 1948, 3 – Gewurztraminer Sélection de Grains Nobles " T " Hugel 1989, 4 – Château Haut-Brion 1973. Qui eût cru que ce vin qui me faisait peur serait quatrième sur quatorze vins ?

Mon vote est le suivant : 1 – Nuits-Saint-Georges Camille Giroud 1928, 2 – Château Laville Haut-Brion 1948, 3 – Chambertin Clos de Bèze Pierre Damoy 1961, 4 – Maurydoré Estève Désiré 1930.

Les plats les plus appréciés sont l’oreiller de la « Belle Aurore », fumet plumes et poils et le lièvre à la royale, tête de cèpe. Les deux accords les plus magiques sont celui du suprême de faisane avec le Carbonnieux blanc et l’accord de la lotte avec le Haut-Brion rouge. 

L’ambiance fut joyeuse, animée, souriante. L’apport de savoir de mon ami journaliste a été précieux. Le talent de Gérard Besson s’est exprimé avec sérénité et générosité. Alain Gianotti nous a aidés avec efficacité pendant ce parcours. Personne ne voulait quitter la table tant nous nous sentions bien. Nous avons apprécié plusieurs bouteilles qu’aucun hôte n’aurait normalement accepté de servir. Ce parcours dans le monde des saveurs inconnues de notre époque actuelle fut un beau voyage.

Pourquoi ai-je eu l’intuition de rajouter tant de vins ? L’irrationalité qui me dirige est un plaisir de plus.

105ème diner de wine-dinners – photos du repas jeudi, 16 octobre 2008

Le menu créé par Gérard Besson

Huîtres chaudes sur une duxelle de champignons (la photo est un peu trouble; l’émotion ?)

Foie gras truffé millésime 2007 (c’est la truffe qui est de 2007)

Noix de Saint Jacques, fondue de poireau, truffe de Bourgogne

Suprême de faisane « amandes sous la peau », poire et citron, cardamome

Médaillon de lotte à la lie de vin, oignon confit,

Aile de canard sauvage, jus au parfum de myrte, purée de céleri (sans photo)

Oreiller de la « Belle Aurore », fumet plumes et poils, plat d’une rare émotion

Lièvre à la royale, tête de cèpe,

Carpaccio d’ananas, sirop réduit (pas de photo)

Un peu de chocolat,

On constate que malgré quatorze vins pour dix convives, il n’y a pas beaucoup de verres encore remplis !!!

 

105ème dîner – les vins ajoutés, l’ouverture jeudi, 16 octobre 2008

L’étiquette d’année est déchirée, mais c’est 1961. Chambertin Clos de Bèze Pierre Damoy 1961

Chateau Filhot 1891, comme le montrent la capsule et le bouchon

Vega Sicilia Unico 1965, pour soutenir le 1936 plutôt faible

Le bouchon du Carbonnieux 1936 a été changé en 2000; celui du Laville Haut-Brion 1948 est d’origine

les couleurs des deux blancs sont divines

les bouchons

photo de famille, des bouteilles prévues, avant ajoutes

photos partielles

la totalité des vins, une fois qu’ils ont été bus …

 

le concept PIME PAME PUME appliqué aux vins du 105ème dîner jeudi, 16 octobre 2008

Pour hiérarchiser mes impressions sur les vins anciens, j’ai défini un concept qui s’appelle : PIME, PAME, PUME, ce qui sonne bien phonétiquement et signifie en anglais :

PIME : performed within (in) my expectation

PAME : performed above my expectation

PUME : performed under my expectation

Il est intéressant d’utiliser ce concept pour des vins aux performances aussi disparates que lors de ce dîner. Et j’y ajoute un autre concept qui est d’utiliser les trois critères mais associés à « BO », by opening.

Ce qui veut dire que la note PAME s’applique au vin, par rapport à ce que j’en attends normalement, et PAME BO, s’applique à la bouteille, dans l’état où je la trouve.

C’est un critère de jugement ludique. Il ne prétend à aucune universalité puisque j’ai bien pris la précaution de parler de « my » expectation, mais il précise assez bien ce que j’ai ressenti.

Voici ce que ça donne pour les vins de ce soir :

Champagne Dom Pérignon 1993 : PAME il a une étoffe supérieure à ce que j’ai connu

Champagne Pommery 1961 : PIME +, il est complexe comme un champagne ancien, mais un peu plus que ce que j’attendais

Château Laville Haut-Brion 1948 : PIME +, il a l’excellence de Laville, mais légèrement plus que je n’attendais,

Château Carbonnieux blanc 1936 : PIME

Château Haut-Brion 1973 : PAME, il est spectaculairement au dessus de son année, et PAME BO, jamais je n’aurais pensé à ce retour en vie

Château Ausone 1948 : PUME, il n’est pas assez brillant, même si c’est un bel Ausone (on pourrait opter pour PIME ‘–‘) et PAME BO+ car jamais je n’aurais pensé à un retour à la vie aussi spectaculaire

Vin inconnu, Chambertin 1906 : ne peut pas être noté, mais au vu de la bouteille c’est un PAME BO

Nuits-Saint-Georges Camille Giroud 1928 : PAME il est au dessus de ce que j’attendais

Chambertin Clos de Bèze Pierre Damoy 1961 : PIME + car il correspond à la haute image que j’ai de ce vin

Vega Sicilia Unico 1936 : PUME très abîmé

Vega Sicilia Unico 1965 : PIME car il est aussi solide que ce que j’espérais

Château Filhot 1891 : PUME dans l’absolu, mais PAME BO il était plus vivant que ce que j’imaginais

Gewurztraminer Sélection de Grains Nobles " T " Hugel 1989 : PIME, conforme à l’excellence que j’attendais

Maury Doré Estève Désiré 1930 : PAME, je n’attendais pas autant de grâce.

dîner wine-dinners du 16 octobre 2008 – les vins jeudi, 16 octobre 2008

Champagne Dom Pérignon 1993

Champagne Pommery 1961

Château Laville Haut-Brion 1948

Château Carbonnieux blanc 1936

Château Haut-Brion 1973

Château Ausone 1948

Nuits-Saint-Georges Camille Giroud 1928

(voici une bouteille de ce vin qui indique clairement qu’il s’agit de 1928; elle sert de témoin)

 

(voici cette qui sera bue)

Vega Sicilia Unico 1936

apparemment ce vin de 1936 a été mis en bouteilles 29 ans plus tard.

Gewurztraminer Sélection de Grains Nobles " T " Hugel 1989

Que veut dire "grains nobles T" : à demander à Jean Hugel

Maurydoré Estève Désiré 1930

 

La Table d’Eugène mardi, 14 octobre 2008

Un français vivant au Brésil et y exerçant le négoce du vin est entré en contact avec moi. De passage à Paris, c’est lui qui suggère le lieu où nous allons déjeuner : la table d’Eugène, rue Eugène Sue. La façade est claire et ce bistrot affiche un effort de décoration particulièrement minimaliste. Mais le lieu respire une certaine fraîcheur. La patronne est accueillante et souriante. Ayant cru comprendre que le choix du lieu se justifiait par la carte des vins, je la demande. Elle est assez chiche. Sur une ardoise haut perchée on peut lire : « pièce de bœuf, un kilo pour deux ». C’est tentant. Nous nous laissons faire. Pour précéder le bœuf et l’attendre, une assiette de charcuterie s’impose.

Une Côte Rôtie Domaine de Bonserine, La Sarrasine 2001 est ce qui nous paraît le meilleur des choix possibles. Le vin est décanté dans un verre ballon de plus d’un litre. La première impression est très acide. Le vin semble bien fait mais cette acidité gêne le palais. Dès que l’on commence à manger, le vin s’assouplit, et montre qu’il est bien dessiné. La viande de bœuf et les délicieuses petites pommes de terre sont tellement goûteux et succulents que nous asséchons la bouteille très vite. Il nous faut commander un vin. La patronne nous suggère un Vin de Pays d’Oc, domaine de l’Orthau d’Arnaud Debord qui titre 14,5°. Quand nous grimaçons au premier contact avec ce vin, la patronne a ce cri du cœur : « on nous le réclame ». Je la rassure au plus vite sur le fait que je ne prétends pas du tout représenter la vérité du goût.

Geoffroy, le patron, quitte sa cuisine pour venir nous saluer. Nous bavardons aimablement et nous le complimentons sur la qualité de sa viande. Il nous promet qu’à une prochaine visite, il sortira un vin de ses cachettes.

François Simon a coutume de terminer ses billets par cette question : « faut-il y aller ? ». La réponse est : assurément oui, pas pour la décoration, pas pour la liste des vins, mais pour la qualité de la cuisine et la spontanéité de l’accueil. Le jeune couple est sympathique et attentif. Ils méritent de réussir.

 

ça donne faim !