dîner de wine-dinners au restaurant Apicius 60ème vendredi, 18 novembre 2005

Le 60ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Apicius, rue d’Artois. Cet écrin est magique. Le jardin d’une fin d’automne s’est décoré de vases colorés qui forment un orgue champêtre, les amaryllis ajoutent des couleurs à la Gauguin quand la décoration moderne et raffinée se déguste comme un vin de soleil.
J’inaugure à l’occasion de ce dîner trois éléments nouveaux ou presque. Le dîner est un vendredi, alors que le jeudi était quasi statutaire, il se tient dans un salon privé très agréable, et nous ne sommes que huit, pour être à l’aise dans ce petit salon. Ayant prévu des vins pour dix et ayant décidé d’offrir un petit cadeau aux convives, je change quelques vins. L’ouverture se fait avec Hervé, grand sommelier dont l’importance de la crinière s’accroît avec la notoriété du lieu. Nous échangerons beaucoup, ce que j’adore. Un journaliste américain qui travaille pour une chaîne de télévision newyorkaise vient assister à la cérémonie d’ouverture. Je lui fais sentir les bouchons et les vins, et ma confiance dans le retour à la vie de certains vins l’étonne profondément. Il écrit beaucoup sur le vin, a une belle culture de nos vignobles puisqu’il vit en France, mais je le fais entrer dans un monde particulier. J’ai quelques interrogations sur des odeurs incertaines. Nous verrons. Je m’occupe de régler les températures des stockages d’ici le dîner.
Jean-Pierre Vigato ne sera pas là ce soir, ce qui arrive peu pour mes dîners, mais toutes les instructions ont été données. Et cette cuisine sereine, précise, bourgeoise, a de nouveau frappé très fort. Voici le menu : Cuillers « dégustation » / Foie gras de canard poêlé au chocolat noir et poudre d’orange / Homard cuit-cru à la citronnelle / Petit pâté chaud d’oiseaux…. / Râble de lièvre à la broche et compote, « comme à la Royale » / Vieux Comté et pommes de terre aux noix / Pommes en feuille à feuille, miel de cassonade à l’orange / Mignardises.
Le Chablis Grand Cru Blanchots Domaine Vocoret 1996 est rassurant comme pas deux. Précis, il s’accorde au délicieux petit boudin et aux escargots en cuiller.
Le Maury Mas Amiel 1974 m’avait fait peur à cette place du repas, car son nez lourd me laissait imaginer une forte trace qui influencerait le reste du repas. Ouvert près de quatre heures avant, le vin qui enivrait de son impérieuse émanation fut d’une délicatesse exemplaire sur le foie gras au magistral chocolat. Il fallait un chocolat bien sec, cacaoteux, et ce Maury distingué, presque sec dans son expression, pour atteindre un de ces accords chantants qui m’enthousiasment. La trace d’orange est une signature qui embellit le tout.
Le Riesling Cuvée Frédéric Emile, Vendanges Tardives, Trimbach 1990 est d’une définition précise, d’un contenu documenté éblouissant. On n’est pas dans le registre des vins anciens mais dans celui des vins épanouis et expressifs. Le homard est peut-être timide pour ce vin épanoui, un peu entravé par la citronnelle.
Sur le pâté de grive, si simple mais si complexe en même temps, talent du chef, le Château Mouton Rothschild 1962 dont le nez était dans le brouillard à l’ouverture se livre, se construit, et l’on reconnait un Mouton discret, mais typé, d’une distinction remarquable. Mais le Château Paveil de Luze Haut Médoc 1937 est bien trop brillant. Bouteille ancienne au bouchon d’origine et au niveau base de goulot, donc parfait, ce vin d’une couleur très jeune, qui avait exhalé dès l’ouverture une santé insolente, ravit l’âme par sa structure élégante, sa densité veloutée qui prend dans le gibier de quoi se conforter. Un vin de grand plaisir.
Et puis, voilà qu’arrive le gredin de banlieue, pas un contemporain mais un surineur des contes d’Eugène Sue, un Jules Berry du film « Le Jour se lève », j’ai nommé : La Tâche, Domaine de la Romanée Conti 1957. La chair du râble est émouvante de sensibilité. Et La Tâche, au nez amer de vin râpeux, puis décochant en bouche un dépaysement absolu, est tentant comme la beauté du Diable. Quand on accepte le coté dérangeant de ce vin, on est conquis, et toute la table le fut. Quel contraste entre le coté rassurant du 1937 conservé comme un jeune homme et le coté canaille de ce La Tâche dont l’équilibre de l’agressivité et du charme est saisissant.
Cher lecteur, habitué de mes absences d’objectivité, pardonnez-moi un instant. Quand je goûte un Château Chalon Jean Bourdy 1947, je ne peux pas dire que je suis le même. Je touche à des saveurs qui me liquéfient de bonheur. Il y avait pour ce vin des Comtés de plusieurs âges de 2003 et 2004. Comme souvent, c’est le plus jeune qui me plait, car il ne faut pas lutter avec le charme de noix fraîche du vin jaune. Les petites variations associant la pomme de terre ou le reblochon n’apportent rien.
Le dessert à la pomme, impressionnante construction pyramidale qui a cuit pendant dix heures, est absolument délicieux. Bien sûr, il va donner au Château d’Yquem 1984 une saveur qui en tiendra compte. Cet accord n’est pas neutre. Il n’élargit pas le vin doré et discret d’Yquem, mais il lui donne une personnalité particulière. Plusieurs convives fêtaient leurs premier Yquem. Ils furent comblés par ce 1984 qui fut grand. Ce n’est pas le plus flamboyant, mais il est solide.
J’avais pris en cave le cadeau du 60ème dîner, mais je m’aperçus en l’ouvrant qu’il était fortement dépigmenté. Le Madère vieux, mis en bouteille en 1893 date peut-être de 1870. Nous avons cherché des lueurs de vie dans ce vin. Mais ce n’était qu’un liquide vieux, sans vie, sans âme, sans passion.
La table était composée de gens qui ne se connaissaient pas. Une académicienne de l’académie des vins anciens participait à son premier dîner. Un seul convive avait l’expérience d’un dîner, celui de l’Oustau de Baumanière. De divers horizons, de diverses expériences, certains furent interviewés par une journaliste spécialiste de gastronomie qui avait participé à ce dîner. Je sus que dès le lendemain, très tôt, on entendit leurs commentaires. Par malheur je ne suis jamais tombé au bon moment sur France Info pour entendre ce qu’ils ont dit. J’ai su ensuite que ce fut délicat et bien exprimé.
Nous avons procédé aux votes, selon la tradition. Tous les vins sauf le madère eurent au moins un vote, ce qui me plait toujours. Les plus votés furent La Tâche avec quatre votes de premier, le Château Chalon avec quatre votes de premier, sur huit, et sans le mien ! Et Yquem qui eut cinq votes de second.
Mon classement fut : La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1957, Paveil de Luze 1937, Château Chalon 1947 et Riesling Cuvée Frédéric Emile Trimbach 1990.
La cuisine positivement bourgeoise et diablement précise de Jean Pierre Vigato convient bien aux vins anciens. Le râble est exceptionnel de tendreté. Le joli salon rend plus difficile qu’une salle de restaurant le premier contact entre les convives qui se présentent entre eux, car une salle met plus facilement à l’aise qu’un salon. Le Paveil de Luze, couronné d’un vote de premier montra à quel point un vin bien conservé peut être d’une jeunesse émouvante.

dîner de wine-dinners au restaurant Laurent 59ème jeudi, 20 octobre 2005

Le 59ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Laurent. Je me dirige vers cette belle rotonde que l’on voit de l’entrée, donnant sur le beau jardin aux marronniers complices. Une supernova m’aveugle. Patrick Lair, en m’attendant, a disposé les bouteilles du repas face au jardin, et Yquem 1949 brille comme un lourd diamant jaune sur les doigts d’une fée. Les niveaux des bouteilles sont tous exceptionnels, alors que toutes sauf une n’ont jamais été rebouchées. Le Château Grand Lambert 1924 a été rebouché en 1984. Les bouchons sortent facilement. Celui de l’Yquem s’effrite car il est très imbibé, celui du Nuits 1915, d’origine, fait tomber le monopole qu’avaient les vins de la Romanée Conti, car sous la capsule un fort sédiment sent la terre comme le constatera Christèle, charmante sommelière de précédents dîners, qui s’intéressait, comme Patrick Lair, aux odeurs de ces merveilles. Tous les parfums sont idéaux, pas de menace d’évanouissement et au contraire, il se dégage tant d’envoûtement de la bouteille d’Yquem que je referme bien vite afin que ces senteurs enivrantes soient partagées par tous mes convives. Tout s’est si bien passé, dans l’ambiance amicale de ceux qui préparent un chef d’œuvre, qu’un observateur de passage aurait dit : « c’est si simple que cela ? ».
Je me promène dans le quartier lourd en antiquaires et en boutiques de mode exhibant des robes portées par des déesses de plastique et je reviens pour accueillir les convives. Il y a un journaliste japonais qui rapportera sans doute l’événement à des connaisseurs qui ont une érudition rare, un journaliste d’un grand hebdomadaire qui racontera le dîner (certains d’entre vous l’auront lu), le rédacteur en chef d’une revue professionnelle sur la viticulture qui aura approché une autre vision du vin, des jeunes mordus de mes dîners qui étranglent une nouvelle fois leur cagnotte, mon frère et son épouse qui voulaient voir enfin ce dont on parle souvent en famille car je ne peux m’empêcher de raconter ces aventures, un ami de quarante ans, à l’époque où l’on se disputait les prochaines danses dans des rallyes, entre deux épreuves de mathématiques, et la plus fidèle de ces dîners, qui a probablement assisté à un bon tiers d’entre eux, dont l’enthousiasme est l’un de mes forts encouragements.
Nous prenons au bar une coupe du magnum de champagne Rothschild à Epernay Réserve Vintage 1973 qui surprend par la jeunesse de sa bulle. La couleur est belle et dense, les petits toasts au saumon glissent en bouche avec bonheur et excitent cette belle bulle. Le goût s’est arrondi, concentré, et c’est un vin qui s’est simplifié, mais a gagné une longueur et une expressivité vineuse rares. Je ne m’attendais pas à tant d’élégance de ce champagne que je ne connaissais pas. Nous reprenons ce champagne à table. Il est donc opportun que je vous en donne le menu.
Le menu composé par Alain Pégouret et Philippe Bourguignon : Saint-Jacques marinées dans un lait crémeux au goût fumé, folichonne de concombre et raifort / Cuisses de grenouilles et haricots coco façon blanquette, jus en écume et noix de muscade / Jarret de veau de lait cuit doucement, légumes de chez Joël Thiébault rehaussés d’un jus acidulé / Râble de lièvre rôti au genièvre, mille-feuille de pomme gaufrette au chou rouge / Poire pochée au tilleul de Carpentras, mont-blanc et meringue mi-cuite. Nous nous connaissons tant avec Philippe Bourguignon que j’ai approuvé sa proposition sauf sur un plat. Malgré mon amour inconditionnel du lièvre à la royale et malgré la confiance indéfectible que j’ai pour mon Nuits Cailles 1915, j’ai demandé un râble. Là aussi, l’observateur de passage de tout à l’heure, s’il était revenu pour ce dîner aurait encore dit : « c’est si simple que ça ? », tant tout apparaissait naturel, facile, sans la moindre question.
Entre temps, la bulle du champagne s’évanouissait petit à petit, le champagne devenait plus vineux, et avec le sucré des coquilles Saint-Jacques, l’accord était magique, perturbé par cette folichonne de concombre excentrique mais pas par le raifort qui donnait une excitation justifiée au champagne.
On allait goûter deux vins sur les cuisses de grenouille. Le Saint Saturnin rosé grande sélection, VDQS de l’Héraut cuvée 1959 a une couleur d’un beau rubis raffiné, un pâle de Ceylan. Le nez est renversant de pureté, et j’ai adoré au-delà de l’imaginable ce rosé qui arrivait à exister à coté d’un des monstres sacrés de Bordeaux, le Laville Haut-Brion blanc 1976 qui dans cette année sèche et chaude explose de puissance alcoolique et de complexité. L’émulsion et les haricots coco formaient avec le rosé un accord qui prenait au ventre. Objectivement le rosé allait mieux avec le plat que le Laville, puissant, sûr de lui, qui méritait les vivats pour son talent intrinsèque. Le plat est une merveilleuse mise en valeur des vins.
Comme dirait un présentateur télé, c’est sous un tonnerre d’applaudissement que trois cheminées de centrales atomiques, trois jarrets de veau cuits vingt heures apparaissaient à notre table. J’avais annoncé dans le programme : Château Ausone 1955 avec cette mention : le deuxième 5 est supposé. J’avais bien supputé car le bouchon impeccable et d’origine révéla Château Ausone 1955. L’odeur d’emblée était sensuelle. Ausone nous annonçait : ce coup-ci, je ne joue pas les rosières pudiques, je vous montre ce que je sais faire, et sur la délicieuse viande, un chaud vin de plaisir, rond en bouche, profond comme seuls les grands savent l’être ravit chacun des convives. Et le Magnum de Château Grand Lambert, Veuve Blanchet Ména, Pauillac 1924, comment se comporterait-il ? Il évolua grandement dans nos verres. La première odeur fut plus sensuelle que celle de l’Ausone, le palais étant plus frêle. Puis, on commence à comprendre un peu plus le vin au message subtil. Dire que c’est un Pauillac n’est pas aisé. J’ai eu peur en milieu de bouteille car je sentais le vin qui se fermait, mettant en avant son acidité. Et tout est revenu, le vin s’améliorant encore pour délivrer en fin de bouteille un message de pur charme à la longue trace raffinée. C’est du velours, du tissu délicat à coté d’un Ausone conquérant, une magnifique et rassurante réussite de cette année.
Ma belle-sœur qui a vécu toute sa jeunesse à Bordeaux, a tété le Bordeaux à sa source, allait avoir un de ces chocs tragiques, quand des vérités que l’on croyait intangibles s’effondrent sur une gorgée de vin. Le Nuits les Cailles, Morin Père & Fils 1915, le même que celui qui avait séduit Alain Senderens il y a quelque temps (bulletin 45), est tellement parfait qu’on ne peut plus ignorer la grandeur de la Bourgogne. Le râble lourd, goûteux forme avec ce vin extraordinaire un accord viril. Comment expliquer quand un vin a tout pour lui. C’est George Clooney invité dans un pensionnat de jeunes filles. C’est Catherine Zeta-Jones arrivant dans une réunion de collectionneurs de timbres. Toutes les dentelures vont s’écorner. Jeune de couleur dans sa bouteille soufflée très ancienne et lourde, au nez précis de pur bourgogne, ce vin a tous les dons, dont celui de l’exactitude de ton. Difficile d’ajouter des caractéristiques quand on a la définition précise du bourgogne que l’on désire.
Le sauternes Joanne, appellation contrôlée, que j’ai situé vers 1950 a été l’objet d’une question que Patrick Lair a posée à Olivier Castéja, en lui décrivant l’étiquette au téléphone. De recoupements effectués on peut penser qu’il est de 1950 à 1955, avec cette jolie inscription : « expédié en cercles par Joanne ». En cercles, on peut supposer à bon droit que c’est en fûts. Le vin a une couleur qui ne pâlit pas à coté de celle d’Yquem, mais par précaution on va le boire avant, sur un délicieux dessert qui répond à mes désirs, car il n’y avait que trois saveurs, toutes complémentaires. Une poire délicate qui montrait tout le coté virginal et frêle du Joanne, une crème de châtaigne qui le renforçait et un marron glacé qui lui, allait affronter l’Yquem. Beau sauternes générique de pur plaisir comme le fut le rosé du début de repas. Quand Château d’Yquem 1949 arrive, on se tait. Cet or profond comme de l’acajou blond, ce parfum inimitable que seul Yquem possède, et puis en bouche, ce lourd jus de pure jouissance à la persistance infinie. C’est précis comme la Vénus de Milo, attirant comme le sourire de Laetitia Casta, et solennel comme le couronnement de Napoléon 1er. Il y a tout dans ce vin là.
Les votes de premier couronnèrent cinq fois Yquem, trois fois le Nuits Cailles, une fois Ausone et une fois le Laville Haut-Brion. Les plus votés furent Yquem, Nuits Cailles, Ausone et le champagne.
Mon vote personnel fut dans l’ordre : château d’Yquem 1949, Nuits Cailles Morin 1915, Champagne Rothschild 1973 et le rosé Saint-Saturnin 1959. Bien sûr, le rosé n’a pas la classe ni d’Ausone, ni du Laville Haut-Brion. C’est donc par pure coquetterie que je veux honorer ce sans grade du fait d’un accord merveilleux avec les grenouilles. De même, l’émotion était plus rare avec le Nuits Cailles 1915 qu’avec l’Yquem. Plus inespérée, plus inattendue. Mais l’Yquem est tellement parfait que je voulais primer cette forme ultime de l’accomplissement du vin.
Des plats merveilleux d’une simplicité sereine, un service du plus haut niveau. L’un des plus beaux accords de dessert et sauternes, puisque c’est souvent la partie qui pèche le plus, quand le pâtissier fait un dessert comme un dessert et non pas comme un goût adapté au sauternes. Des vins sublimes, une atmosphère joyeuse. Comme après chaque dîner on se dit que ce fut le plus grand.

première séance officielle de l’académie des vins anciens mardi, 4 octobre 2005

Dans une belle salle de l’hôtel Crillon, avec une équipe que l’on sent rôdée, attentive, efficace s’est tenue la première séance officielle de l’Académie des Vins Anciens, forte, malgré les grèves de transport handicapantes, de 43 académiciens de la première promotion.
J’ai ouvert tous les vins apportés parfois tard, ce qui fait que tous n’ont pas bénéficié du repos nécessaire avant une belle dégustation. Mais globalement la tenue des vins fut remarquable. Nous étions répartis en six tables de six à huit personnes et chaque bouteille était affectée à deux tables et quatre tables pour les magnums. Après le discours de bienvenue rappelant les objectifs de l’Académie, nous avons goûté une bonne douzaine de vins chacun sur les excellents et goûteux fromages de Bernard Antony et des chocolats de Oriol Balaguer, le El Bulli du chocolat. J’ai goûté un peu plus de vins que d’autres, car lorsque j’allais vérifier que tout allait bien, on me tendait souvent un verre pour que je partage l’émotion d’une table. Voici quelques rapides impressions sur les vins de cette soirée.
Magnum de Moët & Chandon Brut Impérial 1964. Dégorgé en 1994. Champagne magistral. Intense au nez, c’est sa longueur en bouche et sa plénitude qui marquent le palais. Du champagne Salon 1983 je n’ai eu qu’un demi centimètre cube, insuffisant pour me faire une idée, mais il fut apprécié, comme ce magnum de champagne Diebolt-Vallois 1976 millésime que j’avais déjà goûté dans la cave de Jacques Diebolt, et dont la seule gorgée que j’eus ici n’était pas très expressive, silhouette entraperçue, qu’un examen, s’il avait été à ma table, eût mieux située, car j’en aurais bu plus. Je suis un fan des ces champagnes de Cramant.
Le « Y » d’Yquem 1962 en demie bouteille avait à l’ouverture un nez de liquoreux, au cousinage avec Yquem affirmé. Un voisin de table n’accrochait pas à ce vin dans les premières gorgées mais il fut conquis dès que cet or fondu magistral fut pleinement ouvert. Grand sec devenu plus doux. Très belle expression gustative.
Riesling Clos Sainte Hune Trimbach 1986. Une générosité, un envahissement en bouche par la pureté du riesling absolu. Une leçon de chose. Le 1976 m’avait ému récemment car c’est un chef d’œuvre du riesling et le 1990 hier. Celui-ci est de la même lignée. Le Riesling VT Hugel m’avait été annoncé par Jean Frédéric Hugel comme de 1953. Je l’avais gardé en cave dans son emballage. Au moment de l’ouvrir, je constate que l’étiquette dit 1961. J’ouvre, et le bouchon me dit 1981. Les académiciens qui l’ont bu pensent que c’est plutôt 1981. Et quant aux vendanges tardives annoncées, on ne les a pas retrouvées dans le verre. Voilà un bien joli mystère que je suis allé vérifier sur place en répondant à l’aimable invitation du généreux donateur de cette bouteille au goût fort bon, élégant, mais assez loin, selon la table, de ce que dit son étiquette. Je glisse ici l’explication qui m’a été donnée par Jean Hugel lui-même, corroborée par ce que j’ai vu. Cette bouteille provient de la réserve personnelle de Jean Hugel. Ce qui exclut une erreur d’étiquetage. Le vin a été rebouché en 1981. Les sucres se sont fondus comme je l’ai constaté en dégustant quelques trésors de Riquewihr. Il est compréhensible et presque normal que le doute ait existé quand les académiciens l’ont goûté.
Le Montrachet maison Bichot 1935 n’était pas à ma table, comme le Corton Charlemagne Bouchard Père & Fils 1955. Je n’ai fait que sentir le 1935, superbe, dans une évolution évidente mais fort racé. J’ai eu un verre rescapé du Corton Charlemagne éblouissant de présence aromatique au mûrissement élégant. Un immense vin.
Le magnum de Gruaud Larose 1975 avait une légère trace de poussière au nez, mais quand on attendait suffisamment, le vin reprenait de la rondeur fruitée, sans être véritablement puissant. Le Mouton-Rothschild 1990 fut apprécié à une autre table plus qu’à la notre, alors qu’il s’agit de la même bouteille. Ce vin que j’ai plusieurs fois aimé lors de dîners chez moi, sujet de controverses sur des forums de vins, m’est apparu ce soir limité. Je crois qu’il y eut un peu la même impression avec le Sociando Mallet 1975 qui a un beau nez, une belle attaque et finit en sourdine.
Le Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1975, d’après ce que j’ai entendu, était fort bon et le Château Fombrauge 1962 selon des sources forcément autorisées en a surpris plus d’un par sa belle qualité. Le Lafite Rothschild 1964 que nous avons goûté était magnifique. Il est en pleine évolution vers sa séniorité. Mais il est tellement typé, expressif, roué comme un bourgogne que j’ai pris un plaisir intense en le buvant.
Le Vega Sicilia Unico 1966 était extrêmement bouchonné, très probablement à cause d’une période trop longue où son auteur l’aura gardé après avoir ôté la capsule. Même si le vin accusait moins de faiblesse en bouche, nous n’avions pas le vin qu’il fallait avoir. Je n’ai pas écouté aux portes du Lynch Bages 1964, donc je n’en sais rien. Les deux Santenay Clos de Tavannes Fauconnet 1959 apportés par un académicien fort aimable et compétent qui m’assista lors des ouvertures de bouteilles avaient un niveau franchement trop bas. Des nez très fatigués dont l’un s’est révélé un peu bouchonné. Je ne les ai qu’à peine goûtés, sans pouvoir porter un jugement, car c’est la « bouteille à moitié pleine ou à moitié vide ». Objectivement, des vins usés, mais un académicien m’a dit le lendemain qu’en ayant attendu que l’oxygène le réveille, on découvrait un délicat bourgogne. Un convive m’a fait une farce en m’arrêtant du bras, en me tendant un verre : « goûtez comme ce Palmer 1961 est sublime». C’était le Santenay. Je ne suis pas tombé dans ce piège souriant.
Le Monthélie 1947, apporté au dernier moment alors que nous étions en plein « travail » fut un vin éblouissant. Ce qui prouve que si l’oxygène joue un rôle crucial, il n’a pas de monopole. Pas d’étiquette, pas de propriétaire recensé. Mais un de ces goûts virils de forêt, de champignon, voilà pour la fatigue, mais aussi de vrai charme. Un beau vin de découverte.
Le Palmer 1961 a décoché à l’ouverture son parfum inimitable en un temps qui frôle le faux départ au 100 mètres. C’est spectaculaire. Riche, puissant, de longueur infinie, c’est un vin immense que mon abnégation sans bornes m’avait poussé à affecter à deux tables autres que la mienne. Le Palmer 1959 était très différent. J’avais en tête que je préférais le 1959 au 1961. Or ici, ce 1959 objectivement intelligent, romantique à souhait, ne peut rivaliser avec la puissance insolente du 1961.
Le Pape Clément 1929 était ma bouteille officielle d’académicien, officielle puisque j’en avais ajouté d’autres. Je suis naturellement plus critique envers une bouteille dont je suis l’auteur et ce vin, dont on sent les qualités potentielles, que j’aurais sans doute révélées en procédant comme pour mes dîners (présence sur place huit jours avant contre un voyage le jour même), ne m’a pas plu. Le message est là, mais caché, voilé. C’est dommage.
Le Martha’s Vineyard Heitz Cellars Cabernet 1990 de Californie n’était pas à ma table. Son parfum diffère fortement de nos senteurs hexagonales. La goutte que j’en eus sans préparation gustative ne m’a pas parlé comme elle aurait dû. On m’a dit que le Château Talbot 1934 fut grand. L’odeur quand je l’ai ouvert était splendide.
Des cierges devraient être mis dans toutes les chapelles de la capitale puisque j’avais décidé de ne pas être à la table où apparaîtrait cette bombe sexuelle absolue : le Château Chalon Marius Perron 1959. Le Seigneur m’a récompensé car j’en eus un petit verre. Quand je bois cela avec un sublime Comté de 2001, plus rien n’existe autour de moi, même pas les charmantes académiciennes, minoritaires de notre académie.
Le cadeau de François Mauss empêché d’être avec nous fut une surprise colossale pour les participants de quatre tables puisque nous avions deux bouteilles de Montlouis « Les Bâtisses » Domaine Deletang « Grande Réserve Tris » Moelleux 1989 invraisemblable de puissance ensoleillée. Chaud, sensuel, charmeur et long en bouche, un vin de pur plaisir. Jamais personne ne croirait qu’un Montlouis puisse atteindre ces sommets là. La goutte d’Yquem 1994 à ce stade de la soirée me parla peu, alors que le château Filhot 1929 trompetait de bonheur. Quel vin raffiné tout en délicatesse élégante ! Un de mes plus grands plaisirs de la soirée fut de voir le sourire de son auteur, ravi de constater que sa bouteille était bue par des convives heureux de la boire et suffisamment connaisseurs pour en saisir les finesses. L’académie trouvait sa justification par la seule grâce de ses yeux rieurs, émus, joyeux d’avoir partagé un de ses trésors.
Le château Rabaud 1947, réunion à cette époque de Sigalas Rabaud et de Rabaud Promis causa une émotion similaire à son apporteur assis à ma table. Une couleur comme j’ai rarement vu de plus belles, comme les chaussures de Berluti quand elles sont sages (est-ce que cela arrive ?) et une profondeur en bouche absolument charnelle.
Les deux Fargues 1989 que j’avais apportés chantaient une chanson que j’aime car je retrouve la patte de ceux qui faisaient Yquem aux mêmes moments. C’est un grand Sauternes, même très grand. Deux Banyuls 1949 de ma cave ont accompagné les chocolats au café. Bois mouillé, pruneau sont des caractéristiques du Banyuls paraissant comme ouillé tant il ne fait pas son âge. Diabolique combinaison de pur plaisir.
Les discussions se prolongeaient, les cartes de visite s’échangeaient, les impressions d’avoir participé à un grand moment éclairaient tous les visages. Il va falloir maintenant tirer les leçons de tout cela, réfléchir au nombre de participants, nombre de bouteilles, mets d’accompagnement, fréquence, bouteilles à rassembler. Cette première séance semble d’un équilibre qui s’est trouvé spontanément. Comme avec un vin, ne forçons pas le talent. Les buts de l’Académie ont été atteints : connaissance et partage.
Quand c’est bon, on ne change pas grand-chose. Alors, à la prochaine séance…

déjeuner au restaurant Laurent avec un Cros Parantoux Henri Jayer jeudi, 29 septembre 2005

Déjeuner au restaurant Laurent. On le sait, c’est ma « cantine », donc il n’est plus question de juger. J’y ai un rond de serviette virtuel. Un manzanilla léger, c’est un agréable apéritif, mettant en ordre les papilles pour une belle aventure gustative. J’avais l’intuition que le Riesling Clos Sainte Hune Trimbach 1976 serait le compagnon du pied de cochon, et ce fut le cas. Intéressant quand il est seul, il vibre avec émotion quand il est associé au plat. Toute évocation descriptive serait restrictive. Avec le pied de porc, c’est un bonheur de soleil, de gouleyant, d’expressivité intelligente.
Le pigeon est un beau pigeon. La chair est traitée comme elle doit l’être. Je pense au responsable des monuments historiques de la capitale, conscient des dégâts de ce diarrhéique volatile. Il a sans doute décidé que l’éradication de l’espèce passerait chez Laurent. Alors, on a le pigeon le plus pur, qui a décapé les statues de Charlemagne ou de Saint-Louis, qui exprime son authenticité historique dans notre assiette. Et là, le Vosne-Romanée Cros Parantoux de Henri Jayer 1994 est la démonstration du pouvoir de l’homme sur cette liane rebelle qui se pare à l’automne naissant de pulpeuses grappes juteuses. Ce vin est grand sans être éblouissant, fine démonstration d’un savoir faire unique. Tout est subtil dans ce vin. Le navet est d’un charme extrême, mais c’est le cèpe, croustillant comme un cèpe puceau qui donne au Cros Parantoux un accent bourguignon incommensurable.
Après le Clos Sainte Hune Trimbach 1976 et le Cros Parantoux Henri Jayer 1994, solides institutions, les judicieux conseils de Patrick Lair et Philippe Bourguignon vont permettre de finir le repas sur de jolies notes. Un champagne de Montgueux, à l’extrême sud de l’appellation, champagne Alexandre brut nature de Jacques Lassaigne 1999, et un Banyuls du docteur Parcé 1996, « la Coume » comme on dit aussi à Maury, bois de cèdre, pruneau, tout ce qui embellit la bouche en fin de repas. Laurent est une grande table de pur confort.

visite rendue à la maison Bichot à Beaune mardi, 27 septembre 2005

Depuis de longues années j’achète quand il y en aux catalogues des ventes les vins anciens de la maison Bichot. Ayant rencontré Jean Marc Bichot en de nombreuses occasions, il me fut dit : « vous devriez venir nous voir, nous avons de vieux millésimes ». C’est une chanson douce à laquelle je serais fou de ne pas succomber. Jean Marc Bichot est un jeune senior fort sympathique dont le coté rêveur timide le rend encore plus attachant.
J’arrive à l’heure de l’apéritif pour voir les vignes en cours de vendange, et pour une visite de la cuverie fort convaincante. Dans une cave historique, je goûte les 2003, précédés d’un 2004. Le Chablis 2004 de la maison Bichot est chaleureux, ensoleillé, encore vert de jeunesse. Le Chablis premier cru Vaucoupins Long Dépaquit 2003 est plus construit, élégant, avec un beau final. Le Chablis Moutonne Grand Cru 2003 a un nez plus floral. Il est joli en bouche, mais cet élégant jeune homme a encore besoin de mûrir.
Le meursault Domaine Pavillon 2003 a un nez explosif. Il est manifestement plus compliqué à comprendre. C’est un vin qui se cherche. La fin est très alcoolique, laissant une forte trace en bouche. Le Meursault les Charmes premier cru 2003 a un vrai nez de Meursault. L’attaque en bouche est superbe Il est grand, élégant, de belle trace. La petite amertume finale va se corriger avec quelques mois de plus. Le vin sera grand.
Quand on passe au rouge avec un Mercurey premier cru les champs Martin 2003, mon palais crie « à l’aide », tant la transition après les blancs n’est pas naturelle. On sent quand même que le vin est bien construit. Le Pommard « Clos des ursulines » 2003 a un nez violent. Le vin est en pleine révolution soixante-huitarde. En bouche il est ensoleillé, tout en compote de fruits noirs. Le Gevrey Chambertin les Corvées 2003 a un nez proche de celui du Pommard. Plus civilisé il est élégant, soutenu par un poivre marquant. Le Nuits Saint Georges Bichot 2003 est plus léger, moins dense. Facile à boire, mais plus limité. J’y ai senti de la noix fraîche. Le Vosne Romanée 2003 a un nez austère. En bouche il est très coloré et raconte des histoires. C’est un vin dont j’aime l’incivilité. Le Corton Clos des Marèchales 2003 est magnifique. Totalement en devenir, il est beau. Il y a du tannin !
Nous nous rendons au domicile du frère de Jean Marc Bichot pour un déjeuner familial. Nous goûtons à table les vins débouchés en cave, le Meursault Charmes 2003 et le Corton 2003. Manifestement plus à l’aise qu’en cave, ils montrent paradoxalement encore mieux combien de temps il leur faudra pour s’exprimer. Le neveu de Jean Marc ouvre sur table un Pommard Clos de Ursulines 2002 et je commence à me demander où sont les vins anciens que l’on m’avait fait miroiter. Je reprends de la viande – délicieuse – en me disant qu’il en viendra peut-être. C’est au fromage qu’un Meursault 1955 Bichot, déjà ambré et fort élégant me donnera un aperçu des vins anciens du domaine, avec une belle rondeur et une acidité porteuse de longévité. Nous allons ensuite visiter la maison d’un collectionneur d’objets précieux à la décoration d’un raffinement rare, qui cache en ses entrailles la cave des vieux millésimes dont on m’avait parlé. Nous débouchons un Marc des Hospices de Beaune d’environ 50 ans absolument délicieux. Ce déjeuner fut extrêmement intéressant puisque je retrouvai des souvenirs de mon ancien métier (on se dit dans ce cas que le monde est petit), et j’ai pu mieux connaître ce domaine qui fait et a fait des vins qui m’ont fait rêver et me feront encore rêver.

un grand format de Romanée Conti samedi, 24 septembre 2005


6 litres, est-ce Mathusalem ? En bordelais c’est impériale. Cette bouteille est de 1979. Avec qui la partager?

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Dîner de wine-dinners au restaurant Le Pré Catelan jeudi, 22 septembre 2005

Dîner de wine-dinners du 22 septembre 2005 au restaurant Le Pré Catelan
Bulletin 153

Les vins de la collection wine-dinners
Magnum de champagne Dry Monopole, Heidsieck 1952
Vouvray sec Clovis Lefèvre 1961
Fonsalette, Chateauneuf du Pape blanc de Rayas 1980
Château Mouton-Rothschild 1979
L’Angélus, Saint-Emilion 1959
Hermitage rouge Chave 1997
La Tâche, Domaine de la Romanée Conti 1965
Château Doisy, Barsac 1966
Château Monteils, Sauternes 1934

Le menu composé par Frédéric Anton
La Betterave. Fines lamelles parfumées à la muscade, vieux Comté en copeaux, jus gras
La Fregola « Sarda », cuite dans un bouillon, recouverte de copeaux de truffe et parmesan
L’ Os à Moelle, l’un parfumé de poivre noir et grillé en coque, l’autre farci de girolles et d’une compotée de chou à l’ancienne mijotée dans un jus de rôti
Le Ris de Veau cuit en casserole, cèpes poêlés aux herbes fraîches, jus gras
Le Pigeonneau poché dans un bouillon aux épices, semoule au brocoli préparée comme un couscous, cuisses en petites merguez, quelques pois chiches
Le Cantal de Salers, le Bleu des Causses
Le Citron Confit, sorbet au basilic, feuilleté caramélisé et pâte de fruit légèrement sucrée
Café et Mignardises

dîner de wine-dinners au Pré Catelan jeudi, 22 septembre 2005

Nouveau repas de wine-dinners au Pré Catelan. J’arrive pour ouvrir les bouteilles alors qu’une grande table est encore en pleine discussion. Joël Robuchon est là, et à sa sortie de table nous bavarderons aimablement, évoquant sans insister la critique que j’avais faite de l’ouverture des vins à ce qui était annoncé comme le dîner du siècle, qu’il avait organisé au Japon avec Robert Parker. Il pense que tout a été bien fait. Les images montraient le contraire. C’est sur le terrain qu’il faudra confronter les méthodes. Frédéric Anton se détend un peu entre deux services, ce qui nous donne l’occasion de bavarder de gastronomie pendant que j’ouvre les bouteilles du dîner avec un sympathique sommelier, Jérémie.
Un phénomène qui méritera des investigations supplémentaires me fait toujours autant d’impression. Quand je découpe la capsule de La Tâche 1965, sous la capsule et sur le bouchon, un noir sédiment sent la terre et ressemble à celle de la cave de la Romanée Conti. J’ai fait sentir cette odeur lourde à Frédéric Anton. Aubert de Villaine, à qui j’avais relaté les constatations précédentes m’avait demandé de prélever cette terre pour l’examiner. En fait, c’est difficile et dans le feu de l’action, faute d’outil de laborantin, j’oublie le prélèvement. Mais quelle constance dans ce qui devient presque une signature du Domaine ! Le seul vin qui m’inquiète au nez est l’Angélus 1959. Nous le goûtons avec Frédéric. Un peu léger il me laisse de l’espoir alors qu’il rebute Frédéric Anton. On verra plus loin les miracles que peut accomplir l’oxygène, quand il est judicieusement sollicité. Le bouchon de La Tâche accuse un problème de stockage, car la première moitié de sa longueur est comme brûlée d’une sécheresse excessive, l’autre moitié, bien souple, puant même généreusement.
La mise au point du menu s’était faite par un dialogue que j’ai eu avec Frédéric Anton et Olivier Poussier, meilleur sommelier du monde au savoir encyclopédique sans limite. Et c’est ce que j’aime. Je commenterai plus loin ce programme absolument exceptionnel : la Betterave, fines lamelles parfumées à la muscade, vieux Comté en copeaux, jus gras / La Fregola « Sarda », cuite dans un bouillon, recouverte de copeaux de truffe et parmesan / L’ Os à Moelle, l’un parfumé de poivre noir et grillé en coque, l’autre farci de girolles et d’une compotée de chou à l’ancienne mijotée dans un jus de rôti / Le Ris de Veau cuit en casserole, cèpes poêlés aux herbes fraîches, jus gras / Le Pigeonneau poché dans un bouillon aux épices, semoule au brocoli préparée comme un couscous, cuisses en petites merguez, quelques pois chiches / Le Cantal de Salers, le Bleu des Causses / Le Citron Confit, sorbet au basilic, feuilleté caramélisé et pâte de fruit légèrement sucrée / Café et Mignardises. Il y a une intelligence et une sensibilité dans ce repas que je vais largement tam-tamer par la suite.
La table est artistiquement dressée par un personnel joyeux avec qui nous évoquons des souvenirs de vins. Le plateau rond est si grand que j’ai peur que l’on ne discute pas avec son vis-à-vis. Or en fait tout le monde a participé aux échanges, et nous avons vécu la même aventure, ce qui n’arrive pas toujours quand la forme de la table divise les clans. Un grand chroniqueur gastronomique, une journaliste japonaise à la grande culture française et gastronomique, une femme auteur de best-seller, des amateurs gourmets, c’est le cocktail idéal pour de passionnantes discussions. L’ambiance fut agréablement enjouée.
Le magnum de champagne Dry Monopole, Heidsieck 1952 est d’une immense beauté. Le liquide qui m’est servi pour goûter a encore de la bulle qui, comme le génie de la lampe, va s’évanouir pour conquérir d’autres cieux. La couleur est d’un miel ensoleillé, le nez est profond et distingué. Et si l’on admet – ce que fit toute la table – que la faiblesse de la bulle ne doit pas gêner la dégustation, on prend connaissance d’un délicieux « champagne-vin » qui décline des saveurs complexes où les agrumes, les fruits roses et le thé ne sont qu’une faible partie de ce qui est exposé. Le plus spectaculaire, c’est la longueur. La betterave est osée. Elle est merveilleusement traitée, sans franchement ajouter au plaisir de ce très rare champagne.
Le plat suivant est joyeux, chantant le sud, mais ne met pas en valeur le Vouvray sec Clovis Lefèvre 1961 qui m’a profondément étonné. J’avais le souvenir d’un vin sec, âpre, et voilà que celui-ci, sec objectivement, y ajoute un doucereux et une intensité rares. Pénétrant, expressif, il damnerait tous les dégustateurs à l’aveugle. Là encore plat et vin ne s’ajoutaient rien, l’un à l’autre, la semoule freinant le vin quand la truffe l’accélérait.
Le Fonsalette, Chateauneuf du Pape blanc de Rayas 1980 montrait, bouteille encore fermée, une couleur qui annonçait un vieillissement. Il fallait donc boire ce vin comme il venait, sans penser trouver un Chateauneuf du Pape comme on le boirait aujourd’hui. Et si l’on admet de déguster ainsi, on entre dans un de ces plaisirs culinaires qui marquent une vie. Je n’ai jamais mangé un os a moelle de cette qualité. C’est le traitement qui en fait le génie. Et le vin se met à transformer tout cela avec une propulsion invraisemblable. Le vin donne au plat de la consistance et le plat modèle le vin qui atteint des longueurs infinies. Et chaque convive voit bien la différence énorme qui se crée quand le vin et le plat se parlent, se séduisent et s’enlacent. Ce moment fut d’une intensité rare. Il va expliquer ce qui suit.
Le ris de veau d’une chair, d’une densité, d’une expressivité sans pareilles accueille deux vins, le Château Mouton-Rothschild 1979 et L’Angélus, Saint-Emilion 1959. Et immédiatement, à la première bouchée et la première gorgée de chaque vin, on se sent bien, étonnamment rassuré. C’est comme ces publicités pour des marques de matelas qui imagent leur élasticité par des sauts de trampolines. On est dans un confort pullman, on a des saveurs qui sont toutes lisibles. Les bordeaux sont de grands garçons bien élevés. Ils nous font le baisemain. L’Angélus est tellement époustouflant, balayant d’un revers de main les craintes de l’ouverture, que l’on aurait du mal à imaginer bordeaux plus sensuel que cela. C’est rond, chaleureux, séduisant, emplissant la bouche comme la couronne de frangipaniers orne le cou des vahinés. Alors, le Mouton parait plus strict, plus linéaire lors du premier contact. Mais le Mouton étend son charme et le charme agit. C’est un Mouton d’une année faible, mais ici d’une subtilité appréciable. Et l’Angélus est immense de la première à la dernière goutte. Ce ris de veau est un bonheur.
Le pigeon a une chair savoureuse (rien n’est plus savoureux que le pigeon). Alors, l’Hermitage rouge Chave 1997 s’en réjouit et s’exhibe de la plus belle façon. C’est évidemment un petit choc de revenir sur des goûts très actuels, mais cette virilité contrôlée est tellement conquérante qu’on se laisse aller. Les merguez faites avec les cuisses du pigeon sont à se damner. C’est l’exacte munition que réclame le Chave ! Le spectacle est beau quand le vin et la chair se provoquent comme cela.
Nous venions d’avoir à la suite trois plats où le vin et le plat chantaient à l’unisson. Quel bonheur !
Il fallait cela pour l’enterrement qui allait suivre. La Tâche, Domaine de la Romanée Conti 1965 dont le nez ne m’avait pas trop alerté, était manifestement trop usé pour représenter sa légendaire lignée. Ce qui me conduit à une remarque. Je croyais avoir suffisamment étalonné les senteurs d’ouverture. Or j’avais peur pour l’Angélus qui fut sublime, et j’avais confiance dans La Tâche qui fut absent au rendez-vous. Les diagnostics à l’ouverture ne sont donc pas toujours parfaits. Le Salers était délicieux. Le vin racontait quand même un peu l’histoire de La Tâche ce qui lui valut de recevoir les votes de deux convives. Belle solidarité.
Le Château Doisy, Barsac 1966, déjà présent à plusieurs dîners, a toujours cette couleur orangée et dorée, cette senteur profonde et ce goût rassurant du liquoreux sage, sûr de son effet. Sur un bleu bien gras, c’est un accord sécurisant.
Le Château Monteils, Sauternes 1934 m’est inconnu. Où est ce domaine, je ne le sais. Le vin que l’on découvre d’un bel or rosé et d’une odeur toute en finesse n’a pas la puissance des plus grands, mais il en a l’élégance. Ces Sauternes de 70 ans gagnent en rondeur et en expressivité de façon remarquable. Et je recommande aux amateurs d’acheter ces vins moins connus dans des années anciennes, car il y a une gratification énorme. Le sorbet méritait de l’eau, car il est goûteux comme pas deux, mais trop explosif. Le Barsac va bien avec la fine et délicate pâtisserie, belle comme la jolie pâtissière qui l’a faite. Mais on ne peut pas dire que les deux, le feuilleté et le Barsac ont des choses à se raconter.
Les cigares fusèrent dès que ce fut permis et l’on vota. L’Angélus 1959 a fait un carton, sans doute l’un des plus beaux de tous les dîners, avec sept places de premier sur dix convives, et deux places de second. Les plus votés ensuite furent le champagne Dry Monopole et le Vouvray sec.
Mon vote fut le suivant : Angélus 1959, champagne Dry Monopole 1952, Vouvray sec Clovis Lefèvre 1961, Fonsalette 1980. Tous les vins, sauf un eurent au moins un vote dans les quartés, ce qui est toujours réconfortant pour mes choix et ma cave.
On parla abondamment de ces trois plats de rêve, dont tout le monde dit qu’il valent trois étoiles, en classant en un l’os à moelle en deux le pigeon et en trois le ris de veau. Trois plats de souvenir éternel, illuminés par des vins qui leur collaient au cœur pour un pur ravissement.
Le service fut exemplaire, tout ici fleurait bon la très grande cuisine. Lorsque Frédéric Anton m’appela le lendemain (c’est toujours agréable de se parler le lendemain quand il s’agit d’une victoire), le débriefing fut un moment de bonheur tant ça fait du bien de disséquer ce qui fut grand.

déjeuner d’amis au bistrot du sommelier mercredi, 21 septembre 2005

Avec un petit groupe de conscrits, pas copains de régiment mais c’est tout comme, nous soignons périodiquement nos cholestérols dans d’appétissantes ripailles. Comme j’invite, je fais appel à mon ami Philippe Faure-Brac pour concocter un moment de bonheur au bistrot du sommelier.
Le champagne Pol Roger 1993 pur Chardonnay est une leçon de choses. On ne se lasse pas de ces saveurs aux accents sépia. La calligraphie chinoise se lit dans chaque gorgée précise, florale, romantique. Le tartare de saumon et de haddock est justement adapté car le saumon adoucit un haddock qui fouette la bulle pour la rendre encore plus active. L’émulsion caresse le tout.
Le magnum de Mission Haut-Brion 1972 est mis en valeur par un maquereau dont j’ai fait enlever tout accompagnement. La chair exquise et brutale fait ressortir toute la valeur de ce vin au nez bourguignon, à la fatigue de façade, mais qui révèle une personnalité immense. Ce vin ne laisse pas indifférent, bouscule tous les repères que l’on a sur l’année, et donne un velouté qui ferait pâlir quelques Chambertin.
Le magnum de Château Margaux 1970 court après un col vert fort goûteux et le rattrape. Ils copinent avec le sourire. Le Margaux annonce tout de suite le message : il veut que l’on reconnaisse qu’il est Château Margaux Et on le reconnaît. En légèreté, en subtilité élégante mais jouant un peu en dedans, son charme conquiert mes amis.
Le comté de dix mois, sage choix, propulse un passionnant Côtes du Jura blanc Jean Bourdy 1967 dans des dimensions canailles. Ce vin a des saveurs d’après match, quand on a gagné, et qu’on lance au patron « fais péter tes truffes ». C’est ça ce vin du Jura, l’appel à la folie gastronomique, quand on se laisse aller au goût pur. Chaque fois, cet appel purement ésotérique me ravit l’âme.
Philippe Faure-Brac, dont nous étrennions la carte d’automne qu’il lance aujourd’hui a un dessert au chocolat parfaitement calibré. C’est tellement léger qu’on jouit des cèpes mariés au chocolat avec un à propos certain. Le Rivesaltes Pierre Granger 1959 qui titre 16,5° fait la balance avec la légèreté du chocolat. Expressif mais manquant d’exubérance, il a quand même ponctué par un sourire un repas au raffinement amical. Toute l’équipe de Philippe veut bien faire, et c’est un plaisir de construire avec un personnel souriant un repas de belle et heureuse gastronomie.
Un expert en vins venu me rejoindre sur place pour préparer les abondantes ventes aux enchères actuelles goûta avec moi les fonds de Mission et le Margaux. Malgré la petitesse de l’année, le Mission est redoutablement intéressant et racé quand le Margaux pétule de charme.