dîner de wine-dinners au restaurant de Patrick Pignol jeudi, 24 février 2005

Un nouveau dîner au restaurant de Patrick Pignol. Nicolas, jeune et brillant sommelier assisté de Sylvain vont m’aider à la cérémonie d’ouverture de nouvelles olympiades gastronomiques. Le choix des vins à ouvrir se complique dans l’instant par deux événements. L’un des convives qui doit dîner ce soir avec son épouse arrive en début de séance et m’apporte trois vins à inclure dans le dîner, cadeau généreux de sa part (avis aux futurs convives). Et Patrick Pignol me tend un fax qui annonce qu’une méchante grippe écarte l’un des inscrits (nouvel avis, mais d’interdit celui-là). Réminiscence de mes longues études, je calcule que si « n » est le nombre de bouteilles prévues, et si l’on ajoute trois flacons et retranche un convive, on majore la consommation de chacun de 30%. Il faut faire des choix. Je rends au généreux donateur l’un de ses vins et je soustrais deux de mes vins. Il reste quand même onze bouteilles dont une de Porto pour dix personnes. La soirée sera solide.

L’ouverture des vins offre une variété extrême de bouchons. Celui du Haut-Brion 1950 vient entier comme celui du Filhot 1908, d’origine et très beau, même si resserré en sa partie centrale. D’autres se déchirent en miettes et celui de Trottevieille 1943 colle tellement aux parois que je l’extrais par chirurgie. Les odeurs sont presque trop belles ce qui fait que nous rebouchons beaucoup plus de bouteilles que d’habitude, par précaution. Presque six, je crois. Ces odeurs très charmeuses, la palme allant au Trottevieille, me gênent un peu. J’ai toujours peur que le vin ne vire et peu avant le dîner, sentant quelques odeurs incertaines j’ouvre un nouveau vin, ce qui porte le nombre à …. C’est pour voir ceux d’entre vous qui suivent.

Patrick Pignol a conçu un menu d’une extrême qualité. Nous étions à table le jour où le tableau d’honneur du Michelin paraissait. Pour le repas de ce soir, la troisième étoile gravitera autour du front du chef sans que celui-ci n’enfle de congestion. Il n’a pas cette ambition, accroché qu’il est à une solide deuxième étoile qui ravit le cercle large de ses fans. Voici le menu : Amandine de foie gras de canard, petite salade d’herbes fraîches, Huîtres en habit vert pochées dans leur jus iodé, compotée d’échalotes au vieux vinaigre, Céleri rave et foie gras mitonnés, servis en ravioles ouvertes, Réduction et truffes noires, Ris de veau doré au beurre de cardamome, pistaches torréfiées, Pigeon de Touraine désossé, compotée de choux à l’ancienne, Bleu de la Xaintre, Quelques agrumes accompagnés de madeleines au miel, de bruyère, cuites « minute ». Un programme élégant qui me donna l’occasion de faire une surprise à Patrick Pignol, quand je changeai un vin prévu pour un plat. Je le dirai.

Une table égayée par la beauté de quatre femmes. On dut régler les rhéostats de l’éclairage tant leur charme éblouissait.  La propriétaire de l’un des plus grands Sauternes, dont des reliques vénérables ont marqué certains de mes dîners, un ancien professionnel du vin et son épouse, une créatrice de parfums, un journaliste littéraire, une des plus grandes sommités françaises dans le domaine du vin, auteur de guides et palais décisif, la plus fidèle de ces dîners et l’un des ses collègues, un des partenaires professionnels de ma période industrielle formèrent un groupe où les discussions fusèrent. Passionnées, érudites, sensibles, les remarques furent joyeuses, donnant un ton de grande gaieté à un repas comme on les aime : rien à prouver, rien à démontrer, tout à emmagasiner dans le tiroir des plus beaux souvenirs.

Le premier vin allait donner le sens de ma démarche, qui consiste à explorer non seulement les phares de la production viticole mais aussi des obscurs, des sans grade qui ont le mérite d’avoir traversé le temps avec panache. Le Bourgogne aligoté Cuvée de Réserve 1960 "les caves unies" a été mis en bouteille à Chateauneuf du Pape. Quel a été le parcours de ce liquide ? Qui oserait mettre un tel vin à sa table ? Et voilà que ce vin, d’une superbe couleur dorée, au nez élégant de miel et de fleurs existe comme un grand. Combien de ses conscrits, premiers crus de Bourgogne, auraient encore sa vaillance ? Le ton était donné : un vin que tout aurait dû conduire à l’ignorance et à la mort vivait comme un solide gaillard. De plus, ce n’était pas qu’un aimable témoignage. Je l’avais annoncé dans mes programmes comme « mis pour voir ». Il existait, rond chaleureux, fin, presque élégant. Il figura même dans l’un des quartés du vote devenu traditionnel.

Arrivent ensuite, devant chaque place, des assiettes où pointent vers le ciel des représentations phalliques ostensibles, ostentatoires et virilement explicites. Quand madame Pignol annonce : « c’est une spécialité de la maison », je me demande à qui elle fait allusion. Appeler un engin pareil « amandine » est de la plus belle provocation verbale. C’est du Brassens ! J’adore qu’un chef brave ainsi les interdits et les conventions. En plus, c’est bon, et le champagne Bollinger spécial cuvée brut SA vers 1993 le sait bien. Il est élégant, à la bulle sèche et discrète, de couleur allant vers les fleurs blanches légèrement rosées. Son nez est profond, noble, et en bouche il signe un grand champagne de qualité.

Le Bâtard Montrachet Antonin Rodet 1989 est d’une couleur dorée de miel. Au nez on a le beurre, la crème safranée, et d’imperceptibles épices. L’huître est goûteuse, intense, et le vin brille de sa précision absolue. C’est l’archétype du Bâtard qui serait devenu Chevalier. On notera au passage que le miel est à la couleur d’un vin blanc ce que le lilas est à la chemise de Fernand Raynaud : tous les vins blancs ressemblent à un miel, comme toutes les chemises blanches seront toujours de couleur lilas.

Patrick Pignol avait prévu un blanc pour la truffe, le Puligny que j’avais inscrit au programme, mais j’eus l’intuition, à la séance des nez, que ce serait le Château Haut-Brion 1950 qui conviendrait. Quand Patrick s’en enquit, la partie était jouée, et bien jouée. J’avais eu peur de l’odeur de ce vin peu avant de passer à table, mais le grand expert me rassura comme le vin lui-même le fit. Le Haut-Brion était superbe. Une odeur très confite, presque de Porto, une couleur d’encre noire, et en bouche cette solide rondeur qui n’appartient qu’à Haut-Brion. Plombant la bouche par sa lourdeur il capta tous les arômes de la truffe envahissante pour devenir truffe lui-même. J’avais expliqué peu avant que j’aime quand des vins provoquent un plat mais aussi quand d’autres épousent un plat pour s’y lover. Là le Haut-Brion jouait au porc truffier qui garderait pour lui sa trouvaille. Remarquable truffe et vin intense. Aucun blanc n’aurait fait mieux.

Le ris de veau allait accueillir trois vins de Bordeaux. Le Château La Grâce Dieu 1955, cadeau de ce jour, est un très joli saint-émilion. L’année 1955 est belle en ce moment et le message de ce vin de jolie couleur est simple, gracieux. Le vin n’en fait pas trop. Le Château Trottevieille Saint-Emilion 1943 est magistral. Son nez, déjà le plus beau à l’ouverture, est devenu raffiné. Le vin a une profondeur rare, une beauté de construction remarquable. C’est un vin accompli, qui ne fait pas du tout son âge. On aimerait bien que des 1982 aient de cet équilibre. Le Château Nénin Pomerol 1964, que j’avais ouvert juste avant le repas, par crainte d’une mauvaise performance d’un de mes poulains, vaut que je vous raconte une de ces anecdotes qui me font plaisir. Je suis en train d’ouvrir tardivement la bouteille quand un homme qui vient d’entrer pour dîner avec son épouse s’approche de moi et me dit : « est-ce que vous seriez monsieur Audouze ? ». Je confirme le bien fondé de sa supputation et il m’explique qu’il a lu mon livre, a apprécié les aventures que je raconte, et s’est imaginé que si un vin est ouvert dans un restaurant par quelqu’un qui n’a pas un look de sommelier, ce ne peut être que moi. Je n’ai aucune honte à dire que tout ce qui flatte mon ego ne me gêne pas (nouvel avis aux amateurs). Revenons donc à ce Nénin, brillant sur cette année 1964. Il a une belle synthèse de la discrétion du Grâce Dieu et de la profondeur du Trottevieille. Il fut admiré et consommé avec une grande avidité. Nous étions sur la Rive Droite avec trois vins aux terroirs très proches qui nous offraient de belles images de ce paysage viticole d’un des plus beaux raffinements. Ce trio jouait bien ensemble, aucun ne condamnant les autres par une supériorité envahissante.

L’apparition du Vosne Romanée Louis Gros 1957 fut pour moi comme un choc. Quand on a une telle perfection olfactive, je reste sonné. Le pigeon de Patrick Pignol étant l’un des plus goûteux de la planète, ce vin élégant allait nous livrer une des plus belles constructions que l’on puisse imaginer. Et quel charme renversant. L’érudit qui avait la gentillesse de doser ses propos au rythme du voyage nous expliqua qu’il y avait de l’Echézeaux dans ce vin là, quand l’Algérie avait sans doute fait un détour dans le fût du Nuits Saint-Georges Bouchard Père & Fils 1947, dense, lourd, profond et plein d’une belle énergie à peine gâchée par une trace de nez de bouchon qui n’altérait pas la bouche. Un immense Vosne Romanée – qu’on ne vienne pas dire que 1957 est une petite année – et un Nuits Saint Georges n’exposant pas tout ce que son année pourrait dire, montraient que la Bourgogne a une sensualité inimitable. Ces Bourgognes assagis sont de verts gaillards.

A l’ouverture des bouteilles il y a toujours des surprises. Pourquoi le Vosne Romanée avait-il une bouteille si vieille, plus que probablement du 19ème siècle, au cul très profond. Pourquoi le Nuits Saint Georges était-il dans une bouteille au verre orangé presque rouge, colorée comme le serait la bouteille d’un apéritif exotique ?

Le bleu de la Xaintre était trop fort pour le Château Loubens Sainte Croix du Mont 1943 qui s’en souciait comme d’une guigne. Sûr de sa belle structure, il se montra beau, bronzé comme un sauveteur d’alerte à Malibu, expressif et grand pour son appellation.

Le Château Filhot 1908 allait faire une démonstration époustouflante de la perfection du Sauternes. Tout était là. La couleur, d’un orange particulièrement rare qui arracha des exclamations de joie à ceux qui connaissent ces Sauternes, le nez d’un raffinement unique et en bouche une trace éternelle comme un paysage aux perspectives infinies. Les agrumes, les fruits confits, les subtilités déclinées, la sécheresse qui jouxte le doucereux, tout en lui ressemblait à un défilé de mode où des créatures irréelles tant leurs proportions sont celles de déesses exposent sur leurs corps projetés dans l’espace des couleurs, des textures et des charmes à l’imagination débridée. Voilà la perfection absolue du Sauternes au message d’une troublante complexité.

Les madeleines accueillirent le Porto Burmester Colheita 1950, deuxième cadeau du convive qui avait assisté aux ouvertures. A ce moment là, il y a quelques heures, il délivrait du café, du thé, du torréfié, de la lourdeur tropicale. Ce vin m’évoquait certains vins mutés d’un siècle de plus. A son apparition sur table, le vin s’était domestiqué. Il n’avait plus son coté tout fou et se montra délicat, bien élevé, même si sa trace gustative était impérieuse.

Les votes furent bien difficiles, car il y avait beaucoup de choix entre toutes ces merveilles, qui nous firent le cadeau d’être belles au moment où il le fallait. Nous avions douze vins. Onze furent au moins une fois présents dans les dix quartés, ce qui est un score qui met du baume à mes angoisses et à mon trac précédant toujours l’événement. Trois vins eurent le bonheur d’être nommés premiers : le Filhot 1908, le Vosne Romanée 1957 et le Nénin 1964 qui fut cité à diverses places dans sept votes, ce qui est remarquable.

Mon vote personnel fut en un le Filhot 1908, en deux le Vosne Romanée 1957, en trois le Haut-Brion 1950 et en quatre le Trottevieille 1943. Le plus couronné de votes fut le 1908 avec huit votes dont cinq votes de premier. Quelques accords furent particulièrement remarquables, comme la truffe avec le Haut-Brion, le pigeon avec le Vosne Romanée et le délicat et intelligent dessert avec le Filhot. L’originalité de l’huître fut remarquable.

De belles discussions fusèrent dans une ambiance souriante et décontractée. Le grand juge des vins et la vigneronne du sauternais profitaient avec un immense bonheur d’un instant où il n’était point besoin de noter, de juger ou de justifier. Ce fut une détente dont ils ont joui avec un visible contentement.

Mon attachement à un chef amoureux des vins, à une équipe dévouée et inventive pour rendre le dîner agréable est explicite dans ces bulletins. Un repas de rêve l’aura de nouveau démontré.

Dîner à la brasserie Dauphin mercredi, 16 février 2005

Il n’était pas question que l’on rentre sans un dîner. Suivant moi-même les conseils que j’avais suggérés dans le bulletin 128, ce fut à la  brasserie Dauphin qui confirma par une joue de porc magistrale et un cassoulet pur gascon qu’il y a en cette cuisine un véritable talent. Alors que je suis connu en ce lieu, deux petits bouts de femmes volontaires, toniques et gestionnaires demandèrent quel était ce quidam qui arrivait avec autant de vins sous ses basques. Nous bûmes un magnum de champagne Delamotte de grand plaisir simple tant la construction est belle, je goûtai enfin le Volnay Caillerets lourd en arômes et charpenté en bouche et cédant aux injonctions des deux guerrières de commander du vin, un Vosne Romanée Méo Camuzet 2001 arrivé froid déclina des saveurs d’une pureté rare qui m’emballa. Intéressante confrontation de vins rouges de deux domaines que j’aime. Je suis forcé d’aimer les deux vins car les pistes explorées sont radicalement différentes. Il n’est point besoin de les comparer.

Mon livre offert, orné d’une gentille dédicace, réussit enfin à expliquer qui nous étions à nos brigadières que jadis on aurait dit en jupon. Aussitôt, une bouteille d’armagnac Darroze 1978 fut posée d’autorité sur notre table, scellant cette amitié reconstruite. Il y avait à cette table des fidèles parmi les fidèles et un couple de nouveaux amis. Nos rires fusèrent jusque tard dans la nuit. Je suis prêt à signer souvent mes Carnets si l’on improvise de telles folies.

La Saint-Valentin au Meurice lundi, 14 février 2005

Parlons un peu d’amour. L’amour est une auberge espagnole. On y trouvera souvent ce que l’on y apporte. Mais l’amour est aussi la chaudière d’une locomotive qu’il faut alimenter régulièrement pour que le feu vive. La Saint Valentin donne l’occasion d’entretenir le feu continu, alors, il n’est pas question de s’en priver. S’il est des rites auxquels on résiste, comme le vilain Halloween, ce 14 février a toutes les qualités. Choisissons l’écrin de l’événement et abandonnons nous.

Les ors et les marbres de l’hôtel Meurice, forment un décor délicieusement « Sissi impératrice ». Ce sera évidemment adapté à cette soirée. Chacun s’est vêtu pour l’occasion, sauf deux couples de « djeunes », ostentatoirement mal fagotés. On aura eu pour eux une positive attitude (Lorie, œuvres complètes, p. 112, Epitre à Raffarin). Yannick Alléno m’ayant suggéré d’apporter l’une de mes bouteilles, je prends l’idée au vol. En cave, le choix est un instant de pur plaisir. J’aime que cet acte soit purement irréfléchi. Et j’aime ce qui se fait d’instinct. Pourquoi vais-je vers ce carton de six bouteilles ? Je sors un canif, j’ouvre, et je vois de vieux Sauternes fort poussiéreux. J’examine, j’essuie, je prends une loupe et je lis : Guiraud 1893. La couleur est dorée à souhait, le niveau est haute épaule. Je prends une des bouteilles. Ce sera cela.

J’apporte la bouteille à midi, je l’ouvre avant l’arrivée de mon épouse, car il est bien révolu le temps où l’on pouvait passer à son domicile avant de dîner lorsqu’on habite en banlieue. Je constate que la capsule de la bouteille, dont le jaune est devenu presque complètement noir, est boursouflée, poussée par une terre sous-jacente. La bouteille est soufflée, au cul profond. Le bouchon sortira entier, bien ferme, mais quasiment intégralement imprégné. Il sent bon, discret, floral, presque comme un vin sec. Des arômes qui promettent.

Le menu élaboré par Yannick Alléno est élégant : délicate gelée au corail d’oursin, crème de riz, cannelloni de grosse langoustine, nage réduite au fumet de coquillage, tronçon de turbot confit en cocotte aux agrumes, fondant de petits pois à la crème d’oignon doux, filet de pigeon, chartreuse de légumes au foie gras de canard, sauce pilée, vacherin foisonné à l’huile de truffe, parmesan condimenté à la mostarda, dentelle lactée aux pétales de rose cristallisés, fondant au litchi acidulé à la mangue et aux fruits de la passion. C’est un repas de fête.

Le vin prévu pour ce festin est le champagne Pommery cuvée Louise rosé 1996. Il est évident qu’il fallait commencer par lui avant de jouir du Sauternes. Le champagne a une couleur assez pâle. Il est servi trop froid. Apparemment c’est ce que la clientèle aime. Mais il délivre moins de la moitié de ses arômes. Le champagne est assez léger, même aqueux, raconte quelques histoires, mais il est quand même fort jeune. On peut aisément comprendre le choix de ce vin, car il a l’aptitude de soutenir tout un repas. Mais j’aime les champagnes d’une autre densité, on le sait.

C’est sur le turbot que commence l’aventure du Château Guiraud 1893. J’ai une pensée émue pour tous les experts qui racontent les vins avec une précision quasi chirurgicale. A quel moment du repas photographient-ils le vin ? Car ce Guiraud, tout au long du repas, a raconté mille histoires, impossibles à résumer en une seule description. Il fut Homère, Tolstoï, Balzac, Frédéric Dard et même Antoine Blondin. Jamais deux gorgées ne furent identiques. C’est Fregoli. A la première prise en bouche, il joue dans les fruits jaunes rouges. C’est l’enfant utérin d’une quetsche et d’une mirabelle. A ce stade fruité, on cherche le Sauternes, que l’on ne trouve qu’au nez. Puis le Sauternes s’affirme. Il commence sa récolte d’agrumes, aidé par le turbot, dont l’accompagnement est d’une délicatesse romantique. L’accord du plat du turbot avec le Guiraud 1893 est un moment de bonheur. Mais je me régale quand il s’agit du pigeon. Le Sauternes se virilise, cherche à s’opposer à la bête. Et j’adore. Il est évident que pendant ce temps là j’adore aussi ma femme, à qui le Sauternes ne peut voler la vedette. Mais l’observation de la mue d’un vin au fil des mets est l’un de mes plaisirs favoris.

Le dessert, tout plein de jolis cœurs faits de framboises, de chocolats et de pâtisseries est un hymne à l’amour. Et le petit cœur bleu pâle, fourré de litchi, de mangue et de fruit de la passion capte le Guiraud dans une de ces osmoses qui me bouleversent. Je ne fus pas le seul, car Yannick Alléno à qui j’avais suggéré de goûter la juxtaposition n’en revint pas de l’étreinte amoureuse totale de ces saveurs indéfectiblement imbriquées, le Guiraud ne pouvant plus se dissocier dans cette union rare.

Nicolas, le nouveau sommelier à la riche expérience ne s’attendait pas à tant de jeunesse. Ce Guiraud imprégnant, riche, fortement alcoolique, jamais gras, incroyablement aromatique mais aussi intégré nous aura joué une centaine de partitions distinctes. Un pur monument qui séduit autant le nez que le palais.

Beau menu où la finesse exquise de Yannick Alléno s’exprime, vin sublime. Service parfait. Saint Valentin fut bien inspiré.

La percée du vin jaune 3 lundi, 7 février 2005

Fatigué par cette journée où avaient alterné des atmosphères chaudes et très froides – les parisiens ne sont plus habitués au froid – je ne fus pas assez matinal le dimanche pour la procession et la messe. Embarqué dans une gigantesque transhumance, j’arrivai à temps pour la cérémonie symbolique et solennelle de l’ouverture du tonneau de vin jaune – sa percée – qui libère le liquide emprisonné six ans et trois mois. Bruit de marteau, applaudissements, le vin est généreusement versé dans les verres pour quelques milliers de communiants de cet accouchement. Le nez est fort expressif malgré le froid, et quand le verre se réchauffe on a un vin de bien belle expressivité, cette ardeur qui suit immédiatement la sortie de tonneau. Il faut savoir ce qu’il y a dans ce tonneau. Je croyais qu’on prenait un fût de l’un des vignerons, différent à chaque percée. Ce n’est pas cela. Plus de 70 vignerons de la confrérie ont percé leurs tonneaux il y a deux jours et ont apporté deux bouteilles. Celles-ci sont mélangées dans le tonneau. Bien malin celui qui dirait : « je reconnais Tissot ou je reconnais Macle ». Cette combinaison de toutes les productions a fort belle allure. Et donne un résultat d’une redoutable expression. Les vignerons disent même que ce mélange est meilleur !

Une foule infranchissable s’égaye dans les stands, saucissonnant, trinquant, et quand l’heure s’avance, chante à pleine voix. Il est prévu que je signe mon livre sous un chapiteau où un dynamique cuisinier allait donner un cours de cuisine. Une foule immense se presse, certains pour suivre le cours, d’autres pour manger un petit bout de plat, d’autres pour se réchauffer, le plus grand nombre pour jeter un œil. A ma grande surprise  plusieurs personnes furent réellement intéressées par mon livre. Je dis surprise, car le profil général du promeneur qui passe de stand en stand pour goûter des saveurs attirantes n’est pas naturellement celui du lecteur de mes carnets. Je pus dédicacer mon livre à un consul et un ambassadeur japonais.

Ayant manié la plume il était temps de lever le coude d’autant que le président de l’association des sommeliers de la région m’entraîna au stand 41, celui de la maison Jean Bourdy, où Jean François Bourdy avait préparé quatre Côtes du Jura blanc. Je suis ravi d’avoir pu boire ces vins, qui démontrent – s’il en était besoin – comme le temps agit bien sur ces magnifiques breuvages. Le 1949 a une belle enveloppe bien ronde. Bien installé en bouche sans en faire trop, il est presque crémeux. Le 1945 plus masculin laisse une trace en bouche d’une belle signature. Le 1942 est magistral de bel accomplissement. Il est généreux. Et le 1934 au nez d’une race extrême développe, plus il se réchauffe, la beauté archétypale de la perfection d’un vin du Jura à son apogée. C’est une leçon de choses. J’ai aimé le final du 1945, la générosité du 1942 et la perfection synthétique du 1934, le plus grand de pure noblesse. Le stand de Jean Bourdy était installé dans ce qui pourrait être un garage. Nous étions au fond de la salle, derrière le comptoir, et je pouvais constater la pression du pack des amateurs, se bousculant pour boire ces trésors. L’avidité bon enfant de ce public hétéroclite qui participe et crée la fête fait plaisir à voir. Cet enthousiasme d’une foule bigarrée est un excellent signe.

Le retour au bercail est aussi compliqué que la Vendée Globe, la seule différence étant qu’à la Vendée Globe on est solitaire. Visiblement, je ne l’étais pas.

Une règle souvent vérifiée veut qu’on ouvre d’autant plus facilement les vins qu’on en a beaucoup. Je viens d’acquérir de quoi regarnir certaines étagères. On verra encore plus le Jura dans mes dîners.

Repos le lendemain, car l’accumulation des vins dégustés et les passages de grand froid à grand chaud sont des ennemis de la dégustation calme. Un autre ami suisse, fidèle de mes dîners (il a participé à certains des plus grands) me rejoint au château de Germigney, juste pour le plaisir d’être ensemble. Pour fêter sa venue, je commande un Krug Grande Cuvée, pensant à ceux que j’ai. Quelle surprise de voir la différence entre ce jeunet et mes Krug d’âge canonique ! Il est certain que ce champagne non millésimé doit dormir en cave plus de quinze ans. C’est alors qu’il expose tout ce qu’il sait dire. Là, ce bambin montre du talent, mais c’est le nigaud boutonneux. Puis, quand l’oxygène fait son œuvre, de belles promesses apparaissent et le champagne prend de l’ampleur. Belle bulle, belle intensité aromatique, et cette acidité qui démontre que dix à quinze ans vont le rendre sublime. Sur une délicieuse volaille en vessie traitée de façon fort élégante, nous essayâmes le vin suggéré par le jeune sommelier, un vin de pays de Franche-Comté, Chardonnay « cuvée de la canicule » 2003 Ruranim qui titre 14,2°. Il commence dans des expressions chiliennes. On remarque l’exercice de style, sans être le moins du monde intéressé. Puis, quand les réserves d’usage ont été faites, on se laisse aller à la romance entonnée par le vin et on trouve que l’association est belle et que le vin existe. On fut bon public l’espace d’un instant. Pourquoi pas ? Il n’y a pas d’avenir dans ces excès d’alcool. Mais on se laisse aller. La fin du repas se fit sur le Krug lançant par instant de belles fulgurances sur un fond de juvénilité.

le grand conseil après le coup de marteau

Dîner de wine-dinners au restaurant Laurent jeudi, 20 janvier 2005

Dîner de wine-dinners du 20 janvier 2005 au restaurant Laurent
Bulletin 128

Les vins de la collection wine-dinners
Champagne Dom Ruinart 1993
Champagne Krug 1988
Clos Sainte Hune Riesling F. E. Trimbach 1996
Puligny Montrachet Clos de la Garenne Vincent Vial négociant 1962
Château Pontet GC Saint-Emilion 1955
Château Pichon Longueville 1921
Mercurey J. Thorin 1959
Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1964
Le Corton Bouchard Père & Fils 1961
Monbazillac Lagrive 1961
Château Filhot 1928

Le menu créé par Philippe Bourguignon et Alain Pégouret
Amuse-gueules
Tarte friande de maquereaux cuits en marmelade d’agrumes,
et champagne, réduction moutardéee
Royale d’oursins dans un Capuccino anisé
Carré d’agneau de lait des Pyrénées caramélisé, artichauts violets,
et petits oignons mijotés au romarin
Lasagnes de queue de bœuf braisée au vin rouge, moelle et truffe
Bleu Termignon
Tarte fine soufflée aux marrons
Café mignardises et chocolat

Un dîner de wine-dinners au restaurant Laurent jeudi, 20 janvier 2005

On change de registre, mais pas d’amour, avec un dîner de wine-dinners au restaurant Laurent. Les bouteilles sont apportées une semaine avant, et avec Patrick Lair, nous avons nos habitudes, et nous travaillons en équipe. Lorsque je découpe la capsule de la bouteille de Grands Echézeaux du Domaine de la Romanée Conti 1964, de la terre jaillit sur mes doigts. Encore cette inimitable odeur de la terre de la cave du Domaine. Le vin sent la poussière, semble comprimé, confiné. Espérons qu’il s’épanouisse. A l’inverse, le Mercurey 1959 a une odeur chaleureuse, totalement bourguignonne. Le Pichon Longueville 1921 a un bouchon d’origine et un niveau exceptionnel pour une bouteille authentique d’une présentation irréprochable. Il explose d’une perfection olfactive d’une générosité rare. C’est beau comme un 1928 épanoui ou comme un 1947 exubérant. Il est urgent de refermer la bouteille tant cette générosité mérite de rester encore en coulisse. Le bouchon du Pontet 1955 est un cas d’école : la perfection du bouchon, ce qui explique le niveau dans le goulot. Le Filhot 1928 fait un peu gris. Nous verrons.

Le menu préparé par Alain Pégouret en complicité avec Philippe Bourguignon fut d’une rare justesse de ton : Tarte friande de maquereaux cuits en marmelade d’agrumes, et champagne, réduction moutardée, Royale d’oursins dans un Capuccino anisé, Carré d’agneau de lait des Pyrénées caramélisé, artichauts violets, et petits oignons mijotés au romarin, Lasagnes de queue de bœuf braisée au vin rouge, moelle et truffe, Bleu Termignon, Tarte fine soufflée aux marrons, Café mignardises et chocolat.

Les convives arrivent au bar, ponctuels comme il se doit. Un champagne Dom Ruinart 1993 affiche une sûreté d’expression naturelle. C’est un grand champagne qui laisse en bouche une trace longue. Délicatement titillé par un toast au poisson fumé, il répond par un effleurement sucré. On démarre bien sur cet accord.

Nous rejoignons la jolie table, et la pâte feuilletée au maquereau provoque comme il faut un champagne impérial, Krug 1988. Quelle justesse de ton. Nous avions à la table de grands musiciens. Le Krug est un instrument précisément accordé. Tout est profond, goûteux, imprégnant. Il est difficile d’imaginer meilleur champagne.

Sur le capuccino d’oursins délicieux, un peu plus cappuccino qu’oursin, le Riesling Clos Saint Hune Trimbach 1996 affiche toute la noblesse de sa construction. Des alsace construit comme cela, il n’y en a que peu. Le cappuccino lui donne des notes citronnées qui le raccourcissent un peu. Alors que le prodigieux Puligny Montrachet Vial 1962, au nez intense, à la couleur dorée d’un airain lourd, et aux évocations de café et de réglisse se voit catapulté par l’oursin dans des vérités intangibles. Ce vin n’est plus du Puligny. C’est un vin intense, évocateur, qui emplit la bouche d’une immense complexité. Toute la table s’est pâmée, comme on le verra dans les votes.

L’agneau se fait discret pour laisser la place à de grands Bordeaux et la réduction vient rappeler qu’en cuisine on sait faire. Le Château Pontet Saint Emilion 1955 est superbe en tous points. Beau vin très jeune, même râpeux, il s’affirme à bon droit. Mais le Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1921 me renverse, me plaque sur les cordes d’un ring imaginaire. Je suis sous le charme. Il n’y a rien à faire, je suis envoûté. Il y a dans l’odeur une forme de synthèse ronde et épanouie qui ne se discute pas. Et en bouche, la pesanteur cardinale, le velouté papal, la justesse de ton m’interdisent de considérer autre chose. La viande approuve mon vote. On est dans une subtilité gustative pimpante.

La queue de bœuf de chez Laurent, c’est un piédestal. Et trois bourgognes firent avec elle une prestation magistrale. Le Mercurey J. Thorin 1959 est époustouflant. Il est toute la Bourgogne, avec ses aspects changeants que j’ai si souvent vantés. Il représente l’acception aboutie de son climat. Je trouve le Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1964 un peu abîmé. Mais quand je vois un vigneron bourguignon et un autre ami se pâmer sur sa subtilité, je révise mon jugement. On est dans la complexité la plus belle. Le Corton Bouchard Père et Fils 1961 est tellement jeune qu’on ne pourrait le croire. Il a tant de potentiel qu’il force l’admiration. On goûte un vin déjà grand qui deviendra grandiose. Tout le monde s’enflamma de la complémentarité de ces trois immenses bourgognes.

Je m’attarde un instant sur ce Grands Echézeaux. Etant volontiers exubérant et enthousiaste, je pourrais volontiers laisser penser à quelques lecteurs que j’ai pour les vins anciens les yeux de Chimène. Et je me dis parfois que mon lyrisme pousse mon jugement vers la tolérance. Or voilà que deux grands palais, qui connaissent les bourgognes sur le bout des lèvres, s’enflamment pour ce Grands Echézeaux quand je le trouvais plutôt fatigué. Comme ils ont attiré mon attention, j’ai repris mon analyse, et j’ai effectivement constaté que le premier écran cachait des trésors, si on les cherchait scrupuleusement. Aurais-je trouvé plus enthousiaste que moi ? Ce sera un sujet de réflexion, d’autant qu’un journaliste présent s’enflamma pour le Sauternes au point de ne plus vouloir que lui, alors que je me sentais un peu gêné par quelques infimes fadeurs. Deviendrais-je plus sévère et critique ? Docteur, que dois-je faire ? C’est grave ?

Le bleu d’une source confidentielle, que j’ai déjà goûté au Meurice, est le compagnon parfait du premier liquoreux, ici un Monbazillac Lagrive 1961. Voilà un liquoreux discret, sans aspérité ni type excessif, qui joue une partition extrêmement juste sur le fromage. Ce fut un accord magistral.

Le dessert au marron était ce qu’il fallait pour un Filhot 1928 que j’ai trouvé un peu métallique, mais qui était capable de porter des messages d’une complexité qui n’appartient qu’aux sauternes.

La table éclectique et enjouée s’enthousiasmait dans une bonne humeur plus que communicative. Le niveau général des vins était extrême et les accords particulièrement justes. On vota. Le vin le plus décoré de votes fut le Puligny- Montrachet. Il serait sans doute bon de méditer ce fait. Il figura dans les bulletins de vote des onze votants, ce qui est très rare, et il recueillit six places de premier. Quatre autres vins eurent aussi au moins un vote de numéro un sur le podium. Je le redis encore, car c’est important pour moi, si cinq vins sur onze ont reçu un vote de premier, c’est le signe que les vins choisis sont de grand intérêt. Le consensus, ou plutôt l’absence de consensus tant les goûts différent, couronna dans l’ordre le Puligny Montrachet 1962, le Pichon Longueville 1921, Le Corton Bouchard 1961, le Krug 1988 et le Filhot 1928. Fort curieusement le Grands Echézeaux 1964 n’eut que deux votes, de mes deux amis connaisseurs de bourgognes, et ces deux votes le plaçaient en numéro un. Paradoxe du goût !

Mon vote fut le suivant, dans l’ordre : Pichon Longueville 1921, Mercurey 1959, Puligny Montrachet 1962, Krug 1988. Il y avait à notre table des érudits et des néophytes. Deux étudiants poussèrent les portes d’un monde nouveau, un monde de plaisirs gustatifs extrêmes. Un niveau culinaire et œnologique particulièrement élevé.

Je reçois des livres vendredi, 14 janvier 2005

Un lecteur attentif que je remercie aussi ici m’offre deux livres sur le vin. Pierre Poupon, ancien vinificateur du domaine Jacques Prieur, a commis un très court livre, « la fin d’un millésime », petit roman délicieux pour les amateurs de vins. Il est fortement autobiographique. De beaux passages montrent que l’auteur porte en son cœur un profond amour du vin et je ne résiste pas à l’envie de vous en faire déguster un court extrait :

« Le Santenots 49 éclairait le cristal d’une douce lueur de braise. Observé d’en haut, son cercle orangé découpait comme une pastille translucide de terre ocre teintée de bauxite. C’était la couleur d’une robe royale, à la fois vive et tendre, non pas fatiguée par l’usure mais lustrée et hâlée par les caresses du temps. C’était cette robe ducale … ». Voilà un message d’amour du vin.

Dans le même envoi un deuxième livre fort didactique sur « les vins de bourgogne » de Sylvain Pitiot et Jean-Charles Servant, édité comme le précédent par Pierre Poupon. J’y apprends des tonnes de choses notamment par des cartes géographiques extrêmement bien faites, qui situent les vins que je révère. On y trouve un court paragraphe sur l’ouverture et le service d’un vin. Ce qui est suggéré va me motiver à écrire un deuxième livre, car je pense pouvoir apporter des améliorations à ce que conseillent de doctes personnes. Au fil des dîners, j’ajuste sans cesse les méthodes, qui conduisent à ce que les vins se présentent dans un état de perfection presque impossible sans elles. Ce sera le sujet de propositions que j’espère pouvoir confronter à la sagesse et à l’expérience de professionnels.

Bulletins 2004 – De 97 à 124 vendredi, 31 décembre 2004

Les thèmes de ces bulletins :

(bulletin WD N° 097 040105) Bulletin n°  97     :   1 – dîner divers – 2 – Soirée Grand Siècle Pavillon d’Armenonville – 3 – déjeuner chez Guy Savoy

(bulletin WD N° 098 040109) Bulletin n°  98     :   1 – déjeuner d’amis – 2 – au Dauphin – 3 – Grande Cascade – 4 – Carré des Feuillants – 5 – dîner *WD au Carré des Feuillants

Bulletin n°  98     :   6 – visite en Beaujolais

(bulletin WD N° 099 040121) Bulletin n°  99     :   1 – Hiramatsu – 2 – Apicius – 3 – dans le Sud – 4 – à domicile

Il n’y a pas de bulletin n° 100 sous forme « .pdf », car le bulletin 100 n’a été diffusé que sous forme imprimée, jolie brochure qui reprend tous les dîners faits avant février 2004, avec des témoignages de convives, de vignerons et de restaurateurs.

(bulletin WD N° 101 040227) Bulletin n°  101     :   1 – dîner Oustau de Baumanières – 2 – déjeuner Guy Savoy – 3 – dîner de Noël – 4 – déj Dessirier – 5 – divers

(bulletin WD N° 102 040306) Bulletin n°  102     :   1 – dîner de St Sylvestre – 2 – Le Meurice – 3 – Patrick Pignol – 4 – Apicius – 5 – à domicile

Bulletin n°  102     :   6 – à domicile

(bulletin WD N° 103 040318) Bulletin n°  103     :   1 – dîner *WD au Meurice – 2 – Lucas Carton

(bulletin WD N° 104 040329) Bulletin n°  104     :   1 – Salon des Grands Vins – 2 – dîner de l’Union des Grands crus de Bordeaux – 3 – dîner *WD dans un site privé

(bulletin WD N° 105 040406) Bulletin n°  105     :   1 – Saint Valentin à domicile – 2 – à domicile – 3 – déjeuner chez Ledoyen – 4 – déjeuner de bistrot

(bulletin WD N° 106 040419) Bulletin n°  106     :   1 – dîner *WD au Cinq – 2 – diner privé

(bulletin WD N° 107 040426) Bulletin n°  107     :   1 – salons de vignerons – 2 – diner au Bistrot du Sommelier

(bulletin WD N° 108 040502) Bulletin n°  108     :   1 – déjeuner privé   – 2 – diner à l’hotel de Crillon – 3 – déjeuner à la Grande Cascade – 4 – dîner dans le Sud

(bulletin WD N° 109 040512) Bulletin n°  109     :   1 – dîner *WD chez Laurent – 2 – repas privé

(bulletin WD N° 110 040525) Bulletin n°  110     :   1 – déjeuner privé – 2 – la clef du vin – 3 – diner à l’Ambroisie – 4 – diner chez Patrick Pignol – 5 – déjeuner à Apicius

(bulletin WD N° 111 040607) Bulletin n°  111     :   1 – dîner *WD au Bristol – 2 – vins biologiques chez Macéo – 3 – diner chez Patrick Pignol – 4 – diner au bistrot du sommelier

(bulletin WD N° 112 040618) Bulletin n°  112     :   1 – déjeuner en famille – 2 – vins de Bouchard au Cinq – 3 – dîner *WD chez Guy Savoy

(bulletin WD N° 113 040701) Bulletin n°  113     :   1 – visite de Clos Beauregard Pomerol – 2 – diner à l’hotel Grand Barrail – 3 – déjeuner à Yquem – 4 – boutique Pétrossian

(bulletin WD N° 114 040908) Bulletin n°  114     :   1 – diner à Smith Haut-Lafitte – 2 – déjeuner à Fargues – 3 – déj à Tan Dinh – 4 – diner à Hélène Darroze – 5 – déj à Bayan

 Bulletin n°  114     :   6 – visite Jaboulet

(bulletin WD N° 115 040229) Bulletin n°  115     :   1 – voyage en Hermitage – 2 – dîner restaurant les cèdres – 3 – réception Ledoyen – 4 – déj Taillevent – 5 – déj chez Marc Meneau

 Bulletin n°  115     :   6 – caves Bouchard

(bulletin WD N° 116 040923) Bulletin n°  116     :   1 – dîner *WD au Grand Véfour – 2 – caves Bouchard – 3 – diner au château de Beaune

(bulletin WD N° 117 041004) Bulletin n°  117     :   1 – visite à la Romanée Conti – 2 – repas Polo de Bagatelle – 3 – plusieurs repas dans le Sud

(Bulletin WD N° 118 041026) Bulletin n°  118     :   1 – dîner chez Bruno – 2 – dîner au Petit Nice – 3 – visite à Beaucastel – 4 – déjeuner au Meurice amis de Bipin Desai – 5 – dégustation de Salon

(Bulletin WD N° 119 041112) Bulletin n°  119     :   1 – dîner *WD au Cinq – 2 – dîner chez Gagnaire – 3 – dîner à domicile

(Bulletin WD N° 120 041123) Bulletin n°  120     :   1 – vins de Henri Maire au Bristol – 2 – Château de Clos Vougeot – 3 – Club des Professionnels de vin – 4 – salon du Ritz – 5 – déjeuner au Crillon

 Bulletin n°  120     :   6 – dégustation de 9 Pétrus – 7 – jury de classement de champagnes

(Bulletin WD N° 121 041202) Bulletin n°  121     :   1 – Mondovino en projection privée – 2 – suite du jury de champagnes – 3 – dîner au Bistrot du Sommelier – 4 – dîner au château de Beaune – 5 – dîner à domicile

(Bulletin WD N° 122 041210) Bulletin n°  122     :   1 – déjeuner au restaurant Tan Dinh – 2 – Rhône en Seine – 3 – Bistrot du Sommelier – 4 – Rencontres Vinicoles – 5 – Ecole Ritz Escoffier

Bulletin n°  122     :   6 – dîner à Hiramatsu

(Bulletin WD N° 123 041217) Bulletin n°  123     :   1 – dîner de l’Académie du Vin de France – 2 – dîner *WD au Carré des Feuillants – 3 – cocktail ChateauOnline

(Bulletin WD N° 124 041224) Bulletin n°  124     :   1 – salon des saveurs – 2 – déjeuner Hiramatsu avec vins Hugel – 3 – conférence à l’hôtel de Crillon – 4 – dîner aux Ambassadeurs – 5 – dîners privés

 

Réveillon dans le Sud vendredi, 31 décembre 2004

Le Réveillon était, en cette fin d’année dans la maison du Sud. La mise au point démarre dans la cave parisienne. Il n’y a pas de plus grand plaisir que le moment où se construit l’événement futur, déterminé par quelques bouteilles. Devant dîner loin de Paris, il est impératif que les vins soient jeunes : les aînés ne supporteraient pas le voyage. S’ils sont jeunes, quel pourrait être le thème ? Une idée me vient : je prendrai des vins élevés et produits par des vignerons qui sont des amis. Je fais mon emplette, en prenant bien soin d’ajouter un vin d’un domaine où je suis inconnu (j’aime qu’il y ait un intrus, une exception, c’est une démarche constante). C’est Mouton où l’on ne me connaît pas.

Je n’ai pas vérifié auprès de mon épouse la pertinence des choix, mais je sais que mes champions sauront s’adapter à ce qu’elle a prévu. Ayant l’opportunité d’ouvrir des vins jeunes, j’observe attentivement les bouchons bien intacts. Le bouchon de Mouton 2000 est incroyablement blanc, comme d’un liège irréel, voire recomposé, car la tranche supérieure, au lieu d’être à bord anguleux est à bord rond, comme si le bouchon avait été pressé, ce que l’on trouve dans des agglomérats de basse qualité. Là le liège est beau. Mais pourquoi est-il si court ? Si l’on m’avait dit que le bouchon d’un Mouton Rothschild serait plus court que celui de La Tâche ou de Beaucastel, jamais je ne l’aurais cru. Pourquoi donc, s’agissant d’une année mythique, alors que l’on a créé et dessiné une bouteille d’une beauté irréelle, Mouton a-t-il choisi un bouchon si court pour cette année ? Protègera-t-il ce vin qui va, plus que tout autre, dormir avant d’être bu ? Le sommet du bouchon de La Tâche est recouvert d’une masse gluante qui me fait penser qu’il y a peut-être là l’explication de la terre que je trouve sur des bouchons plus anciens, que j’ai évoquée dans de précédents bulletins. L’histoire commence peut-être par cette glu pour finir sous forme de terre. C’est le Beaucastel, fort étrangement, qui a de la terre sur le bouchon. Pour un 1990,  c’est quasiment impensable. Le fait que trois vins phares, des icônes de leurs régions, recèlent de telles énigmes est un signe qu’il me faudra élucider. Je ne peux pas laisser passer de telles observations sans essayer de comprendre. Le bouchon du Montrachet, beaucoup plus court, paraît d’un liège nettement moins riche et moins solide. Pourquoi ? La longueur du bouchon du Montrachet est la même que celle du Mouton, quand les bouchons de La Tâche, Beaucastel, Yquem, comme le Lafite d’hier sont beaux et grands. Tous ces grands noms veulent que leurs vins bravent le temps, alors, pourquoi ?

A l’ouverture, le nez du Mouton est grand, celui de La Tâche est délicieusement bourguignon, celui du Beaucastel est particulièrement vieux. Celui du Montrachet est conforme à l’idée que j’en ai et celui de l’Yquem est magistral.

J’ai décidé, du fait de l’entrée, que le Montrachet Bouchard 1999 sera le vin d’apéritif, sur un jambon San Daniele. Ce Montrachet est noble, chaleureux, complexe, mais je crois avoir commis une erreur : il mérite une cuisine sophistiquée et pas seulement l’opposition de ces saveurs primaires. Par une confrontation trop simpliste, nous n’avons pas assez exploré un très grand vin dont on a senti un immense potentiel inexploité, sa jeunesse étant aussi un obstacle à une explosion gustative.

Sur un délicieux foie gras aux châtaignes, le champagne Salon 1982 est éblouissant. Ce champagne est à part. Il joue sa propre partition. Quel charme, quelle séduction. C’est l’hétaïre lascive en matelot de Jean Paul Gautier. Pas un instant la papille n’est tranquille tant il chaloupe d’un rythme endiablé. Comme on a parlé de bouchons, il convient de remarquer que ce champagne de 22 ans a encore un bouchon élastique qui s’est épanoui après l’ouverture, quand les bouchons du Pommery 1987 et du Krug, momifiés à jamais, sont restés rabougris. Ceci explique sans doute l’extrême jeunesse qu’il a gardée.

Le chapon farci aux lourdes saveurs rassurantes allait mettre en valeur les rouges dans un confort intégral. Cette chair est accueillante pour tous les vins. En voici trois magnifiques expressions.

Le Château Mouton-Rothschild 2000 frappe par son insolente assurance. Il est beau, il est fruité, il a de la griotte mais aussi du cassis. Et comme il est jeune, il se croit tout permis en bouche. Le boire à cet âge est loin d’être une hérésie, c’est le jeune premier insouciant, c’est Alain Delon quand il avait vingt ans.

La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1995 est subjuguant. Il est à lui tout seul le charme insensé de la Bourgogne. Il y a de l’amer, de l’astringent, mais c’est tellement bucolique, tout en remplissant la bouche de la façon la plus sereine qu’on ne peut pas échapper à ce vin là, redoutable Don Juan.

Le Château de Beaucastel 1990m’a surpris car il a joué deux pièces de théâtre. Dans la première, c’est Lino Ventura, celui qui plait à tous les publics, de la pucelle boutonneuse à la douairière conquise. Il a l’aisance, la simplicité, la facilité travaillée qui font que l’on se demande pourquoi aller chercher des vins complexes quand tout est ici étonnamment facile. On sait (bulletin 118) que cette aisance est le fruit d’un travail intense. Puis il se met à jouer une deuxième pièce, celle de l’homme fatigué, c’est Charles Vanel, et j’en viens à me demander pourquoi il me fait tant penser à 1964. Le vin a rapidement pris des rides, que la terre sur le bouchon laissait supposer. De précédentes expériences du même vin indiquent que ces rides sont de cette bouteille là.

Sur une délicieuse fourme puis sur une tarte aux abricots, Yquem 1988est comme le patineur russe qui fait des quadruples sauts quand les autres concurrents font des triples. Ce Yquem a tout. Il synthétise les 1929, les 1937 et les 1955, avec une jeunesse qui envoie des pieds de nez. Comment peut-on être aussi facilement parfait ?

Il reste assez de chaque bouteille (sauf le Montrachet qui fut vite asséché) pour que nous puissions le lendemain connaître d’autres chaleurs. Mais à ce stade, voici mon classement : en un le Salon 1982 car il délivre des saveurs d’une complexité redoutable. En deux ce sera La Tâche, car ce bourgogne atteint laperfection de ce qu’on aime de sa région, et en trois ce sera Yquem 1988, car rien n’est plus beau que ses saveurs irréprochables.

J’ai eu dans ce dîner des vins de mes amis. Et en plus, j’ai des choses à leur dire sur ce que leurs poulains ont accompli. J’ai l’impression d’avoir réuni ce soir une élite du vin. Des vins amis.

Il faudrait toujours garder un peu de chaque bouteille pour le lendemain, car on y apprend beaucoup. Le champagne Salon est resté ouvert car aucun bouchon ne pourrait pénétrer dans ce goulot étroit. La bulle s’est donc largement évaporée, mais il conserve un charme toujours aussi redoutable. Quelle palette de goûts variés ! De belles évocations remplissent la bouche, d’un flirt oriental.

Le Mouton 2000 s’est complètement transformé. Il a gagné en opulence, il a perdu son acné de gamin. Il est maintenant épanoui et se montre éblouissant. C’est ce Mouton là qui m’avait tétanisé par sa beauté (bulletin 67). Je le retrouve avec cet oxygène. En bouche il donne la sensation d’une construction parfaite, d’une solidité à toute épreuve, et d’un goût profond. Un fruit intense. Un immense vin.

Si l’amélioration du Mouton s’inscrit dans sa tendance naturelle, il n’en est pas de même de La Tâche. Il est devenu plus rond, plus enjoué, plus gai, il s’est domestiqué, donnant un fruité d’une joie extrême. Mais là où l’on a gagné en séduction primaire, on a perdu en complexité. Et l’énigme que j’adore a presque disparu. Ce vin devenu plus humain est flatteur, d’abord facile, mais sans doute moins énigmatique que ce que j’avais aimé hier.

Le Beaucastel continue à jouer sur deux tableaux. A l’attaque en bouche, c’est le vieux monsieur de la veille, courbé sur sa canne. Et au centre de la bouche, c’est le bonheur pur, ce que l’on souhaite d’un vin de plaisir. Et on s’amuse sur la langue à se demander : « alors, il est vieux ou il est sexy ? ». Il est plus sexy que vieux, vin de grande jouissance.

Quant à Yquem, c’est l’insolence totale. On devrait verbaliser de tels vins. Quelle injure à tout autre vin : il ne bouge pas, il est parfait, il n’a pas l’ombre d’une petite trace de défaut. Yquem 1988, c’est Errol Flyn dans la forêt de Sherwood : après d’invraisemblables combats à l’épée, pas un seul de ses cheveux n’aura perdu sa place. Yquem traverse le temps et l’espace dans la solidité d’une construction unique au monde.

Si je dois voter en ce lendemain, je voterai pour l’épanouissement, et c’est sans conteste le Mouton 2000 qui a accompli la plus belle éclosion sur un jour de plus.

Après cette aventure, il est légitime de faire une remarque. Dans mes dîners, j’inclus toujours un roturier au milieu d’un groupe de vins bien nés (je l’avais fait à Noël). Là, je n’avais choisi que la crème. Personne n’était à convaincre ou éblouir puisque l’on était en famille. Mais une réflexion m’est venue : la sensation que l’on ressent est évidemment influencée par la connaissance que l’on a de l’origine d’un vin. Je suis sûr que beaucoup de vins de moins noble extraction pourraient produire d’intenses émotions eux aussi. Mais là, je voulais faire un signe aux vignerons que je connais, qui œuvrent à produire des vins parfaits, pour leur dire : vos vins ne sont pas seulement des objets de prestige ou de thésaurisation mais sont aussi, pour ceux qui les vénèrent, de vrais objets de bonheur. Ces grands vins nous ont comblé.

Repas de Noël samedi, 25 décembre 2004

Noël se poursuit le lendemain avec Bollinger Grande Année rosé 1990. Belle couleur saumon, bulle active, et une délicatesse de ton appréciable. C’est un champagne qui accompagnerait bien un repas, ce qu’il fit avec un remake du caviar et Saint-Jacques. A l’apéritif, c’est un gentil compagnon, montrant selon la saveur qui lui est opposée des goûts de sucre ou d’iode. Champagne adaptatif de très grande séduction.

Nous allons abondamment user des restes de la veille qui ont, grâce à l’oxygène supplémentaire, encore accru leur talent. Le Corton Charlemagne Bouchard 1997 est de venu plus rond. Le Cheval Blanc 1981 a gagné en intensité et en chaleur humaine, et les dernières gouttes du Petit Faurie de Soutard 1947 sont porteuses d’une émotion rare : ce vin a une densité, une jeunesse épanouie d’une immense qualité. Comme on ne pouvait pas vivre que de « restes », la fondante noisette de chevreuil fut décorée par Pétrus 1994. D’une éclosion lente, comme l’ouverture d’un Opéra qui annonce les mélodies à venir, le Pétrus déploya ses antennes pour que l’on soit réceptif à son message. Et progressivement on entrevit ce qu’il avait à dire, le langage d’un Pomerol d’abord austère puis jouant sur les saveurs avec les claquettes d’un  Sammy Davis Junior. Pétrus, petit bijou de séduction progressive.

Nous rejouâmes le dessert avec les mêmes acteurs, Tarte Tatin et Sauternes 1929, et crème au chocolat et caramel avec la Fine Bourgogne du Domaine de la Romanée Conti. Comme le savent les bons entraîneurs de football, on ne change pas une équipe qui gagne (en ce moment, c’est plutôt d’entraîneurs que l’on change !).