dîner de wine-dinners au restaurant Laurent 59èmejeudi, 20 octobre 2005

Le 59ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Laurent. Je me dirige vers cette belle rotonde que l’on voit de l’entrée, donnant sur le beau jardin aux marronniers complices. Une supernova m’aveugle. Patrick Lair, en m’attendant, a disposé les bouteilles du repas face au jardin, et Yquem 1949 brille comme un lourd diamant jaune sur les doigts d’une fée. Les niveaux des bouteilles sont tous exceptionnels, alors que toutes sauf une n’ont jamais été rebouchées. Le Château Grand Lambert 1924 a été rebouché en 1984. Les bouchons sortent facilement. Celui de l’Yquem s’effrite car il est très imbibé, celui du Nuits 1915, d’origine, fait tomber le monopole qu’avaient les vins de la Romanée Conti, car sous la capsule un fort sédiment sent la terre comme le constatera Christèle, charmante sommelière de précédents dîners, qui s’intéressait, comme Patrick Lair, aux odeurs de ces merveilles. Tous les parfums sont idéaux, pas de menace d’évanouissement et au contraire, il se dégage tant d’envoûtement de la bouteille d’Yquem que je referme bien vite afin que ces senteurs enivrantes soient partagées par tous mes convives. Tout s’est si bien passé, dans l’ambiance amicale de ceux qui préparent un chef d’œuvre, qu’un observateur de passage aurait dit : « c’est si simple que cela ? ».
Je me promène dans le quartier lourd en antiquaires et en boutiques de mode exhibant des robes portées par des déesses de plastique et je reviens pour accueillir les convives. Il y a un journaliste japonais qui rapportera sans doute l’événement à des connaisseurs qui ont une érudition rare, un journaliste d’un grand hebdomadaire qui racontera le dîner (certains d’entre vous l’auront lu), le rédacteur en chef d’une revue professionnelle sur la viticulture qui aura approché une autre vision du vin, des jeunes mordus de mes dîners qui étranglent une nouvelle fois leur cagnotte, mon frère et son épouse qui voulaient voir enfin ce dont on parle souvent en famille car je ne peux m’empêcher de raconter ces aventures, un ami de quarante ans, à l’époque où l’on se disputait les prochaines danses dans des rallyes, entre deux épreuves de mathématiques, et la plus fidèle de ces dîners, qui a probablement assisté à un bon tiers d’entre eux, dont l’enthousiasme est l’un de mes forts encouragements.
Nous prenons au bar une coupe du magnum de champagne Rothschild à Epernay Réserve Vintage 1973 qui surprend par la jeunesse de sa bulle. La couleur est belle et dense, les petits toasts au saumon glissent en bouche avec bonheur et excitent cette belle bulle. Le goût s’est arrondi, concentré, et c’est un vin qui s’est simplifié, mais a gagné une longueur et une expressivité vineuse rares. Je ne m’attendais pas à tant d’élégance de ce champagne que je ne connaissais pas. Nous reprenons ce champagne à table. Il est donc opportun que je vous en donne le menu.
Le menu composé par Alain Pégouret et Philippe Bourguignon : Saint-Jacques marinées dans un lait crémeux au goût fumé, folichonne de concombre et raifort / Cuisses de grenouilles et haricots coco façon blanquette, jus en écume et noix de muscade / Jarret de veau de lait cuit doucement, légumes de chez Joël Thiébault rehaussés d’un jus acidulé / Râble de lièvre rôti au genièvre, mille-feuille de pomme gaufrette au chou rouge / Poire pochée au tilleul de Carpentras, mont-blanc et meringue mi-cuite. Nous nous connaissons tant avec Philippe Bourguignon que j’ai approuvé sa proposition sauf sur un plat. Malgré mon amour inconditionnel du lièvre à la royale et malgré la confiance indéfectible que j’ai pour mon Nuits Cailles 1915, j’ai demandé un râble. Là aussi, l’observateur de passage de tout à l’heure, s’il était revenu pour ce dîner aurait encore dit : « c’est si simple que ça ? », tant tout apparaissait naturel, facile, sans la moindre question.
Entre temps, la bulle du champagne s’évanouissait petit à petit, le champagne devenait plus vineux, et avec le sucré des coquilles Saint-Jacques, l’accord était magique, perturbé par cette folichonne de concombre excentrique mais pas par le raifort qui donnait une excitation justifiée au champagne.
On allait goûter deux vins sur les cuisses de grenouille. Le Saint Saturnin rosé grande sélection, VDQS de l’Héraut cuvée 1959 a une couleur d’un beau rubis raffiné, un pâle de Ceylan. Le nez est renversant de pureté, et j’ai adoré au-delà de l’imaginable ce rosé qui arrivait à exister à coté d’un des monstres sacrés de Bordeaux, le Laville Haut-Brion blanc 1976 qui dans cette année sèche et chaude explose de puissance alcoolique et de complexité. L’émulsion et les haricots coco formaient avec le rosé un accord qui prenait au ventre. Objectivement le rosé allait mieux avec le plat que le Laville, puissant, sûr de lui, qui méritait les vivats pour son talent intrinsèque. Le plat est une merveilleuse mise en valeur des vins.
Comme dirait un présentateur télé, c’est sous un tonnerre d’applaudissement que trois cheminées de centrales atomiques, trois jarrets de veau cuits vingt heures apparaissaient à notre table. J’avais annoncé dans le programme : Château Ausone 1955 avec cette mention : le deuxième 5 est supposé. J’avais bien supputé car le bouchon impeccable et d’origine révéla Château Ausone 1955. L’odeur d’emblée était sensuelle. Ausone nous annonçait : ce coup-ci, je ne joue pas les rosières pudiques, je vous montre ce que je sais faire, et sur la délicieuse viande, un chaud vin de plaisir, rond en bouche, profond comme seuls les grands savent l’être ravit chacun des convives. Et le Magnum de Château Grand Lambert, Veuve Blanchet Ména, Pauillac 1924, comment se comporterait-il ? Il évolua grandement dans nos verres. La première odeur fut plus sensuelle que celle de l’Ausone, le palais étant plus frêle. Puis, on commence à comprendre un peu plus le vin au message subtil. Dire que c’est un Pauillac n’est pas aisé. J’ai eu peur en milieu de bouteille car je sentais le vin qui se fermait, mettant en avant son acidité. Et tout est revenu, le vin s’améliorant encore pour délivrer en fin de bouteille un message de pur charme à la longue trace raffinée. C’est du velours, du tissu délicat à coté d’un Ausone conquérant, une magnifique et rassurante réussite de cette année.
Ma belle-sœur qui a vécu toute sa jeunesse à Bordeaux, a tété le Bordeaux à sa source, allait avoir un de ces chocs tragiques, quand des vérités que l’on croyait intangibles s’effondrent sur une gorgée de vin. Le Nuits les Cailles, Morin Père & Fils 1915, le même que celui qui avait séduit Alain Senderens il y a quelque temps (bulletin 45), est tellement parfait qu’on ne peut plus ignorer la grandeur de la Bourgogne. Le râble lourd, goûteux forme avec ce vin extraordinaire un accord viril. Comment expliquer quand un vin a tout pour lui. C’est George Clooney invité dans un pensionnat de jeunes filles. C’est Catherine Zeta-Jones arrivant dans une réunion de collectionneurs de timbres. Toutes les dentelures vont s’écorner. Jeune de couleur dans sa bouteille soufflée très ancienne et lourde, au nez précis de pur bourgogne, ce vin a tous les dons, dont celui de l’exactitude de ton. Difficile d’ajouter des caractéristiques quand on a la définition précise du bourgogne que l’on désire.
Le sauternes Joanne, appellation contrôlée, que j’ai situé vers 1950 a été l’objet d’une question que Patrick Lair a posée à Olivier Castéja, en lui décrivant l’étiquette au téléphone. De recoupements effectués on peut penser qu’il est de 1950 à 1955, avec cette jolie inscription : « expédié en cercles par Joanne ». En cercles, on peut supposer à bon droit que c’est en fûts. Le vin a une couleur qui ne pâlit pas à coté de celle d’Yquem, mais par précaution on va le boire avant, sur un délicieux dessert qui répond à mes désirs, car il n’y avait que trois saveurs, toutes complémentaires. Une poire délicate qui montrait tout le coté virginal et frêle du Joanne, une crème de châtaigne qui le renforçait et un marron glacé qui lui, allait affronter l’Yquem. Beau sauternes générique de pur plaisir comme le fut le rosé du début de repas. Quand Château d’Yquem 1949 arrive, on se tait. Cet or profond comme de l’acajou blond, ce parfum inimitable que seul Yquem possède, et puis en bouche, ce lourd jus de pure jouissance à la persistance infinie. C’est précis comme la Vénus de Milo, attirant comme le sourire de Laetitia Casta, et solennel comme le couronnement de Napoléon 1er. Il y a tout dans ce vin là.
Les votes de premier couronnèrent cinq fois Yquem, trois fois le Nuits Cailles, une fois Ausone et une fois le Laville Haut-Brion. Les plus votés furent Yquem, Nuits Cailles, Ausone et le champagne.
Mon vote personnel fut dans l’ordre : château d’Yquem 1949, Nuits Cailles Morin 1915, Champagne Rothschild 1973 et le rosé Saint-Saturnin 1959. Bien sûr, le rosé n’a pas la classe ni d’Ausone, ni du Laville Haut-Brion. C’est donc par pure coquetterie que je veux honorer ce sans grade du fait d’un accord merveilleux avec les grenouilles. De même, l’émotion était plus rare avec le Nuits Cailles 1915 qu’avec l’Yquem. Plus inespérée, plus inattendue. Mais l’Yquem est tellement parfait que je voulais primer cette forme ultime de l’accomplissement du vin.
Des plats merveilleux d’une simplicité sereine, un service du plus haut niveau. L’un des plus beaux accords de dessert et sauternes, puisque c’est souvent la partie qui pèche le plus, quand le pâtissier fait un dessert comme un dessert et non pas comme un goût adapté au sauternes. Des vins sublimes, une atmosphère joyeuse. Comme après chaque dîner on se dit que ce fut le plus grand.