Archives de catégorie : vins et vignerons

Dégustation chez Paul Jaboulet Aîné mercredi, 16 juin 2004

Nous visitons justement le nouveau site d’accueil et dégustation de Paul Jaboulet Aîné installé dans une ancienne champignonnière qui loge les quelques millions de bouteilles de productions récentes de façon absolument idéale. La dégustation m’a inspiré quelques notes griffonnées rapidement que je livre telles quelles, le mot Jaboulet n’étant pas répété. Je ne détaille pas les analyses car il s’agissait de noter mon plaisir.

Nous démarrons par les blancs. Un Saint-Péray les Sauvagères blanc 2001 en 100% marsanne. Pas d’expression. Un Crozes Hermitage Mule Blanche 2001 en 50% marsanne et 50% roussanne, déjà fumé, beau nez, assez joli. Un Crozes Hermitage Domaine Raymond Roure 2000 en 100% marsanne, belle légèreté florale, jolie discrétion, expressif. Un Hermitage Le Chevalier de Sterimberg 2001 en 65% marsanne et 35% roussanne encore très jeune, très bien construit, à laisser vieillir. Un Condrieu les Cassines 2002 en 100% viognier, floral, agressif, astringent.

On démarre les rouges, tous en 100% syrah avec un Saint-Joseph le Grand Pompée 2001, rustique, fruité de cerise, épicé. Ça me plait beaucoup, car c’est « nature ». Un Crozes Hermitage Domaine de Thalabert 2000, vignes de 40 ans. Plus vineux, mais on reste un peu sur sa faim. Assez chatoyant et très court. Un Crozes Hermitage Domaine Raymond Roure 2001 sec, astringent, très amer, mais il y a plus de matière. Un Cornas Domaine de Saint-Pierre 2000 très bon, rustique, une attachante spontanéité, puissant. Un Hermitage Petite Chapelle 2001 moyen, pas désagréable, très fruité et astringent. Un Hermitage La Chapelle 2000, qui le joue un peu en dedans. Il y a quand même de belles racines. Plus faible maintenant que la Petite Chapelle 2001, mais il sera plus grand. Un Crozes Hermitage Domaine de Thalabert 1996 vieilles vignes (plus de 60 ans) en cuvée spéciale. C’est beau, c’est grand, c’est émouvant. Acide, mais jouissant d’une immense longueur. C’est très beau.

On finit par un blanc : Hermitage Le Chevalier de Sterimberg 1979 qui évoque au nez le miel, la cire d’abeille. En bouche il est assez sucré. Pas du tout Hermitage. La fin dérange un peu. C’est un beau témoignage mais qui a un peu souffert.

Le séjour en Hermitage s’est poursuivi par de belles dégustations où se mêlent l’ordinaire et l’attrayant. Son récit se lira sur le prochain bulletin.

Le monde du vin est un monde de découvertes. Les expériences narrées dans ce bulletin en montrent la diversité.

Déjeuner à Fargues mardi, 8 juin 2004

Déjeuner privé en bordelais au cœur de vignobles chargés d’histoire. A l’apéritif Fargues 1997. Le nez est d’agrumes et en bouche, après avoir accueilli les pamplemousses et les fruits bruns, c’est le coté confit qui frappe. Mais surtout, caractéristique si belle, où tout Yquem me revient en mémoire, c’est cette unique impression de croquer les grains de raisin qui survient quand on « mâche » cet élégant Sauternes. Fringant à l’apéritif il se referme quand il est juxtaposé à des coquilles Saint-Jacques crues au zeste de citron vert. Il a trop de force pour le mollusque.

Un indispensable bouillon vient clarifier les papilles pour accueillir Château Lafite-Rothschild 1945. La bouteille a le millésime gravé dans le verre. Le niveau est exemplaire. La couleur est rubis, celle d’une belle rose profondément odorante. Le vin est continûment trouble, ce qui n’altère pas le goût. Un canard accompagne idéalement ce vin de majesté. A chaque service en verre le vin devient plus intense, son goût se précise, se densifie, s’extériorise. Le vin devient de plus en plus grand. Voilà pourquoi il ne faut pas carafer, car en homogénéisant on perdrait la perfection de la fin de bouteille.

Elle restera ce jour là purement conceptuelle car nous ne finirons pas : Fargues 1952 arrive. Couleur discrètement dorée de peau de pêche. Le vin sent le pamplemousse rose, et je ne peux cacher ma joie quand je vois qu’on apporte un dessert dont le thème est ce même fruit. L’accord sera parfait. Fargues 1952 est un athlète bien ossu. Il est chaleureux, puissant. Il n’a pas en bouche une longueur extrême mais il satisfait largement d’un plaisir premier. C’est un beau et grand Sauternes comme il doit l’être, plein de plaisir souriant. En ces longues journées d’un presque été, les vignes ont des grappes qui sont encore de timides promesses. Et le bordelais respire la joie de vivre.

Déjeuner au château d’Yquem mardi, 1 juin 2004

J’arrive devant l’allée qui mène au château d’Yquem. C’est le point culminant de la période des roses et chaque rangée de vignes est comme un paragraphe qui ouvre ses guillemets par  un rosier rouge sang. Je pénètre en ce lieu avec émotion car jamais après ce jour je ne serai accueilli par un membre de la famille Lur Saluces à la tête de la propriété. Profitons donc de ce dernier moment où l’on est "comme avant". Il y a Valérie, Francis, Sandrine, de la garde rapprochée qui ont vécu de belles années, de beaux millésimes. Alain et Christiane serviront le repas, elle presque en pleurs vers la fin, car une page se tourne.

Cette phase de l’évolution d’une propriété est normale, car quand le pouvoir est cédé, il est cédé. C’est la cession qui était l’acte majeur. Pas la passation de pouvoir. Tous les acteurs concernés étant intelligents, les évolutions seront forcément positives. Il n’y a pas de doute là dessus. Mais une période  de treize générations d’une même famille à la tête du plus grand vin du monde qui s’arrête est un moment unique et rare dans l’histoire de notre pays. Ce repas organisé pour un objet précis avait une lourde signification pour les amoureux du vin présents.

Le Krug grande cuvée a un nez typé de Krug, assez intense mais pas trop. Il glisse en bouche comme un champagne de soif, tout  naturel et facile à boire. Ce vin est décidément aussi bon qu’un millésimé.

Le "Y" 2002 que le château, fort curieusement intitule sur le menu « Y grec », sans doute pour des convives étrangers, étonne par son aspect aqueux. Il est  léger, linéaire, simplifié. On pourrait même dire assez limité, très loin du "Y" 1985 que j’ai tant aimé. Le magistral homard breton en Bellevue est d’un goût intense. Il aurait volontiers accompagné aussi un Yquem léger, s’il en est. Un 1987 ou 1991 peut-être.

Pour cette belle table il y avait plusieurs bouteilles de Haut-Brion 1971 rouge, et les goûts en étaient modérément variés. Ce grand vin démarre sur un registre assez strict et sec car il a été carafé depuis peu, puis devient grand. Un convive grand expert de ce château le jugera très orthodoxe, avec cette grandeur du plus beau Graves rouge qui soit. Le filet de canette aux cerises se mariait délicieusement bien avec ce grand vin qui méritait d’être excité par ce choc gustatif.

Il n’y a vraiment qu’au château que l’on sert le Yquem en carafe, qui plus est biseautée. Suprême décontraction sans doute.

Lorsqu’on sert Yquem 1989, je vois les yeux de Francis qui brillent. Responsable de production, il a "fait" 1989 comme d’aucuns ont "fait" Wagram ou Austerlitz. C’est un peu comme tous ces amis d’Yquem qui avaient « fait », qui 1847, qui 1869, qui 1876. Nous participons à l’histoire d’Yquem, ceux qui le font dans les années récentes car ils sont bien jeunes (Francis a participé à l’élaboration des vins depuis 1983 et je n’ose pas demander à Francine, maître de chai, tant elle est jeune) et nous, collectionneurs, qui en racontons l’histoire par les souvenirs de notre palais. Ce Yquem 1989 a une magnifique expression riche et forte d’élégance. Dire que ce vin est bien fait est ici particulièrement banal. Forcément on demande si le classement des trois glorieuses a changé. J’en étais resté à 88-89-90 qui ne représente pas les mensurations d’une déesse gironde mais l’ordre de valeur de ces trois années qui coïncide aujourd’hui avec l’ordre chronologique. Rien n’a changé, le 88 est toujours le plus brillant. Mais tout ceci peut évoluer. Ici, ce Yquem est magistral de promesse et aussi de généreux accomplissement. Parfait sur des fromages, surtout sur le Roquefort assez sec pour lui convenir, plus que sur une fourme.

Le Yquem 1934 a une robe de miel. Tout de suite ce qui frappe c’est qu’il a peu d’alcool. Il est assez sec comme beaucoup de vins de la décennie 30 à l’exception du 1937. Il a une longueur limitée mais un charme inimitable. Aimant les Sauternes devenus assez secs, je suis tout à mon aise. Il y eut deux écoles : ceux qui trouvèrent que le feuilleté de rhubarbe au Sauternes accompagnait admirablement le Yquem 1934 et ceux qui comme Francis et moi trouvaient que ce dessert délicieux, qui avait bien capté les composantes de ce délicieux breuvage, raccourcissait le Yquem. A chacun son goût. On vérifie chaque jour que les réactions ne sont jamais identiques.

Quand un vin final me plait, j’essaie d’éviter le café, pour que le goût délicat reste longtemps en bouche, puisque le café, comme une gomme, efface la voluptueuse rondeur du dernier liquoreux. Mais malgré ce désir de rester sur le goût du 1934, deux bouteilles d’une tentation folle ne pouvaient être ignorées. Je connaissais le cognac Hennessy Paradis qui est un assemblage des meilleurs cognacs anciens de cette belle maison. Belle attaque, virile, et l’on me suggère d’essayer le Hennessy Richard. Définitivement supérieur, il m’évoque certains des cognacs plus que centenaires que j’ai la chance d’avoir dénichés. Un grand cognac d’une insolente séduction au boisé profond et aux épices altières. On parle mieux quand on a un tel cognac en main.

Dédicaces, échanges de cartes, promesses de se revoir, nous prolongeons tant que nous pouvons ce moment unique où l’histoire tourne une page. Nous suivrons avec intérêt et confiance les développements futurs. Yquem sera toujours Yquem. Et le Comte Alexandre de Lur Saluces sera toujours actif et dans nos pensées.

Voyage à Bordeaux jeudi, 27 mai 2004

Voyage à Bordeaux. La gare Montparnasse est toujours aussi sinistre, avec une architecture intérieure  de type parking souterrain. On dirait que la foule des voyageurs tend à lui ressembler tant on voit des jeunes au dos courbé dont l’aspect volontairement grunge semble un signe de ralliement. Arrivée à Bordeaux, location de voiture et circulation en ville. Suivant d’improbables panneaux, je repasse devant la gare une heure après avoir voulu la quitter. Quand enfin j’accède aux quais, je retrouve avec plaisir l’architecture inimitable de splendides monuments, faits de cette si belle pierre aux couleurs de Sauternes.

Mais je découvre aussi l’effet Juppé. Si l’on avait demandé à un ingénieur comment bloquer la circulation, il n’aurait jamais été aussi efficace que ce qui fut fait. Cela tient en deux recettes. La première, c’est de diviser par cinq l’espace réservé aux voitures. Rien n’est trop beau pour des tramways quasiment vides. L’espace utilisé à cet effet par voyageur transporté est délicieusement psychédélique. Mais il s’agissait de marquer l’histoire ou au mieux de gagner un vote local. Le vrai coup de génie, c’est dans la seconde recette : la gestion des feux verts et rouges. C’est assez amusant. On est bloqué à un feu et on se dit qu’au moins d’autres voitures doivent passer. Eh bien pas du tout. Le magistral pont de pierre,  que des anciens avaient prévu pour huit diligences de front se traverse en vingt minutes quand vraiment il n’y a aucune circulation. Un riverain me parle avec émotion du temps jadis où il entendait le bruit des voitures : "là, ça me fait tout drôle, on n’entend plus rien, puisque toutes les voitures sont à l’arrêt". Je force évidemment le trait, mais il y a un fond de vérité.

Cher lecteur, vous vous dîtes "et le vin dans tout cela ?". Le rapport au vin est que cette surconsommation de carburant dans une circulation bloquée favorise l’effet de serre. Lequel profite aux Sauternes qui gagnent en puissance. Le tramway de Bordeaux est donc l’ami du Sauternes. Qu’on se le dise.

Je rends visite à un sympathique et dynamique vigneron d’une lignée bordelaise connue qui m’accueille au chais de Clos Beauregard vin de Pomerol. Nous goûtons trois fûts de 2003. Le Clos Beauregard 2003 en fût neuf de Treuil a une expression toute dans  le fruit. Le vin n’est pas élaboré, pas formé, mais promet un beau fruit juteux. Le même dans un fût Saury neuf est très pomerol, déjà formé. Il a déjà de la personnalité. Le même encore dans un  fût Saury d’un an, fait très saint-émilion avec un nez superbe. Pour le plaisir nous déterminons un ordre de goût. C’est pour moi 2 3 1, le Pomerol en fût neuf étant plus expressif, et 3 2 1 pour le vigneron.

Nous nous rendons à l’hôtel du château Grand Barrail Lamarzelle Figeac, lieu de séjour fort cossu, château copiant une demeure allemande avec ses décorations rococo tendance orientaliste. On goûte en même temps le Clos Beauregard 2001 et le La Tour du Pin Figeac 2001 dont la famille est également propriétaire. Il faut savoir que l’un est pomerol et l’autre saint-émilion, mais seul un minuscule ruisseau sépare les deux appellations. On aura donc quelques similitudes, surtout si ce sont les mêmes acteurs qui les font. Le premier est très pomerol très boisé et astringent. C’est un vin à attendre dix ans. C’est bien car il n’y a aucune concession. On sent le travail authentique dans l’esprit de la tradition. Le saint-émilion a les mêmes caractéristiques, mais il est plus élégant. Il n’a pas cette austérité même si son coté janséniste est aussi évident. Le pomerol a trop de bois quand son camarade l’a plus intégré. La comparaison avec le La Tour du Pin Figeac 1970 est édifiante. Tout aspect ingrat et anguleux a disparu. On a un vin bien rond mais ascète, à la longueur frêle. On sent manifestement un rôle joué dans la pudeur. Il montre le travail du temps élégant et accompli mais finit vite et révèle l’amertume caractéristique de ce terroir. Je serais bien présomptueux de donner des conseils alors que je n’ai aucune expertise des vins récents. Mais la découverte du premier fût goûté me suggère qu’il faudrait modérer l’usage du bois et laisser plus généreusement l’expression du fruit pour que ce vin déjà élégant gagne encore en chaleur humaine. Ce n’est qu’une impression. Il y a dans cette famille tant de sagesse que ces réflexions ont certainement été déjà intégrées. Le jeune propriétaire bouillonne de bonnes idées. Il a tout en mains pour connaître beaucoup de succès. Des vins à suivre.

Dégustation des vins de Henriot au George V mercredi, 5 mai 2004

Ceci fait contraste avec la distinction, l’élégance raffinée qui présidaient à la dégustation qui eut lieu au Four Seasons (j’ai du mal à ne pas dire George V) des vins du groupe Henriot. Dans des salons très cossus, une visite, voyage dégustation remarquablement ordonnancé : il fallait suivre l’ordre des vins car cela avait un sens. On explorait les Chablis William Fèvre justement honorés, les rouges Bouchard Père & Fils avec ces Pommard, ces Corton et autres Nuits Saint Georges, les blancs de divers statuts dont un Corton Charlemagne à se pâmer et l’on finissait par les champagnes Henriot dont une cuvée spéciale absolument époustouflante. Avec l’éventail de ces vins, on peut imaginer des milliers de compositions de repas qui seront toutes différentes, tant la gamme de ce groupe est vaste et talentueuse. En ce qui me concerne, je partirais volontiers sur une île déserte avec une cuvée des Enchanteleurs Henriot, avec un Chablis Grand Cru de William Fèvre, avec un Corton Charlemagne et une bouteille de La Romanée de Bouchard, avec le sentiment je peux attendre sereinement, sans angoisse le sauvetage improbable de ce qu’on appelle la civilisation.

Dîner au Bistrot du Sommelier mercredi, 28 avril 2004

Dîner au Bistrot du Sommelier où je cours plus pour voir Philippe Faure-Barc que pour le sujet du jour, les vins du château Cabezac, domaine en Minervois. Le solide entrepreneur qui a racheté cette propriété en 1997 a choisi un œnologue intelligent avec lequel j’ai eu des discussions passionnées. Nous avons parlé saveurs. Les vins d’apéritif, les 2003, sont des vins de bord de piscine. Le Tradition 2002 blanc sur une entrée aux coquillages et mousse de lait de coco provoque de très excitantes confrontations, montrant que ce vin raconte des choses. En rouge, le produit phare, la Cuvée Belvèze 2001 qui titre 14° et a passé 22 mois en fût neuf a tout pour me faire fuir. C’est exactement ce que je n’aime pas. Alors que le rouge Tradition 2001, qui est un vrai Minervois, et pas un vin du monde, me plait beaucoup plus car il ne veut pas trop en faire. C’est simple, c’est nature, et ça ne trompe pas. Un curieux muscat annoncé demi-doux mais résolument sec est un vin ubiquiste dont le plaisir ne va pas loin. J’apprécie plus que l’on travaille bien le terroir dans l’esprit de sa région que lorsqu’on extrémise la technique en s’imaginant au cœur du Médoc. Ce domaine sera couronné de succès s’il recentre son ambition. C’est cela qui rend le sujet du vin si passionnant.

Présentation de vins au Macéo dimanche, 25 avril 2004

J’ai la chance, et je n’en tire pas de gloire particulière mais de l’intérêt, que des personnes qui incarnent une perfection avérée dans leur domaine ont une sympathie réelle pour les efforts que je fais pour promouvoir des goûts étranges et parfois oubliés. Alexandre de Lur Saluces, Guy Savoy, Aubert de Villaine, Alain Senderens représentent des vins ou des cuisines qui font de la France une référence incontournable du bon goût. Dans son domaine qui est celui du fromage, Bernard Antony est une institution. Personne ne peut échapper à sa séduction hypnotique et j’ai succombé, tant son amour de la perfection absolue transparaît dans ses propos mais aussi dans les assiettes qui en apportent la preuve. Nous nous revoyons de temps à autre et un coup de fil me surprend dans mon ermitage du Sud. Une dégustation de vins biodynamiques se tient chez Macéo. Je reviens à Paris.  Nous décidons que nous dînerons ensemble.

David Williamson, l’élégant propriétaire de Macéo est un esthète du vin. D’une modestie toute britannique, c’est à dire perfide, il accueille ces vignerons authentiques dont des phares dans leur région : Trapet, Chapoutier, Cazes, Huet, Zind-Humbrecht, Leflaive, ça parle ! Je goûte un Chambertin Trapet 2002 d’une finition rare, une Vouvray Mont du Milieu doux Huet 2002 qui n’a pas besoin d’attendre cent ans avant de donner un franc plaisir, un Riesling 2001 et un Gewurztraminer vendanges tardives 2002 de Zind-Humbrecht qui sont d’un charme accompli. Cette biodynamique prouve son talent. La séance se termine à 18h. Que faire avec Bernard Antony avant le dîner que nous avions prévu ? Une visite en voisin chez Gérard Besson. Le maître d’hôtel et le sommelier dînent d’un solide boeuf aux coquillettes et Gérard Besson apparaît. "Vous avez soif ?". Au moins le message est clair. Il est probable que nous avons soif, et sur d’amicales discussions une terrine en gelée merveilleuse acclimate un Clos Nicrosi, Coteaux du Cap Corse 1999, 100% Vermentino. Il est d’une évidence confirmée que l’amitié rendra sublimes un vin corse et une terrine. Le vin qui servi seul a des accents de bonbon acidulé respire sur la terrine pour composer un de ces casse-croûte improvisés qui valent toute forme de gastronomie. Nous laissons Gérard Besson préparer son service du soir et nous débarquons au bar du restaurant Laurent. Accueil avec une Manzanilla Papinisa, cet apéritif sobre qui ne gâchera pas l’appétit. Au nez, belle fusion avec des toasts légers au saumon à l’aneth. Mais en bouche le vin se resserre. Cela impose l’essai d’un Arbois vin jaune de Puffeney 1988. Le vin jaune colle au saumon avec une belle précision quand la manzanilla se fermait. Robert Hossein qui a fait de Laurent son repaire bavarde avec nous. Il a la jeunesse folle de s’enflammer sur tout sujet qui l’excite et qu’il ne connaît pas.

Deux salon de professionnels du vin mercredi, 3 mars 2004

L’histoire centrale de ce bulletin démarre par une invitation. On m’invite au salon des professionnels du vin, géré efficacement par Georges Temmime. C’est le même jour qu’a lieu le salon des vignerons indépendants. J’y ai des amis, donc je m’inscris aussi. Je vais d’abord au salon des professionnels où je rencontre quelques domaines connus.

Ayant la chance de ne pas être obligé d’avoir une démarche systématique, je butine de stand en stand, goûtant de jolis vins. Ceux de Gavoty par exemple, très bel exemple des Côtes de Provence. J’ai préféré les rouges aux blancs ce qui rendit malheureuse la charmante et authentique propriétaire, si fière de son 1995. J’ai goûté un Corton Charlemagne Albert Bichot 2000 juste débouché, délivrant cette brutale minéralité instantanée, et d’un charme redoutable car délicieusement canaille. J’ai goûté Hermitage, Côte Rotie et Condrieu de chez Delas, magnifique vins présentés dans la cohue, tant le stand était envahi. J’ai vérifié que les Delamotte sont de très bons champagnes, et qu’un Dom Pérignon 1992 brille même lorsqu’il est mal servi, non pas à cause des sommeliers mais de la marée humaine qui lutte comme à l’ouverture des portes chez Tati (c’est du moins ce que j’imagine, ne pouvant pas garantir que j’en ai fait l’expérience).

J’abandonne les professionnels pour les indépendants qui font grise mine au Carrousel du Louvre tant la fréquentation est chiche. Je suis sensible à de jeunes producteurs des Côtes de l’Aubance qui font de beaux efforts, mais je pense que la voie qu’ils ont explorée, de faire un élixir botrytisé n’est pas à suivre, parce que tout le monde peut en faire. Il perd la signature d’un terroir qu’il faut faire connaître en le travaillant dans sa pureté. Je goûte un magnifique Banyuls, je sympathise avec les Alsace Becker, cette belle maison ancestrale, je fais un petit signe à mon chouchou du Rivesaltes, le Domaine Cazes, si chaleureux et imaginatif, je rencontre de talentueux vignerons du bordelais, et, ce qui me fait plaisir à un stand de cognac, c’est quand un producteur, fier de son assemblage de cognacs ancestraux me dit : « monsieur, vous êtes le premier visiteur que je vois qui sait boire un cognac », et il me mime les gestes inutiles de tant de gens quifont tourner l’alcool dans le verre comme un danseur qui chahute et tournicote sa partenaire croyant la séduire par une brutalité arythmique.

Ayant suffisamment exploré les indépendants je retourne aux professionnels et j’apprends qu’un tirage au sort va désigner le vainqueur d’un Pétrus 1979, lot de prestige de cette manifestation. Le tirage au sort se fait sur les cartes de visite que l’on a données à l’entrée.

Une des conditions de la tombola est d’être présent à l’heure du tirage. J’écoute d’une oreille distraite quand on annonce le résultat car je n’ai jamais gagné à ces jeux. Le gagnant est …., mais il n’est pas là. Hésitation, nouveau tirage, le gagnant est …., mais il n’est pas là non plus. Un sommelier ami proche de moi me lance alors : « si l’un de nous gagne, on la boit ensemble ». Je ne suis pas forcément préparé à partager un vin que je n’ai pas encore gagné mais l’idée me plait. Je dis oui. Là dessus je continue à baguenauder quand j’entends le nom de mon ami. S’il m’avait dit : tous comptes faits je la garde, je n’aurais pas tiqué, mais cet ami vient vers moi et me dit : « prends là, nous la boirons demain ». Me voilà dans les allées avec cette bouteille, des regards stigmatisant avec une parfaite insistance que le sort est bien injuste si c’est un collectionneur comme moi qui empoche le trésor. Un suédois expert mondial des champagnes sera de la partie. Nous réservons au Bistrot du Sommelier puisque Philippe Faure Brac est un ami commun. Rendez-vous à demain.

 

 

L’Union des Grands Crus de Bordeaux mercredi, 4 février 2004

L’Union des Grands Crus de Bordeaux qui compte en son sein 130 des 150 plus grands crus de Bordeaux avait dépêché 50 propriétaires pour la devenue traditionnelle réunion de présentation de leur dernier millésime à l’Automobile Club de France. Ambiance chaleureuse de dégustation souriante des plus grands vins de 2001, La Conseillante, Pape Clément, Clinet, Pichon Longueville, et tant d’autres. Après une partie studieuse où chacun comparait et virevoltait, un dîner par petites tables avec à chacune la présence de l’un des propriétaires. Avec quelques amis nous avons profité des propos d’une des propriétaires de Château La Pointe dont le 1998, bien typé Pomerol et déjà bien rond était une belle carte de visite. Il cohabitait bien avec La Conseillante 1998, plus charpenté bien sûr mais moins ouvert. Un Kirwan 1996 au charme traditionnel de Margaux et un éblouissant Pichon Longueville 1999 d’une admirable synthèse nous faisaient voyager dans le Bordelais, avec un Smith Haut Lafitte blanc typé très agréable et le petit bijou de Fargues 1997 qui ira très loin, comme le bébé Fargues 2001 non encore mis en bouteille mais présenté ici qui sera l’un des plus grands Fargues sur  le long terme. L’année 2001 promet d’être meilleure que tout ce qui a été dit. Elle est difficile à boire en ce moment et doit être conservée pour des plaisirs futurs.

Salon des Grands Vins lundi, 2 février 2004

Salon des Grands Vins, le grand rendez-vous des amateurs de beaux vins. Trois jours de dégustations raffinées. La générosité inimaginable de domaines ajoute à cet événement une émotion rare : des profanes, amoureux limités dans leurs envies par les budgets de certains crus, bénéficient pour une fois de vins mythiques normalement inaccessibles. On sent le respect, la jouissance des amateurs de goûter enfin ce qu’ils ne boiront peut-être plus. L’effet commercial ne sera pas toujours là. Mais le vin y gagne en notoriété chaleureuse. Il y a bien sûr les bousculades, les petits malins qui sont de tous les coups, de rares immodérés qui ne se contrôlent pas et confondent quantité et qualité. Mais globalement c’est un parcours de ferveur.

Il y a des conférences et des ateliers. En voici un qui me mit en appétit : le chef Thierry Burlot, pour illustrerles accords mets et vins avait préparé un délicieux foie gras poêlé aux langoustines sur lesquels Olivier Dauga, le « faiseur de vin », l’homme qui me fit goûter mon premier jus de Margaux 2000 le jour de la première vendange à Bordeaux en septembre 2000 avait hasardé quelques expressions franches de vins de beau terroir. Suivirent un foie poêlé en feuille de chou et une crème à l’oursin. L’atelier à peine fini, Thierry Burlot décréta qu’il était temps d’utiliser le piano à des fins roboratives et prépara dans le secret une lamproie à la sauce bordelaise. Elle était attendue au stand d’Olivier Dauga par une bande de vignerons bons vivants qui pique-niquaient avec cette gourmandise généreuse et partageuse que l’on ne trouve que dans le Sud Ouest.

De beaux moments ont ponctué cet intéressant salon. La truculence infatigable de Jean Hugel parlant avec amour de ses grands vins dont un Pinot Gris Hugel vendange tardive 1997 qui promet. Tout comme moi Bernard Burtschy ne pouvait contrôler son fou rire tant ce jeune octogénaire a l’aplomb d’un bateleur, pourfendant tel Don Quichotte tous ceux qui n’ont pas sa foi. La rare délicatesse de Véronique Sanders parlant en finesse de son vin si subtil et si bon, le Haut-Bailly. La générosité de Carbonnieux faisant goûter ses blancs de 2001, 1992 et 1981 et ses rouges en magnum de 1995, 1985 et le merveilleux 1975. Les étonnants et vraiment extraordinaires vins de la Ribeira del Douero dont ce Pingus 2001, grenade d’arômes qui sera extraordinaire si on la dégoupille vers 2010. Et ce Valbuena 2001 de Vega Sicilia dont la délicatesse flanquée de puissance fait un vin majestueux. J’avais très peur que les Carbonnieux qui suivaient dans le programme ne soient écrasés par la spontanéité possessive des vins espagnols. Je fus pleinement rassuré quand on put constater qu’à coté de ces grands d’Espagne, la subtilité du Bordeaux authentique se place remarquablement, sans qu’il soit nécessaire qu’on compare : il suffit d’aimer les deux. Le très beau Clos Saint-Hilaire de Billecart-Salmon, champagne de grande expression. Un grand moment de poésie lorsque Jacques Lardière de la maison Jadot parla des sensations gustatives et de leur recherche pendant que l’on dégustait trois admirables Corton Charlemagne Jadot dont un beau 1996. Un langage de poète qui pousse à aimer le lent travail de ces artistes compositeurs de vin. L’exquis Fargues 1997 qui est un immense Sauternes, l’exceptionnel Palmer 1989 qui sera sans nul doute haut dans la hiérarchie des meilleures années du Château. Le Cos d’Estournel 1990, magistrale expression de Saint-Estèphe qui a devant lui tant d’années pour intégrer ses tannins. Les Bordeaux avaient plus souvent répondu à l’appel du salon que d’autres régions. Ils ont ainsi pu montrer que 2001, en ramenant plus de sérénité économique sur le marché, se situe à un niveau de très haute qualité. Le discours des producteurs était généralement incroyablement technique, comme s’ils avaient à se justifier (mais de quoi ?), alors que Michel Bettane avait le langage qui savait toucher l’amateur et expliquer ce qui excite les sens et que Georges Lepré débordait de son si communicatif enthousiasme, sous la conduite tolérante et efficace de Nicolas de Rabaudy, calme et précis modérateur de ces excellentes et instructives expositions sur le vin.

Dans les stands, de beaux vins présentés, de grandes maisons patientes devant les exigences d’un public averti et vorace. Une belle ambiance en hommage au vin. Mon seul achat fut de très vieux Banyuls et Maury dont les expressions sont si belles et chaudes, de cacao, café, bois de santal et figues marinées. Mais je regrette de ne pas avoir acheté du Château Caillou ce délicat Barsac, tant le couple propriétaire se dévoue à faire connaître ce vin si beau avec un enthousiasme qui mérite le respect. Sylvie Douce et François Jeantet, les « décorés du chocolat » ont organisé avec leurs équipes efficaces un salon de haute volée qui fait honneur au vin français. Une petite anecdote qui me concerne : de-ci de-là j’ai fait des commentaires sur quelques vins que j’adore au cours des conférences. Lorsque j’ai dit que mon meilleur Palmer, en définitive, avait été Palmer 1928, toute la salle a ri, tant ce propos paraissait irréel ou inaccessible.

Souvenir agréable d’avoir déjeuné avec de grands producteurs au café Marly. Les territoires des Costes sont les seuls endroits où des créatures irréelles sorties du magasin Vogue vous apportent votre repas. Mais la beauté était au moins aussi grande dans la pierre, tant la vue du café Marly sur les structures et sculptures du Louvre rassure sur l’invraisemblable trésor artistique qui fait de Paris le centre du monde.

On aura, dans toutes ces conférences, tant parlé de technique, de l’extension du domaine de la lutte raisonnée, de l’osmose inverse et autres effeuillages printaniers que je me suis fait quelques remarques. La première c’est que certains vignerons intègrent bien les démarches modernes dans l’histoire de leur vin, et c’est bien. Car croire qu’avant eux rien n’existait est une erreur majeure. La seconde concerne l’évolution historique des goûts. Il parait assez évident qu’avec les techniques actuelles, on aurait mieux réussi les années 1931, 1932, 1938, 1939, 1941 et 1942 par exemple. Mais je suis prêt à prendre le pari – pour autant qu’il existe un moyen de juger – que l’année 2000 élaborée avec les techniques de l’an 2000 donnera de meilleurs résultats que l’année 2000 qui aurait été élaborée avec les techniques (ou soit disant absences de techniques) de 1928 si on boit le vin dans les quinze ans. Mais en 2060 je pense que le millésime 2000 serait meilleur avec l’élaboration façon 1928 qu’avec l’élaboration actuelle. Quelques vignerons prestigieux lisent ce bulletin. Je serais heureux que ceci crée un amical débat. Car tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes si on vise que 2000 soit bu en 2012. Mais pour les quelques amoureux des saveurs qu’apporte l’âge, l’immense réussite des années 1928 et 1929 est telle que l’on ne peut que statufier la soi-disant absence de méthodes d’alors. C’est ce qui m’avait poussé à dire il y a un an au vinificateur d’un prestigieux château : « on n’y connaissait peut-être rien avant que n’apparaissent vos brillantes méthodes, mais on a quand même fait les années 1900, 1928 et 1929 qui sont absolument sublimes et des exemples pour toujours ». Il ne fait pas de doute que le travail remarquable actuel, quand il est fait dans le respect de l’histoire, donne des vins d’un niveau remarquable. Et dans ce contexte, le vin français n’a rien à craindre d’être comparé à des vins étrangers extrêmement brillants qui sont bienvenus d’explorer, eux aussi, des pistes passionnantes.

Une petite anecdote amusante car il faut bien aussi de temps en temps prendre du recul. Le brillant inventeur de verres de dégustation de grand renom, avec qui j’ai partagé en dîner privé quelques antiques flacons servis dans ses verres, faisait un atelier pour montrer l’influence de la forme du verre sur l’odeur, ce qui est évident, mais aussi sur le goût, ce qui l’est moins et m’a toujours surpris. Il prit un jeune blanc sec et trois verres de formes distinctes. Sur le premier verre, manifestement non fait pour un vin blanc, l’odeur était citronnée et amère et le vin en bouche rappelait ces notes coincées. Nous versâmes, studieux élèves de l’atelier, le contenu du premier verre dans le second et fumes saisis par l’écart d’odeur et de goût. Le vin s’arrondissait. Il s’agissait d’un verre possible pour ce vin. Puis dans le troisième verre, parfaitement adapté au vin, les arômes éclataient de bonheur et en bouche il y avait une belle tenue. Mais voilà, j’ai eu l’audace de continuer l’expérience et de verser le contenu restant du troisième verre dans le premier, celui qui n’est pas fait pour les blancs. Et même si l’odeur se rétrécissait, en bouche le vin avait une belle rondeur, bien comparable à celle du troisième verre. Redoutant de m’être trompé je demandai à ma charmante voisine d’atelier de faire de même. Stupeur identique, car le premier verre produisait le même effet sur elle. Dans ces cas là, seul le silence est grand. Je raconte cette anecdote qui m’a amusé, car j’ai par ailleurs un grand respect pour ces verres qui incontestablement permettent de mettre en valeur les grands vins.

Voilà en vrac mes impressions de trois jours de fête, car je pouvais approcher des vins que j’aime et des producteurs que j’apprécie. C’est mon manège à moi. L’an prochain, courez-y.