Déjeuner au château d’Yquemmardi, 1 juin 2004

J’arrive devant l’allée qui mène au château d’Yquem. C’est le point culminant de la période des roses et chaque rangée de vignes est comme un paragraphe qui ouvre ses guillemets par  un rosier rouge sang. Je pénètre en ce lieu avec émotion car jamais après ce jour je ne serai accueilli par un membre de la famille Lur Saluces à la tête de la propriété. Profitons donc de ce dernier moment où l’on est "comme avant". Il y a Valérie, Francis, Sandrine, de la garde rapprochée qui ont vécu de belles années, de beaux millésimes. Alain et Christiane serviront le repas, elle presque en pleurs vers la fin, car une page se tourne.

Cette phase de l’évolution d’une propriété est normale, car quand le pouvoir est cédé, il est cédé. C’est la cession qui était l’acte majeur. Pas la passation de pouvoir. Tous les acteurs concernés étant intelligents, les évolutions seront forcément positives. Il n’y a pas de doute là dessus. Mais une période  de treize générations d’une même famille à la tête du plus grand vin du monde qui s’arrête est un moment unique et rare dans l’histoire de notre pays. Ce repas organisé pour un objet précis avait une lourde signification pour les amoureux du vin présents.

Le Krug grande cuvée a un nez typé de Krug, assez intense mais pas trop. Il glisse en bouche comme un champagne de soif, tout  naturel et facile à boire. Ce vin est décidément aussi bon qu’un millésimé.

Le "Y" 2002 que le château, fort curieusement intitule sur le menu « Y grec », sans doute pour des convives étrangers, étonne par son aspect aqueux. Il est  léger, linéaire, simplifié. On pourrait même dire assez limité, très loin du "Y" 1985 que j’ai tant aimé. Le magistral homard breton en Bellevue est d’un goût intense. Il aurait volontiers accompagné aussi un Yquem léger, s’il en est. Un 1987 ou 1991 peut-être.

Pour cette belle table il y avait plusieurs bouteilles de Haut-Brion 1971 rouge, et les goûts en étaient modérément variés. Ce grand vin démarre sur un registre assez strict et sec car il a été carafé depuis peu, puis devient grand. Un convive grand expert de ce château le jugera très orthodoxe, avec cette grandeur du plus beau Graves rouge qui soit. Le filet de canette aux cerises se mariait délicieusement bien avec ce grand vin qui méritait d’être excité par ce choc gustatif.

Il n’y a vraiment qu’au château que l’on sert le Yquem en carafe, qui plus est biseautée. Suprême décontraction sans doute.

Lorsqu’on sert Yquem 1989, je vois les yeux de Francis qui brillent. Responsable de production, il a "fait" 1989 comme d’aucuns ont "fait" Wagram ou Austerlitz. C’est un peu comme tous ces amis d’Yquem qui avaient « fait », qui 1847, qui 1869, qui 1876. Nous participons à l’histoire d’Yquem, ceux qui le font dans les années récentes car ils sont bien jeunes (Francis a participé à l’élaboration des vins depuis 1983 et je n’ose pas demander à Francine, maître de chai, tant elle est jeune) et nous, collectionneurs, qui en racontons l’histoire par les souvenirs de notre palais. Ce Yquem 1989 a une magnifique expression riche et forte d’élégance. Dire que ce vin est bien fait est ici particulièrement banal. Forcément on demande si le classement des trois glorieuses a changé. J’en étais resté à 88-89-90 qui ne représente pas les mensurations d’une déesse gironde mais l’ordre de valeur de ces trois années qui coïncide aujourd’hui avec l’ordre chronologique. Rien n’a changé, le 88 est toujours le plus brillant. Mais tout ceci peut évoluer. Ici, ce Yquem est magistral de promesse et aussi de généreux accomplissement. Parfait sur des fromages, surtout sur le Roquefort assez sec pour lui convenir, plus que sur une fourme.

Le Yquem 1934 a une robe de miel. Tout de suite ce qui frappe c’est qu’il a peu d’alcool. Il est assez sec comme beaucoup de vins de la décennie 30 à l’exception du 1937. Il a une longueur limitée mais un charme inimitable. Aimant les Sauternes devenus assez secs, je suis tout à mon aise. Il y eut deux écoles : ceux qui trouvèrent que le feuilleté de rhubarbe au Sauternes accompagnait admirablement le Yquem 1934 et ceux qui comme Francis et moi trouvaient que ce dessert délicieux, qui avait bien capté les composantes de ce délicieux breuvage, raccourcissait le Yquem. A chacun son goût. On vérifie chaque jour que les réactions ne sont jamais identiques.

Quand un vin final me plait, j’essaie d’éviter le café, pour que le goût délicat reste longtemps en bouche, puisque le café, comme une gomme, efface la voluptueuse rondeur du dernier liquoreux. Mais malgré ce désir de rester sur le goût du 1934, deux bouteilles d’une tentation folle ne pouvaient être ignorées. Je connaissais le cognac Hennessy Paradis qui est un assemblage des meilleurs cognacs anciens de cette belle maison. Belle attaque, virile, et l’on me suggère d’essayer le Hennessy Richard. Définitivement supérieur, il m’évoque certains des cognacs plus que centenaires que j’ai la chance d’avoir dénichés. Un grand cognac d’une insolente séduction au boisé profond et aux épices altières. On parle mieux quand on a un tel cognac en main.

Dédicaces, échanges de cartes, promesses de se revoir, nous prolongeons tant que nous pouvons ce moment unique où l’histoire tourne une page. Nous suivrons avec intérêt et confiance les développements futurs. Yquem sera toujours Yquem. Et le Comte Alexandre de Lur Saluces sera toujours actif et dans nos pensées.