Archives de catégorie : dîners ou repas privés

Déjeuner au Bistrot du Sommelier et dîner au restaurant Guy Savoy mercredi, 23 octobre 2002

L’anecdote qui suit pourrait s’appeler : « faut-il vraiment s’intéresser aux années 70 ? ». Je vais déjeuner chez cet excellent Philippe Faure-Brac qui vient de commettre un si joli livre, et j’ai envie d’ouvrir une Mouline. Le directeur du Bistrot du Sommelier, qui me connaît bien, me dit que je devrais essayer une année plus difficile, puisque j’explore des terres rares, et me suggère la Mouline 1977, Cote Rôtie de Guigal. On a évidemment les caractéristiques de Mouline, mais c’est bien fatigué, et malgré de succulents plats, rien ne réveille cette beauté endormie. Il y a deux ou trois lueurs, mais on est bien loin de la flamboyance que doit avoir ce vin.
Le soir même, après un très austère exposé d’une banque d’affaires (difficile de passionner l’auditoire quand le CAC 40 fait de l’apnée en catégorie no limit), il fallait se ressourcer chez Guy Savoy, et folle impulsion de l’instant, je décide d’ouvrir un Montrachet du Domaine de la Romanée Conti, qui est pour moi ce qui se fait de plus extrême dans la magie du vin. Il y a deux années sur la carte. Je veux prendre le 94, mais Eric Mancio me dit : « vous, vous devriez prendre le 1976« . Je cède. Quand on met dans une bouteille le prix d’une croisière aller et retour sur la Lune, on est, qu’on le veuille ou non, un peu désireux de le trouver bon. Et ce Montrachet est un mythe. Mais cette bouteille a dû souffrir, comme le montre le bouchon fatigué et blessé, et ce vin fut court, loin de l’explosion que j’avais trouvée dans des expériences passées. Mais Montrachet DRC, c’est le plus grand blanc du monde, et même blessé, l’animal est splendide. Un nez d’extrême complexité révélant peut-être trop d’alcool, et un goût qui s’il n’est pas très long, a quand même une grande histoire à raconter.
Et tout au long du repas j’ai recherché l’accord avec ce vin qui demandait un choc de titan. Il fallait lui donner « jab crochet, jab uppercut » pour qu’il consente à se révéler à son vrai niveau. Et j’y suis arrivé, avec la si agréable compréhension de Guy Savoy. Guy avait apporté un saumon avec une panure qu’il pensait adaptée. C’était vrai pour la panure, mais il aurait fallu une tranche plus épaisse de saumon, pour faire sortir le vin de sa tanière. Sur une extraordinaire soupe d’artichaut, aucun vin ne résisterait. Mais le Montrachet tenait le challenge, et on voyait à quel point sa structure si belle se mariait avec l’artichaut et la truffe blanche. Il fallait un contact encore plus rude, car on n’effleurait qu’à peine le monstre, et je suggérai à Guy une poitrine de pigeon. Sans trop y croire, mais en faisant confiance à ma folie, il me suggéra un col vert. Je passai d’abord par de sublimes langoustines éclatées aux salsifis, plat d’un accomplissement absolu, mais qui n’arrivait toujours pas à entamer le monolithe du Montrachet. Puis soudain l’extase. Le moment divin que j’attendais. Sur un Montrachet qui s’épanouissait, la brutalité de la chair du col vert, avec une sauce puissante arrivait à émouvoir cette légende, et l’accord était d’une perfection absolue. Et quand une chair se marie à ce monstre sacré, c’est un Etna de plaisir. J’avais enfin trouvé ce qui permettait à ce vin légendaire, fatigué de souffrances accidentelles, de livrer ce qui justifie sa stature unique. Bouteille n° 2008 sur 2812 produites, j’avais malgré tout approché le bonheur. Je dis malgré tout car j’aurais dû prendre une Mouline plus jeune, et un Montrachet plus jeune. On imagine, du fait de mes dîners, que je n’aime que le « vieux », alors que j’apprécie aussi ce qui est dans le fruit, dans le jus, et dans la spontanéité.
Ce qui ramène à l’histoire du vin. Les vins des années 20, 30 et 40 qui ont été bien conservés sont beaucoup plus jeunes que des vins des années 70. C’est cela qui justifie la démarche de wine-dinners, qui fait revivre de jeunes vieillards, quand certains jeunes adultes sont déjà fatigués. Il y aurait long à dire sur l’évolution des méthodes. Je suis chaque jour plus convaincu que les vins que nous buvons à nos dîners ne sont plus reproductibles. Nous savourons un capital que rien ne remplacera. D’où la légitime excitation à chaque ouverture de ces flacons rares.
Il faut savoir boire les vins récents des années 90 et 80 que des viticulteurs talentueux améliorent sans cesse, mais comprendre aussi que les survivants des années avant 45 ou avant 61 si l’on est plus large sont de véritables trésors entraînant sur des terrains que plus personne ne pourra recréer.

dîner à domicile dimanche, 20 octobre 2002

Une nouvelle fois un dîner à domicile, en jeune compagnie. On commence par un champagne de famille. Mon grand père achetait ce champagne, sans doute parce qu’une cousine éloignée avait épousé le vigneron (est-ce vrai ?), mon père l’achetait aussi, et j’ai continué. Ce Léon Camuzet de Vertus 1979 est un bon champagne. Dans chaque famille il y a un champagne qui forme le goût. On juge tous les autres à travers lui. Celui-ci est naturellement sec, avec une jolie rondeur. Aussi vieux, il y a un risque, car les bouchons sont souvent trop courts. Là, pas de trace de madérisation. Juste une bulle plus discrète. Un signe de sa grande qualité : je l’ai bu de nouveau derrière le Salon, et il était encore agréable. Salon aurait tué un champagne banal.
Le Champagne Salon « S » 1983, c’est mon chouchou. Ce qui a bluffé cette studieuse assemblée, c’est l’invraisemblable longueur de ce champagne. Il est fort, vineux, profitant de son âge pour se renforcer, et ne veut plus quitter la langue, tant il laisse une trace indélébile. Mon chouchou. Sur un excellent foie gras, deux vins radicalement opposés. Un Scharzhofberger Riesling Auslese, Sanctus Jacobus 1983, Qualitätswein mit Prädikat,Trèves. Beau nez avec cette petite touche de pétrole, cette couleur de citron vert, et ces saveurs citronnées si complexes. Beau mariage avec le foie gras. Puis, un Cérons, Château de Chantegrive 1995, médaille d’or au concours général agricole en 1997. Il est d’une puissance rare, presque trop forte. Mais les saveurs épicées de ce breuvage dense et doré se marient si bien avec le foie gras. Là où certains amateurs ajoutent du poivre pour animer le foie gras, c’est le Cérons qui l’apporte. C’est fort comme un Sauternes, en plus « fumé ». Beau succès de l’appellation.
Le vin suivant a une histoire : Château Lagarette, Premières Côtes de Bordeaux 1999, Cuvée Renaissance élevée en fûts de chêne, Minvielle 12,5°. Lorsque le Monde du 9/10 est paru, vers 16 heures le 8/10 au centre de Paris, j’ai reçu deux ou trois mails me demandant si j’avais vu l’article sur Alain Senderens où l’on cite wine-dinners. Et, dès 17h, Olympe Minvielle me demandait où elle pourrait m’adresser un exemple de son vin. Je l’ai reçu le 9 au matin ! En même temps que le journal ! Cette célérité extrême méritait que l’on goûte ce vin pour en parler dans un bulletin. A l’ouverture, un nez incroyablement bien fait. C’est évidemment légèrement trop tannique, mais la valeur du terroir permet que l’on ne tombe pas dans les tendances à la mode. Un fait qui ne trompe pas : j’en ai bu après 24 heures d’oxygénation. C’était encore très beau. Un Première Côtes qui se surpasse, et bien. Certainement un vin à considérer sur la durée. Le Magnum de Côte Rôtie Les Jumelles Paul Jaboulet Aîné 1983 nous ramenait sur des terres connues, et il me permettait d’effacer l’oubli (l’absence sans doute) que j’avais eu lors du dîner précédent. On a avec ce vin le plaisir de la simplicité. C’est du vin bien fait, sans chichi qui vous dit : »tu veux du bon vin ? Me voilà ». C’est chaleureux, sans complication, mais ça emplit la bouche avec un bonheur d’autant plus grand qu’on comprend tout. C’est du Rabelais. Les deux rouges avaient accompagné un gigot de onze heures fondant avec une belle harmonie. Les gorges s’étant assez vite assoiffées, j’ai ouvert Château Figeac Saint-Emilion 1983. C’est immense. En Saint-Emilion, il y a Cheval Blanc qui peut être extraordinaire, ou peut laisser sceptique s’il n’est pas parfait. Il y a Ausone, diva qui n’accepte de chanter que si on la supplie. Et puis il y a Figeac qui est généreux tout le temps. Et ce 83 est maintenant parfait. Ayant passé en revue les fonds de vin le lendemain, c’est Figeac qui a étalé le plus de richesse épanouie. Un vraiment grand vin.
Sur une merveilleuse crème au chocolat et caramel, un de ces accords de rêve : Klein Constantia, Vin de Constance Afrique du Sud 1996, 14°. C’est joliment botrytisé, et cela promet au vieillissement. Le dessert l’a particulièrement mis en valeur, par la complexité des saveurs mêlées. .
Pour remettre les esprits en place, s’il le fallait, une Bénédictine DOM 43° de l’abbaye de Fécamp, vers 1930 est un moment de pur bonheur. Comme je l’ai déjà suggéré, on s’imagine en vache sacrée autorisée à brouter les herbes du nirvana.

Déjeuner chez Alain Senderens mardi, 15 octobre 2002

Depuis la création de wine-dinners, nous avons eu l’occasion de créer des associations magiques où un chef de talent trouve le plat juste qui va être amplifié, magnifié par un vin au goût ressuscité. Certains lecteurs se souviendront d’avoir lu ce moment unique où Guy Savoy a ajouté quelques pointes de zan dans une volaille en vessie, pour accompagner de façon parfaite un Chypre 1845 qui reste à ce jour mon plus grand plaisir œnologique.
Alain Senderens m’a fait connaître le bonheur sur des pétales de roses. Je vais vous narrer ce conte de fées.
Lorsque j’avais esquissé l’idée de wine-dinners, le propriétaire de l’un des plus grands restaurants parisiens, avec lequel je partageais quelques idées sur l’extrême esthétisme des vins anciens, me paraissait l’associé idéal. Il a jugé que ce concept ne s’intégrait pas bien dans la stratégie de son restaurant. Si je m’étais lié à une seule maison, je serais passé à coté de la créativité de tant de grands chefs qui font des variations sur mes « enfants », ces vins anciens non reproductibles que j’ouvre avec tant de plaisir.
Depuis le démarrage de nos dîners, des accords de légende ont été créés par des chefs imposants tels que David van Laer, Patrick Pignol, Eric Fréchon, Philippe Legendre, Guy Savoy, Alain Dutournier et d’autres, ou des grands sommeliers comme Eric Beaumard, Philippe Bourguignon, Philippe Faure Brac, Eric Mancio ou Patrick Lair, et d’autres. Il existe des personnalités qui me paraissaient plus difficiles à convaincre, et Alain Senderens faisait partie de celles-ci. Je lui avais fait part de ma démarche, mais rien ne se prêtait vraiment à faire un essai : d’une part il a un jugement plutôt réservé sur les vins anciens. D’autre part, toute sa démarche personnelle est liée à l’accord mets et vins. Pourquoi aller interférer dans ce qui est sa marque personnelle? Je l’avais rencontré, mais il brasse tellement d’idées neuves qu’il n’avait qu’une écoute polie à ce qui n’est pas directement dans son foisonnement personnel. Or un journaliste a eu l’heureuse idée d’associer nos démarches dans le même article. L’occasion était rêvée de reprendre notre dialogue. Je l’ai saisie. Nous avons déjeuné ensemble dans son restaurant, et j’ai apporté un Nuits Cailles 1915 Morin Père & Fils. Livré à 11h après un parcours en voiture, il se présentait comme une femme mal fardée. Mais la suite allait révéler des surprises.
Alain Senderens recevait un catalan passionné de gastronomie. Le déjeuner à trois s’annonçait sympathique. Un caviar à la cuiller avec des oignons doux des Cévennes cuits dans l’argile et des soupçons de pistache constitue une bouchée délicieuse. Petite merveille que Alain Senderens trouvait un peu salée. Perfectionnisme de l’artiste car j’étais plutôt comblé par cette combinaison de saveurs, le sel ne nuisant en rien. Le Dom Pérignon 1993 est évidemment un accompagnement adapté. A propos de perfectionnisme, je trouvais ce Dom Pérignon fort agréable, mais un peu sur la madérisation. Alain Senderens l’a trouvé un peu bouchonné (ce qui n’était pas perceptible), pour le faire remplacer par un Dom plus gouleyant, car apparaissant plus jeune. Mais le premier eut ravi n’importe quel palais. Belle association, évidemment assez classique.
Une polenta aux truffes blanches se mariait délicieusement bien avec un Corton Charlemagne 1990 Domaine Bonneau du Martray. Tout se présentait dans une douceur de félicité. Et, ce que l’on voit souvent quand des accords sont parfaits, ce Corton particulièrement léger trouvait une longueur invraisemblable. Le palais en était collé.
Ce qui arrive souvent quand un accord est parfait, c’est qu’on voit nettement la différence : il y a une table de multiplication qui se met à fonctionner. Là, le Corton prenait une longueur inhabituelle qu’il n’aurait pas sans cet accord.
Sur un généreux canard, nous avons juxtaposé le Clos Vougeot Vieilles Vignes 1995 Château de la Tour prévu au menu nouveau si créatif avec le Nuits Cailles 1915. Autant sur la cuisse, le plus jeune révélait sa merveilleuse spontanéité, autant sur les magrets taillés en dés, le Nuits Cailles donnait un accord de transcendance. Mais là où un chef montrera toujours son génie, c’est sur la réaction inattendue qu’il a eue.
Alain Senderens a demandé à un serveur : « allez me chercher des pétales de rose ». Nous avons grignoté des pétales de rose et l’accord avec le Nuits Cailles devenait de la magie pure. Quelle émotion ! Ces instants sont pour moi de l’esthétisme total. Poussons la finesse encore plus loin : Alain Senderens trouvait le Nuits meilleur sur des pétales de roses jaunes, et moi sur des pétales de roses rouges.
J’ai voulu finir les dernières gouttes charnues du Nuits Cailles avec un Saint Nectaire, seul fromage qui accompagne les vins très vieux, et Alain Senderens m’a demandé de comparer son goût avec un pain ordinaire et avec un pain grillé de sa composition. Je suis plutôt hostile au pain grillé qui marque trop le goût du Saint-Nectaire. Mais là, l’accord était évident. Découverte surprenante, qui tenait à la valeur capitale de l’épaisseur du toast, calculée au millimètre, qui m’a permis de « mâcher » les dernières gouttes du Nuits Cailles, concentration d’une perfection absolue.
Sur un dessert de rêve qui mériterait des heures d’analyse, variations sur le thème du coing qui permet tellement de créations, un Tokaj Oremus de 5 puttonyos 1995 allait parfaitement bien : il n’est pas nécessaire d’aller au delà dans la concentration. Cinq puttonyos suffisent.
Ce qui est intéressant, c’est qu’Alain Senderens est en recherche permanente de la perfection. Guy Savoy est l’esthète pur qui a une faculté de synthèse rare. Alain Senderens est le chercheur rigoureux de l’absolue justesse. Quelle joie de pouvoir ajouter à leurs gammes des saveurs qu’ils rencontrent peu, car ils ne se sont pas forcément intéressés à ces vins inattendus. Inutile de dire que je suis sur un petit nuage. J’accrois le Palais de mes Découvertes.
La démarche de Alain Senderens est un vrai bonheur de gastronome, car le vin ajoute au talent du plat. J’ouvre des flacons dont plus personne ne pourra refaire le vin. Quel beau thème pour nous retrouver prochainement …

dîner au restaurant Maxence, entre amis jeudi, 10 octobre 2002

Un dîner chez Maxence, entre amis regroupés par Jean Luc Barré. Un dîner un peu différent, car il y a un cercle de "vieux habitués" des vins très anciens. On peut donc prendre le risque de bouteilles très inhabituelles. Et il y a une plus grande décontraction face au risque. Jean Luc, mon maître et bien souvent mon « initiateur » a fait une sélection de vins d’une intelligence extrême. David Van Laer l’ami et animateur du Maxence a fait preuve d’une intuition redoutable, car il a su trouver des accords passionnants sur des vins qu’il ne pouvait pas avoir déjà bus.

Il faut préciser que Jean Luc aime faire des dégustations à l’aveugle contrairement à ce que j’organise, puisque mes listes sont forcément connues d’avance. Dans nos réponses, nous avons tous commis des erreurs qui se comptent en centaines de kilomètres sur l’origine des vins, voire en milliers ! Sur de grosses gougères, deux bouteilles de Montlouis Clos du Colombier 1959. Les deux Montlouis étaient aux antipodes : l’un, jaune citron était très sec, mais avec des arômes changeants de fleurs. L’autre, doré, délicieusement doux, a changé d’aspect dans le verre, avec une complexification croissante et séduisante. De grands Montlouis chez lesquels, comme tout au long du repas, il ne faut évidemment pas chercher les goûts et saveurs d’aujourd’hui.

Sur un chèvre chaud et pied de cochon, un inimaginable Sancerre Les Monts Damnés 1949. De loin le nez le plus beau de la soirée. Magique. Je n’ai pas trouvé le lieu d’origine, mais j’ai tout de suite trouvé l’année, tant 1949 est grand en Sancerre.

Un accord de rêve fut trouvé entre la pénétrante vanille des Saint-Jacques et le Jurançon sec 1929 de chez Nicolas. Quel beau vin. Le Jurançon 1929 est l’une des deux bouteilles qui ornent la page d’accueil du site wine-dinners, avec une signification et un message : ce qu’on cherche, c’est la valeur gustative pure, et pas forcément la renommée rassurante de l’étiquette répertoriée dans tous les guides. A ce propos, comme il est d’usage entre complices, on s’est abondamment querellé sur le vin et l’argent, sujet absolument sans fin, ma thèse contre provocatrice étant qu’un vin n’est pas "forcément" mauvais parce qu’il est cher. Et la pertinence d’un achat bien fait ne doit pas justifier d’exclure les bouteilles chères. Ce sujet peut occuper des heures, quand s’ouvrent tant de délices comme ce Jurançon de fraîcheur, évocateur d’arômes si diversifiés, qu’on ne trouve que dans des blancs secs anciens.

Sur la retrouvaille en restaurant d’un ris de veau un Gruaud Larose 1904 si étonnant de jeunesse (dans son expression âgée, bien entendu). Bel équilibre, suffisamment de rondeur pour donner un beau passage en bouche. Il n’y a plus d’explosion, mais il est très ingambe. Le Mouton d’Armailhacq 1918 a émerveillé un des convives. Les 1918 se révèlent très souvent chaleureux, charnus. Pour ce vin, on ne se trompait pas de beaucoup de kilomètres, mais de plusieurs décennies, voire d’un armistice tant il est jeune encore. Sa couleur, très années 70, faussait toute supputation.

Le Parmentier de lièvre est un petit bonheur. Sur un invraisemblable Rioja Marquès de Riscal 1925, quel accord ! Un vin d’une subtilité extrême, mais sous la blouse d’un sage écolier. Je croyais le reconnaître, alors que, proche de sa définition, je n’ai bu qu’un Rioja Paternina 1929 somptueux. David avait mis une pointe de chocolat dans la sauce, qui fut un révélateur de rêve pour le Domaine de la Trappe 1952, riche vin d’Algérie que David et moi trouvions un peu aidé (dopé?) par de l’alcool, alors que Jean Luc n’y voyait que l’influence bénéfique du soleil. Un vin rouge d’une énorme densité, tout en soleil, en chaleur. Ça me fait penser à la trame des plus solides Bourgognes des années 30 (certains reconnaîtront l’allusion).

Sur les fromages un très agréable Côte Rotie Jaboulet Ainé 1962 est passé presque inaperçu sauf pour un convive et David. Dans le flot des conversations, je l’aurais presque oublié malgré sa belle rigueur. Mais c’est sans doute parce que c’est le vin le plus conforme à son image : il n’y a pas d’énigme.

Sur des fruits caramélisés façon Tatin, un Rivesaltes Puerta del Sol Henry Sauvy 1914 a montré le potentiel exceptionnel du vieux Rivesaltes. C’est chaud, c’est beau, c’est quasi archétypal ; et quel plaisir. Je ne crois pas avoir souvent goûté d’aussi beau Rivesaltes, un vin qui sait si bien charmer par sa rondeur.

Sur une Arlette au chocolat, un vin que je n’avais jamais bu. Une saveur inconnue : un Muscat rouge Le Borjo, datable vers 1950, Domaine de la Trappe Staoueli en Algérie. C’est un magnifique Muscat. Très déstabilisant quand on n’a aucun repère.

Jean Luc avait fait un choix rare, et le vote fut bien difficile. Beaucoup d’avis variés, sans dominante précise. Le nez le plus beau était sans conteste celui du Sancerre 1949. La complexité la plus enrichissante était celle du deuxième Montlouis 1959, et le plaisir pur était celui du Rioja 1925. Mais comme j’adore les vieux vins d’Algérie je dirais que je suis prêt à entrer à la Trappe , si c’est pour avoir ce rouge 1952 ou ce muscat à chacune de mes messes. Nous avons fini sur une bouteille des années 1850 / 1870, un élixir Raspail. Mais ce qui était dans la bouteille, liqueur à la banane ou punch affadi ne m’a pas convaincu.

Les intuitions géniales de David Van Laer, un parcours introuvable composé par Jean Luc Barré, sur fond de son érudition sans limite (il faut le voir et l’entendre expliquer à un sommelier grec né à Olympie comment il devrait reconsidérer et comprendre les Dieux de son Panthéon !!), des discussions interminables, et le sentiment de faire vivre des vins qui méritent le sort qu’ils ont connu lors de cette soirée d’exception.

On verra que je me suis racheté un peu plus tard en mettant à l’honneur un magnum de Côte Rôtie de Paul Jaboulet. Façon de me faire pardonner. Et j’ai ajouté lors du même repas un vin d’un producteur qui avait lu le 8/10 l’article du Monde daté du 9/10 sur Alain Senderens et m’avait fait livrer dès le 9 au matin une bouteille après avoir lu les coordonnées de wine-dinners. J’ai voulu rendre hommage à cette célérité. Et j’ai bien fait. Lors d’une fête privée, j’ai retrouvé avec plaisir François Mauss, président du Grand Jury Européen qui juge tous les vins de façon extrêmement scientifique. Il était venu avec un vin du pays d’Oc très intéressant.

Dîner à domicile mardi, 1 octobre 2002

Pour que l’adage « le cordonnier est le plus mal chaussé » ne s’applique pas, il fallait quelque chose de grand à domicile. Un Charles Heidsick 1985. C’est beau et bien bon. Pas très marqué, bien fluide, et d’une remarquable jeunesse. Champagne de bonne soif. Un Meursault Patriarche 1942 est forcément un risque. Chance : on a un beau Meursault typé, rond et profond, et une légère madérisation qui ne gène pas. Sur une tarte aux oignons adoucis, c’est un régal. Pour une petite virée buissonnière, un Costières de Nîmes, Château de la Tuilerie, cuvée Eole 1998. Vin de fruit, avec un remarquable travail. C’est facile, mais très bien fait. A suivre. Il fallait cette petite pirouette avant Pétrus 1974. Grand vin – petite année. Mais je savais que le 1974, sans grande puissance, révèle mieux la trame de Pétrus. Complexité, raffinement justifient la réputation de ce vin d’exception. Sur un osso bucco au riz basmati, un vrai bonheur. Yquem 1991 prenait la suite. Là aussi petite année, mais c’est Yquem, le troisième en une semaine, comme j’ai bu trois Bourgognes 1947. Ce Yquem s’est nettement amélioré le lendemain. Il faut donc l’ouvrir la veille. Une incomparable Quetsche très ancienne concluait ce repas familial.
Après trois belles expériences : une entreprise qui fête ses clients, de jeunes mariés californiens qui régalent leurs amis, le petit fan club de Bipin Desai qui se réunit, le retour au bercail bouclait la boucle d’un nouveau parcours expérimental.
Il reste encore beaucoup de grands chemins …

Des vins de l’été dimanche, 1 septembre 2002

L’été fut propice à de belles découvertes locales, la Provence gardant encore dans ses caves quelques bouteilles de grand intérêt : Rimauresq des années 80, La Courtade récent mais bien joli. Au fil des découvertes, on voit que ceux qui travailleront trop leur vin au détriment du terroir n’iront pas bien loin, quelle que soit la flatterie qu’apporte la technique poussée à l’excès. Bien sûr, de temps en temps, on se laisse aller à un Haut-Brion 1967 miraculeux, un Lafite-Rothschild 1971 accompli pour se rappeler qu’il existe ailleurs des vins magiques. Mais la Provence fut généreuse cet été, par des vins de très belle expression.

Expérience italienne lundi, 1 juillet 2002

Dans un gentil restaurant italien suggéré par un aimable caviste de talent, je fais ouvrir un Sassicaia 1998. Il titre 13° seulement. Seulement, car il a une telle attaque juteuse et puissante qu’on nage dans la générosité. Le drame de ces ouvertures de restaurant, c’est que le vin ne s’exprime réellement qu’à la dernière gorgée, quand il a pris sa dose d’oxygène. Et là, quel vin attachant, magnifique et bien en chair. Il faudra que tous les restaurants mettent leur cave à vins en ligne sur le web, pour qu’on commande l’ouverture de son vin le matin à 9 heures pour le déjeuner, ou à 17 heures pour le dîner. Il y a là un service à créer pour atteindre la perfection gustative de ces vins de qualité.

Dîner au restaurant de Guy Savoy lundi, 24 juin 2002

Un dîner chez Guy Savoy avec un menu de prestige si talentueux. Que de charme dans toutes ces subtiles constructions. L’huître en gelée est une merveille absolue. Un étonnant et truculent boulanger vient jouer une véritable pièce de théâtre, Monsieur Loyal de tous les pains qui sont des artistes justement mis en valeur. Un Billecart Salmon bien frais, bien sec, c’est un échauffement des zygomatiques bien agréable. Un Riesling Ostertag 1999 ou 2000, je ne sais plus, c’est un voyage. Le nez attaque dans une myriade de parfums largement étalés, et la bouche invite à étudier toute la complexité du travail de ce beau vin. Avec les différentes saveurs des plats, on change de vin, comme si l’on explorait une cave entière. J’ai senti en milieu de bouteille et avec un plat magique (dont des petits pois d’une justesse absolue) un pur moment de perfection.
L’Hermitage La Chapelle de chez Jaboulet 1996, c’est la sûreté bien comprise. On est dans la pompe et l’apparat. Tout rassure. C’est simple, de charpente facile à reconnaître. C’est cosy. Bien sûr, le rassurant sait être puissant, et sait lancer lui aussi de gentilles énigmes. Mais il est là, sûr de lui, bien installé en bouche pour un plaisir épanoui.
J’avais apporté, pour honorer mes hôtes et faire une petite surprise à Guy Savoy, Eric Mancio et d’autres membres de son équipe une bouteille à laquelle je tenais beaucoup : un Lacrima Christi Del Vesuvio non millésimé que je daterais volontiers vers 1920. Une bouteille d’une beauté farouche, avec une étiquette d’une grande sobriété, aux lettres violettes sur ce fond de verre si joliment doré par le vin ancien. Le bouchon sent comme un bouchon de parfum. Capiteux. Un nez merveilleusement épanoui, qui oscille entre un nez de cognac et un nez d’Yquem. Je tenais aussi à cette bouteille, car elle me rappelle le plus vieux vin que j’aie jamais bu : un Lacrima Christi de 1780, bu lors du réveillon du 31 décembre 1999, cette date magique d’abandon des « 19 »et surtout du « 1 » qui a tenu mille ans. J’avais le souvenir d’un vin assez liquoreux, et le nez annonçait cette direction. Surprise, il s’agissait d’un vin sec, extrêmement parfumé et intense, aux multiples facettes. Quel admirable spectacle que d’assister à la réflexion intense de Guy Savoy, dont le cerveau se met à imaginer toutes les combinaisons possibles de plats avec ce vin merveilleux. Il commence par trouver la trame du vin. Puis l’accord évident. Il s’en va. Puis il revient à notre table, porteur d’une autre idée encore plus riche. Un bonheur que d’assister à ce déferlement créatif. Guy Savoy pensant aux plats pour ce vin, c’est un Vésuve d’imagination. Fruits confits, pommes, morilles, tout irait avec ce vin aux multiples facettes.
Le vin a délivré des énigmes par milliers : tantôt cognac, tantôt Sauternes, il faisait penser à ces vins secs très lourds du Sud de l’Espagne ou bien sûr du Sud de l’Italie. Extrêmement généreux, il rendait le verre qui contenait un reste d’Hermitage quasi inodore ! Il était facile de comprendre toute la dimension supplémentaire de ces vins anciens que rien n’approche. Mon oreille ayant traîné pour écouter comment une américaine avait choisi le vin de sa table avec une intelligence révélatrice, j’ai offert deux verres de ce Lacrima Christi à la table voisine. Des esthètes intéressés par ce trésor.
A noter qu’Eric Mancio ouvrant la bouteille au centre de la première pièce du restaurant, le silence s’est fait, chacun attendant cet accouchement princier. Les sensations gustatives de ces vins pénétrants, quasi impossibles à trouver sont un des attraits de wine-dinners, la convivialité faisant le reste.
Ayant rapporté la si belle bouteille avec un reste du liquide, j’ai pu constater le lendemain que l’on est dans les saveurs de cognac. L’alcool surnage, et offre des possibilités de mariage extrêmement raffinées.

Dîner au restaurant de l’hôtel Lutétia lundi, 17 juin 2002

Un dîner professionnel dans un lieu particulièrement austère : le restaurant de l’hôtel Lutétia. Sonia Rykiel qui en a fait la décoration devait avoir la frange bien basse, car ce lieu n’inspire pas la franche euphorie. Mais un service dont l’onction rappelle les grands palaces et une cuisine bien sentie permettent de passer un dîner de qualité.
Le blanc de Mouton Rothschild 1999 est une petite merveille. Les Bordeaux blancs sont décidément de plus en plus capiteux, énigmatiques, poivrés et exotiques. Il y a chaque fois en bouche une aventure qui se raconte, et on tend les papilles pour n’en perdre aucun épisode. Très grand bravo pour ce vin bien senti, sûr de soi et accrochant l’intérêt. Il est des cas dans la vie de dégustation où l’on ferait bien d’écouter l’avis du sommelier. Ayant vu sur la carte un Grands Echézeaux DRC (domaine de la Romanée Conti) 1981, je ne pouvais résister à la tentation de l’ouvrir. Le sommelier a cherché à m’en écarter. J’aurais dû le suivre. Un rouge étonnamment brun trahissait une fatigue inhabituelle. Bien sûr le nez est attachant. Et l’étiquette du Domaine est sur table un signe évident de richesse (à taxer sans tarder). La regarder est un plaisir dont on ne se lasse pas. Mais ce vin avait une blessure qui nous privait de sa grandeur : un très bon vin, beau Bourgogne puissant, mais entravé dans son élan. Un vin du Jura, vin jaune de 1993 dont je n’ai pas noté le nom du très honorable propriétaire nous a installés dans ces gammes de goût que j’adore. Quel bonheur que ces goûts étranges qui changent le palais.

Dîner pour des amateurs danois samedi, 1 juin 2002

Pour des amateurs danois, sur une terrine de légumes et un gigot de « plusieurs » heures nous avons démarré par une bouteille sans aucune indication. Je pensais ouvrir un madère des années 20. C’était en fait un Porto Blanc Croft vers 1920. Délicieux, rond sans être imposant, il se buvait avec une facilité extrême, et a révélé toutes ses facultés sur un Saint Agur. J’ai ouvert ensuite un vin sans trop y croire, car le dernier ouvert m’avait déçu : un Meursault Patriarche 1942. Ce vin légèrement madérisé est évidemment au delà de sa vie normale. Un professionnel le refuserait, et mes hôtes l’auraient volontiers écarté, mais nous avons pu constater, tout au long du repas, combien ce Meursault se reconstituait : le nez reprenait ce coté métallique, pétrolier de Meursault, et le goût perdait progressivement de son madère pour donner un vrai plaisir de vin légèrement fumé. Le contraste était évidemment flagrant avec un Chablis Grenouilles Grand Cru William Fèvre 1976 qui était dans une forme parfaite. Un nez agressif de minéralité, et en bouche une rondeur onctueuse, grasse, avec une persistance en bouche extrême. Mais malgré la différence entre un vin absolument au sommet de son art et un vin « ancien combattant », le Meursault ne pouvait pas être éliminé sans qu’on n’en tire tout le message. Beaucoup d’experts ne s’y arrêteraient pas. C’est un vin témoignage. C’est une autre forme de la vie d’un vin au delà de la vie.
Nous avons bu Château Palmer Margaux 1964 dans des verres Riedel. Ces verres déshabillent, décortiquent les vins. Et là, après des présentations d’une modestie bien élevée, le Palmer s’est progressivement épanoui pour devenir grandiose. Ce vin est décidément une des belles réussites de 1964 qui a encore beaucoup de choses à dire, et cette subtilité raffinée s’est exprimée encore une fois de façon éclatante. Un Rausan Ségla Margaux 1924 avait montré à l’ouverture vers 16 heures un beau nez prometteur. J’avais immédiatement rebouché et redescendu en cave, car la température ambiante était trop élevée. Fort curieusement en servant, un très désagréable nez de bouchon que je n’avais pas ressenti plus tôt. Malgré cet aspect rebutant, il n’y avait aucune amertume en bouche, le vin exprimant au contraire une onctuosité doucereuse de vin séduisant. Le vin s’est bu avec plaisir. Il suffisait de se boucher le nez, ce qui est bien curieux comme sensation. Mes hôtes danois reconnaissaient qu’il méritait le voyage. Le lendemain, le nez de bouchon avait disparu, le vin gardant son goût soyeux, mais l’acidité se renforçant, du fait de la chaleur ambiante.
Les blancs et le Porto ont accompagné les fromages avec réussite. Sur une crème au chocolat amer, nous avons essayé deux Armagnac : Un Armagnac Dupuy 1961 et un Laberdolive 1946. Deux petites merveilles, et deux expressions gustatives très différentes, le premier très chaleureux et spontané, le second plus construit et sophistiqué. Le bouquet final du repas fut un bouquet d’herbes. Les charolaises ou les limousines doivent être bien heureuses, si leur pâture ressemble à ces profusions d’herbes que donne une Bénédictine des années 30, décidément très agréable.