Archives de catégorie : dîners ou repas privés

Hélène Darroze et Gérard Besson lundi, 17 février 2003

Les restaurants dans le Guide Rouge ont la bougeotte, je vais chez Hélène Darroze le midi, et chez Gérard Besson le soir, une promue et un rétrogradé. Ce bulletin n’est pas là pour se substituer aux critiques gastronomiques : je respecte trop le talent des chefs auxquels j’apporte de temps à autre des trésors de nos vignobles pour qu’ils les mettent en valeur comme on le fait en créant une robe de mariée. Chez la si jolie promue au nez mutin, j’ai pris le repas de truffes qui fut mis en valeur par un somptueux Bâtard Montrachet Louis Jadot 1998. Il arrive souvent que des Bâtard me donnent plus d’émotions que des Montrachet. La densité et la persistance de celui-ci faisaient danser les truffes. Lorsque la joue de bœuf apparut, je fis ouvrir un Quinta do Noval Vila Nova de Gaia 1995 qui titre 20,5°. Même si c’est intéressant, c’est quand même beaucoup trop fort pour un plat, et c’est seulement sur le fromage que ce Porto juteux comme un fuit rouge a trouvé son bonheur. Lorsque nous étions là, un grand hebdomadaire préparait un article sur les femmes chef. Quelle joie de trouver là Anne Pic qui assume si bien les destinées du joyau de Valence.
Gros contraste avec le restaurant de Gérard Besson, où tout respire la tradition. Sa brouillade aux truffes est un plaisir de simplicité abondante. On campe dans la truffe. On se sent devenir chêne, chien, cochon. Son pigeon est dans une pure tradition culinaire et son fenouil confit est un petit bijou. Je ne peux pas suivre le Guide, mais ce n’est que mon avis. Dommage pour le choix du vin. Le Clos Vougeot grand cru Domaine Georges Mugneret 1988 est un grand vin, mais il est beaucoup trop fermé, même après une longue oxygénation. Il faut le laisser vieillir encore. De toutes façons, ouvert ou non, ce vin n’aurait pas tenu le choc contre les œufs. Il faudrait la force du Jura pour lui résister (objectivité, quand tu nous tiens !..).

Dîner chez Guy Savoy vendredi, 14 février 2003

Dîner chez Guy Savoy. Mes invités qui n’étaient jamais venus dans ce temple sont allés d’émerveillement en émerveillement. Je partage à chaque fois ce sentiment, tant je succombe à ce talent que je goûte comme une première fois.
Sur des coquilles Saint-Jacques crues au caviar, Domaine de Chevalier blanc 1998. Très caractéristique de ce domaine, où les vins sont plus rêches que d’autres Pessac Léognan. C’est riche de saveurs sur des registres extrêmement étendus. Avec Carbonnieux, on est sur des blancs secs que j’aime, faits de profusion de goûts et d’évocations. Mais j’avais entendu la voix du Jura ! Alors que je prévoyais un vin de l’Etoile en fin de repas, j’ai précipité son apparition pour avoir ce mariage avec le Sévruga. Si le Domaine de Chevalier est déjà un mariage de belle tenue, le mariage avec L’Etoile « en monts Génezet » Voorhuis-Henquet 1996 est une apothéose. Ce plat si raffiné dont les saveurs iodées durent éternellement en bouche devient encore plus grandiose. Voilà un accord rare. Le vin de l’Etoile (on l’appelle l’Etoile parce que le vignoble est situé entre cinq collines harmonieusement situées) a une puissance, une densité une présence qui fait pâlir le Bordeaux pourtant si bon. Sur des lentilles à la truffe, il faut vite quitter les blancs, et prendre le vin rouge.
Un ris de veau brillamment exécuté mérite Côte Rôtie La Landonne Guigal 1996. Tout en force, ce vin généreux frappe par la simplicité du message. On ne cherche pas à explorer des chemins de traverse. On va droit au but, remplissant la bouche d’un message unique : « je suis bon, je suis généreux, vive Côte Rôtie ! ».
Sur le fromage ont été essayés les trois vins. C’est l’Etoile qui est le plus à son aise. Un dessert à la mandarine d’une miraculeuse façon a permis un accord attendu mais grandiose avec un Garrafeira H & H Boal Madeira 1954 Vintage. Le Madère, étonnant pour un Madère, a été catapulté par la mandarine dans des palettes de goût explosives. C’est un peu comme dans ces boutiques de Province où la porte est gardée par un rideau chasse mouches. Ce rideau est fait de tuyaux d’orgues, et lorsqu’on le soulève, c’est une armée de clarines qui vous tinte dans les oreilles. Là, ce Madère tinte en bouche de milliers d’explosions, excité par une mandarine guérillero. J’aime vraiment de plus en plus ces mariages d’excitation sensorielle. Au risque de me répéter, Guy Savoy est un créateur au talent extrême. Le service du pain est un cérémonial agréablement amusant. Le sommelier est un compagnon apprécié. Le service est d’une attention qui flatte la gastronomie française. Cette troisième étoile est bien accrochée !

Déjeuner au restaurant Issy Guinguette vendredi, 14 février 2003

Visite impromptue aux crayères d’Issy les Moulineaux pour chercher des achats récents de vins. Je visite d’immenses galeries où de grands restaurants entreposent une partie de leur cave. A voir les stocks qui sont entreposés, je me dis que celui qui me succèdera et animera wine-dinners dans 40 ans ne manquera pas de marchandise, car les invendus probables seront légion. Le sympathique propriétaire de cette multiple activité, Yves Legrand, qui ne me connaissait pas, m’invite à déjeuner. Rien n’était prévu, je me laisse guider au restaurant Issy Guinguette.
Nous commençons par le Vin d’Issy les Moulineaux le Clos des Moulineaux 1995 (production : 135 bouteilles de 50 cl). Je défie quiconque de trouver ce vin à l’aveugle. Il a des tonalités de Meursault, passagèrement des ardeurs de Bâtard. A dire vrai je le trouve extrêmement délicieux. Nous suivons par un Touraine Amboise de Nazelles de chez Rémi Gandon « Grand vin d’origine » 1970. Vin qui a une saveur que l’on comprendrait beaucoup mieux d’un 1950. Là, un vieillissement extrêmement précoce. Mais une fois que l’on a accepté l’effet de la madérisation, les saveurs multiples s’exposent en bouche, donnant sur un plat adapté des évocations du plus grand intérêt. Lorsque j’étais entré dans le bureau, dans la matinée, j’avais remarqué une bouteille au sol, au niveau très bas et au bouchon tombé flottant. J’avais dit « il faut boire cette bouteille », ce qui avait sans doute intrigué et intéressé mon hôte, plus que si j’avais dit « elle est morte ». Et ce qui est intéressant et confirme mes théories : à l’ouverture de la capsule, ce vin avait un nez sublime. J’ai dit : « méfions nous des nez trop flatteurs ». Et c’était le cas de ce Léoville Poyferré 1955. Attaque en bouche très acide, mais joliment acide, puis un désagréable retour de bouche de gibier faisandé : le vin était mort depuis peu (le médecin légiste aurait dit : quelques heures seulement de bouchon de trop flottant dans la bouteille). Voilà donc un vin mort qui donne une senteur exquise. Je suis natif du pays des fromages qui puent. Je préfére les vins qui puent à l’ouverture aux vins trop aisément chaleureux immédiatement. Nous passons ensuite à Talbot 1955. Le bouchon avait anormalement vieilli vite, ce qui est le signe d’un mauvais stockage. Un nez à peine blessé, et en bouche, certainement un Talbot au dessus des Talbot que j’ai bus, à part peut-être 1934. Une bouche ronde, soyeuse, veloutée, toute en harmonie discrète et délicate. Sur un petit salé aux lentilles, accord amusant à tenter, l’acidité de la viande aidait bien. Ensuite, un Vosne Romanée Jean Grivot 1976 gentil comme tout, avec une belle attaque en bouche, bien juteuse, puis une finale assez courte. Le clou de ce repas improvisé fut un Sauternes de 1938, année sur le bouchon, sans étiquette, que l’on a supposé être un Rayne Vigneau 1938. Teinte et arômes de caramel, de fruits confits légers comme des prunes par exemple qui se mariaient avec bonheur à un pain d’épices trempé aux fruits.
Alors que nous ne nous connaissions pas il y a seulement trois heures, nous avons évoqué des souvenirs communs dans une ambiance chaleureuse, comme les amateurs et amoureux du vin savent en créer. Nous reverrons-nous ? Sans doute. Mais grâce à cet instant inventé de rien, un jour anniversaire pour Yves Legrand de plusieurs événements importants de sa vigne et de son restaurant, nous nous sommes trouvé des affinités sur nos passions. Cela fait chaud au cœur comme un verre de Sauternes de 1938.
Ce jour fut décidément propice à des rencontres étonnantes. J’ai fait la connaissance chez Guy Savoy d’un des très grands acteurs du monde du vin. Le repas, toujours aussi grandiose sera « dithyrambé » dans le bulletin 65.

Dîner au restaurant de Ducasse à Paris dimanche, 2 février 2003

Dîner chez Ducasse. Arrivée psychédélique à l’hôtel Plaza : des photographes attendent dans le froid. Dans l’entrée, des pop stars bariolées avec des nymphettes à l’œil cocaïné. Dans le hall, une faune cosmopolite faisant plus penser à un congrès de la mafia du temps d’Al Capone qu’au rendez-vous annuel d’une congrégation religieuse. Un luxe ostentatoire frôlant l’invraisemblable. On passe le seuil du restaurant, et là, c’est le silence d’un temple à l’onction ouatée. Les couleurs sont rassurantes, le personnel glisse comme dans un ballet russe. C’est la même atmosphère que lorsqu’on entre à la bibliothèque Mazarine : on ne touche à rien tant on a le respect. D’ailleurs, pas question de prendre en main le menu. Il vous est planté comme un écran pour le lire de loin.
Un Château d’Arlay Vin Jaune 1985, car j’avais en tête mon prochain voyage dans le Jura dont on parlera dans le prochain bulletin. J’avais vérifié à l’avance que mes hôtes aimaient ce vin. Sur des truffes, je me suis de nouveau enchanté avec le vin jaune. Puis, petit clin d’œil à un vigneron ami épistolaire, Vosne Romanée Cros Parentoux Méo Camuzet 1989. Le nez est profond, et le vin est très possessif. Sur le pigeon que j’avais pris, un plus jeune Cros Parentoux eut sans doute été préférable. Le sommelier avait raison de me prévenir de sa si persistante jeunesse. J’assume mon choix.
Ducasse, c’est la grande maison. On la goûte cependant différemment selon les circonstances. Des discussions professionnelles empêchaient d’en profiter comme il convient. Et la folklorique et majestueuse cérémonie des infusions m’a fait moins d’effet. Les Saint-jacques d’une assiette voisine où j’ai picoré étaient un petit bijou.

VINS DIVERS samedi, 1 février 2003

Autres essais récents lors d’un repas : en pré apéritif, Clos du Marquis 1995, honnête mais sans véritable aspect qui accroche. Dom Ruinart 1986 acheté chez un sympathique caviste. Quel beau champagne ! C’est dense, c’est même un peu fumé. Délicieux champagne si agréable, pas aussi flamboyant que le Salon, mais de grande classe. Un Château Sainte Roseline 2001 Cotes de Provence dont je ne connais pas la provenance, bien agréable vin de vacances, et le Roc des Anges, Cotes du Roussillon Villages 2001 aussi (ma contribution passagère à cette année) fait par la compagne de l’œnologue de Maury Mas Amiel. C’est frais, puissant, très tendance actuelle. Et évidemment, quand arrive un Beaune 1955 Bouchard Père & Fils, on voit bien ce qui sépare un vin de construction d’un vin d’élégance. Une très jolie bouteille d’un « Hospices de Beaune, Cuvée Guigone de Salins » 1947, mise Vandermeulen. Lorsque j’ai voulu déboucher, le bouchon est tombé. Carafé, de l’encre. Et quand il s’est ouvert, un solide et jeune Bourgogne à qui l’on ne donnerait que dix ans, si l’on gomme la petite blessure amère. On peut imaginer qu’après l’incident d’ouverture, beaucoup d’amateurs auraient jeté ce vin. Il faut laisser ces vins revenir à la vie. Puis, Cuvée Aimé Cazes 1973 Domaine Cazes Rivesaltes. C’est fort comme un cognac, capiteux et envoûtant. Essayé d’abord sur une tarte aux pommes qu’il accompagne en grand gaillard, puis le lendemain sur une salade de mangues, pour créer un accord délicat. Très belle réussite. A propos de lendemain, les mêmes vins de ce repas bus le lendemain ont montré : extinction des feux du 1947. Fadeur des deux 2001, alors que le Clos du Marquis se mettait à exister. Constance du Beaune 55, et perfection du Cazes 73. C’est assez amusant de voir que les impressions du jour se confirment ou s’infirment le lendemain.

Déjeuner au restaurant Apicius lundi, 20 janvier 2003

J’avais préparé un dîner chez Patrick Pignol en prenant un repas d’avance. Je fais de même chez Apicius. Un Savennières, Clos de la Coulée de Serrant de Nicolas Joly 1990 est d’une précision extrême. Mais il est en plus comme la danse des sept voiles : chaque gorgée révèle de nouvelles séductions. C’est l’embarquement pour Cythère. Décidément, voilà un vin de plus qui fait chanter les truffes et que les truffes font chanter, comme un couple au patinage artistique où chaque danseur fait briller l’autre. Puis, La Conseillante 1994. Quelle maîtrise, quel brillant résultat. Ce vin a tout pour lui. Et qui dirait qu’il s’agit d’une année incomplète ? A ce stade d’accomplissement, ce La Conseillante me faut penser à 1934 ou 1953, années qui lui ressemblent (et c’est un compliment) quand le vin est bien fait. Je l’ai goûté sur un pigeon dont la qualité est exceptionnelle. Une tendreté remarquable. En fin de repas, pour le dessert, je prends un Rivesaltes 50 ans d’âge de Sauvy, juste pour me remémorer ce si agréable voyage en Roussillon.

VINS DIVERS mercredi, 15 janvier 2003

Le lendemain de mon retour de Perpignan, on m’ouvre un Maury Mas Amiel 1985 du temps de Charles Dupuy. Et on dira que les coïncidences n’existent pas ! Un Clos l’Eglise 1990 bien aimable Pomerol de Jean Pierre Moueix confirme que 1990 va bien aux Pomerols. Un délicieux pied de porc (eh oui encore) lui convenait parfaitement, la délicate astringence du vin collant au gras du plat.
Au détour de repas, un Château Haut Sarpe 1989 a montré des qualités que je n’attendais pas, alors qu’un Giscours 1990 laisse apparaître quelques limites malgré l’année. Un Château Coustolle Canon Fronsac 1982 montre, s’il en était besoin, la justesse de confection de ce vin exemplaire, et parfaitement rond à cet âge. Un Beaune Premier Cru Bressandes Chanson 1991 confirme que cette année est vraiment agréable, discrète mais intense en même temps. Vin de soif qui coule en bouche.

Déjeuner chez Laurent mardi, 14 janvier 2003

Déjeuner chez Laurent, toujours aussi plaisant. Un Chablis Premier Cru Butteaux 1995 est extrêmement bien fait. Accompli et bien rond. Le Vosne Romanée Cros Parentoux Henri Jayer 1991 est une institution. Mais je l’ai trouvé nettement moins à mon goût que les précédents. Pourtant, un délicieux pied de porc lui allait comme un gant.

Déjeuner chez Patrick Pignol vendredi, 10 janvier 2003

Devant organiser un dîner dont le cadre serait le restaurant de Patrick Pignol, je décide de lui rendre visite pour mettre au point le menu. Chef toujours souriant, mais dont le sérieux s’est révélé dans tous les compartiments du jeu. A la tête d’une cave respectable, c’est un amoureux du vin. Sur un plat d’aubergine et tourteau, un Vouvray sec Domaine Huet 1998. C’est extrêmement intéressant. C’est une forme de vin très monolithique, mais en même temps d’une précision comme une sculpture antique : les veines ressortent sous la peau. Pour voir notre réaction Patrick Pignol nous a fait goûter des truffes sur ce vin. Cela donne le même plaisir entraînant que lors d’un essai avec un Vin Jaune. On est transporté. Sur un ris de veau, une bouteille d’un ravissement sans retenue : Côte Rôtie La Mouline Guigal 1991. Ce qui est étrange, c’est que ce vin est simplifié comme une épure, mais donne un sentiment d’accomplissement rare. Si je devais être exilé à Sainte Hélène, j’emporterais des caisses de ces Côte Rôtie si facilement parfaits.

Dîner d’amis au restaurant le Cinq vendredi, 10 janvier 2003

Ce bulletin raconte un dîner merveilleux au souvenir indélébile. L’organisateur est Jean Luc Barré, expert en vins, qui m’a formé à la découverte des vins anciens. Eric Beaumard, directeur et sommelier du Cinq a imaginé comment créer de beaux accords sur la liste de vins, et Philippe Legendre a produit une cuisine d’un niveau hors du commun. Joël Robuchon a été le seul chef auquel je n’ai jamais trouvé le moindre défaut (à un certain niveau, plus rien ne se discute. Qui oserait dire que Michel Ange aurait dû adopter une autre disposition des personnages sur sa toile ? Il est un niveau de génie que la critique ne doit pas troubler). On avait, ce soir là, un Philippe Legendre qui entrait dans la même légende.
Il ne faudrait pas oublier un quatrième personnage complétant ces trois Mousquetaires : l’hôtel George V. Car la majesté du lieu a ajouté au bonheur parfait : une entrée d’hôtel que des fleurs innombrables rendent magique, un salon impressionnant, lambrissé, de hauteur immense, orné d’une magnifique tapisserie et d’une cheminée monumentale, où un buffet délicatement champêtre offrait un champagne Henriot, réserve du Baron Philippe de Rothschild 1975. Et la table parsemée d’évocations de vignes et d’orchidées blanches et rouge sang du même sang que les pétales de roses jetées comme en semailles. Tout frémissait de plaisir parfait. Rajoutez à cela un service d’une précision chirurgicale, et le tableau est dressé. Le Henriot 75 glisse en bouche comme un champagne de soif. L’âge n’a pas de prise. Il a bien fallu deux bouteilles pour attendre des convives bloqués dans les embarras parisiens.
Sur une « tarte d’artichaut et de truffe au Périgord », nous avons eu un Corton Charlemagne Louis Latour 1945 et deux bouteilles successives de Montrachet Diard 1949. Le Corton Charlemagne a un nez immense, d’une grande complexité. Le nez d’un des Montrachet était fermé, mais l’autre est certainement l’un des plus grands blancs que j’ai bus. Un poids, une intensité, et surtout une longueur immenses. Un vin à ne jamais oublier.
Sur un « homard en coque rôti, fumé aux châtaignes de Corrèze », nous avons eu un magnifique Gruaud Larose 1921 qui créait un accord parfait avec les châtaignes, et nous avons découvert le vin le plus surprenant du dîner : Malartic Lagravière 1916 qui dansait avec la chair du homard. Ce Malartic a la couleur d’un vin des années 80. En bouche, il a la jeunesse d’un vin des années 70, comme si le temps avait décidé de s’arrêter pendant plus d’un demi-siècle. Un vin de fruit et de générosité que beaucoup de convives ont placé en numéro un.
Sur un « bar au poireau et vin rouge », nous avons eu un Cheval Blanc 1934 et un Cheval Blanc 1945. La combinaison avec le poisson a été éblouissante. Qui le penserait ? Je considère que ce 1934 est une des plus grandes émotions que j’ai eues avec des vins de Bordeaux. Ce vin me parlait. Il me questionnait. Il me disait : « est-ce que vous m’aimez ? » Et je suis tout simplement tombé dans ses rets. Il me submergeait d’émotion, la légère acidité étant là pour prouver qu’il s’agissait d’un vin réel. Bien sûr, le 1945, si parfaitement fait, si authentiquement Cheval Blanc aurait été la star absolue de plus d’un repas. Mais ce soir là, c’était ce 1934 qui me parlait, m’envoûtait, me prenait en otage consentant. Je ne pense pas avoir eu dans les derniers six mois un Bordeaux de cette qualité. Comme Margaux 1934 a été l’éblouissement d’un autre repas (voir prochain bulletin), cela constitue un signe sur la valeur actuelle des 1934.
Sur un « carré de chevreuil rôti, dragées au chocolat sauce poivrade », nous attendions la star de ce dîner : Château Ausone 1900, que devait accompagner un magnum de Carbonnieux 1928. L’Ausone avait un mauvais nez de bouchon et malgré une décantation longue, ne l’avait pas perdu. En bouche, très acceptable, mais nous n’avions pas le mythe que nous attendions. L’accord avec la dragée au chocolat améliorait l’Ausone, et nous avons déchiffré religieusement ce qui était lisible du message. Avec la chair du chevreuil, le Carbonnieux brillait. La couleur était presque aussi jeune que celle du Malartic 1916, et le vin, sûr de lui, équilibré comme chacun des Carbonnieux 28 que j’ai bus, donnait l’impression à chaque convive qu’il s’agissait presque d’un vin familier, “ami de la famille”. S’il n’était si rare, on en ferait son ordinaire de perfection.
Sur une « truffe au chou en cocotte lutée » nous avons bu mon Haut-Brion chéri : Haut-Brion 1926, associé avec un partenaire redoutable : La Mission Haut-Brion 1961. Ce 1926 montrait quelques signes d’âge, mais on pouvait aisément reconnaître sa magique perfection, de velours et de rondeur. Alors qu’avec La Mission on aurait attendu une rupture de goût due à l’écart d’âge, pas du tout : le jeune athlète n’écrasait pas les seniors. On restait dans les mêmes registres de très haute qualité. Ces deux vins ont accompagné aussi un « Saint-nectaire » et une « Mimolette » de trois ans.
Sur un « blanc manger au lait d’amande et à la confiture d’oranges amères », deux bijoux, Climens 1928 et Climens 1929. Le premier est doré, le second est brun. Le premier est la représentation ultime du Sauternes idéal, le second est plus caramélisé. Mais l’un comme l’autre sont des expressions rares des Sauternes que l’on adore, inimitables lorsqu’il y a cette maturité.
Nous avons fini sur une Fine Champagne 1830 qui me rappelait presque exactement l’un de mes cognacs des années 1880. Les deux ont la même expression du cognac de pleine intensité et de densité hors norme.
Les convives ont eu des classements très concentrés sur six vins. Mon choix partagé par un seul convive a été : Cheval Blanc 1934 / Montrachet 1949 / Malartic 1916.
Un lieu de rêve, un chef au sommet de la création, des accords justes et des vins légendaires. Un nouveau dictionnaire devrait donner cela comme définition du paradis.