Archives de catégorie : dîners ou repas privés

DINER D’AMATEURS AU MAXENCE lundi, 10 mars 2003

Un dîner organisé par Jean Luc Barré est toujours un événement. Nous n’ordonnançons pas les choses de la même façon, et cette diversité est un bien. Jean Luc a des thèmes, fruits de longues recherches, alors que je pense plus à faire un dîner sans thème, parcours de saveurs patiemment agencées. Là, il nous proposait un voyage dans la Bourgogne, dans toute sa diversité. Jean Luc fait goûter à l’aveugle, ce qui est un autre type de découverte des vins.

A l’apéritif, Château de Loyse 1959 Thorin Beaujolais blanc (sur l’étiquette il y a seulement « Bourgogne », et pas de mention de Beaujolais ). Comme on sait qu’on doit être en Bourgogne, toutes les pistes sont explorées avant que Jean Luc ne nous mette sur la voie de ce vin bien rond, « nature », au message direct et monolithique. Très agréable début sur les gougères de David van Laer.

Sur une délicieuse barbue à la sauce au thé : Chablis Grand Cru Valmur 1978 Lamblin. Un nez très brut, presque métallique, et en bouche le plaisir du Chablis, bien rond et intense. Je dis cela, mais comme je n’ai découvert aucun vin à l’aveugle, j’aurais mauvaise grâce à dire : « très caractéristique de », puisque je ne retrouvais pas les caractéristiques qui ne m’apparaissaient que quand je savais. Le Meursault Genévrières 1961 Nicolas avait exactement l’odeur du thé de la sauce. Accord magique avec le plat. La sophistication de ce vin suggérait toutes les nuits chaudes d’Arabie quand c’est la nature et non pas la poudre qui tient éveillé (j’ai écrit ce commentaire peu après le repas, tenu en pleine guerre). Le Corton Charlemagne 1943 Charles Viénot est un vin étonnant. Une race extrême, une concentration unique. La noblesse de ce vin le plaçait au dessus des deux autres blancs, mais c’est le Meursault qui caressait le mieux le plat pour un bel accord.

Un homard aux pieds de porc s’harmonisait on ne peut mieux avec un Santenay 1959 Louis Max. J’ai eu plus de plaisir avec ce joli Santenay qu’avec le Volnay 1955 Tollot-Voarick, très grand, mais trop animal pour moi. Des convives le trouvaient plutôt végétal : diversité des goûts. Mais de toutes façons, trop marqué pour moi. Le Beaune 1934 Duvergey Taboureau avait une couleur de sang mêlé de rubis. Grand vin bien vivant. Mais sur le homard, c’est le Santenay qui se montrait le plus agréable. Sur du veau, un Nuits Saint Georges 1937 Jaboulet Vercherre (en fait, le nom Vercherre est celui qui est écrit en gras sur l’étiquette). C’est un grand vin, mais je dois bien l’avouer, plus le temps passait, et plus ces découvertes à l’aveugle m’égaraient. Ce grand vin eut mérité plus d’écoute de ma part. Il cohabitait avec un Chambolle Musigny 1955 Mony qui causa un sursaut de mon attention tant il était merveilleux. Apparemment, 1955 est grand, et pas seulement en Bordelais. Le Fixin « Les Hervelest » 1959 Poulet fut découvert à l’aveugle par un des convives. Vin très agréable mis en valeur par une année exceptionnelle. Sur un « Epoisses » je retrouvais un vin plus connu : Gevrey Chambertin 1947 Bouchard Père & Fils. Un de mes chouchous. Jean Luc met toujours un pirate, ici un Madiran 1961 Auguste Vigneau Pouquet. C’est judicieux, car il trouve sa place au sein de cette prestigieuse brochette de Bourgognes sans souffrir. Une délicieuse « Poire Williams » Lejay Lagoute # 1950 avait pour mission essentielle d’éliminer toute trace de sang dans ma tuyauterie interne vouée à la Bourgogne. Je plaisante un peu, mais Jean Luc Barré avait ouvert beaucoup de flacons, ce qui n’enlève rien à la qualité de ce voyage intéressant en Bourgogne, éclairé par la cuisine très exacte de David van Laer.

 

 

Déjeuner chez Ledoyen lundi, 10 mars 2003

Déjeuner chez Ledoyen. Ce restaurant était ma cantine il y a 20 ans, du temps des Lejeune. Le plus beau cadre de Paris (à part la salle du Bristol), nappe en dentelle et couverts en vermeil. J’ai, dans ce lieu, de multiples souvenirs heureux. C’est là aussi que sous le règne de Régine j’ai eu droit à l’interprétation de « Ah le petit vin blanc » à l’accordéon. Il s’agissait, à mon sens, d’une rupture culturelle idéologique majeure. J’ai donc boudé le lieu que je retrouvai après un ou deux essais de l’ère Arabian. Même si la salle est belle, Ledoyen, pour moi, c’est le faste du rez-de-chaussée, pas de l’étage. Une fois ces remarques faites, qu’on croirait celle d’un vieux ronchon de pension de famille qui voit son rond de serviette placé à droite alors qu’il l’a toujours réclamé à gauche, voilà une cuisine d’un excellent niveau. Tradition et tendance cohabitent élégamment. Champagne « Bouyer de Lansy » blanc de blanc fait au Mesnil. Mon oreille tinte à l’évocation du Mesnil, creuset du bon champagne. C’est beau, suffisamment animal, mais un tantinet trop sucré à mon goût. Sur de très jolis oursins, un verre de Puligny-Montachet Jean Marc Boillot 1999. Beau nez, belle attaque fruitée. Un aimable et distingué Puligny qui profite bien d’être servi au verre. Puis, sur un beau caneton au pain d’épices et clémentines (je voulais essayer un Banyuls, mais quand j’ai vu la réaction du sommelier, j’ai eu le courage prudent de la retraite), une Cote Rôtie La Turque Guigal 1996. Très différent de mes récentes Mouline. Nettement moins puissant, au nez assez aérien, c’est une occupation en bouche qui relève de l’idéal Bushien : l’invasion est totale. On est pris dans la nasse d’un goût profond, dense, fumé, hyper boisé, mais chaleureux, indélébile. Même un fromage n’attaquait pas sa sérénité. Le souvenir de Bernard Loiseau nous a fait lever notre verre avec des amateurs d’une table voisine. Une bien agréable cuisine.

Dîner chez Patrick Pignol dimanche, 9 mars 2003

Dîner chez Patrick Pignol. Il n’y a pas beaucoup de restaurants où je me sente si bien. Le maître d’hôtel a la technique d’un professionnel du bonneteau : on choisit le plat qu’il a décidé que l’on prendrait, mais ça se passe avec une joyeuse soumission, ce restaurant contaminant sa clientèle d’un dangereux germe de bonne humeur.

Nicolas le sommelier avait carte blanche, aussi a-t-on pu goûter des découvertes qui gratifient le patient travail de recherche accompli. Bien sûr je ne l’ai pas laissé faire au début, car j’avais soif de champagne Salon 1988. Pas besoin de sommelier pour choisir, puis succomber à ce nez magnifique, à un vineux délicat, combinant savamment charme, force et douceur. Le Pernand Vergelesses 1997 de Gabriel Muskovac a tout d’un grand vin. Beau nez affirmé et typé, et belle rondeur en bouche de suffisante longueur, qui évoque des appellations plus grandes. Très beau travail. Sur des coquilles Saint Jacques qui se parent d’un parfum d’oursin, une juteuse combinaison. Mais c’est surtout une petite tartine à la truffe qui améliore diablement ce vin. Les Fiefs Vendéens « la Grande Pièce » 1999 de T. Michon, c’est vraiment « découverte ». C’est gentil. Le fruit et le travail amusent le palais pour un verre. Mais rapidement on voit les limites d’un fort honnête vin. L’agneau parfait lui faisait du bien, le rendant plus viril. Très belle délicatesse discrète d’un Tokay Pinot Gris Sélection de grains nobles 1988 des Caves de Turckheim. C’est ce qu’il fallait sur des dattes qui avaient le charme oriental de la courtisane musquée.

J’approuve ces essais, car c’est l’intérêt de tous, professionnels, amateurs, de mettre en valeur les régions et les vignerons. Mais la vérité – encore une fois – est au fond du verre en fin de repas. Il faudrait idéalement ne jamais enlever les verres vides. Car ce sont les derniers arômes qui diront la race des vins. Le charme immédiat de certains produits flatteurs ne résiste pas à cet examen. D’autres au contraire entraînent des ovations. Les contrastes sont redoutables.

 

 

REPAS AU PETIT NICE lundi, 3 mars 2003

Au Petit Nice, star de la Corniche marseillaise, on cherche dans l’opulente carte des vins. L’opulence est dans le choix, mais aussi dans les prix, ce qui réduit l’horizon. On fait main basse sur les deux dernières bouteilles de Champagne Salon 1985.

Sur un oursin traité de multiples façons, le Salon crée un choc de rêve. Son animalité, sa force, sa densité brutalisent l’oursin pour son plus grand bien. On n’atteint pas avec un goûteux pigeon une multiplication aussi naturelle qu’avec l’oursin, même si un accord se trouve. Un jus fort concentré fait avec les entrailles du pigeon créait au contraire une harmonie rêvée. De plusieurs fromages essayés, c’est le Langres qui réveillait le mieux la bulle si charnelle. Une composition à base de fruits de la passion fut aussi l’occasion de vérifier que Salon 85 est un grand champagne, qui peut servir de support à la totalité d’un repas. Une cuisine influencée par de belles japonaiseries, qui compliquent un peu le repas, mais offrent des saveurs invitant au voyage. La famille Passedat s’est entourée d’un personnel compétent. Face à la mer, un repas fort excitant que mit en valeur mon chouchou Salon 85.

Le lendemain au même endroit, essai d’un Corton Charlemagne Bonneau du Martray 1985. Dès le premier nez, un certain manque de puissance. Sur une entrée compliquée au crabe et homard, où six goûts différents montrent le talent du chef mais ne forment pas une harmonie gustative apaisante, le Corton Charlemagne reste comme le boxeur dans son coin, n’ayant pas entendu l’appel de la reprise. Puis, sur un remarquable et délicieux veau de lait, le Corton grimpe de dix étages en un instant. Le boxeur jaillit et vous assène toute sa panoplie de coups. Quelle merveilleuse sensation avec la chair seule d’une viande qui a du caractère et du goût. C’est à ce moment là le plaisir rare d’une viande de qualité présentée de façon juste et d’un vin qui semble avoir été fait pour elle. Le plaisir du vin se prolonge sur un Saint-Marcellin et un Saint-Félicien. Puis le vin estime qu’il en a assez donné et se rendort, confirmant l’impression première d’un manque de puissance. C’est peut-être ce qui aura permis paradoxalement un accord parfait avec le veau. Un délicieux dessert, l’une des forces de cette belle maison, se déguste avec une once de Bénédictine, pâturage divin. Belle étape. Indispensable même.

 

 

Déjeuner chez DeVez jeudi, 27 février 2003

Déjeuner chez DeVez, le Pape de l’Aubrac. Gentille brasserie où le service est d’une frappe chirurgicale. Dans un restaurant étoilé, on joue le service. Là, on joue l’efficacité. C’est comme « Questions pour un champion ». Si vous parlez dans le temps imparti, ça va. Sinon, vous êtes out. Une petite jeune femme toute en volonté nous a pris en mains avec une autorité à laquelle on succombe facilement. Signe de l’époque. Délicieuses tapas originales, puis viande charnue, qui mériterait, à mon goût, un petit vieillissement de plus. Là dessus Corton Clos Du Roy Domaine Michel Voarick 1993, dont l’animalité semble faite pour la viande, vin apporté par un mien ami pour plaire à mes papilles. Il faut encourager ce bistrot là s’il reste Aubrac et ne devient pas fashion.

Dîner d’amis lundi, 24 février 2003

A coté de ces grands chefs, dîner chez un ami de mon fils. J’apporte trois vins, dont l’Esprit de Chevalier 1996, Connétable de Talbot 1996 et Mas de Daumas Gassac 1999. Je n’ai pas aimé les seconds bordelais que j’ai trouvé se poussant un peu du col, et par contraste le Daumas Gassac, dont le jeune hôte est un fan, offrait une justesse bien adaptée. Le savoyard nous servit une Chartreuse Tarragone sur un dessert à l’orange. Curieuse association, alors qu’en prenant des litchis à ma portée, j’ai pu essayer une association bien excitante. Discuter dans une joyeuse atmosphère avec des jeunes de talent, ça vaudrait quelques étoiles dans un Guide au classement de fantaisie …
Chez Guy Savoy j’ai rencontré par hasard un des hommes qui dirige l’une des plus grandes forces dans le domaine du vin, le jour même j’avais déjeuné avec un inconnu, qui gère une vigne parisienne et un stock de vins unique. Je rencontre Anne Pic chez Hélène Darroze, je converse avec Robert Hossein. Si ça continue, je vais croire comme Robert Hossein que des pouvoirs occultes « pilotent mon Palm ». !

Dîner chez Patrick Pignol jeudi, 20 février 2003

Dîner chez Patrick Pignol. Quel bonheur de joie de vivre, quel talent bien assumé, avec le travail et la décontraction. Maison bien tenue, avec un personnel aux gestes précis. Un Beaucastel Hommage à Jacques Perrin 1995. Que ce vin est bon ! Il est arrivé un peu frais, ce qui lui allait bien, car on s’habituait progressivement à sa force. Et quel talent dans la force : les techniques précises sont utilisées pour mettre en valeur le vin et pas la force, ce qui lui donne une authenticité complète. Un grand vin, qui donne déjà un plaisir parfait et progressera encore en prenant de l’âge. Sur une truffe complexe, un accord bien attrayant. Puis, arrive un vin que j’avais déjà goûté au même endroit : Côte Rôtie La Mouline Guigal 1991. Quand le vin est versé, le nez est si extraordinaire qu’il se produit un phénomène que j’ai déjà ressenti : l’odeur est si parfaite que l’on n’a pas envie de boire le vin. On est capturé par l’odeur qui paralyse de séduction. Quand la raison prend le dessus, on tombe à la renverse : ce vin est décidément parfait. Rond, plein, lourd, pénétrant au dernier degré de l’intimité. Je n’ai jamais cherché accès aux paradis artificiels, mais j’imagine volontiers que ce vin fait l’effet décapant d’une drogue : on a l’impression d’avoir atteint le bonheur œnologique ultime. Sur un ris de veau l’accord était là. Amusant d’avoir en si peu de temps deux ris de veau, celui de Guy Savoy et celui de Patrick Pignol. Deux traitements très distincts, très révélateurs de deux philosophies que j’apprécie beaucoup. Je retrouve et j’admire la personnalité qui se dégage dans chaque bouchée complexe. Au moment des alcools servis généreusement par ce si sympathique Nicolas, discussions passionnantes avec Patrick Pignol qui a une vision si juste de sa profession, ses risques et ses possibles évolutions, tant ce métier requiert de qualités et de capitaux.
A propose de discussion, passant chez Laurent pour voir Philippe Bourguignon, je me suis pris à bavarder pendant près d’une heure avec Robert Hossein, écorché vif au cerveau en perpétuelle ébullition, tour à tour passionné par l’évocation des vins de mes dîners, fabricant de chimères nouvelles, et analyste des forces occultes qui dirigent son monde de croyant.

Hélène Darroze et Gérard Besson lundi, 17 février 2003

Les restaurants dans le Guide Rouge ont la bougeotte, je vais chez Hélène Darroze le midi, et chez Gérard Besson le soir, une promue et un rétrogradé. Ce bulletin n’est pas là pour se substituer aux critiques gastronomiques : je respecte trop le talent des chefs auxquels j’apporte de temps à autre des trésors de nos vignobles pour qu’ils les mettent en valeur comme on le fait en créant une robe de mariée. Chez la si jolie promue au nez mutin, j’ai pris le repas de truffes qui fut mis en valeur par un somptueux Bâtard Montrachet Louis Jadot 1998. Il arrive souvent que des Bâtard me donnent plus d’émotions que des Montrachet. La densité et la persistance de celui-ci faisaient danser les truffes. Lorsque la joue de bœuf apparut, je fis ouvrir un Quinta do Noval Vila Nova de Gaia 1995 qui titre 20,5°. Même si c’est intéressant, c’est quand même beaucoup trop fort pour un plat, et c’est seulement sur le fromage que ce Porto juteux comme un fuit rouge a trouvé son bonheur. Lorsque nous étions là, un grand hebdomadaire préparait un article sur les femmes chef. Quelle joie de trouver là Anne Pic qui assume si bien les destinées du joyau de Valence.
Gros contraste avec le restaurant de Gérard Besson, où tout respire la tradition. Sa brouillade aux truffes est un plaisir de simplicité abondante. On campe dans la truffe. On se sent devenir chêne, chien, cochon. Son pigeon est dans une pure tradition culinaire et son fenouil confit est un petit bijou. Je ne peux pas suivre le Guide, mais ce n’est que mon avis. Dommage pour le choix du vin. Le Clos Vougeot grand cru Domaine Georges Mugneret 1988 est un grand vin, mais il est beaucoup trop fermé, même après une longue oxygénation. Il faut le laisser vieillir encore. De toutes façons, ouvert ou non, ce vin n’aurait pas tenu le choc contre les œufs. Il faudrait la force du Jura pour lui résister (objectivité, quand tu nous tiens !..).

Dîner chez Guy Savoy vendredi, 14 février 2003

Dîner chez Guy Savoy. Mes invités qui n’étaient jamais venus dans ce temple sont allés d’émerveillement en émerveillement. Je partage à chaque fois ce sentiment, tant je succombe à ce talent que je goûte comme une première fois.
Sur des coquilles Saint-Jacques crues au caviar, Domaine de Chevalier blanc 1998. Très caractéristique de ce domaine, où les vins sont plus rêches que d’autres Pessac Léognan. C’est riche de saveurs sur des registres extrêmement étendus. Avec Carbonnieux, on est sur des blancs secs que j’aime, faits de profusion de goûts et d’évocations. Mais j’avais entendu la voix du Jura ! Alors que je prévoyais un vin de l’Etoile en fin de repas, j’ai précipité son apparition pour avoir ce mariage avec le Sévruga. Si le Domaine de Chevalier est déjà un mariage de belle tenue, le mariage avec L’Etoile « en monts Génezet » Voorhuis-Henquet 1996 est une apothéose. Ce plat si raffiné dont les saveurs iodées durent éternellement en bouche devient encore plus grandiose. Voilà un accord rare. Le vin de l’Etoile (on l’appelle l’Etoile parce que le vignoble est situé entre cinq collines harmonieusement situées) a une puissance, une densité une présence qui fait pâlir le Bordeaux pourtant si bon. Sur des lentilles à la truffe, il faut vite quitter les blancs, et prendre le vin rouge.
Un ris de veau brillamment exécuté mérite Côte Rôtie La Landonne Guigal 1996. Tout en force, ce vin généreux frappe par la simplicité du message. On ne cherche pas à explorer des chemins de traverse. On va droit au but, remplissant la bouche d’un message unique : « je suis bon, je suis généreux, vive Côte Rôtie ! ».
Sur le fromage ont été essayés les trois vins. C’est l’Etoile qui est le plus à son aise. Un dessert à la mandarine d’une miraculeuse façon a permis un accord attendu mais grandiose avec un Garrafeira H & H Boal Madeira 1954 Vintage. Le Madère, étonnant pour un Madère, a été catapulté par la mandarine dans des palettes de goût explosives. C’est un peu comme dans ces boutiques de Province où la porte est gardée par un rideau chasse mouches. Ce rideau est fait de tuyaux d’orgues, et lorsqu’on le soulève, c’est une armée de clarines qui vous tinte dans les oreilles. Là, ce Madère tinte en bouche de milliers d’explosions, excité par une mandarine guérillero. J’aime vraiment de plus en plus ces mariages d’excitation sensorielle. Au risque de me répéter, Guy Savoy est un créateur au talent extrême. Le service du pain est un cérémonial agréablement amusant. Le sommelier est un compagnon apprécié. Le service est d’une attention qui flatte la gastronomie française. Cette troisième étoile est bien accrochée !

Déjeuner au restaurant Issy Guinguette vendredi, 14 février 2003

Visite impromptue aux crayères d’Issy les Moulineaux pour chercher des achats récents de vins. Je visite d’immenses galeries où de grands restaurants entreposent une partie de leur cave. A voir les stocks qui sont entreposés, je me dis que celui qui me succèdera et animera wine-dinners dans 40 ans ne manquera pas de marchandise, car les invendus probables seront légion. Le sympathique propriétaire de cette multiple activité, Yves Legrand, qui ne me connaissait pas, m’invite à déjeuner. Rien n’était prévu, je me laisse guider au restaurant Issy Guinguette.
Nous commençons par le Vin d’Issy les Moulineaux le Clos des Moulineaux 1995 (production : 135 bouteilles de 50 cl). Je défie quiconque de trouver ce vin à l’aveugle. Il a des tonalités de Meursault, passagèrement des ardeurs de Bâtard. A dire vrai je le trouve extrêmement délicieux. Nous suivons par un Touraine Amboise de Nazelles de chez Rémi Gandon « Grand vin d’origine » 1970. Vin qui a une saveur que l’on comprendrait beaucoup mieux d’un 1950. Là, un vieillissement extrêmement précoce. Mais une fois que l’on a accepté l’effet de la madérisation, les saveurs multiples s’exposent en bouche, donnant sur un plat adapté des évocations du plus grand intérêt. Lorsque j’étais entré dans le bureau, dans la matinée, j’avais remarqué une bouteille au sol, au niveau très bas et au bouchon tombé flottant. J’avais dit « il faut boire cette bouteille », ce qui avait sans doute intrigué et intéressé mon hôte, plus que si j’avais dit « elle est morte ». Et ce qui est intéressant et confirme mes théories : à l’ouverture de la capsule, ce vin avait un nez sublime. J’ai dit : « méfions nous des nez trop flatteurs ». Et c’était le cas de ce Léoville Poyferré 1955. Attaque en bouche très acide, mais joliment acide, puis un désagréable retour de bouche de gibier faisandé : le vin était mort depuis peu (le médecin légiste aurait dit : quelques heures seulement de bouchon de trop flottant dans la bouteille). Voilà donc un vin mort qui donne une senteur exquise. Je suis natif du pays des fromages qui puent. Je préfére les vins qui puent à l’ouverture aux vins trop aisément chaleureux immédiatement. Nous passons ensuite à Talbot 1955. Le bouchon avait anormalement vieilli vite, ce qui est le signe d’un mauvais stockage. Un nez à peine blessé, et en bouche, certainement un Talbot au dessus des Talbot que j’ai bus, à part peut-être 1934. Une bouche ronde, soyeuse, veloutée, toute en harmonie discrète et délicate. Sur un petit salé aux lentilles, accord amusant à tenter, l’acidité de la viande aidait bien. Ensuite, un Vosne Romanée Jean Grivot 1976 gentil comme tout, avec une belle attaque en bouche, bien juteuse, puis une finale assez courte. Le clou de ce repas improvisé fut un Sauternes de 1938, année sur le bouchon, sans étiquette, que l’on a supposé être un Rayne Vigneau 1938. Teinte et arômes de caramel, de fruits confits légers comme des prunes par exemple qui se mariaient avec bonheur à un pain d’épices trempé aux fruits.
Alors que nous ne nous connaissions pas il y a seulement trois heures, nous avons évoqué des souvenirs communs dans une ambiance chaleureuse, comme les amateurs et amoureux du vin savent en créer. Nous reverrons-nous ? Sans doute. Mais grâce à cet instant inventé de rien, un jour anniversaire pour Yves Legrand de plusieurs événements importants de sa vigne et de son restaurant, nous nous sommes trouvé des affinités sur nos passions. Cela fait chaud au cœur comme un verre de Sauternes de 1938.
Ce jour fut décidément propice à des rencontres étonnantes. J’ai fait la connaissance chez Guy Savoy d’un des très grands acteurs du monde du vin. Le repas, toujours aussi grandiose sera « dithyrambé » dans le bulletin 65.