Déjeuner chez Alain Senderensmardi, 15 octobre 2002

Depuis la création de wine-dinners, nous avons eu l’occasion de créer des associations magiques où un chef de talent trouve le plat juste qui va être amplifié, magnifié par un vin au goût ressuscité. Certains lecteurs se souviendront d’avoir lu ce moment unique où Guy Savoy a ajouté quelques pointes de zan dans une volaille en vessie, pour accompagner de façon parfaite un Chypre 1845 qui reste à ce jour mon plus grand plaisir œnologique.
Alain Senderens m’a fait connaître le bonheur sur des pétales de roses. Je vais vous narrer ce conte de fées.
Lorsque j’avais esquissé l’idée de wine-dinners, le propriétaire de l’un des plus grands restaurants parisiens, avec lequel je partageais quelques idées sur l’extrême esthétisme des vins anciens, me paraissait l’associé idéal. Il a jugé que ce concept ne s’intégrait pas bien dans la stratégie de son restaurant. Si je m’étais lié à une seule maison, je serais passé à coté de la créativité de tant de grands chefs qui font des variations sur mes « enfants », ces vins anciens non reproductibles que j’ouvre avec tant de plaisir.
Depuis le démarrage de nos dîners, des accords de légende ont été créés par des chefs imposants tels que David van Laer, Patrick Pignol, Eric Fréchon, Philippe Legendre, Guy Savoy, Alain Dutournier et d’autres, ou des grands sommeliers comme Eric Beaumard, Philippe Bourguignon, Philippe Faure Brac, Eric Mancio ou Patrick Lair, et d’autres. Il existe des personnalités qui me paraissaient plus difficiles à convaincre, et Alain Senderens faisait partie de celles-ci. Je lui avais fait part de ma démarche, mais rien ne se prêtait vraiment à faire un essai : d’une part il a un jugement plutôt réservé sur les vins anciens. D’autre part, toute sa démarche personnelle est liée à l’accord mets et vins. Pourquoi aller interférer dans ce qui est sa marque personnelle? Je l’avais rencontré, mais il brasse tellement d’idées neuves qu’il n’avait qu’une écoute polie à ce qui n’est pas directement dans son foisonnement personnel. Or un journaliste a eu l’heureuse idée d’associer nos démarches dans le même article. L’occasion était rêvée de reprendre notre dialogue. Je l’ai saisie. Nous avons déjeuné ensemble dans son restaurant, et j’ai apporté un Nuits Cailles 1915 Morin Père & Fils. Livré à 11h après un parcours en voiture, il se présentait comme une femme mal fardée. Mais la suite allait révéler des surprises.
Alain Senderens recevait un catalan passionné de gastronomie. Le déjeuner à trois s’annonçait sympathique. Un caviar à la cuiller avec des oignons doux des Cévennes cuits dans l’argile et des soupçons de pistache constitue une bouchée délicieuse. Petite merveille que Alain Senderens trouvait un peu salée. Perfectionnisme de l’artiste car j’étais plutôt comblé par cette combinaison de saveurs, le sel ne nuisant en rien. Le Dom Pérignon 1993 est évidemment un accompagnement adapté. A propos de perfectionnisme, je trouvais ce Dom Pérignon fort agréable, mais un peu sur la madérisation. Alain Senderens l’a trouvé un peu bouchonné (ce qui n’était pas perceptible), pour le faire remplacer par un Dom plus gouleyant, car apparaissant plus jeune. Mais le premier eut ravi n’importe quel palais. Belle association, évidemment assez classique.
Une polenta aux truffes blanches se mariait délicieusement bien avec un Corton Charlemagne 1990 Domaine Bonneau du Martray. Tout se présentait dans une douceur de félicité. Et, ce que l’on voit souvent quand des accords sont parfaits, ce Corton particulièrement léger trouvait une longueur invraisemblable. Le palais en était collé.
Ce qui arrive souvent quand un accord est parfait, c’est qu’on voit nettement la différence : il y a une table de multiplication qui se met à fonctionner. Là, le Corton prenait une longueur inhabituelle qu’il n’aurait pas sans cet accord.
Sur un généreux canard, nous avons juxtaposé le Clos Vougeot Vieilles Vignes 1995 Château de la Tour prévu au menu nouveau si créatif avec le Nuits Cailles 1915. Autant sur la cuisse, le plus jeune révélait sa merveilleuse spontanéité, autant sur les magrets taillés en dés, le Nuits Cailles donnait un accord de transcendance. Mais là où un chef montrera toujours son génie, c’est sur la réaction inattendue qu’il a eue.
Alain Senderens a demandé à un serveur : « allez me chercher des pétales de rose ». Nous avons grignoté des pétales de rose et l’accord avec le Nuits Cailles devenait de la magie pure. Quelle émotion ! Ces instants sont pour moi de l’esthétisme total. Poussons la finesse encore plus loin : Alain Senderens trouvait le Nuits meilleur sur des pétales de roses jaunes, et moi sur des pétales de roses rouges.
J’ai voulu finir les dernières gouttes charnues du Nuits Cailles avec un Saint Nectaire, seul fromage qui accompagne les vins très vieux, et Alain Senderens m’a demandé de comparer son goût avec un pain ordinaire et avec un pain grillé de sa composition. Je suis plutôt hostile au pain grillé qui marque trop le goût du Saint-Nectaire. Mais là, l’accord était évident. Découverte surprenante, qui tenait à la valeur capitale de l’épaisseur du toast, calculée au millimètre, qui m’a permis de « mâcher » les dernières gouttes du Nuits Cailles, concentration d’une perfection absolue.
Sur un dessert de rêve qui mériterait des heures d’analyse, variations sur le thème du coing qui permet tellement de créations, un Tokaj Oremus de 5 puttonyos 1995 allait parfaitement bien : il n’est pas nécessaire d’aller au delà dans la concentration. Cinq puttonyos suffisent.
Ce qui est intéressant, c’est qu’Alain Senderens est en recherche permanente de la perfection. Guy Savoy est l’esthète pur qui a une faculté de synthèse rare. Alain Senderens est le chercheur rigoureux de l’absolue justesse. Quelle joie de pouvoir ajouter à leurs gammes des saveurs qu’ils rencontrent peu, car ils ne se sont pas forcément intéressés à ces vins inattendus. Inutile de dire que je suis sur un petit nuage. J’accrois le Palais de mes Découvertes.
La démarche de Alain Senderens est un vrai bonheur de gastronome, car le vin ajoute au talent du plat. J’ouvre des flacons dont plus personne ne pourra refaire le vin. Quel beau thème pour nous retrouver prochainement …