Dîner au restaurant de Guy Savoylundi, 24 juin 2002

Un dîner chez Guy Savoy avec un menu de prestige si talentueux. Que de charme dans toutes ces subtiles constructions. L’huître en gelée est une merveille absolue. Un étonnant et truculent boulanger vient jouer une véritable pièce de théâtre, Monsieur Loyal de tous les pains qui sont des artistes justement mis en valeur. Un Billecart Salmon bien frais, bien sec, c’est un échauffement des zygomatiques bien agréable. Un Riesling Ostertag 1999 ou 2000, je ne sais plus, c’est un voyage. Le nez attaque dans une myriade de parfums largement étalés, et la bouche invite à étudier toute la complexité du travail de ce beau vin. Avec les différentes saveurs des plats, on change de vin, comme si l’on explorait une cave entière. J’ai senti en milieu de bouteille et avec un plat magique (dont des petits pois d’une justesse absolue) un pur moment de perfection.
L’Hermitage La Chapelle de chez Jaboulet 1996, c’est la sûreté bien comprise. On est dans la pompe et l’apparat. Tout rassure. C’est simple, de charpente facile à reconnaître. C’est cosy. Bien sûr, le rassurant sait être puissant, et sait lancer lui aussi de gentilles énigmes. Mais il est là, sûr de lui, bien installé en bouche pour un plaisir épanoui.
J’avais apporté, pour honorer mes hôtes et faire une petite surprise à Guy Savoy, Eric Mancio et d’autres membres de son équipe une bouteille à laquelle je tenais beaucoup : un Lacrima Christi Del Vesuvio non millésimé que je daterais volontiers vers 1920. Une bouteille d’une beauté farouche, avec une étiquette d’une grande sobriété, aux lettres violettes sur ce fond de verre si joliment doré par le vin ancien. Le bouchon sent comme un bouchon de parfum. Capiteux. Un nez merveilleusement épanoui, qui oscille entre un nez de cognac et un nez d’Yquem. Je tenais aussi à cette bouteille, car elle me rappelle le plus vieux vin que j’aie jamais bu : un Lacrima Christi de 1780, bu lors du réveillon du 31 décembre 1999, cette date magique d’abandon des « 19 »et surtout du « 1 » qui a tenu mille ans. J’avais le souvenir d’un vin assez liquoreux, et le nez annonçait cette direction. Surprise, il s’agissait d’un vin sec, extrêmement parfumé et intense, aux multiples facettes. Quel admirable spectacle que d’assister à la réflexion intense de Guy Savoy, dont le cerveau se met à imaginer toutes les combinaisons possibles de plats avec ce vin merveilleux. Il commence par trouver la trame du vin. Puis l’accord évident. Il s’en va. Puis il revient à notre table, porteur d’une autre idée encore plus riche. Un bonheur que d’assister à ce déferlement créatif. Guy Savoy pensant aux plats pour ce vin, c’est un Vésuve d’imagination. Fruits confits, pommes, morilles, tout irait avec ce vin aux multiples facettes.
Le vin a délivré des énigmes par milliers : tantôt cognac, tantôt Sauternes, il faisait penser à ces vins secs très lourds du Sud de l’Espagne ou bien sûr du Sud de l’Italie. Extrêmement généreux, il rendait le verre qui contenait un reste d’Hermitage quasi inodore ! Il était facile de comprendre toute la dimension supplémentaire de ces vins anciens que rien n’approche. Mon oreille ayant traîné pour écouter comment une américaine avait choisi le vin de sa table avec une intelligence révélatrice, j’ai offert deux verres de ce Lacrima Christi à la table voisine. Des esthètes intéressés par ce trésor.
A noter qu’Eric Mancio ouvrant la bouteille au centre de la première pièce du restaurant, le silence s’est fait, chacun attendant cet accouchement princier. Les sensations gustatives de ces vins pénétrants, quasi impossibles à trouver sont un des attraits de wine-dinners, la convivialité faisant le reste.
Ayant rapporté la si belle bouteille avec un reste du liquide, j’ai pu constater le lendemain que l’on est dans les saveurs de cognac. L’alcool surnage, et offre des possibilités de mariage extrêmement raffinées.