Repas de Noël samedi, 25 décembre 2004

Noël se poursuit le lendemain avec Bollinger Grande Année rosé 1990. Belle couleur saumon, bulle active, et une délicatesse de ton appréciable. C’est un champagne qui accompagnerait bien un repas, ce qu’il fit avec un remake du caviar et Saint-Jacques. A l’apéritif, c’est un gentil compagnon, montrant selon la saveur qui lui est opposée des goûts de sucre ou d’iode. Champagne adaptatif de très grande séduction.

Nous allons abondamment user des restes de la veille qui ont, grâce à l’oxygène supplémentaire, encore accru leur talent. Le Corton Charlemagne Bouchard 1997 est de venu plus rond. Le Cheval Blanc 1981 a gagné en intensité et en chaleur humaine, et les dernières gouttes du Petit Faurie de Soutard 1947 sont porteuses d’une émotion rare : ce vin a une densité, une jeunesse épanouie d’une immense qualité. Comme on ne pouvait pas vivre que de « restes », la fondante noisette de chevreuil fut décorée par Pétrus 1994. D’une éclosion lente, comme l’ouverture d’un Opéra qui annonce les mélodies à venir, le Pétrus déploya ses antennes pour que l’on soit réceptif à son message. Et progressivement on entrevit ce qu’il avait à dire, le langage d’un Pomerol d’abord austère puis jouant sur les saveurs avec les claquettes d’un  Sammy Davis Junior. Pétrus, petit bijou de séduction progressive.

Nous rejouâmes le dessert avec les mêmes acteurs, Tarte Tatin et Sauternes 1929, et crème au chocolat et caramel avec la Fine Bourgogne du Domaine de la Romanée Conti. Comme le savent les bons entraîneurs de football, on ne change pas une équipe qui gagne (en ce moment, c’est plutôt d’entraîneurs que l’on change !).

Repas de Noël vendredi, 24 décembre 2004

Noël va cette année se fêter en deux fois, nos enfants devant se répartir sur deux jours entre famille et belle-famille. Le sapin revêtu de boules très anciennes, dont les bougies jettent des flammes de gaieté, abrite les cadeaux pour la troisième génération. Après tous ces déballages, il faut réparer une soif avec un champagne Dom Pérignon 1975. La couleur est magiquement dorée, d’un or antique. La bulle est active dans la coupe. Et le goût de ce champagne est profond, envoûtant, impressionnant. C’est un champagne d’une grande personnalité. Comme on a du temps, on va pouvoir le confronter à de nombreuses saveurs de canapés variés et constater qu’il révèle à chaque fois des aspects nouveaux. Nous l’essayons sur un très bon Jésus ce qui l’excite bien. C’est incontestablement un champagne de grande classe.

Sur des coquilles Saint-Jacques crues au caviar, le Corton Charlemagne Bouchard Père & Fils 1997 se positionne bien : nez expressif, belle amertume sur une suffisante puissance. Mais j’ai l’intuition du Jésus. Et avec cette délicieuse charcuterie, le Corton Charlemagne prend une longueur rare. Il fuse en bouche et devient brillant. N’était cet apport typiquement lyonnais, je le trouve objectivement un peu moins bon que quand je le déguste dans la cave de Bouchard.

Le foie gras en terrine accueille Cheval Blanc 1981. Ce vin est d’une jeunesse particulière. Niveau parfait, bouchon comme d’hier, couleur noire d’encre, et des sensations envoûtantes de complexité : il change d’aspect en bouche à chaque instant. Ce  n’est pas le Cheval Blanc rassurant habituel des années solides. Mais ce vin énigmatique à vastes facettes me conquiert.

Arrive alors sur une très pulpeuse volaille de Bresse une de ces surprises qui valorise tous les vins anciens : Château Petit Faurie de Soutard 1947. Très beau niveau aussi, bouchon de belle structure, nez d’ouverture rassurant, et présentation parfaite après six heures d’oxygénation. Ce qui frappe, c’est l’insolente sérénité de l’année 1947. Ce vin est simple, à l’aise, tranquille, sûr de lui. Il respire le bon vin. On sait que 1947 a fait des immenses Saint-Émilion, comme le légendaire Cheval Blanc (il y avait un petit clin d’œil de mettre un Cheval Blanc d’un coté et un Saint-Émilion 1947 de l’autre) et le magistral Clos Fourtet. Et là, ce Petit Faurie de Soutard affichait une élégance de Brumell. Très beau vin qui n’a évidemment pas la densité des plus grands vins, mais montre parfaitement la pertinence de 1947.

La crème au chocolat et caramel de mon épouse est un moment de séduction qui avait conquis Pierre Hermé, ce Satan de la pâtisserie, tant il achète facilement nos âmes avec ses saveurs diaboliques. J’eus une idée Dalinienne, transcendantale pour tout dire, de lui adjoindre une Fine Bourgogne du Domaine de la Romanée Conti 1979. Un orgasme culinaire total. Absolument redoutable. La tarte Tatin quant à elle se maria avec une ravissante bouteille (voir photo ci-dessus) que j’avais prélevée au hasard en cave : la capsule est dorée comme un beau cuivre. Le bouchon est sain, le niveau est particulièrement plein, l’étiquette passe-partout est d’une beauté ancillaire : « Grand Vin d’Origine », suivi de « Sauternes ». Et en petit : « appellation contrôlée ». Seul un lourd blason emprisonnant un puissant lion rouge toutes griffes dehors veut faire oublier l’origine roturière. Le détail qui a de l’importance, c’est l’année : 1929. Et la couleur magiquement dorée de ce Sauternes 1929, mis en bouteille en négoce ou chez un caviste, m’avait incité à retenir ce vin pour Noël.

A l’ouverture des arômes d’agrumes. En bouche, agrumes, caramel, coing, pâtes confites. Un certain manque d’ampleur. Mais un témoignage  supplémentaire d’un thème d’évidence : ce qui vient de 1947 est bon, ce qui vient de 1929 est bon. De ce premier dîner de Noël j’ai préféré et de loin le Dom Pérignon 1975, suivi du Petit Faurie de Soutard 1947.

Repas de famille vendredi, 10 décembre 2004

Je me rends le lendemain de ce dîner chez ma fille cadette et mon épouse et moi sommes comme le petit chaperon rouge : notre panier est rempli de provisions. Je fais goûter un reste de Saint-Raphaël avec le comté de quatre ans, ce bijou de Bernard Antony. L’association est tout simplement prodigieuse. Le Saint-Raphaël s’est encore plus oxygéné, et comme le comté est parfait, sans cette trace insistante que l’on trouve dans quelques vieux comtés, on a un mariage gustatif élégant. Mon gendre ouvre, pour l’agneau au curry que nous avions apporté, un Vosne Romanée Domaine du Clos Frantin Albert Bichot 1999. Un vin ouvert à la dernière minute, et si jeune, est bien loin des saveurs de la veille. Mais dans son registre, c’est agréable, bien fait et discrètement distingué. Et ça fonctionne bien avec l’évocation du curry. Nous reprenons un peu de comté pour un Vouvray Albert Moreau que je situe avant 1929. Est-il des années dix ? Je n’en serais pas étonné. Inscrivons le circa 1920. Ce Vouvray a une couleur d’ambre tendant vers le thé. Le nez est extrêmement chaleureux, de thé, d’infusion, et de fruits compotés. En bouche, le vin va se livrer à une opération de mimétisme invraisemblable. Je serais heureux que des lecteurs me disent s’il existe une bibliographie de ces mimétismes de goûts. Le Vouvray montra une face de sa personnalité sur le Comté. Ayant près de moi une corbeille de fruit, je lorgnais sur une mandarine et ne pus résister. Et sur la mandarine, le Vouvray est devenu mandarine. De même que le bouchon de La Tâche 1957 de la veille (voir n° 125 à venir) était la terre de la cave de la Romanée Conti et n’était que cela, de même le Vouvray était devenu mandarine, et n’était plus que cela. Une fois le goût du fruit estompé en bouche, le Vouvray redevint multiple, avec des évocations de fruits dorés. Et le mimétisme reprit avec le Fargues 1989 rescapé de la veille, et à qui plusieurs heures d’oxygène supplémentaires firent un bien énorme. Sur les œufs au lait préparés par ma femme, le Fargues devint du même caramel que le jus, l’un ne pouvant se dissocier de l’autre. Fargues était caramel. Et seulement caramel. Et quand le plat s’éloigna, le Fargues reprit son opulente générosité de saveurs multiples.

Nous accueillons des invités à la maison. Lorsque j’avais participé à un jury de champagnes, j’avais été impressionné par la qualité d’une maison : Egly Ouriet. Nom inconnu, mais l’un des membres du jury me dit : « tu peux oublier Salon, la vérité est à Ambonnay ». Ouvert à toutes les expériences je repérai dans un catalogue de vente des Egly-Ouriet 1990. Il fallait en ouvrir un. Ce fut fait. Le champagne Egly-Ouriet grand cru 100% 1990 a une belle couleur légèrement fumée. La bulle est active mais de discrète densité. Le nez est profond, intense. Et en bouche, c’est un rayon de soleil qui éclaire le palais. Beau champagne qui coule de source, marquant la langue de belles saveurs complexes. Il raconte de jolies choses. On aura du mal à me faire oublier Salon, mais on pourra au moins me faire retenir ce nom difficilement prononçable : Egly Ouriet.

L’entrée consiste en une crème d’anchois et compote de betterave rouge. L’Arbois, chardonnay André et Mireille Tissot, « la Mailloche » 2000 a le cran de soutenir ces saveurs là. Il n’a pas l’empreinte des Jura forts mais une délicatesse rare. Il s’adapte sans jamais s’imposer.

On me raconte ici et là (le sais-je ?) qu’il existe des chefs qui ont trois étoiles dans un guide renommé. Mais combien de milliers de millions d’étoiles, de galaxies, d’amas galactiques faudrait-il pour couronner mon épouse et sa potée au chou ? Bien sûr, la potée n’est pas franchement incitative pour un vin et ma première idée était du coté de la bière. Mais je pris en cave un Saint-Nicolas de Bourgueil cave M. Allouin, « les vins de la mariée » 1979. A l’ouverture, on se dit que la nature ne peut pas être provoquée trop longtemps après les dates limites décentes, mais quelques heures d’oxygène lui donnèrent un semblant de restructuration. Et avec de l’imagination, on pouvait croire que les deux s’accordaient. Et en jouant le jeu, ça marchait. Mais c’est en fait l’Arbois qui fut suffisamment flexible pour s’adapter à la potée. Et il montra de bien belles évocations.

Le dessert consistait en un granité de mandarine et une tarte aux abricots. Malgré l’expérience de la veille, la froideur du granité empêcha le Vouvray de renouveler sa performance sur l’impression de mandarine. Il se vengea sur les abricots qu’il apprivoisa.

Le soir même je découvris un gentil champagne premier cru Fabrice Roualet non millésimé. Sur une belle tranche de foie gras, un Gewurztraminer vendanges tardives Edmond Rentz 1999 est fort acceptable. Belle présence subtile. Je repensai à Jean Frédéric Hugel qui déconseille vivement de commencer par le foie gras. Il n’a pas tort. Sur un plat au saumon fumé le Chablis Premier Cru Montée de Tonnerre François Raveneau 1974 a une jeunesse qu’on ne peut pas imaginer. Beau Chablis de charme. La viande rouge accueillit un Léoville Poyferré 1988 bien dense et sans histoire, quand la tarte au citron nécessitait un Besserat de Bellefon.

La France a cette chance immense, c’est qu’il existe toujours un plat pour aller sur un vin et toujours un vin pour aller sur un plat. Et quand on a l’esprit à s’enrichir de toute expérience nouvelle, chaque repas est un grand moment de bonheur.

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Meurice jeudi, 9 décembre 2004

Dîner de wine-dinners du 09 décembre 2004 au restaurant de l’hôtel Meurice
Bulletin 125

Les vins de la collection wine-dinners
Côtes du Jura blanc Léon Rouget 1973
Champagne Salon « S » 1982
Chante-Alouette Hermitage blanc M. Chapoutier 1955
Le Pin Pomerol 1987
Château Tertre Daugay GCC Saint-Emilion 1970
Château Gadet Médoc 1929
La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1957
Chambolle Musigny Domaine Grivelet 1972
Bonnes Mares Fernand Grivelet 1933
Château d’Yquem 1978
Château Doisy Védrines Haut-Barsac Sauternes 1940

Le menu composé par Yannick Alléno
Noix de coquilles Saint-Jacques et foie gras iodé aux langues d’oursin
Croustillant de pomme de terre, sucs de fenouil
Délicate gelée de bulots aux langues d’oursin
Crème de riz et croûte aux algues
Tronçon de turbot rôti aux échalotes grises
Gratin de cardon à la moelle et au parmesan
Tarte « Flammenkuechen » aux truffes
Jus tranché et coeur de salade à la crème
Noisette de biche façon Rossini
Pâtes gonflées au jus de truffe, sauce périgourdine
Assiette de bleu « Termignon »
Macaron au pamplemousse rose et coquelicot
Sauce à la pistache de Sicile

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Meurice jeudi, 9 décembre 2004

 

J’arrive à l’hôtel Meurice pour ouvrir les vins d’un nouveau dîner. Un imposant sapin blanchi de neige trône au milieu des ors et une exposition sur le thème du sapin, dont les couleurs et les formes originales s’étalent à l’envi, donne une note de gaieté et de modernisme dans le décor luxueux mais assez conventionnel de ce bel hôtel. Dans la salle du restaurant Yannick Alléno surveille la mise en place d’un sapin de cristal, pièce unique de Lalique, qui diffuse une lumière chirurgicale et blanche de très bel effet sur les marbres blancs de cette extraordinaire salle à manger. Originale décoration dans ce décor libertin. Bruno m’assiste pour les ouvertures. Malgré des parcours odorants que je peux décrire à l’avance, je n’ai pas la même décontraction que lors de dîners précédents, car il pourrait y avoir quelques caprices ou accidents. Le Bonnes Mares 1933 est radicalement mort, son bouchon ayant plongé dans la bouteille, ce qui était impossible à voir ou à prévoir. J’ouvre en compensation un Chambolle-Musigny 1972 du même propriétaire qui fut de loin la bouteille la plus épanouie à l’ouverture, avec cette odeur si palpitante de la belle Bourgogne. Yannick qui ne perdait pas une miette de l’opération d’assemblage de l’œuvre de cristal en profitait quand même pour venir sentir ces flacons. Il avait le même enthousiasme que moi, comme un enfant qui découvrirait un jouet posé sous le sapin. Je le voyais imaginer toutes les saveurs qu’on pourrait associer à ces arômes, d’une complexité qu’on ne trouve qu’en eux. La suite démontra qu’il les avait anticipées.

 

Il faudra qu’Aubert de Villaine m’explique pourquoi sous la capsule, dès qu’on la découpe, les bouchons des vins du Domaine de la Romanée Conti, donc de cette Tâche, sentent la terre, et pas n’importe quelle terre, celle de la plus vieille cave du Domaine. C’est frappant de voir se reproduire ce phénomène aussi souvent. Et de voir que cette odeur imprégnante de terre occulte toute autre sans affecter le vin.

 

Le menu composé par Yannick Alléno : Noix de coquilles Saint-Jacques et foie gras iodé aux langues d’oursin, Croustillant de pomme de terre, sucs de fenouil, Délicate gelée de bulots aux langues d’oursin, Crème de riz et croûte aux algues, Tronçon de turbot rôti aux échalotes grises, Gratin de cardon à la moelle et au parmesan, Tarte « Flammenkuechen » aux truffes, Jus tranché et coeur de salade à la crème, Noisette de biche façon Rossini, Pâtes gonflées au jus de truffe, sauce périgourdine, Assiette de bleu « Termignon », Macaron au pamplemousse rose et coquelicot, Sauce à la pistache de Sicile.

 

J’adore faire un dîner avec Yannick Alléno, car il est ouvert et empathique comme un Guy Savoy, attentif et créatif comme un Guy Martin. La différence avec le dîner précédent qu’il fit en ce début d’année, c’est qu’il ne va pas vers une troisième étoile, il y est. La notation n’est pas parue, mais elle est dans l’assiette. (Il se peut que chacun de ces chefs n’aime pas être assimilé à un autre car ces artistes sont uniques, sculptés dans le marbre de leur forte personnalité. Mais j’aime chacun des trois, ainsi que beaucoup de ces chefs studieux qui font l’excellence de la France).

 

Voyons un peu les vins. Le Côtes du Jura blanc Léon Rouget 1973 est apparu avec une oxygénation idéale qui avait musclé son expressivité. Nous avions la chance que la table comptât des amoureux du Jura. Ils apprécièrent d’autant plus la générosité épanouie de ce vin. J’avais demandé à Yannick de pousser un peu l’oursin afin de provoquer le Côtes du Jura. Ce fut un combat gustatif de belle passion. Je ne pensais pas que le Champagne Salon « S » 1982 allait venir avec le même plat, je ne m’en souvenais plus, et c’est en fait une erreur. Le sublime Salon, aux évocations de vin ancien, au charme quasi irréel était mis à mal par le Léon Rouget qui avait tant d’aisance. Il eût fallu sans doute que le Salon soit seul. C’est du pointillisme tant ce champagne montra que l’on peut aller loin dans la qualité. Il servit même de tremplin au vin du Jura, adoré de tous.

 

J’avais absolument voulu que Yannick mît le Chante-Alouette Hermitage blanc M. Chapoutier 1955 sur le plat de bulot. J’avais en effet en tête le goût du bulot. Mais en fait le plat est d’une subtilité iodée qui chavire l’âme. Entraîné comme par une sirène, on succombe à l’invraisemblable perfection de la gelée, on croque l’auréole verte d’algue, cache-sexe de Neptune, montée sur un porte photos à pince, biscuit qui se marie bien à l’Hermitage. Et ce vin que je trouve absolument charmant de rondeur et d’affabilité discute bien avec l’algue, quand il ne peut pas se frotter à l’iode de la gelée. Ce vin est remarquable mais fut peu remarqué, tant le programme était dense. Lorsqu’en fin de repas on dit à Yannick que ce fut l’accord le moins naturel, celui-ci, d’un sourire qui fut un tacle assassin contre un équipier de son camp, répondit : « c’est le choix de François ». C’est vrai, c’est moi, je l’avoue, car je voulais ce plat. Et même si le Côtes du Jura eût été divin sur ce bulot, j’assume cette envie que j’avais eue.

 

Le Pin Pomerol 1987 est un vin dont on parle, mais qu’on ne boit jamais. Pour moi, c’était le premier essai. Regardons les choses, c’est un vin qu’on ne boit que quand on vous l’offre. Il fallait l’essayer. Ce fut fait. A propos de ce vin je ne peux m’empêcher de vous raconter à nouveau une anecdote que j’avais relatée dans le N° 11 (c’est vieux maintenant, ce qui justifie la redite). Reçu à un cocktail à Yquem, je bavarde avec la fine fleur de l’aristocratie vineuse du bordelais. Discutant avec une charmante dame, celle-ci me dit : « mon mari est garagiste ». Immédiatement, du fait de l’atmosphère dans laquelle nous baignions, je lui demande si son mari est l’heureux propriétaire de Le Pin, le vin de garage par excellence. Elle me répondit : « non monsieur, mon mari a la concession pour la Gironde de … » et elle me cita une marque automobile très éloignée de la vigne. J’ai ri de ma méprise. Revenons à Le Pin : à l’ouverture, j’avais été effrayé par un nez métallique, mais j’espérais le retour. Bruno me servant à table la première rasade, j’eus encore cette odeur désagréable qui me fit grimacer. Ceci allait conditionner la suite, alors que je voyais ce vin revivre à grande vitesse. J’eus même quelques beaux moments de grande vibration. Disons le sur ce que j’ai vu : on imagine très bien la construction attentive, l’application dans les méthodes. On ressent les concentrations extrêmes. On est poussé vers les meilleurs vins du monde avec assez d’élégance. Mais ce ne fut pas suffisant, du fait de cette bouteille, pour adhérer définitivement à un vin dont on peut soupçonner des réalisations spectaculaires. A coté, le Château Tertre Daugay GCC Saint-Emilion 1970 paraissait élégant, subtil, précieux même comme un incunable. Joli Saint-émilion à qui d’aucuns trouvèrent du bouchon que je n’ai en aucun cas détecté. C’était un joli vin, plus frêle qu’un 1970 habituel, mais vrai dandy séduisant. Le gratin de cardon était à se pâmer et l’une de mes jolies voisines succombait à cette perfection gustative.

 

Le Château Gadet Médoc 1929 allait faire l’unanimité absolue. Il faut que je raconte son ouverture. La bouteille est belle et je la prends en main. Immédiatement je remarque que la bouteille est du 19ème siècle, soufflée, et même particulièrement ancienne. La capsule est d’origine et le niveau est très haut pour cet âge. Un aspect sain et rare. Je débouche, et je tire un bouchon tout rabougri et tordu. Un tel bouchon ne peut pas avoir permis de garder ce niveau. Où est l’anomalie ? Et c’est alors que je remarque que c’est le goulot de la bouteille qui a imprimé la forme au bouchon. Il ne s’était pas rétréci mais avait épousé un goulot incroyablement petit, le verre étant irrégulier et par endroit trois fois plus épais qu’il ne devrait. Et ce bouchon très nettement comprimé avait gardé un vin parfait. Ce qui me remit en mémoire le Chambertin 1811 que Jean Luc Barré avait fait partager à quelques amis. Nous avions un bouchon très court et très étroit, d’une densité quasi indestructible, qui avait parfaitement conservé ce vin. Que faut-il en déduire ? Je serais tenté de le faire : des bouchons de pureté extrême mais plus fins ne conserveraient-ils pas mieux les vins de garde ? Grâce à cette surprenante verrerie, nous eûmes un Médoc sublime, d’un épanouissement absolu, charmeur, rond, et d’une couleur extrêmement jeune. Un beau vin de charme qui forma avec la tarte aux truffes un moment d’extase. Un très grand gastronome, esthète et écrivain présent, confessa que si l’on arrêtait le repas à ce moment là, il n’aurait besoin d’aucun autre plaisir : il était touché par la perfection du moment. Il est resté. Il a bien fait.

 

La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1957 bien oxygéné est vraiment le point de départ idéal, pour le « baptême » de beaucoup de convives, quand on découvre pour la première fois le charme des vins du Domaine de la Romanée Conti. On a, dès le premier contact, ce nez qui affiche le message de la Bourgogne : « n’attendez pas de moi la moindre séduction, je ne vous délivre que de l’énigme ». Et je l’avouerai volontiers, je succombe à cette approche troublante. Comme je l’ai déjà dit dans un bulletin, c’est « suivez-moi jeune homme ». C’est le mystère. Et en bouche l’énigme continue, mais les pièces s’emboîtent. On sent qu’à l’attaque du palais, le charme commence à opérer. Ce fut un beau La Tâche, magistralement aidé par la tendreté expressive de la biche. Mais comme le Jura de Léon Rouget ne s’en laissait pas compter par le Salon, le Chambolle-Musigny Grivelet Père et Fils 1972, remplaçant du Bonnes Mares, montrait un niveau qualitatif rare, très supérieur à son niveau attendu. Et, il faut bien le dire, apparu flamboyant dès l’ouverture, il a continué d’éblouir, au point de surpasser La Tâche sur ce plat. Ce qui, compte tenu de la performance inhabituelle de ce Chambolle, n’enlève rien à la prestation de La Tâche, de grande qualité. Le Bonnes Mares Fernand Grivelet 1933 fut absent à l’appel. Rien n’aurait pu le réveiller, contrairement à ce qui apparut dans un dîner chez Guy Savoy où ce vin fut ouvert (bulletin 13). J’eus la mauvaise surprise alors de voir le bouchon tomber devant moi quand je découpai la capsule. Ici, le bouchon avait déjà rendu l’âme bien avant, sans que ce fût visible. Chez Guy Savoy le Bonnes Mares revint brillamment à la vie. Ici point.

 

Comme notre palais est encore sur ce brillant 1972, il faut que je vous conte une anecdote collatérale. Un américain ami, Bipin Desai, palais incommensurable, m’avait appelé peu de jours avant, me demandant avec une politesse toute anglo-saxonne s’il pouvait utiliser mon nom pour se recommander auprès de Yannick Alléno. Précaution de pure politesse. Il n’avait pas annoncé le jour. Je découvris avec surprise que ce serait le même soir. Il n’était pas possible de fusionner nos tables. Trois américains dînèrent donc à portée de rond de serviette.

 

Mon ami me fit savoir avec fierté ce qu’ils buvaient : Montrachet du Domaine de la Romanée Conti 1995, Cheval Blanc 1990 et Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti (je répète pour que l’on voie bien que c’est bien elle) 1972. Je vins les complimenter, pensant que notre Premier Ministre avait trouvé là, par la grâce de ces américains, la solution du comblement du déficit budgétaire de la France, et mon ami me fit goûter le Cheval Blanc 1990 puis me donna un verre de la Romanée Conti 1972. Le Cheval Blanc est grand, mais ayant eu en bouche des vins parfaitement oxygénés, la première impression d’un vin qui n’a pas pris son essor me poussa à le juger parfait mais non encore accompli. Je le sens d’un fort potentiel.

 

Le fait d’avoir eu en bouche le goût de la Tâche 1957 et de ce grandiose Chambolle 1972 m’aida à profiter de façon totalement idéale de la perfection absolue de la Romanée Conti 1972. Le nez est le même que celui de cette Bourgogne qui parle par énigme. Le nez est suffisamment déstructuré pour tenir en haleine. Puis en bouche, un liquide particulièrement loquace. Tout se raconte en à peine une gorgée. On a une des subtilités les plus extraordinaires qu’un vin soit capable de délivrer. Quel bonheur que ce vin là, qui justifie pleinement pourquoi il est si recherché. Il dit tout, il pense tout. Il existe, il est là, il irradie. Un pur privilège.

 

Le Château d’Yquem 1978 n’allait pas se laisser impressionner par cet environnement. Plutôt discret pour un Yquem, il joua un duo avec un fantastique fromage qui le propulsa dans des explorations très inhabituelles de saveurs. Le chemin que les deux firent ensemble est d’un remarquable intérêt. Ce Yquem fut « the right wine at the right place », situé exactement où il fallait qu’il fût. Le Château Doisy Védrines Haut-Barsac Sauternes 1940 m’avait ravi à l’ouverture et j’en attendais plus. Bien sûr j’avais perçu une légère blessure, mais tout semblait en place. Et là, bien que délivrant de beaux messages, la belle restait sous sa voilette, se cachait derrière son éventail, suggérant au lieu d’exploser de beauté. C’est évidemment un beau Sauternes complexe, rehaussé par la subtilité d’un dessert réussi. Mais il eut pu briller plus.

 

Le classement, tradition de fin de repas, fut nettement plus concentré que d’habitude sur les têtes de liste, tant certains vins surclassaient les autres. J’adore quand les performances des vins entraînent qu’ils soient nombreux à être classés dans les votes. Ici ce fut plus resserré. Ma joie vient du fait que ce sont le Jura, le Gadet, le Chambolle et la Tâche qui furent les plus prisés.

 

Mon vote fut en un le Chambolle-Musigny 1972, en deux le Gadet 1929, en trois la Tâche 1957 et en quatre le Côtes du Jura 1973.

 

On serait en peine de classer les saveurs tant elles furent belles. La Flammenhkuechen est une institution et avec le Gadet, ce fut l’accord sublime. Le gratin de cardon est une saveur intergalactique. Mais j’ai quand même un faible pour la gelée des bulots et les langues d’oursin. On entre là dans la belle invention d’un artiste affirmé.

 

L’assemblée fut joyeuse, les échanges furent animés, chacun trouvant avec d’autres convives des sujets d’intérêt. Ce repas fut d’une perfection subtile particulière. Le Gadet fur envoûtant.

 

Mais mon Dieu que la Romanée Conti 1972 est belle !

 

Sachant que mon ami américain était à nos cotés, et me souvenant que ce fut avec Alexandre de Lur Saluces que nous nous connûmes, j’avais apporté pour cette retrouvaille un Château de Fargues 1989, petite attention à l’égard de notre ami commun, pour lequel nous trinquâmes. Ce Fargues est un grand Fargues, épais, de pur miel, et de pur bonheur amical. Il a trouvé des prolongements le lendemain que j’ai racontés dans le bulletin 124, où il fut miel mais aussi caramel, pur caramel.

 

Dîner aux Ambassadeurs mardi, 7 décembre 2004

Je retins des fidèles d’entre les fidèles de l’Académie pour un dîner aux Ambassadeurs, sur l’élégante et technique cuisine de Jean-François Piège. L’agneau du Limousin se présenta avec une cuisson et des saveurs intenses de la plus belle qualité. Conseillé par l’un des fidèles et de plus ami, je choisis un Hermitage « Le Gréal » Marc Sorrel 1999, mais à aucun moment je n’eus le moindre plaisir, la bouteille souffrant du froid et d’un ton liégeux. Nous accueillîmes donc un Pommard « Les Rugiens » Hubert de Montille 1989. Comme le premier, ce vin apparut trop froid, ce qui n’est pas normal. Car on ne reçoit que la moitié du message qu’il émet. Bien sûr le palais exercé sait ce qui va venir, mais ce n’est qu’à la moitié de la bouteille que ce vin décline son identité, montre ses papiers, et déclare ses intentions. Magnifique travail dans le respect du terroir. C’est un Pommard comme on les aime, qui chante et lance de folles vocalises dans des prés romantiques. Sur un dessert au marron, j’essayai un Passito di Pantalleria « Bukkuram » de Bartoli 2001 flatteur mais pas encore structuré. C’est en fait un Rhum de 7 ans d’âge (ne riez pas, il est écrit : « vieux ») distillerie de Savanna à la Réunion, au goût magnifique, profond, sensuel, plus expressif encore en bouche qu’au nez, qui fit briller le dessert.

David Biraud que j’apprécie pour son talent va vite corriger ce problème de température. Il reste la belle impression d’un temple de la gastronomie qui promet de nous ravir de plus en plus.

Dîner de wine-dinners au restaurant Le Carré des Feuillants jeudi, 25 novembre 2004

Dîner de wine-dinners du 25 novembre 2004 au restaurant Le Carré des Feuillants
Bulletin 123

Les vins de la collection wine-dinners
Champagne Ruinart Brut NM
Champagne Veuve Clicquot rosé 1985
Pavillon blanc de Château Margaux 1981
Chablis Grand Cru « Blanchot » Domaine Vocoret 1988
Château Latour 1er GCC Pauillac 1962
Château Trottevieille Saint Emilion 1943
Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1987
Pommard Epenots Colomb-Maréchal Négociant Propriétaire 1926
Château Loubens Sainte Croix du Mont 1937
Château Rayne Vigneau Sauternes 1924

Le menu conçu par Alain Dutournier
L’huître de Marennes au caviar d’Aquitaine et les algues marines
Cappuccino de châtaignes à la truffe blanche d’Alba
Homard pimenté et rôti – nougatine d’ail doux
Noix de lotte croustillante, fumet mousseux au raifort
Gâteau de topinambour et foie gras aux premières truffes
L’aile d’oie grillée, la cuisse confite à l’étouffée dans l’argile
Douceurs d’oranges du Cap, crêpe soufflée, gelée de fleur d’oranger, cannelle de Ceylan
Blida de « Suzette – Marnissimo »

Dîner de wine-dinners au restaurant le Carré des Feuillants jeudi, 25 novembre 2004

Dîner de wine-dinners au restaurant le Carré des Feuillants. Alain Dutournier a composé un menu fort judicieux et ciselé pour les vins variés de ce repas. Qu’on en juge : L’huître de Marennes au caviar d’Aquitaine et les algues marines, Cappuccino de châtaignes à la truffe blanche d’Alba, Homard pimenté et rôti – nougatine d’ail doux, Noix de lotte croustillante, fumet mousseux au raifort, Gâteau de topinambour et foie gras aux premières truffes, L’aile d’oie grillée, la cuisse confite à l’étouffée dans l’argile, Douceurs d’oranges du Cap, crêpe soufflée, gelée de fleur d’oranger, cannelle de Ceylan, Blida de "Suzette – Marnissimo"

L’huître en gelée fut un pur plaisir de gastronomie, le gâteau de topinambour rappela fort opportunément qu’on peut manger solide et bon (quelle belle et goûteuse truffe noire qui arrive à propos). Et la douceur du Cap est décidément ce qui se fait de mieux sur les liquoreux.

A l’ouverture des bouteilles vers 17 heures, le bouchon du Pommard 1926 se brise en mille morceaux et libère une odeur qui va se bonifier pour devenir grandiose, je le sens. L’Echézeaux va s’épanouir en prenant un bol d’air, et les deux Bordeaux vont s’ébrouer. Si je goûte un peu du merveilleux Loubens et du puissant Rayne Vigneau avec Christophe, attentionné sommelier très intelligent, c’est par gourmandise. Aucune odeur ne me donne la moindre angoisse. C’est donc le cœur léger que je vais attendre le dîner en profitant d’un cocktail où je suis invité dans l’une des prestigieuses boutiques de la Place Vendôme, ouvertes ce soir pour mettre en valeur la décoration résolument moderne de la place, pour rappeler au monde que c’est ici, à Paris, que le luxe est inventif, festif et joyeux. Je n’y bus que de l’eau et revins au Carré attendre mes convives.

Le champagne Ruinart non millésimé de sans doute dix à douze ans est beau. Il est élégant, discret, et s’amuse à changer de costume chaque fois qu’Alain Dutournier lui propose une saveur complice. Très archétypal, il est le chevalier servant idéal. Le champagne rosé veuve Clicquot 1985 a une magnifique couleur d’hortensia d’automne. Il n’a pas pris une ride et éclate de jeunesse sucrée. Le capuccino lui va à merveille, accentuant par la châtaigne le doucereux délicat.

Le Pavillon blanc de Château Margaux 1981 surperforme largement sa droite de tendance comme on dirait au Palais Brogniart. Traduisez : très nettement au dessus de ce qu’on pourrait en attendre. Il explore des variations de saveurs, des changements de rythme dans le palais qui laissent surpris devant tant d’imagination. Le Bordeaux blanc, à ce niveau, a une complexité folle de grand art.

Le Chablis Grand Cru Blanchot, Domaine Vacoret 1988 confirme son statut de grand cru. L’âge lui a fait intégrer ses composantes, et il brille sur une lasagne au discret mais tenace caviar. C’est solidement bon.

Le gâteau de topinambour accueille Château Latour 1962 magnifique d’opulence de rondeur, de justesse de ton. C’est comme un piano qui vient d’être accordé : chaque note en est plus belle. Il fait un peu d’ombre – au départ – au Château Trottevieille 1943 encore un peu poussiéreux, mais qui se libère avec une grande facilité et devient un Saint Emilion raffiné qui sera même distingué dans l’un des classements finaux. La truffe très prononcée imprima un de ces mimétismes dont je raffole : le Latour 1962 avait un nez de truffe. Il avait dérouté les effluves de la précieuse tubercule pour se les approprier. De tels rapts sont fascinants.

L’Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1987, abondamment aéré, offrait une puissance rare pour l’année, et déclamait de beaux messages bourguignons. Sans doute pas explosif, mais élève studieux et doué. Le Pommard Epenots Colomb Maréchal 1926 m’a tiré des gloussements extatiques de pamoison. Je jubilais, je jouissais, possesseur que j’étais des clés de Champollion pour en lire tous les pictogrammes. Mais je fus –agréable surprise – rejoint dans mon extase par plus d’un convive qui acceptaient d’entrer dans ce monde de vins surprenants où la porte du grenier grince un peu, mais où les trésors enfouis dans les coffres sont des découvertes d’Ali Baba.

Comme le Pavillon Blanc, le Château Loubens, Sainte Croix du Mont 1937 s’afficha à un niveau quasi irréaliste pour son appellation. C’est un grand liquoreux, à la trame frêle (on n’est pas en sauternais) mais qui expose une palette d’arômes de la plus belle diversité. Et l’orange lui a donné des aspects sublimes. Grand vin.

Le Rayne Vigneau 1924, largement plus ambré, place la barre beaucoup plus haut, mais ne fait en rien pâlir Loubens qui n’est pas relégué en deuxième division. Le Loubens a la subtilité qui convient, et le Rayne Vigneau a un sourire, un chant ensoleillé et une séduction qui déshabille la Suzette de la crêpe dans une danse lascive.

Bien difficile de faire un vote dans cette diversité d’expressions. Les vins les plus cités en bon rang furent le Latour 1962, Le Pavillon Blanc 1981, le Château Loubens 1937 et  l’Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1987. Les votes, tous différents, mirent cinq vins sur dix, soit la moitié, en première place pour neuf votants, signe d’une grande diversité, et signe que cinq vins méritaient cet honneur. Mon vote fut le suivant : en un Rayne Vigneau 1924, car il n’y a rien d e plus beau que ces saveurs là. En deux le Château Loubens, car il a produit une performance rare, en trois le Pommard 1926, le plus émouvant, mais dont la légère blessure justifie cette place, et en quatre le Latour 1962, sublime d’équilibre.

Les plus beaux accords furent la châtaigne avec le Veuve Clicquot rosé, la truffe avec le Latour, la cuisse d’oie avec le Pommard et l’orange du Cap avec le Loubens. La plus belle saveur fut l’huître en gelée avec un biscuit d’algues.

Accueil toujours charmant, service bien rôdé, table bien proportionnée dans un décor adapté de couleurs sobres. Une table de convives qui apprenaient à grande vitesse et comprirent ces vins anciens. Une belle soirée amicale peuplée de saveurs qui ne seront plus jamais reproduites et n’existeront plus que dans la mémoire de convives conquis.

L’Académie du Vin de France mercredi, 17 novembre 2004

L’Académie du Vin de France se réunit pour son dîner de Gala au restaurant Laurent. C’est l’occasion de goûter les vins des membres de l’Académie dans leurs productions récentes de 2003, 2002 ou 2001 selon les vins. Où pourrait-on en quelques pas seulement passer de Zind-Humbrecht à Cauhapé, de Château Simone à la Maison Huet, de la Romanée Conti à Haut-brion, du Domaine Leflaive à Fargues ? Nulle part ailleurs. De plus, on trinque avec les propriétaires. Ce que j’ai fait pour La Tâche Domaine de la Romanée Conti 2002 dont j’ai apprécié le nez d’une belle élégance et le goût qui commence à se structurer. Hubert de Montille, la star de cinéma (Mondovino) était tout sourire ainsi que de nombreux propriétaires  satisfaits de leur année comme le sont les élèves au bon carnet scolaire. Ici, toutes vendanges étaient faites. Je suis placé à une table prestigieuse puisque s’y trouvent les propriétaires ou gérants de la Romanée Conti, de Haut-Brion, de Bonneau du Martray, de Château Simone, de la Commanderie de Peyrassol. Les discussions passionnantes furent précédées par de sobres mais denses discours du président sortant, Jean Noël Boidron justement acclamé et du nouveau président Jean Pierre Perrin au dynamisme connu.

Jacques Puisais fut le Monsieur Loyal du beau dîner conçu par un Alain Pégouret particulièrement brillant. Jacques commenta les vins et les mets avec un langage qui n’appartient qu’à lui, où la science des goûts le dispute au brio. Les blancs étaient de 1997 et les rouges de 1989. Voici ce qu’il en fut.

Des coquilles Saint Jacques avec des copeaux de noix et des traces de moutarde accompagnaient un délicieux Côtes de Jura du Château d’Arlay 1997. La virilité de ce blanc avec les noix me plait, quand ma voisine Madame Delmas (Haut-Brion) a du mal à entrer dans sa logique. Sur une autre préparation de coquilles Saint-Jacques présentée dans la même assiette, mêlant l’amer au sucré le Palette Château Simone 1997 fut particulièrement brillant sur le sucré naturel de la coquille, lui associant sa typicité poivrée. Belle profondeur de goût et l’occasion de tester deux accords très différents.

Une pince de homard (voire deux), aux haricots coco et coquillages, émulsion de fleurette citronnée est un plat qui m’a enchanté. Et le Puligny Montrachet « les Pucelles » Domaine Leflaive 1997 a trouvé une densité marquée, soulignée par la légèreté de l’émulsion et l’expressivité des haricots. La queue du homard, facile prétexte à l’humour Puisaissien gentiment gaulois, au beurre demi-sel sur une farce au corail avait la force qui convenait pour soutenir le puissant et alcoolique Hermitage blanc 1997 de Chave. Quelle force ! Ce plat puissant aurait d’ailleurs pu aussi s’accommoder d’un vin rouge.

Sur un magnifique exercice de style sur le thème du lièvre, intitulé par Philippe Bourguignon en toute sobriété : « lièvre dans tous ses états, pâtes fraîches » trois vins que des régions et des personnalités séparent allaient nous raconter de bien belles histoires. Les trois acceptions du lièvre étaient primitivement prévues chacune pour un vin, mais on s’amusa à brouiller les cartes, pour la plus grande joie de nos papilles en éveil. Le Beaucastel rouge 1989 a une générosité naturelle rare. Il emplit la bouche, s’y sent à l’aise, et décoche du fruité de pur plaisir. Le Bandol « Cuvée Cabassaou » 1989 Château Tempier de M. Peyraud, voisin de table, me plut particulièrement, car il tenait bien sa place à coté de ses illustres voisins de verre. Une belle trame, une joyeuse densité et une longueur respectable. Un beau vin. Et La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1989 au nez d’une particulière intelligence compléta le trio avec des variations de saveurs généreuses. Sur le râble, La Tâche s’amuse à faire des gammes de goûts, variant sa force et sa finesse avec un talent consommé. Cette dégustation était cependant assez difficile car les verres avaient une odeur désagréable que mes voisins vignerons attribuaient au carton d’emballage mais que je reliais plus volontiers à la méthode de séchage. Plusieurs milliers de verres posent des problèmes logistiques. Ils posèrent des problèmes d’odeurs et de saveurs. Et Patrick Lair, pour des raisons que je comprenais parfaitement, faisait servir les vins très frais. C’est justifié si le vin reste en verre, mais quand on est gourmand comme à notre table, le vin n’a même pas le temps de se réchauffer. Et La Tâche trop frais, ça limite assez le plaisir. Fort heureusement, en y mettant du sien, c’est-à-dire en « vinant » les verres et en attendant que le vin se réchauffe, tout alla bien. La maison « Laurent » fut parfaite à son habitude et la sommelière de notre table, Christèle, fit un travail de grand professionnalisme. Sur un délicieux Saint Nectaire fermier, le Corbin-Michotte, Saint-Emilion 1989 prouva à quel point Jean Noël Boidron avait mérité d’être président. Ce vin de couleur beaucoup plus foncée que les autres rouges, dense mais charmeur à la fois, d’une trame d’une légèreté séductrice me causa une forte émotion. Je l’ai particulièrement apprécié.

Les palmiers (en pâtisserie) du restaurant Laurent n’auront jamais le temps de nous faire de l’ombre, car on les dévore avec une voracité coupable au masochisme pondéral assumé. Avec le Tokay Pinot Gris « Clos Jebsal » sélection de grains nobles Zind-Humbrecht 1997, on est en plein péché, car les saveurs de grains de raisin délicieusement brûlés par le soleil, les arômes de pain d’épices, de thé et de caramel se bousculent sous les palmiers avec une volupté rare. L’équipe d’Alain Pégouret, toute toquée est venue au moment du Tokay se faire applaudir à juste titre tant la cuisine fut exacte et sensible. Une belle leçon.

Quels vins retenir ? Difficile exercice tant les vins différent. Je mettrais en premier le Corbin Michotte 1989 pour la pureté de son image, en deux le Tokay Zind Humbrecht pour sa volupté, en trois La Tâche DRC pour son élégance et sa complexité et en quatre l’Hermitage blanc de Chave pour son assurance et sa sérénité. Mais le Bandol, le Puligny, le Chateauneuf et tous les autres eurent aussi beaucoup de charme.