Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Meuricejeudi, 9 décembre 2004

 

J’arrive à l’hôtel Meurice pour ouvrir les vins d’un nouveau dîner. Un imposant sapin blanchi de neige trône au milieu des ors et une exposition sur le thème du sapin, dont les couleurs et les formes originales s’étalent à l’envi, donne une note de gaieté et de modernisme dans le décor luxueux mais assez conventionnel de ce bel hôtel. Dans la salle du restaurant Yannick Alléno surveille la mise en place d’un sapin de cristal, pièce unique de Lalique, qui diffuse une lumière chirurgicale et blanche de très bel effet sur les marbres blancs de cette extraordinaire salle à manger. Originale décoration dans ce décor libertin. Bruno m’assiste pour les ouvertures. Malgré des parcours odorants que je peux décrire à l’avance, je n’ai pas la même décontraction que lors de dîners précédents, car il pourrait y avoir quelques caprices ou accidents. Le Bonnes Mares 1933 est radicalement mort, son bouchon ayant plongé dans la bouteille, ce qui était impossible à voir ou à prévoir. J’ouvre en compensation un Chambolle-Musigny 1972 du même propriétaire qui fut de loin la bouteille la plus épanouie à l’ouverture, avec cette odeur si palpitante de la belle Bourgogne. Yannick qui ne perdait pas une miette de l’opération d’assemblage de l’œuvre de cristal en profitait quand même pour venir sentir ces flacons. Il avait le même enthousiasme que moi, comme un enfant qui découvrirait un jouet posé sous le sapin. Je le voyais imaginer toutes les saveurs qu’on pourrait associer à ces arômes, d’une complexité qu’on ne trouve qu’en eux. La suite démontra qu’il les avait anticipées.

 

Il faudra qu’Aubert de Villaine m’explique pourquoi sous la capsule, dès qu’on la découpe, les bouchons des vins du Domaine de la Romanée Conti, donc de cette Tâche, sentent la terre, et pas n’importe quelle terre, celle de la plus vieille cave du Domaine. C’est frappant de voir se reproduire ce phénomène aussi souvent. Et de voir que cette odeur imprégnante de terre occulte toute autre sans affecter le vin.

 

Le menu composé par Yannick Alléno : Noix de coquilles Saint-Jacques et foie gras iodé aux langues d’oursin, Croustillant de pomme de terre, sucs de fenouil, Délicate gelée de bulots aux langues d’oursin, Crème de riz et croûte aux algues, Tronçon de turbot rôti aux échalotes grises, Gratin de cardon à la moelle et au parmesan, Tarte « Flammenkuechen » aux truffes, Jus tranché et coeur de salade à la crème, Noisette de biche façon Rossini, Pâtes gonflées au jus de truffe, sauce périgourdine, Assiette de bleu « Termignon », Macaron au pamplemousse rose et coquelicot, Sauce à la pistache de Sicile.

 

J’adore faire un dîner avec Yannick Alléno, car il est ouvert et empathique comme un Guy Savoy, attentif et créatif comme un Guy Martin. La différence avec le dîner précédent qu’il fit en ce début d’année, c’est qu’il ne va pas vers une troisième étoile, il y est. La notation n’est pas parue, mais elle est dans l’assiette. (Il se peut que chacun de ces chefs n’aime pas être assimilé à un autre car ces artistes sont uniques, sculptés dans le marbre de leur forte personnalité. Mais j’aime chacun des trois, ainsi que beaucoup de ces chefs studieux qui font l’excellence de la France).

 

Voyons un peu les vins. Le Côtes du Jura blanc Léon Rouget 1973 est apparu avec une oxygénation idéale qui avait musclé son expressivité. Nous avions la chance que la table comptât des amoureux du Jura. Ils apprécièrent d’autant plus la générosité épanouie de ce vin. J’avais demandé à Yannick de pousser un peu l’oursin afin de provoquer le Côtes du Jura. Ce fut un combat gustatif de belle passion. Je ne pensais pas que le Champagne Salon « S » 1982 allait venir avec le même plat, je ne m’en souvenais plus, et c’est en fait une erreur. Le sublime Salon, aux évocations de vin ancien, au charme quasi irréel était mis à mal par le Léon Rouget qui avait tant d’aisance. Il eût fallu sans doute que le Salon soit seul. C’est du pointillisme tant ce champagne montra que l’on peut aller loin dans la qualité. Il servit même de tremplin au vin du Jura, adoré de tous.

 

J’avais absolument voulu que Yannick mît le Chante-Alouette Hermitage blanc M. Chapoutier 1955 sur le plat de bulot. J’avais en effet en tête le goût du bulot. Mais en fait le plat est d’une subtilité iodée qui chavire l’âme. Entraîné comme par une sirène, on succombe à l’invraisemblable perfection de la gelée, on croque l’auréole verte d’algue, cache-sexe de Neptune, montée sur un porte photos à pince, biscuit qui se marie bien à l’Hermitage. Et ce vin que je trouve absolument charmant de rondeur et d’affabilité discute bien avec l’algue, quand il ne peut pas se frotter à l’iode de la gelée. Ce vin est remarquable mais fut peu remarqué, tant le programme était dense. Lorsqu’en fin de repas on dit à Yannick que ce fut l’accord le moins naturel, celui-ci, d’un sourire qui fut un tacle assassin contre un équipier de son camp, répondit : « c’est le choix de François ». C’est vrai, c’est moi, je l’avoue, car je voulais ce plat. Et même si le Côtes du Jura eût été divin sur ce bulot, j’assume cette envie que j’avais eue.

 

Le Pin Pomerol 1987 est un vin dont on parle, mais qu’on ne boit jamais. Pour moi, c’était le premier essai. Regardons les choses, c’est un vin qu’on ne boit que quand on vous l’offre. Il fallait l’essayer. Ce fut fait. A propos de ce vin je ne peux m’empêcher de vous raconter à nouveau une anecdote que j’avais relatée dans le N° 11 (c’est vieux maintenant, ce qui justifie la redite). Reçu à un cocktail à Yquem, je bavarde avec la fine fleur de l’aristocratie vineuse du bordelais. Discutant avec une charmante dame, celle-ci me dit : « mon mari est garagiste ». Immédiatement, du fait de l’atmosphère dans laquelle nous baignions, je lui demande si son mari est l’heureux propriétaire de Le Pin, le vin de garage par excellence. Elle me répondit : « non monsieur, mon mari a la concession pour la Gironde de … » et elle me cita une marque automobile très éloignée de la vigne. J’ai ri de ma méprise. Revenons à Le Pin : à l’ouverture, j’avais été effrayé par un nez métallique, mais j’espérais le retour. Bruno me servant à table la première rasade, j’eus encore cette odeur désagréable qui me fit grimacer. Ceci allait conditionner la suite, alors que je voyais ce vin revivre à grande vitesse. J’eus même quelques beaux moments de grande vibration. Disons le sur ce que j’ai vu : on imagine très bien la construction attentive, l’application dans les méthodes. On ressent les concentrations extrêmes. On est poussé vers les meilleurs vins du monde avec assez d’élégance. Mais ce ne fut pas suffisant, du fait de cette bouteille, pour adhérer définitivement à un vin dont on peut soupçonner des réalisations spectaculaires. A coté, le Château Tertre Daugay GCC Saint-Emilion 1970 paraissait élégant, subtil, précieux même comme un incunable. Joli Saint-émilion à qui d’aucuns trouvèrent du bouchon que je n’ai en aucun cas détecté. C’était un joli vin, plus frêle qu’un 1970 habituel, mais vrai dandy séduisant. Le gratin de cardon était à se pâmer et l’une de mes jolies voisines succombait à cette perfection gustative.

 

Le Château Gadet Médoc 1929 allait faire l’unanimité absolue. Il faut que je raconte son ouverture. La bouteille est belle et je la prends en main. Immédiatement je remarque que la bouteille est du 19ème siècle, soufflée, et même particulièrement ancienne. La capsule est d’origine et le niveau est très haut pour cet âge. Un aspect sain et rare. Je débouche, et je tire un bouchon tout rabougri et tordu. Un tel bouchon ne peut pas avoir permis de garder ce niveau. Où est l’anomalie ? Et c’est alors que je remarque que c’est le goulot de la bouteille qui a imprimé la forme au bouchon. Il ne s’était pas rétréci mais avait épousé un goulot incroyablement petit, le verre étant irrégulier et par endroit trois fois plus épais qu’il ne devrait. Et ce bouchon très nettement comprimé avait gardé un vin parfait. Ce qui me remit en mémoire le Chambertin 1811 que Jean Luc Barré avait fait partager à quelques amis. Nous avions un bouchon très court et très étroit, d’une densité quasi indestructible, qui avait parfaitement conservé ce vin. Que faut-il en déduire ? Je serais tenté de le faire : des bouchons de pureté extrême mais plus fins ne conserveraient-ils pas mieux les vins de garde ? Grâce à cette surprenante verrerie, nous eûmes un Médoc sublime, d’un épanouissement absolu, charmeur, rond, et d’une couleur extrêmement jeune. Un beau vin de charme qui forma avec la tarte aux truffes un moment d’extase. Un très grand gastronome, esthète et écrivain présent, confessa que si l’on arrêtait le repas à ce moment là, il n’aurait besoin d’aucun autre plaisir : il était touché par la perfection du moment. Il est resté. Il a bien fait.

 

La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1957 bien oxygéné est vraiment le point de départ idéal, pour le « baptême » de beaucoup de convives, quand on découvre pour la première fois le charme des vins du Domaine de la Romanée Conti. On a, dès le premier contact, ce nez qui affiche le message de la Bourgogne : « n’attendez pas de moi la moindre séduction, je ne vous délivre que de l’énigme ». Et je l’avouerai volontiers, je succombe à cette approche troublante. Comme je l’ai déjà dit dans un bulletin, c’est « suivez-moi jeune homme ». C’est le mystère. Et en bouche l’énigme continue, mais les pièces s’emboîtent. On sent qu’à l’attaque du palais, le charme commence à opérer. Ce fut un beau La Tâche, magistralement aidé par la tendreté expressive de la biche. Mais comme le Jura de Léon Rouget ne s’en laissait pas compter par le Salon, le Chambolle-Musigny Grivelet Père et Fils 1972, remplaçant du Bonnes Mares, montrait un niveau qualitatif rare, très supérieur à son niveau attendu. Et, il faut bien le dire, apparu flamboyant dès l’ouverture, il a continué d’éblouir, au point de surpasser La Tâche sur ce plat. Ce qui, compte tenu de la performance inhabituelle de ce Chambolle, n’enlève rien à la prestation de La Tâche, de grande qualité. Le Bonnes Mares Fernand Grivelet 1933 fut absent à l’appel. Rien n’aurait pu le réveiller, contrairement à ce qui apparut dans un dîner chez Guy Savoy où ce vin fut ouvert (bulletin 13). J’eus la mauvaise surprise alors de voir le bouchon tomber devant moi quand je découpai la capsule. Ici, le bouchon avait déjà rendu l’âme bien avant, sans que ce fût visible. Chez Guy Savoy le Bonnes Mares revint brillamment à la vie. Ici point.

 

Comme notre palais est encore sur ce brillant 1972, il faut que je vous conte une anecdote collatérale. Un américain ami, Bipin Desai, palais incommensurable, m’avait appelé peu de jours avant, me demandant avec une politesse toute anglo-saxonne s’il pouvait utiliser mon nom pour se recommander auprès de Yannick Alléno. Précaution de pure politesse. Il n’avait pas annoncé le jour. Je découvris avec surprise que ce serait le même soir. Il n’était pas possible de fusionner nos tables. Trois américains dînèrent donc à portée de rond de serviette.

 

Mon ami me fit savoir avec fierté ce qu’ils buvaient : Montrachet du Domaine de la Romanée Conti 1995, Cheval Blanc 1990 et Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti (je répète pour que l’on voie bien que c’est bien elle) 1972. Je vins les complimenter, pensant que notre Premier Ministre avait trouvé là, par la grâce de ces américains, la solution du comblement du déficit budgétaire de la France, et mon ami me fit goûter le Cheval Blanc 1990 puis me donna un verre de la Romanée Conti 1972. Le Cheval Blanc est grand, mais ayant eu en bouche des vins parfaitement oxygénés, la première impression d’un vin qui n’a pas pris son essor me poussa à le juger parfait mais non encore accompli. Je le sens d’un fort potentiel.

 

Le fait d’avoir eu en bouche le goût de la Tâche 1957 et de ce grandiose Chambolle 1972 m’aida à profiter de façon totalement idéale de la perfection absolue de la Romanée Conti 1972. Le nez est le même que celui de cette Bourgogne qui parle par énigme. Le nez est suffisamment déstructuré pour tenir en haleine. Puis en bouche, un liquide particulièrement loquace. Tout se raconte en à peine une gorgée. On a une des subtilités les plus extraordinaires qu’un vin soit capable de délivrer. Quel bonheur que ce vin là, qui justifie pleinement pourquoi il est si recherché. Il dit tout, il pense tout. Il existe, il est là, il irradie. Un pur privilège.

 

Le Château d’Yquem 1978 n’allait pas se laisser impressionner par cet environnement. Plutôt discret pour un Yquem, il joua un duo avec un fantastique fromage qui le propulsa dans des explorations très inhabituelles de saveurs. Le chemin que les deux firent ensemble est d’un remarquable intérêt. Ce Yquem fut « the right wine at the right place », situé exactement où il fallait qu’il fût. Le Château Doisy Védrines Haut-Barsac Sauternes 1940 m’avait ravi à l’ouverture et j’en attendais plus. Bien sûr j’avais perçu une légère blessure, mais tout semblait en place. Et là, bien que délivrant de beaux messages, la belle restait sous sa voilette, se cachait derrière son éventail, suggérant au lieu d’exploser de beauté. C’est évidemment un beau Sauternes complexe, rehaussé par la subtilité d’un dessert réussi. Mais il eut pu briller plus.

 

Le classement, tradition de fin de repas, fut nettement plus concentré que d’habitude sur les têtes de liste, tant certains vins surclassaient les autres. J’adore quand les performances des vins entraînent qu’ils soient nombreux à être classés dans les votes. Ici ce fut plus resserré. Ma joie vient du fait que ce sont le Jura, le Gadet, le Chambolle et la Tâche qui furent les plus prisés.

 

Mon vote fut en un le Chambolle-Musigny 1972, en deux le Gadet 1929, en trois la Tâche 1957 et en quatre le Côtes du Jura 1973.

 

On serait en peine de classer les saveurs tant elles furent belles. La Flammenhkuechen est une institution et avec le Gadet, ce fut l’accord sublime. Le gratin de cardon est une saveur intergalactique. Mais j’ai quand même un faible pour la gelée des bulots et les langues d’oursin. On entre là dans la belle invention d’un artiste affirmé.

 

L’assemblée fut joyeuse, les échanges furent animés, chacun trouvant avec d’autres convives des sujets d’intérêt. Ce repas fut d’une perfection subtile particulière. Le Gadet fur envoûtant.

 

Mais mon Dieu que la Romanée Conti 1972 est belle !

 

Sachant que mon ami américain était à nos cotés, et me souvenant que ce fut avec Alexandre de Lur Saluces que nous nous connûmes, j’avais apporté pour cette retrouvaille un Château de Fargues 1989, petite attention à l’égard de notre ami commun, pour lequel nous trinquâmes. Ce Fargues est un grand Fargues, épais, de pur miel, et de pur bonheur amical. Il a trouvé des prolongements le lendemain que j’ai racontés dans le bulletin 124, où il fut miel mais aussi caramel, pur caramel.