Dégustation des vins de Henriot au George V mercredi, 5 mai 2004

Ceci fait contraste avec la distinction, l’élégance raffinée qui présidaient à la dégustation qui eut lieu au Four Seasons (j’ai du mal à ne pas dire George V) des vins du groupe Henriot. Dans des salons très cossus, une visite, voyage dégustation remarquablement ordonnancé : il fallait suivre l’ordre des vins car cela avait un sens. On explorait les Chablis William Fèvre justement honorés, les rouges Bouchard Père & Fils avec ces Pommard, ces Corton et autres Nuits Saint Georges, les blancs de divers statuts dont un Corton Charlemagne à se pâmer et l’on finissait par les champagnes Henriot dont une cuvée spéciale absolument époustouflante. Avec l’éventail de ces vins, on peut imaginer des milliers de compositions de repas qui seront toutes différentes, tant la gamme de ce groupe est vaste et talentueuse. En ce qui me concerne, je partirais volontiers sur une île déserte avec une cuvée des Enchanteleurs Henriot, avec un Chablis Grand Cru de William Fèvre, avec un Corton Charlemagne et une bouteille de La Romanée de Bouchard, avec le sentiment je peux attendre sereinement, sans angoisse le sauvetage improbable de ce qu’on appelle la civilisation.

repas de famille dimanche, 2 mai 2004

Encore un repas de famille propice à des essais de vins que l’on fait sans retenue. Ce jour là, j’ai envie d’explorer des sans grades à coté d’un ou deux piliers de mes préférences. Commençons par un pilier. Le champagne Salon S 1983 est très fumé, vineux, très fort. Pour une fois je pense qu’un Krug récent m’a donné plus de plaisir. Ce champagne mérite un plat plus qu’un apéritif. Je l’ai goûté plus tard sur une viande rouge et il s’exprime alors avec un vrai bonheur.

Château Cantemerle Haut-Médoc 1984 en demie. Ce vin a toujours créé des surprises pour ceux qui l’ont bu avec moi. Très au dessus de ce qu’on attend. Mais on commence à entrer dans une période moins fringante. Il sera temps de les finir, alors qu’ils ont représenté des sujets de fierté, par l’étonnement de tous ceux qui en ont bu. Le Domaine La Passion Haut-Brion 1976 est une découverte car il y a peu de temps encore j’en ignorais tout. Découvert grâce à un ami expert et déjà servi lors d’un dîner au Bristol, je le trouve magnifique, expressif, dense et typé. Un beau vin de belle excitation gustative. Sur une pièce de boeuf en croûte et fourrée au foie gras, c’est un bel accord. Le Monthélie Grivelet Père & Fils 1972 fait partie de ces vins que j’aime ouvrir car l’appellation mérite l’intérêt. Le nez est très bourguignon, fait de rondeur et d’amertume mêlées. L’attaque est belle. La fin est moins brillante. Mais cette expression bourguignonne bien vivante me plait.

Le Maury Chabert De Barbeira 1983 est le deuxième pilier. Magnifique Maury que je n’aurais jamais identifié à l’aveugle. C’est beau. Il y a de la peau de prune, de la confiture de coing. C’est juteux, goûteux, dense et alcoolique. Avec une mousse au chocolat et un gâteau au chocolat, on ne peut pas rêver de plus beau mariage. On finit sur Dolcetto d’Alba Poderi Aldo Contero 2000   13°. Je ne sais pas pourquoi j’ai acheté ce vin dont j’ai plusieurs caisses. Peut-être le mot "dolcetto" m’avait-il fait espérer un liquoreux ? Il rappelle les vins du sud de la France. Pas de véritable excitation gustative sur celui-là.

J’aime quand en famille on explore des régions qui ne sont pas toujours mises en valeur notamment à la carte des vins de nombreux restaurants. Et explorer les appellations prestigieuses comme les plus discrètes est un des piments du voyage, si l’on veut connaître toutes les facettes du vin.

Whisky ? samedi, 1 mai 2004

Un lecteur attentif de mes bulletins ayant repéré dans le bulletin 110 que je parle de whiskies, corrige la dénomination de l’un des deux, le plus fort en alcool, qui n’est pas pur malt mais single malt. Les passionnés de whisky auront corrigé d’eux-mêmes. Je voulais saluer comme il convient cette culture et cette précision.

Dîner au Bistrot du Sommelier mercredi, 28 avril 2004

Dîner au Bistrot du Sommelier où je cours plus pour voir Philippe Faure-Barc que pour le sujet du jour, les vins du château Cabezac, domaine en Minervois. Le solide entrepreneur qui a racheté cette propriété en 1997 a choisi un œnologue intelligent avec lequel j’ai eu des discussions passionnées. Nous avons parlé saveurs. Les vins d’apéritif, les 2003, sont des vins de bord de piscine. Le Tradition 2002 blanc sur une entrée aux coquillages et mousse de lait de coco provoque de très excitantes confrontations, montrant que ce vin raconte des choses. En rouge, le produit phare, la Cuvée Belvèze 2001 qui titre 14° et a passé 22 mois en fût neuf a tout pour me faire fuir. C’est exactement ce que je n’aime pas. Alors que le rouge Tradition 2001, qui est un vrai Minervois, et pas un vin du monde, me plait beaucoup plus car il ne veut pas trop en faire. C’est simple, c’est nature, et ça ne trompe pas. Un curieux muscat annoncé demi-doux mais résolument sec est un vin ubiquiste dont le plaisir ne va pas loin. J’apprécie plus que l’on travaille bien le terroir dans l’esprit de sa région que lorsqu’on extrémise la technique en s’imaginant au cœur du Médoc. Ce domaine sera couronné de succès s’il recentre son ambition. C’est cela qui rend le sujet du vin si passionnant.

Déjeuner d’amis mardi, 27 avril 2004

Déjeuner où je rejoins des amis nombreux. J’ai l’esprit à la fête. Alors, j’offre pour cette grande tablée Montrose 1990 et Rayne Vigneau 1982. Le Montrose est une très belle réussite. Montrose a de nombreuses années qui m’ont laissé plutôt indifférent, alors qu’il est brillant lorsqu’il a plus de cinquante ans. J’avais choisi ce 1990 sur sa réputation d’excellence, couronnée par une note extrême de Robert Parker. Elle est vraiment justifiée. Ce vin est parfait. Aucune aspérité significative et au contraire une élégance rare doublée d’un sens de la synthèse. Il n’y a pas de défaut dans ce vin là, discrètement brillant. Le Rayne Vigneau 1982 a la délicate finesse des grands Rayne Vigneau. Il n’a pas encore l’émotion de ses très grands aînés, mais c’est brillant et agréable.

dîner chez Patrick Pignol dimanche, 25 avril 2004

Nous nous rendons à dîner chez Patrick Pignol, et menu et vins se décident presque naturellement. Pétoncles et oursin, puis agneau des Pyrénées. Le Meursault Coche Dury 1998 exulte. Sur une délicieuse entrée au foie gras fourré dans une colonne phallique, c’est L’?vangile Pomerol 1986 qui s’impose et surtout pas le Meursault. Frais encore, le Pomerol brille sur le grain de poivre du foie gras. Le plat à l’oursin est raté. Combien de chefs auraient comme Patrick Pignol la décontraction de venir en parler ? Belle réaction où l’orgueil est absent : on ne parle que de ce qui a causé cette désagréable impression. Erreur facilement rattrapable. De belles langoustines viennent mettre le Meursault à son niveau (je le trouvais à son aise sur du beurre). Des morilles dont la saison finit, à la sauce admirable ont permis au Meursault de devenir transcendantal, le nez devenant d’une rare perfection. La viande extrêmement précise a fait briller l’élégant Evangile qui a atteint par moments de vrais sommets. Ce fut un plaisir quasi universitaire que d’entendre Bernard Antony nous parler de fromages d’un plateau qui ne vient pas de chez lui. Rude critique mais fort juste. On apprend auprès de ce génie.

Voilà un parcours d’amitié sans unité de lieu puisque nous avons bu des vins dans quatre chapelles de la gastronomie et de l’amour du vin. Il a montré que la spontanéité de l’instant rend forcément tout plat et tout vin encore plus agréables. Nous avons bâti de folles idées où son talent fromager et mes vins créeraient des événements rares. Une belle matière à travailler.

Présentation de vins au Macéo dimanche, 25 avril 2004

J’ai la chance, et je n’en tire pas de gloire particulière mais de l’intérêt, que des personnes qui incarnent une perfection avérée dans leur domaine ont une sympathie réelle pour les efforts que je fais pour promouvoir des goûts étranges et parfois oubliés. Alexandre de Lur Saluces, Guy Savoy, Aubert de Villaine, Alain Senderens représentent des vins ou des cuisines qui font de la France une référence incontournable du bon goût. Dans son domaine qui est celui du fromage, Bernard Antony est une institution. Personne ne peut échapper à sa séduction hypnotique et j’ai succombé, tant son amour de la perfection absolue transparaît dans ses propos mais aussi dans les assiettes qui en apportent la preuve. Nous nous revoyons de temps à autre et un coup de fil me surprend dans mon ermitage du Sud. Une dégustation de vins biodynamiques se tient chez Macéo. Je reviens à Paris.  Nous décidons que nous dînerons ensemble.

David Williamson, l’élégant propriétaire de Macéo est un esthète du vin. D’une modestie toute britannique, c’est à dire perfide, il accueille ces vignerons authentiques dont des phares dans leur région : Trapet, Chapoutier, Cazes, Huet, Zind-Humbrecht, Leflaive, ça parle ! Je goûte un Chambertin Trapet 2002 d’une finition rare, une Vouvray Mont du Milieu doux Huet 2002 qui n’a pas besoin d’attendre cent ans avant de donner un franc plaisir, un Riesling 2001 et un Gewurztraminer vendanges tardives 2002 de Zind-Humbrecht qui sont d’un charme accompli. Cette biodynamique prouve son talent. La séance se termine à 18h. Que faire avec Bernard Antony avant le dîner que nous avions prévu ? Une visite en voisin chez Gérard Besson. Le maître d’hôtel et le sommelier dînent d’un solide boeuf aux coquillettes et Gérard Besson apparaît. "Vous avez soif ?". Au moins le message est clair. Il est probable que nous avons soif, et sur d’amicales discussions une terrine en gelée merveilleuse acclimate un Clos Nicrosi, Coteaux du Cap Corse 1999, 100% Vermentino. Il est d’une évidence confirmée que l’amitié rendra sublimes un vin corse et une terrine. Le vin qui servi seul a des accents de bonbon acidulé respire sur la terrine pour composer un de ces casse-croûte improvisés qui valent toute forme de gastronomie. Nous laissons Gérard Besson préparer son service du soir et nous débarquons au bar du restaurant Laurent. Accueil avec une Manzanilla Papinisa, cet apéritif sobre qui ne gâchera pas l’appétit. Au nez, belle fusion avec des toasts légers au saumon à l’aneth. Mais en bouche le vin se resserre. Cela impose l’essai d’un Arbois vin jaune de Puffeney 1988. Le vin jaune colle au saumon avec une belle précision quand la manzanilla se fermait. Robert Hossein qui a fait de Laurent son repaire bavarde avec nous. Il a la jeunesse folle de s’enflammer sur tout sujet qui l’excite et qu’il ne connaît pas.

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Bristol jeudi, 22 avril 2004

Dîner de wine-dinners du 22 avril 2004 au restaurant de l’hôtel Bristol
Bulletin 111

Les vins de la collection wine-dinners
Champagne Mumm Cordon rouge 1975 magnum
Sylvaner Trimbach 1962
Montrachet Roland Thévenin 1947
Beaune blanchesfleurs tasteviné Chanson Père & Fils 1967
Corton Grancey Louis Latour 1964
Château Mouton Rothschild 1978
Château Haut-Bailly 1918
Château Sainte Roseline Côtes de Provence 1953
Château Loubens Ste Croix du Mont 1959
Château d’Yquem 1906

Le menu conçu par Eric Fréchon
Araignée de mer en carapace, chair et corail à la coriandre, jus des carcasses pressées
Sole dieppoise et écrevisses, mousseline de petits pois, jus de crustacés et mousserons
Macaronis truffés farcis d’artichaut et de foie gras de canard, gratinés au parmesan
Pigeon vendéen rôti au foin, chou vert aux abats et foie gras de canard et girolles
Rhubarbe à l’étouffée à l’infusion de citronelle, glace Amaretti
Mangues et ananas caramélisés aux épices
Chocolats, mignardises

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Bristol jeudi, 22 avril 2004

Les lecteurs attentifs s’en souviennent, j’ai visité l’an dernier le Château Sainte Roseline, beau domaine des Côtes de Provence. On m’a présenté selon le programme classique les vins récents et lors d’un déjeuner privé avec le propriétaire et son épouse, j’ai pu goûter un 1988 rouge qui était loin d’être concluant et un 1983 rouge éblouissant. Là dessus, séduisant au port où accoste mon bateau une veuve autochtone, celle-ci trahît le souvenir de son défunt mari en m’offrant non pas sa vertu mais une bouteille de Sainte Roseline 1953. Bernard Teillaud propriétaire du domaine depuis 1994 m’avait fait goûter la plus vieille relique restant encore au domaine, le 1983. Je pouvais remonter le temps de 30 ans de plus. L’occasion était belle que ceci se passe lors d’un de mes dîners en sa compagnie. Comme tout amateur d’art éclairé il est curieux de tout. L’idée lui plut. La bouteille fut rajoutée au dîner où il s’inscrivit. Ce fut au Bristol.

La salle de restaurant d’hiver du restaurant de l’hôtel Bristol est la plus belle de Paris, les lambris de cette salle ellipsoïdale évoquant  par sa forme de mâles mêlées rugbystiques créant une chaude atmosphère. Nous avons pris nos marques en ce lieu et maintenant toutes les spécifications de service se sont rodées. L’équipe particulièrement motivée montre une efficacité totale, tant au service de table qu’à celui des vins. J’ai ouvert les vins avec Virginie ce qui est un plaisir car nous devisons sur la valeur de ces témoignages et je prends beaucoup de soin pour cette étape cruciale du succès du repas, dont voici quelques détails. Les nez bourguignons sont encore endormis. Ils ont cinq heures pour s’étirer et se réveiller. Le nez du Mouton est pimpant. Celui du Haut-Bailly 1918 est renversant de perfection. On est strictement dans la même situation qu’avec le Mission Haut-Brion 1918 ouvert il y a peu au Cinq : un nez fort, épanoui, dense comme le plomb, avec des petites notes de Porto comme en a le Cheval Blanc 1947. Il serait facile d’en conclure que 1918 délivre toujours des vins au nez généreux à l’ouverture. Pourquoi pas? Ces deux exemples de 1918 se ressemblent fort. Une déception vient du bouchon du Montrachet 1947 à l’odeur horrible alors que le vin est moins touché, même si la trace de blessure se devine. J’espère que d’ici le dîner le temps va corriger ce défaut. J’avais annoncé dans la liste des vins que je propose : "Yquem 1929 ou plus vieux, année à voir sur le bouchon". J’avais mis 1929 par comparaison à des bouteilles proches de son aspect extérieur. A l’ouverture avec Virginie le bouchon montre qu’il s’agit de 1906. Voilà un deuxième cadeau pour les heureux convives : il y a Sainte Roseline 1953 ajouté qui ne figurait pas sur la liste, et voici que le Yquem est de 1906. Beau nez, et magie qui opère à la première gorgée juste à l’ouverture, car il fallait bien trouver un prétexte pour vérifier dès à présent la qualité de ce breuvage divin. Les 1918 et 1906 ayant des bouchons d’origine, ceux-ci se sont émiettés. Il faut une patience d’ange pour que rien ne tombe dans le flacon. C’est un exercice délicat.

Eric Fréchon avait composé un menu particulièrement élégant. Je regrette toujours quand je n’ai pas le contact direct avec le chef, car si je fais ces dîners, c’est aussi pour explorer avec ces créateurs de talent de nouvelles formes d’accord. C’est l’un de mes plaisirs quand le dialogue existe sur ce sujet de passion. Fort heureusement le brillant sommelier Jérôme Moreau fut le trait d’union utile et efficace pour les mises au point.  Araignée de mer en carapace, chair et corail à la coriandre, jus des carcasses pressées, Sole dieppoise et écrevisses, mousseline de petits pois, jus de crustacés et mousserons, Macaronis truffés farcis d’artichaut et de foie gras de canard, gratinés au parmesan, Pigeon vendéen rôti au foin, chou vert aux abats et foie gras de canard et girolles, Rhubarbe à l’étouffée à l’infusion de citronnelle, glace Amaretti, Mangues et ananas caramélisés aux épices, Chocolats, mignardises. Un programme brillant.

Le champagne Mumm Cordon rouge 1975 servi en magnum a une belle bulle vivace. En apéritif dans le majestueux salon de l’hôtel, il est encore un beau jeune homme avec une expression légèrement fumée, un vineux assez adouci. C’est très plaisant. Servi ensuite à table sur la soupe d’araignée, il rajeunit de vingt ans. Il prend plus de sécheresse, devient plus fringant, et montre un niveau sans doute supérieur à ce qu’il délivre sur les millésimes d’aujourd’hui. Un vraiment beau champagne.

Sur la sole, le Sylvaner Trimbach 1962 a un nez transformé par rapport au nez du vin servi quelques secondes avant que le plat n’arrive. Il a une belle minéralité, ce coté pierre à fusil, et en bouche il se fait rond, chatoyant, séducteur, mettant en valeur la sole d’une bien belle façon. Le Montrachet Roland Thévenin 1947 à coté fait triste. Le nez bouchonné ne se retrouve pas en bouche mais le vin est réduit, paralysé, encagé dans un filet paralysant. Bien sûr le temps passé dans le verre le ravive mais le charme est rompu. Ce qui laisse la place au Sylvaner pour parader sur un plat d’une exécution exemplaire.

Le Beaune Blanchefleurs tasteviné Chanson Père & Fils 1967 est absolument remarquable. Canaille, séducteur, il a mis son foulard rouge autour du cou et entraîne le palais dans une java endiablée. Ce qui frappe c’est cette expressivité si typée. A coté, le Corton Grancey Louis Latour 1964 est un sumo de puissance alcoolique et de sérénité. L’un est canaille, l’autre est rassurant comme un notaire de province. J’aime ces bourgognes là, l’un qui chaloupe l’autre qui envoie la bouée de sauvetage. Comment va s’intégrer le Château Sainte Roseline Côtes de Provence 1953 à coté de ces généreux et brillants bourgognes ? A l’ouverture j’avais poussé un ouf ! La belle veuve n’avait pas trahi ma séduction portuaire. Son défunt mari avait du goût. Là, à la première gorgée, prise sur les délicats mais denses macaronis, je trouve même que le Sainte Roseline excite plus mon palais par une personnalité vive. Pianotant de nouveau sur les trois vins cette primauté ne se retrouve pas, mais le premier contact fut en sa faveur. Quand on s’installe ensuite dans la dégustation simultanée de ces trois vins, on perçoit que le 1953 est vraiment un Côtes de Provence, dans des tonalités qu’aucun vin actuel ne peut délivrer. Bernard Teillaud pourra à juste titre se féliciter que le vin de sa propriété soit marqué cette année là par une expressivité brillante de grand vin. Le charme séducteur et canaille du Beaune, la sérénité vineuse du Corton, la révélation de la personnalité de l’ancêtre de Sainte Roseline, tout portait à la satisfaction complète.

Sur le pigeon d’un classicisme de bon aloi, on commence par le Haut-Bailly 1918. Le nez absolument exceptionnel me chavire. C’est beau, raffiné, riche, opulent, rassurant, envoûtant. Alors qu’à l’ouverture Mission 1918 avait été aussi brillant, il avait ensuite un peu faibli au service. Là, le Haut-Bailly est époustouflant de panache, d’excellence. Un immense vin aussi bien au nez qu’en bouche où il est juteux, rond, accompli, serein. Quand on atteint des niveaux de cette altitude, j’ai comme un choc. Je suis groggy de perfection. A coté de lui le Mouton-Rothschild 1978 particulièrement bon (j’insiste sur particulièrement bon) n’accroche pas tant mon intérêt, cruel que je suis, alors que le vigneron de Provence confronté à ce vin plus actuel, donc plus proche de ses recherches, lui a trouvé un charme et une valeur qui convenaient bien à son palais.

Je suis naturellement un fan de Haut-Bailly. Mais ce 1918 est un particulier moment d’exception, tant son message transcende tout ce qui peut s’imaginer. Lecteur fidèle, sachez qu’il m’en reste.

Le Château Loubens Sainte Croix du Mont 1959 est expressif, étonne tout le monde par ses goûts typés bien marqués, mais comment briller quand arrive le Yquem 1906 ! Avant de commenter cette légende je signalerai que Loubens est bien charpenté, avec de beaux signes de fruits blonds mais qu’il finit un peu vite, sa trace s’estompant. Il a toutefois plu à beaucoup de convives pour qui l’image de Sainte Croix du Mont n’atteignait pas  ce niveau là.

Le Yquem que l’on avait daté à l’ouverture était de 1906. Une couleur d’un marc de café. Un convive dit :"on dirait un alcool". Et j’ai senti le trouble dans beaucoup d’esprits car cette couleur pour moi familière semble une aberration pour mes convives. On se dit que ce vin est cuit, caramélisé. Leur surprise n’en est que plus grande quand ils découvrent des saveurs inconnues, pénétrantes, énigmatiques, renversantes. La densité de cet Yquem est immense. On voit défiler les abricots, mangues, coings mais aussi ces citrons confits, pamplemousses roses. C’est délicieux. L’année a déjà un pouvoir évocateur impressionnant. Et ce goût ignoré de tous laisse sans voix toute la table. Ce n’est pas tous les jours qu’on boit Yquem 1906 après avoir bu Haut-Bailly 1918. La table était très éclectique rassemblant deux amateurs belges, un éditeur, deux écrivains et des chefs d’entreprise. L’ambiance était fort joyeuse et tout au Bristol y contribuait. Le cadre, un service attentionné sans faute, et ce menu d’Eric Fréchon d’un bel intérêt. La cuisine s’est maîtrisée au profit d’une parfaite exécution du schéma directeur du plat. Tout est simplifié pour n’apparaître que plus magistral encore. Les desserts qui ne procèdent pas de la même logique sont de l’ikebana. Mais ce n’est pas ce que demandent ces liquoreux anciens. Qu’on leur donne une saveur essentielle, primaire, taillée dans le même marbre qu’eux plutôt que ces variations brillantes où le dessert existe seul. Il faut qu’un dessert sache mettre en valeur et non pas se mettre en valeur.

Quel plat ou quel accord m’a marqué ? Je serais bien en peine de le dire car tout fut juste, serein, dogmatique. J’ai eu un faible pour la sole dieppoise aux écrevisses magistralement exécutée qui mettait en valeur ce Sylvaner tout à coup propulsé à des sommets.

Comme d’habitude on vota et tous les vins sauf un figurèrent dans les votes, large éventail qui me plait. Les concentrations de vote se firent sur Yquem 1906 et Haut-Bailly 1918 fort logiquement et aussi sur le Sylvaner, les deux bourgognes et le Mouton. Bernard Teillaud fut surpris que son vin figure en position de 3ème dans cinq votes, ce qui est un score flatteur. Mon vote fut plus difficile que d’habitude car mon coeur balançait entre les deux bourgognes. Il fut : en un Haut-Bailly 1918 et de très loin, en deux Corton Grancey 1964, en trois Sainte Roseline 1953 et en quatre Beaune blanchefleurs 1967. Mais si le Haut-Bailly était indiscutable (le plus voté premier avec Yquem 1906) j’aurais pu intervertir les places 2, 3 et 4. A la réflexion aujourd’hui je mettrais sans doute en deux le Beaune. Mais le vote a eu lieu. On ne refait pas deux fois les élections.

Une nouvelle fois des amateurs débutants ou chevronnés ont vu certaines convictions et a priori vaciller quand ils ont pu prendre conscience des qualités insoupçonnées de ces vins anciens. Tous se sont mis à s’intéresser à des aspects d’un dîner qu’ils n’effleuraient pas. C’est de la pédagogie mais aussi du plaisir.

Déjeuner au restaurant Apicius mercredi, 7 avril 2004

Je dois déjeuner sur un sujet de travail avec des gens que je ne connais pas. Il est hautement probable qu’il s’agit de grands connaisseurs. Une table au restaurant Apicius est réservée car j’aime assez volontiers y prélever quelques belles bouteilles. J’invite et j’ai envie que l’on passe plus de temps à parler qu’à choisir les vins. Je choisis donc les vins avant que mes convives n’arrivent.

Comme on est en pleine saison des asperges, je choisis un Riesling Fronholz Ostertag 2000 qui ira avec toute entrée mais aussi avec les asperges, au cas où ils les choisiraient. Nous profitons de trois déclinaisons sur le thème de l’asperge. Une entrée fraîche, petite soupe en gelée avec des têtes d’asperges vertes. A l’oeil, le vert acidulé de la gelée présentée dans une coupe à sorbet paraît assez éloignée du vin. En fait pas du tout. La fraîcheur printanière excite bien ce beau Riesling bien gras, aux saveurs fumées, compotées tirant sur le fruit confit. Avec de grosses asperges vertes baignées d’un lourd jus de viande, l’accord est parfait. L’Ostertag s’installe dans une expression généreuse et épanouie. Le vin est opulent, installé, fort. Les asperges blanches à la sauce hollandaise font fuir le vin. L’accord n’est plus possible même si les asperges sont délicieuses. Jean-Pierre Vigato nous glisse entre deux plats une gigantesque morille et Hervé la marie avec un Côtes du Jura blanc Foret 1994. Que j’aime respirer ce nez d’Arbois ! Le vin est tout en puissance alcoolique. Bien sûr l’accord avec la morille se fait très bien, car il y a du sous-bois dans ce vin agréablement amer. Mais je préfère les dernières gouttes du Riesling dont le raffinement racé se montre encore plus sur la faussement frêle morille. L’affirmation surpuissante du vin du Jura, au contraire, écrase la morille. Ce n’est pas ce vin là qu’il fallait pour cette exécution distinguée de la perle noire des forêts. Le veau simplement cuit sur un direct jus de viande est l’exacte saveur pour faire apparaître la beauté de l’Echézeaux Henri Jayer 1992. Le ris de veau entier et la purée supportent bien la viande, mais c’est la viande seule qui produit un accord sensuel avec le vin. Rond, enjoué, gracieux, il ne fait pourtant aucun effort pour être reconnu. Contrairement au Vosne Romanée Cros Parentoux d’Henri Jayer de la même année, qui a la puissance affirmée d’une institution, on a un vin beaucoup plus romantique, gracieux, qui cherche moins à marquer l’histoire mais déroule un charme redoutable. Une bouteille de grand plaisir.

Avec ses séculaires embarras, Paris n’est pas vivable. Mais Paris sait vivre.