Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Bristoljeudi, 22 avril 2004

Les lecteurs attentifs s’en souviennent, j’ai visité l’an dernier le Château Sainte Roseline, beau domaine des Côtes de Provence. On m’a présenté selon le programme classique les vins récents et lors d’un déjeuner privé avec le propriétaire et son épouse, j’ai pu goûter un 1988 rouge qui était loin d’être concluant et un 1983 rouge éblouissant. Là dessus, séduisant au port où accoste mon bateau une veuve autochtone, celle-ci trahît le souvenir de son défunt mari en m’offrant non pas sa vertu mais une bouteille de Sainte Roseline 1953. Bernard Teillaud propriétaire du domaine depuis 1994 m’avait fait goûter la plus vieille relique restant encore au domaine, le 1983. Je pouvais remonter le temps de 30 ans de plus. L’occasion était belle que ceci se passe lors d’un de mes dîners en sa compagnie. Comme tout amateur d’art éclairé il est curieux de tout. L’idée lui plut. La bouteille fut rajoutée au dîner où il s’inscrivit. Ce fut au Bristol.

La salle de restaurant d’hiver du restaurant de l’hôtel Bristol est la plus belle de Paris, les lambris de cette salle ellipsoïdale évoquant  par sa forme de mâles mêlées rugbystiques créant une chaude atmosphère. Nous avons pris nos marques en ce lieu et maintenant toutes les spécifications de service se sont rodées. L’équipe particulièrement motivée montre une efficacité totale, tant au service de table qu’à celui des vins. J’ai ouvert les vins avec Virginie ce qui est un plaisir car nous devisons sur la valeur de ces témoignages et je prends beaucoup de soin pour cette étape cruciale du succès du repas, dont voici quelques détails. Les nez bourguignons sont encore endormis. Ils ont cinq heures pour s’étirer et se réveiller. Le nez du Mouton est pimpant. Celui du Haut-Bailly 1918 est renversant de perfection. On est strictement dans la même situation qu’avec le Mission Haut-Brion 1918 ouvert il y a peu au Cinq : un nez fort, épanoui, dense comme le plomb, avec des petites notes de Porto comme en a le Cheval Blanc 1947. Il serait facile d’en conclure que 1918 délivre toujours des vins au nez généreux à l’ouverture. Pourquoi pas? Ces deux exemples de 1918 se ressemblent fort. Une déception vient du bouchon du Montrachet 1947 à l’odeur horrible alors que le vin est moins touché, même si la trace de blessure se devine. J’espère que d’ici le dîner le temps va corriger ce défaut. J’avais annoncé dans la liste des vins que je propose : "Yquem 1929 ou plus vieux, année à voir sur le bouchon". J’avais mis 1929 par comparaison à des bouteilles proches de son aspect extérieur. A l’ouverture avec Virginie le bouchon montre qu’il s’agit de 1906. Voilà un deuxième cadeau pour les heureux convives : il y a Sainte Roseline 1953 ajouté qui ne figurait pas sur la liste, et voici que le Yquem est de 1906. Beau nez, et magie qui opère à la première gorgée juste à l’ouverture, car il fallait bien trouver un prétexte pour vérifier dès à présent la qualité de ce breuvage divin. Les 1918 et 1906 ayant des bouchons d’origine, ceux-ci se sont émiettés. Il faut une patience d’ange pour que rien ne tombe dans le flacon. C’est un exercice délicat.

Eric Fréchon avait composé un menu particulièrement élégant. Je regrette toujours quand je n’ai pas le contact direct avec le chef, car si je fais ces dîners, c’est aussi pour explorer avec ces créateurs de talent de nouvelles formes d’accord. C’est l’un de mes plaisirs quand le dialogue existe sur ce sujet de passion. Fort heureusement le brillant sommelier Jérôme Moreau fut le trait d’union utile et efficace pour les mises au point.  Araignée de mer en carapace, chair et corail à la coriandre, jus des carcasses pressées, Sole dieppoise et écrevisses, mousseline de petits pois, jus de crustacés et mousserons, Macaronis truffés farcis d’artichaut et de foie gras de canard, gratinés au parmesan, Pigeon vendéen rôti au foin, chou vert aux abats et foie gras de canard et girolles, Rhubarbe à l’étouffée à l’infusion de citronnelle, glace Amaretti, Mangues et ananas caramélisés aux épices, Chocolats, mignardises. Un programme brillant.

Le champagne Mumm Cordon rouge 1975 servi en magnum a une belle bulle vivace. En apéritif dans le majestueux salon de l’hôtel, il est encore un beau jeune homme avec une expression légèrement fumée, un vineux assez adouci. C’est très plaisant. Servi ensuite à table sur la soupe d’araignée, il rajeunit de vingt ans. Il prend plus de sécheresse, devient plus fringant, et montre un niveau sans doute supérieur à ce qu’il délivre sur les millésimes d’aujourd’hui. Un vraiment beau champagne.

Sur la sole, le Sylvaner Trimbach 1962 a un nez transformé par rapport au nez du vin servi quelques secondes avant que le plat n’arrive. Il a une belle minéralité, ce coté pierre à fusil, et en bouche il se fait rond, chatoyant, séducteur, mettant en valeur la sole d’une bien belle façon. Le Montrachet Roland Thévenin 1947 à coté fait triste. Le nez bouchonné ne se retrouve pas en bouche mais le vin est réduit, paralysé, encagé dans un filet paralysant. Bien sûr le temps passé dans le verre le ravive mais le charme est rompu. Ce qui laisse la place au Sylvaner pour parader sur un plat d’une exécution exemplaire.

Le Beaune Blanchefleurs tasteviné Chanson Père & Fils 1967 est absolument remarquable. Canaille, séducteur, il a mis son foulard rouge autour du cou et entraîne le palais dans une java endiablée. Ce qui frappe c’est cette expressivité si typée. A coté, le Corton Grancey Louis Latour 1964 est un sumo de puissance alcoolique et de sérénité. L’un est canaille, l’autre est rassurant comme un notaire de province. J’aime ces bourgognes là, l’un qui chaloupe l’autre qui envoie la bouée de sauvetage. Comment va s’intégrer le Château Sainte Roseline Côtes de Provence 1953 à coté de ces généreux et brillants bourgognes ? A l’ouverture j’avais poussé un ouf ! La belle veuve n’avait pas trahi ma séduction portuaire. Son défunt mari avait du goût. Là, à la première gorgée, prise sur les délicats mais denses macaronis, je trouve même que le Sainte Roseline excite plus mon palais par une personnalité vive. Pianotant de nouveau sur les trois vins cette primauté ne se retrouve pas, mais le premier contact fut en sa faveur. Quand on s’installe ensuite dans la dégustation simultanée de ces trois vins, on perçoit que le 1953 est vraiment un Côtes de Provence, dans des tonalités qu’aucun vin actuel ne peut délivrer. Bernard Teillaud pourra à juste titre se féliciter que le vin de sa propriété soit marqué cette année là par une expressivité brillante de grand vin. Le charme séducteur et canaille du Beaune, la sérénité vineuse du Corton, la révélation de la personnalité de l’ancêtre de Sainte Roseline, tout portait à la satisfaction complète.

Sur le pigeon d’un classicisme de bon aloi, on commence par le Haut-Bailly 1918. Le nez absolument exceptionnel me chavire. C’est beau, raffiné, riche, opulent, rassurant, envoûtant. Alors qu’à l’ouverture Mission 1918 avait été aussi brillant, il avait ensuite un peu faibli au service. Là, le Haut-Bailly est époustouflant de panache, d’excellence. Un immense vin aussi bien au nez qu’en bouche où il est juteux, rond, accompli, serein. Quand on atteint des niveaux de cette altitude, j’ai comme un choc. Je suis groggy de perfection. A coté de lui le Mouton-Rothschild 1978 particulièrement bon (j’insiste sur particulièrement bon) n’accroche pas tant mon intérêt, cruel que je suis, alors que le vigneron de Provence confronté à ce vin plus actuel, donc plus proche de ses recherches, lui a trouvé un charme et une valeur qui convenaient bien à son palais.

Je suis naturellement un fan de Haut-Bailly. Mais ce 1918 est un particulier moment d’exception, tant son message transcende tout ce qui peut s’imaginer. Lecteur fidèle, sachez qu’il m’en reste.

Le Château Loubens Sainte Croix du Mont 1959 est expressif, étonne tout le monde par ses goûts typés bien marqués, mais comment briller quand arrive le Yquem 1906 ! Avant de commenter cette légende je signalerai que Loubens est bien charpenté, avec de beaux signes de fruits blonds mais qu’il finit un peu vite, sa trace s’estompant. Il a toutefois plu à beaucoup de convives pour qui l’image de Sainte Croix du Mont n’atteignait pas  ce niveau là.

Le Yquem que l’on avait daté à l’ouverture était de 1906. Une couleur d’un marc de café. Un convive dit :"on dirait un alcool". Et j’ai senti le trouble dans beaucoup d’esprits car cette couleur pour moi familière semble une aberration pour mes convives. On se dit que ce vin est cuit, caramélisé. Leur surprise n’en est que plus grande quand ils découvrent des saveurs inconnues, pénétrantes, énigmatiques, renversantes. La densité de cet Yquem est immense. On voit défiler les abricots, mangues, coings mais aussi ces citrons confits, pamplemousses roses. C’est délicieux. L’année a déjà un pouvoir évocateur impressionnant. Et ce goût ignoré de tous laisse sans voix toute la table. Ce n’est pas tous les jours qu’on boit Yquem 1906 après avoir bu Haut-Bailly 1918. La table était très éclectique rassemblant deux amateurs belges, un éditeur, deux écrivains et des chefs d’entreprise. L’ambiance était fort joyeuse et tout au Bristol y contribuait. Le cadre, un service attentionné sans faute, et ce menu d’Eric Fréchon d’un bel intérêt. La cuisine s’est maîtrisée au profit d’une parfaite exécution du schéma directeur du plat. Tout est simplifié pour n’apparaître que plus magistral encore. Les desserts qui ne procèdent pas de la même logique sont de l’ikebana. Mais ce n’est pas ce que demandent ces liquoreux anciens. Qu’on leur donne une saveur essentielle, primaire, taillée dans le même marbre qu’eux plutôt que ces variations brillantes où le dessert existe seul. Il faut qu’un dessert sache mettre en valeur et non pas se mettre en valeur.

Quel plat ou quel accord m’a marqué ? Je serais bien en peine de le dire car tout fut juste, serein, dogmatique. J’ai eu un faible pour la sole dieppoise aux écrevisses magistralement exécutée qui mettait en valeur ce Sylvaner tout à coup propulsé à des sommets.

Comme d’habitude on vota et tous les vins sauf un figurèrent dans les votes, large éventail qui me plait. Les concentrations de vote se firent sur Yquem 1906 et Haut-Bailly 1918 fort logiquement et aussi sur le Sylvaner, les deux bourgognes et le Mouton. Bernard Teillaud fut surpris que son vin figure en position de 3ème dans cinq votes, ce qui est un score flatteur. Mon vote fut plus difficile que d’habitude car mon coeur balançait entre les deux bourgognes. Il fut : en un Haut-Bailly 1918 et de très loin, en deux Corton Grancey 1964, en trois Sainte Roseline 1953 et en quatre Beaune blanchefleurs 1967. Mais si le Haut-Bailly était indiscutable (le plus voté premier avec Yquem 1906) j’aurais pu intervertir les places 2, 3 et 4. A la réflexion aujourd’hui je mettrais sans doute en deux le Beaune. Mais le vote a eu lieu. On ne refait pas deux fois les élections.

Une nouvelle fois des amateurs débutants ou chevronnés ont vu certaines convictions et a priori vaciller quand ils ont pu prendre conscience des qualités insoupçonnées de ces vins anciens. Tous se sont mis à s’intéresser à des aspects d’un dîner qu’ils n’effleuraient pas. C’est de la pédagogie mais aussi du plaisir.