Déjeuner au château d’Yquem mardi, 1 juin 2004

J’arrive devant l’allée qui mène au château d’Yquem. C’est le point culminant de la période des roses et chaque rangée de vignes est comme un paragraphe qui ouvre ses guillemets par  un rosier rouge sang. Je pénètre en ce lieu avec émotion car jamais après ce jour je ne serai accueilli par un membre de la famille Lur Saluces à la tête de la propriété. Profitons donc de ce dernier moment où l’on est "comme avant". Il y a Valérie, Francis, Sandrine, de la garde rapprochée qui ont vécu de belles années, de beaux millésimes. Alain et Christiane serviront le repas, elle presque en pleurs vers la fin, car une page se tourne.

Cette phase de l’évolution d’une propriété est normale, car quand le pouvoir est cédé, il est cédé. C’est la cession qui était l’acte majeur. Pas la passation de pouvoir. Tous les acteurs concernés étant intelligents, les évolutions seront forcément positives. Il n’y a pas de doute là dessus. Mais une période  de treize générations d’une même famille à la tête du plus grand vin du monde qui s’arrête est un moment unique et rare dans l’histoire de notre pays. Ce repas organisé pour un objet précis avait une lourde signification pour les amoureux du vin présents.

Le Krug grande cuvée a un nez typé de Krug, assez intense mais pas trop. Il glisse en bouche comme un champagne de soif, tout  naturel et facile à boire. Ce vin est décidément aussi bon qu’un millésimé.

Le "Y" 2002 que le château, fort curieusement intitule sur le menu « Y grec », sans doute pour des convives étrangers, étonne par son aspect aqueux. Il est  léger, linéaire, simplifié. On pourrait même dire assez limité, très loin du "Y" 1985 que j’ai tant aimé. Le magistral homard breton en Bellevue est d’un goût intense. Il aurait volontiers accompagné aussi un Yquem léger, s’il en est. Un 1987 ou 1991 peut-être.

Pour cette belle table il y avait plusieurs bouteilles de Haut-Brion 1971 rouge, et les goûts en étaient modérément variés. Ce grand vin démarre sur un registre assez strict et sec car il a été carafé depuis peu, puis devient grand. Un convive grand expert de ce château le jugera très orthodoxe, avec cette grandeur du plus beau Graves rouge qui soit. Le filet de canette aux cerises se mariait délicieusement bien avec ce grand vin qui méritait d’être excité par ce choc gustatif.

Il n’y a vraiment qu’au château que l’on sert le Yquem en carafe, qui plus est biseautée. Suprême décontraction sans doute.

Lorsqu’on sert Yquem 1989, je vois les yeux de Francis qui brillent. Responsable de production, il a "fait" 1989 comme d’aucuns ont "fait" Wagram ou Austerlitz. C’est un peu comme tous ces amis d’Yquem qui avaient « fait », qui 1847, qui 1869, qui 1876. Nous participons à l’histoire d’Yquem, ceux qui le font dans les années récentes car ils sont bien jeunes (Francis a participé à l’élaboration des vins depuis 1983 et je n’ose pas demander à Francine, maître de chai, tant elle est jeune) et nous, collectionneurs, qui en racontons l’histoire par les souvenirs de notre palais. Ce Yquem 1989 a une magnifique expression riche et forte d’élégance. Dire que ce vin est bien fait est ici particulièrement banal. Forcément on demande si le classement des trois glorieuses a changé. J’en étais resté à 88-89-90 qui ne représente pas les mensurations d’une déesse gironde mais l’ordre de valeur de ces trois années qui coïncide aujourd’hui avec l’ordre chronologique. Rien n’a changé, le 88 est toujours le plus brillant. Mais tout ceci peut évoluer. Ici, ce Yquem est magistral de promesse et aussi de généreux accomplissement. Parfait sur des fromages, surtout sur le Roquefort assez sec pour lui convenir, plus que sur une fourme.

Le Yquem 1934 a une robe de miel. Tout de suite ce qui frappe c’est qu’il a peu d’alcool. Il est assez sec comme beaucoup de vins de la décennie 30 à l’exception du 1937. Il a une longueur limitée mais un charme inimitable. Aimant les Sauternes devenus assez secs, je suis tout à mon aise. Il y eut deux écoles : ceux qui trouvèrent que le feuilleté de rhubarbe au Sauternes accompagnait admirablement le Yquem 1934 et ceux qui comme Francis et moi trouvaient que ce dessert délicieux, qui avait bien capté les composantes de ce délicieux breuvage, raccourcissait le Yquem. A chacun son goût. On vérifie chaque jour que les réactions ne sont jamais identiques.

Quand un vin final me plait, j’essaie d’éviter le café, pour que le goût délicat reste longtemps en bouche, puisque le café, comme une gomme, efface la voluptueuse rondeur du dernier liquoreux. Mais malgré ce désir de rester sur le goût du 1934, deux bouteilles d’une tentation folle ne pouvaient être ignorées. Je connaissais le cognac Hennessy Paradis qui est un assemblage des meilleurs cognacs anciens de cette belle maison. Belle attaque, virile, et l’on me suggère d’essayer le Hennessy Richard. Définitivement supérieur, il m’évoque certains des cognacs plus que centenaires que j’ai la chance d’avoir dénichés. Un grand cognac d’une insolente séduction au boisé profond et aux épices altières. On parle mieux quand on a un tel cognac en main.

Dédicaces, échanges de cartes, promesses de se revoir, nous prolongeons tant que nous pouvons ce moment unique où l’histoire tourne une page. Nous suivrons avec intérêt et confiance les développements futurs. Yquem sera toujours Yquem. Et le Comte Alexandre de Lur Saluces sera toujours actif et dans nos pensées.

Voyage à Bordeaux jeudi, 27 mai 2004

Voyage à Bordeaux. La gare Montparnasse est toujours aussi sinistre, avec une architecture intérieure  de type parking souterrain. On dirait que la foule des voyageurs tend à lui ressembler tant on voit des jeunes au dos courbé dont l’aspect volontairement grunge semble un signe de ralliement. Arrivée à Bordeaux, location de voiture et circulation en ville. Suivant d’improbables panneaux, je repasse devant la gare une heure après avoir voulu la quitter. Quand enfin j’accède aux quais, je retrouve avec plaisir l’architecture inimitable de splendides monuments, faits de cette si belle pierre aux couleurs de Sauternes.

Mais je découvre aussi l’effet Juppé. Si l’on avait demandé à un ingénieur comment bloquer la circulation, il n’aurait jamais été aussi efficace que ce qui fut fait. Cela tient en deux recettes. La première, c’est de diviser par cinq l’espace réservé aux voitures. Rien n’est trop beau pour des tramways quasiment vides. L’espace utilisé à cet effet par voyageur transporté est délicieusement psychédélique. Mais il s’agissait de marquer l’histoire ou au mieux de gagner un vote local. Le vrai coup de génie, c’est dans la seconde recette : la gestion des feux verts et rouges. C’est assez amusant. On est bloqué à un feu et on se dit qu’au moins d’autres voitures doivent passer. Eh bien pas du tout. Le magistral pont de pierre,  que des anciens avaient prévu pour huit diligences de front se traverse en vingt minutes quand vraiment il n’y a aucune circulation. Un riverain me parle avec émotion du temps jadis où il entendait le bruit des voitures : "là, ça me fait tout drôle, on n’entend plus rien, puisque toutes les voitures sont à l’arrêt". Je force évidemment le trait, mais il y a un fond de vérité.

Cher lecteur, vous vous dîtes "et le vin dans tout cela ?". Le rapport au vin est que cette surconsommation de carburant dans une circulation bloquée favorise l’effet de serre. Lequel profite aux Sauternes qui gagnent en puissance. Le tramway de Bordeaux est donc l’ami du Sauternes. Qu’on se le dise.

Je rends visite à un sympathique et dynamique vigneron d’une lignée bordelaise connue qui m’accueille au chais de Clos Beauregard vin de Pomerol. Nous goûtons trois fûts de 2003. Le Clos Beauregard 2003 en fût neuf de Treuil a une expression toute dans  le fruit. Le vin n’est pas élaboré, pas formé, mais promet un beau fruit juteux. Le même dans un fût Saury neuf est très pomerol, déjà formé. Il a déjà de la personnalité. Le même encore dans un  fût Saury d’un an, fait très saint-émilion avec un nez superbe. Pour le plaisir nous déterminons un ordre de goût. C’est pour moi 2 3 1, le Pomerol en fût neuf étant plus expressif, et 3 2 1 pour le vigneron.

Nous nous rendons à l’hôtel du château Grand Barrail Lamarzelle Figeac, lieu de séjour fort cossu, château copiant une demeure allemande avec ses décorations rococo tendance orientaliste. On goûte en même temps le Clos Beauregard 2001 et le La Tour du Pin Figeac 2001 dont la famille est également propriétaire. Il faut savoir que l’un est pomerol et l’autre saint-émilion, mais seul un minuscule ruisseau sépare les deux appellations. On aura donc quelques similitudes, surtout si ce sont les mêmes acteurs qui les font. Le premier est très pomerol très boisé et astringent. C’est un vin à attendre dix ans. C’est bien car il n’y a aucune concession. On sent le travail authentique dans l’esprit de la tradition. Le saint-émilion a les mêmes caractéristiques, mais il est plus élégant. Il n’a pas cette austérité même si son coté janséniste est aussi évident. Le pomerol a trop de bois quand son camarade l’a plus intégré. La comparaison avec le La Tour du Pin Figeac 1970 est édifiante. Tout aspect ingrat et anguleux a disparu. On a un vin bien rond mais ascète, à la longueur frêle. On sent manifestement un rôle joué dans la pudeur. Il montre le travail du temps élégant et accompli mais finit vite et révèle l’amertume caractéristique de ce terroir. Je serais bien présomptueux de donner des conseils alors que je n’ai aucune expertise des vins récents. Mais la découverte du premier fût goûté me suggère qu’il faudrait modérer l’usage du bois et laisser plus généreusement l’expression du fruit pour que ce vin déjà élégant gagne encore en chaleur humaine. Ce n’est qu’une impression. Il y a dans cette famille tant de sagesse que ces réflexions ont certainement été déjà intégrées. Le jeune propriétaire bouillonne de bonnes idées. Il a tout en mains pour connaître beaucoup de succès. Des vins à suivre.

Dîner de wine-dinners au restaurant Guy Savoy mercredi, 26 mai 2004

Dîner de wine-dinners du 26 mai 2004 au restaurant Guy Savoy
Bulletin 112

Les vins de la collection wine-dinners
Champagne Pâques Gaumont
Bollinger grande année 1990
Château Olivier Graves blanc 1943
Montrachet Bouchard Père & Fils 1983
Vin de Chypre 1845
Cos d’Estournel Saint-Estèphe 1937
Léoville Las Cases Saint Julien 1948
Vin fin de la Côte de Nuits, Champy Père &Fils 1949
Chambertin Clos de Bèze Joseph Drouhin 1929
Château Doisy Barsac 1927
Château Guiraud 1896

Le menu conçu par Guy Savoy et Eric Mancio

Toasts de foie gras de canard à la fleur de sel
copeaux de parmesan,
Jeunes girolles et Jabugo « Bellota, Bellota » ,
Thon  » toutes saveurs « , jus au gingembre,
Suprême de volaille de Bresse en papillote
saveurs anisées et fenouil étuvé,
Petit ragoût de lentilles et truffes,
Aiguillette de boeuf poché et queue de boeuf mijotée, infusion de cèpes,
Dessert du moment

Dîner de wine-dinners au restaurant de Guy Savoy mercredi, 26 mai 2004

J’ai vécu un moment de nirvana gastronomique, de plaisir infini, et je voudrais vous le raconter comme je l’ai vécu. Le lecteur inattentif se demandera pourquoi je parle de moi, alors que mes dîners sont organisés pour faire plaisir à mes convives, et pas seulement à moi. Lorsque la table fut une des plus enjouées et quand chacun exprima un contentement évident, mon objectif était atteint. Sans oublier bien sûr les sensations de mes convives je vais vous conter une expérience inoubliable de pur plaisir.

Ayant organisé récemment un dîner avec un grand chef où tout s’était passé par fax ou par l’entremise de son talentueux sommelier, je m’étais senti en manque, car une des grandes parties de mon plaisir est dans la mise au point du menu avec un grand chef qui réfléchit et me fait part de ses choix, de ses options et de ses doutes. Je voulais une organisation plus intimiste, où le chef coopère avec moi. Je fis part de ce désir à Guy Savoy car je savais qu’il réagirait comme je le souhaitais. Après une première esquisse téléphonique, rendez-vous était pris pour la mise au point. Je devais goûter de bon matin un plat de lentilles pour accompagner les Bordeaux. Pour moi la lentille assèche les vins. Il fallait donc voir. Je goûte les lentilles et franchement, je trouve ce plat adversaire déclaré de tous les vins. Ma moue en dit long et Guy Savoy s’avise de goûter mon brouet. Tempête, damnation. Il peste contre cette exécution et redemande une autre version. Je devine alors qu’un accord est possible. Je dis oui à cet accord osé. Nous verrons.

Lors de cette séance de travail il est décidé que les deux Sauternes, tous deux très anciens, auront deux desserts, en faisant l’impasse sur les pâtes persillées qui conviennent mieux à des liquoreux plus jeunes. Il est décidé que tout se jouera quand je viendrai ouvrir les vins. Le jour dit, je viens ouvrir les vins à 16h30, et je commence par les deux liquoreux, que j’ouvre devant Eric Mancio, talentueux sommelier. Le Doisy 1927 nous inspire des agrumes. Je suggère pamplemousse, Eric suggère le thé et l’on verra à quel point cette remarque fut décisive. Le Guiraud 1896 évoque des prunes, des fruits jaunes et Eric voit bien une tarte aux mirabelles, mais Guy Savoy survenu entre temps confirme l’agrume au thé du Doisy, et dit que le Guiraud impose un caramel. C’est l’avis du chef. Nous remballons nos prunes. La machine est lancée. J’ouvre toutes les bouteilles et aucune ne me pose problème. Tout se présente bien.

Juste une remarque sur le Chambertin. L’appellation Clos de Bèze est le fruit d’un décryptage car l’étiquette est bien déchirée et l’année 1929 est le fruit de déductions faites avec Eric Mancio sur plusieurs critères, car seuls trois chiffres à l’exclusion du 2 sont encore visibles. S’il s’agissait de 1959 on pourra se souvenir qu’un 1959 aura brillé comme un 1929. Ils sont souvent de la même veine. En bouche ce fut tout le plaisir d’un 1929. Restons sur cette définition, même si la vérité historique était autre.

Le menu chez Guy Savoy a toujours une rédaction minimaliste. C’est une agréable coquetterie. Toasts de foie gras de canard à la fleur de sel, copeaux de parmesan, Jeunes girolles et Jabugo « Bellota, Bellota » , Thon " toutes saveurs ", jus au gingembre, Suprême de volaille de Bresse en papillote, saveurs anisées et fenouil  étuvé, Petit ragoût de lentilles et truffes, Aiguillette de boeuf poché et queue de boeuf mijotée, infusion de cèpes, Desserts du moment.

Le champagne Pâques Gaumont doit avoir une bonne vingtaine d’années. Il a déjà une trace de fumé liée à l’âge. Mais il est diablement bon, de belle structure vineuse. Avec le parmesan, il chante « o sole mio », et avec le foie gras, il s’étale en toute indolence lascive. Le champagne Bollinger grande année 1990 qui suit donne la mesure du champagne parfait. C’est intense, typé. Il n’a pas la force des champagnes ultra vineux comme Krug ou Salon, mais il est d’une expressivité extrême, fruit d’un travail remarquable. C’est une belle définition du champagne archétypal. Le parmesan lui coupe les jambes alors qu’il dopait le Pâques Gaumont. Le foie gras en revanche en catapulte le plaisir.

Le Château Olivier Graves blanc 1943 a une couleur ambrée de pur soleil. En bouche il y a de l’énigme. Car il y a du sucré, de l’amer, du grave, mais aussi du beurré, du gras, de l’intense. Magnifique blanc à la longueur extrême, il chante avec les girolles qui l’aiguisent comme un bobsleigh. Vin magnifique qui montrera au fil du temps comme sa structure est belle et incomparablement précise.

Le Montrachet Bouchard Père & Fils 1983 joue beaucoup plus en fond de court. Il est de sa région, mais ne crée pas la différence qu’est « Montrachet ». A l’aveugle, ce serait un Chassagne que ça n’étonnerait pas. La chair du thon lui va bien mais pas la crème acide qui le raccourcit. Un Montrachet qui reste quand même un peu en dedans de son jeu naturel.

On se souvient qu’en une occasion privée, Guy Savoy m’avait fait une volaille en vessie au zan pour accompagner un vin de Chypre 1845. C’était une bouteille que j’avais ouverte juste après une Yquem 1893, et comme il en restait alors, l’occasion était belle de l’essayer avec une volaille excitée par la réglisse. Nous fîmes de même cette fois-ci avec un autre exemplaire de ce vin de rêve. La sauce à la réglisse et ce vin inouï, ce fut un invraisemblable moment de pureté contrôlée. Un vin qui démarre dans le sucré, puis devient sec, puis découvre des saveurs d’épices, d’amer, et laisse en bouche une longueur infinie absolument incompréhensible. Ce vin m’excite au plus haut point. C’est irréel de perfection. J’ai perdu tout sens critique devant ce puzzle de saveurs dérangeantes de la plus parfaite séduction. La sauce délicatement réglissée, toute en suggestion, donnait un raffinement gastronomique ultime. Un Panthéon de gastronomie.

La lentille propulsée par la truffe montre le génie de Guy Savoy. Car elle marche complètement avec les deux vins rouges. Il avait eu raison. Le Léoville Las Cazes  1948 (l’année n’a été retrouvée qu’en ouvrant la bouteille) roule dans le verre avec une couleur d’une invraisemblable jeunesse. C’est quasi impensable. Quel grand vin. Le Cos d’Estournel 1937 à l’aspect plus trouble fait apparemment coincé à coté de ce fringant jeune homme. Erreur d’appréciation, car petit à petit, dans le verre, le Cos se développe de façon magistrale, et sa personnalité calme le Léoville Las Cazes. Les deux vins deviennent des accompagnateurs de rêve d’un plat adapté, le 1948 dans sa jeunesse immense et le Cos 1937 dans sa justesse de définition. Deux vins plus que cinquantenaires qui sont des leçons de maintien.

Le bœuf ne va pas du tout avec les deux bourgognes. Erreur de casting. Le Vin fin de la Côte de Nuits Champy 1949 est évidemment naturellement éclipsé par l’invraisemblable perfection du Chambertin Clos de Bèze Joseph Drouhin 1929. Mais à la longue le Champy révèle combien il est brillant. Le Chambertin démontre une perfection de style où l’élégance s’étale avec distinction. On a deux bourgognes du plus pur niveau. Des vins comme cela sont des exemples de bonheur. Et le roturier bien fait montre l’immense potentiel de la Bourgogne quand le vin est construit selon les traditions, les vraies.

Le Doisy  Sauternes 1927 a une couleur d’airain et même de thé. L’accord avec le plat aux pamplemousses à la sauce de thé est une des plus géniaux que j’aie jamais rencontré au cours des quarante dîners que j’ai organisés, puisque celui-ci était le quarantième à peine rougissant. Le thé propulse le Doisy à des niveaux inatteignables. Grandissime Barsac de la plus complexe expression. Il gagnait des longueurs infinies avec cette belle catapulte culinaire. C’est le thé qui était l’astuce divine. Le bouchon était d’origine, comme pour la bouteille suivante, miraculeusement conservée dans un  état irréprochable, l’étiquette elle n’ayant gardé que des lambeaux.

Le Château Guiraud 1896 a une couleur de l’or le plus pur. Très limpide, sans aucun trouble, c’est un bijou qui aveugle de milliers de carats. Il se trouvait flanqué de son gâteau au caramel. Pas d’accroche, ça ne va pas. Le sel coinçait le vin comme un boxeur acculé dans les cordes. Il fallait le boire seul, ce que nous fîmes. Goût de fruits acides et poivrés. Une réussite exceptionnelle. La transparence dorée de ce vin le rendait idéalement jeune. Sa limpidité en faisait un vin d’exception pour une bouteille au bouchon d’origine. Un témoignage inoubliable.

Ce qui constitue un moment particulièrement excitant, c’est quand Guy Savoy vient discuter avec nous de nos constatations. Le Bollinger 90 qui plane avec le foie gras refuse le parmesan que le Pâques Gaumont accepte. Le château Olivier 43 sublime sur les girolles et leur sauce. Le Montrachet s’accorde bien avec la chair du thon mais pas avec la sauce trop acide et réductrice. La volaille est sublime sur le Chypre, mais c’est surtout la sauce délicatement réglissée qui l’accroche à la perfection. Un moment immense de plaisir gastronomique. La lentille est parfaite sur les deux bordeaux, le bœuf inadapté aux bourgognes, le pamplemousse crée avec le thé l’accord le plus transcendantal et le caramel au sel est inadapté. Guy Savoy eut la réaction qu’il fallait : il décréta qu’au prochain dîner on décidera de tous les plats à l’ouverture des vins. J’approuve. Un chef de ce niveau qui accepte de discuter de tous ces sujets, c’est un bonheur absolu.  A nous de recommencer selon cette voie que d’ailleurs Alain Senderens m’avait aussi suggérée : réagir au dernier moment au message de chaque vin. Cela promet d’explorer des pistes extrêmement excitantes.

Les votes constituent un moment devenu classique de pur amusement. Il y avait à la table une assemblée joyeuse et extrêmement disparate. Un couple venu de Prague dont la culture œnologique ne serait pas égalée par beaucoup d’esthètes français, des habitués au savoir confortable, une jeune étudiante pour qui chacun des vins était une complète découverte alors qu’à l’opposé, celui qui est sans doute l’un des plus grands experts français à la culture infinie profitait en bon enfant, avec cette intelligence que j’ai appréciée de ne pas écraser l’assemblée de sa science immense. On ne pouvait pas trouver un panel de palais plus diversifiés. Cela se retrouva dans les votes. Le vin de Chypre 1845 que je présentais en dîner pour la première fois obtint cinq places de premier et quatre places de second. Il fut le plus couronné suivi du Chambertin 1929 avec trois places de premier, quatre places de second et comme pour le Chypre neuf votes exprimés sur dix votants. Des votes similaires concernèrent ensuite le château Olivier 1943 et le Château Guiraud 1896. Tous les vins sauf un eurent au moins un vote. Comme on ne votait que pour quatre vins sur les onze vins ouverts, cela montre bien que chaque vin pouvait plaire à au moins l’un des convives. Quatre vins eurent les honneurs d’un vote de numéro un.

Mon vote personnel fut en premier évidemment Chypre 1845, suivi de Chambertin 1929, de Guiraud 1896 et de Léoville Las Cazes 1948. Si on s’amuse à calculer l’année moyenne des vins pour lesquels j’ai voté, on trouve 1904, c’est-à-dire juste cent ans. S’imaginer que l’âge moyen des quatre vins que j’ai choisis est de cent ans est simplement renversant.

Le fait de dîner en salon privé ne correspond pas vraiment à l’esprit de nos dîners car c’est l’atmosphère d’une salle qui permet de mieux jouir de ces instants uniques d’immense gastronomie. La forme de la table joue un rôle essentiel. Celle-ci, oblongue, a divisé les conversations en trois groupes alors que la communion entre les convives est indispensable. Il faudra que l’on travaille aussi cet aspect là.

Si je devais retenir la plus grande excitation que m’a laissée ce repas, je dirais paradoxalement que c’est le fait que tous les accords n’aient pas été parfaits. C’est diablement excitant, car cela donne l’envie d’aller encore plus loin quand on sait que le chef le plus brillant de Paris, le plus spontanément créatif est prêt à pousser encore plus sur ces dîners de vins anciens la recherche de la gastronomie la plus pure. J’imagine déjà les dimensions nouvelles que l’on va pouvoir explorer. C’est passionnant.

galerie 1962 lundi, 10 mai 2004

Mascara, vin d’Algérie, ancien domaine Manuel 1962. Ce qui est assez étonnant, c’est que ce vin a été élevé en fût de chêne pendant 17 ans.

What is amazing is that this wine has matured in oak barrels for 17 years !!!!

 Meursault Domaine Berthe Morey 1962.

Chateau d’Yquem 1962 en demi-bouteille.

 "Y" le vin sec d’Yquem 1962, de grande rareté.

Dégustation des vins de Henriot au George V mercredi, 5 mai 2004

Ceci fait contraste avec la distinction, l’élégance raffinée qui présidaient à la dégustation qui eut lieu au Four Seasons (j’ai du mal à ne pas dire George V) des vins du groupe Henriot. Dans des salons très cossus, une visite, voyage dégustation remarquablement ordonnancé : il fallait suivre l’ordre des vins car cela avait un sens. On explorait les Chablis William Fèvre justement honorés, les rouges Bouchard Père & Fils avec ces Pommard, ces Corton et autres Nuits Saint Georges, les blancs de divers statuts dont un Corton Charlemagne à se pâmer et l’on finissait par les champagnes Henriot dont une cuvée spéciale absolument époustouflante. Avec l’éventail de ces vins, on peut imaginer des milliers de compositions de repas qui seront toutes différentes, tant la gamme de ce groupe est vaste et talentueuse. En ce qui me concerne, je partirais volontiers sur une île déserte avec une cuvée des Enchanteleurs Henriot, avec un Chablis Grand Cru de William Fèvre, avec un Corton Charlemagne et une bouteille de La Romanée de Bouchard, avec le sentiment je peux attendre sereinement, sans angoisse le sauvetage improbable de ce qu’on appelle la civilisation.

repas de famille dimanche, 2 mai 2004

Encore un repas de famille propice à des essais de vins que l’on fait sans retenue. Ce jour là, j’ai envie d’explorer des sans grades à coté d’un ou deux piliers de mes préférences. Commençons par un pilier. Le champagne Salon S 1983 est très fumé, vineux, très fort. Pour une fois je pense qu’un Krug récent m’a donné plus de plaisir. Ce champagne mérite un plat plus qu’un apéritif. Je l’ai goûté plus tard sur une viande rouge et il s’exprime alors avec un vrai bonheur.

Château Cantemerle Haut-Médoc 1984 en demie. Ce vin a toujours créé des surprises pour ceux qui l’ont bu avec moi. Très au dessus de ce qu’on attend. Mais on commence à entrer dans une période moins fringante. Il sera temps de les finir, alors qu’ils ont représenté des sujets de fierté, par l’étonnement de tous ceux qui en ont bu. Le Domaine La Passion Haut-Brion 1976 est une découverte car il y a peu de temps encore j’en ignorais tout. Découvert grâce à un ami expert et déjà servi lors d’un dîner au Bristol, je le trouve magnifique, expressif, dense et typé. Un beau vin de belle excitation gustative. Sur une pièce de boeuf en croûte et fourrée au foie gras, c’est un bel accord. Le Monthélie Grivelet Père & Fils 1972 fait partie de ces vins que j’aime ouvrir car l’appellation mérite l’intérêt. Le nez est très bourguignon, fait de rondeur et d’amertume mêlées. L’attaque est belle. La fin est moins brillante. Mais cette expression bourguignonne bien vivante me plait.

Le Maury Chabert De Barbeira 1983 est le deuxième pilier. Magnifique Maury que je n’aurais jamais identifié à l’aveugle. C’est beau. Il y a de la peau de prune, de la confiture de coing. C’est juteux, goûteux, dense et alcoolique. Avec une mousse au chocolat et un gâteau au chocolat, on ne peut pas rêver de plus beau mariage. On finit sur Dolcetto d’Alba Poderi Aldo Contero 2000   13°. Je ne sais pas pourquoi j’ai acheté ce vin dont j’ai plusieurs caisses. Peut-être le mot "dolcetto" m’avait-il fait espérer un liquoreux ? Il rappelle les vins du sud de la France. Pas de véritable excitation gustative sur celui-là.

J’aime quand en famille on explore des régions qui ne sont pas toujours mises en valeur notamment à la carte des vins de nombreux restaurants. Et explorer les appellations prestigieuses comme les plus discrètes est un des piments du voyage, si l’on veut connaître toutes les facettes du vin.

Whisky ? samedi, 1 mai 2004

Un lecteur attentif de mes bulletins ayant repéré dans le bulletin 110 que je parle de whiskies, corrige la dénomination de l’un des deux, le plus fort en alcool, qui n’est pas pur malt mais single malt. Les passionnés de whisky auront corrigé d’eux-mêmes. Je voulais saluer comme il convient cette culture et cette précision.

Dîner au Bistrot du Sommelier mercredi, 28 avril 2004

Dîner au Bistrot du Sommelier où je cours plus pour voir Philippe Faure-Barc que pour le sujet du jour, les vins du château Cabezac, domaine en Minervois. Le solide entrepreneur qui a racheté cette propriété en 1997 a choisi un œnologue intelligent avec lequel j’ai eu des discussions passionnées. Nous avons parlé saveurs. Les vins d’apéritif, les 2003, sont des vins de bord de piscine. Le Tradition 2002 blanc sur une entrée aux coquillages et mousse de lait de coco provoque de très excitantes confrontations, montrant que ce vin raconte des choses. En rouge, le produit phare, la Cuvée Belvèze 2001 qui titre 14° et a passé 22 mois en fût neuf a tout pour me faire fuir. C’est exactement ce que je n’aime pas. Alors que le rouge Tradition 2001, qui est un vrai Minervois, et pas un vin du monde, me plait beaucoup plus car il ne veut pas trop en faire. C’est simple, c’est nature, et ça ne trompe pas. Un curieux muscat annoncé demi-doux mais résolument sec est un vin ubiquiste dont le plaisir ne va pas loin. J’apprécie plus que l’on travaille bien le terroir dans l’esprit de sa région que lorsqu’on extrémise la technique en s’imaginant au cœur du Médoc. Ce domaine sera couronné de succès s’il recentre son ambition. C’est cela qui rend le sujet du vin si passionnant.

Déjeuner d’amis mardi, 27 avril 2004

Déjeuner où je rejoins des amis nombreux. J’ai l’esprit à la fête. Alors, j’offre pour cette grande tablée Montrose 1990 et Rayne Vigneau 1982. Le Montrose est une très belle réussite. Montrose a de nombreuses années qui m’ont laissé plutôt indifférent, alors qu’il est brillant lorsqu’il a plus de cinquante ans. J’avais choisi ce 1990 sur sa réputation d’excellence, couronnée par une note extrême de Robert Parker. Elle est vraiment justifiée. Ce vin est parfait. Aucune aspérité significative et au contraire une élégance rare doublée d’un sens de la synthèse. Il n’y a pas de défaut dans ce vin là, discrètement brillant. Le Rayne Vigneau 1982 a la délicate finesse des grands Rayne Vigneau. Il n’a pas encore l’émotion de ses très grands aînés, mais c’est brillant et agréable.