visite du domaine Jacques Prieur et déjeuner impromptu mardi, 3 mai 2005

J’arrive au charmant village de Meursault et je me demande par quelle aberration j’ai pu ignorer toute ma vie ce si bel endroit. Le Domaine Jacques Prieur est vaste, un jardin magnifique compte des arbres centenaires. Nous allons, avec Martin Prieur, faire un voyage assez unique dans de multiples crus bourguignons, car le domaine a un nombre incalculable d’appellations. Nous aurons ainsi, pour la seule année 2004, exploré : Meursault Clos de Mazeray, Beaune Champs Pimont, Puligny Montrachet les Combettes, Meursault Perrières, Chevalier Montrachet, trois versions du sublime Montrachet dans des fûts de Taransaud, de Doreau ou de Mercurey (c’est le Taransaud qui offre le plus d’émotions maintenant). En rouge, le Chambertin, le Clos de Vougeot exploré en vieilles vignes et en jeunes vignes, l’Echézeaux et le Musigny. Remontant à la surface nous goûtâmes un viril Meursault Perrières 1991 tout à fait dans mes goûts, fait de viande et de champignon, puis en 2003 un Clos Vougeot surprenant de jeunesse et un Musigny 2003 plus assagi.
Parcours absolument passionnant. J’ai parfois reconnu la trame générale d’une appellation quand d’autres fois, le perlant, la fermentation, faisaient s’écarter le vin de ce qu’il sera un jour. J’ai pu mesurer comme les vignerons de ce talent savent analyser les vins avec des grilles de lecture très différentes des miennes.
Là où la vie est étonnante, c’est qu’on me retint à déjeuner, ce qui n’est pas forcément étonnant, mais que l’on but un Pinot blanc de Bourgogne, Domaine Henri Gouges 2002, un Bourgogne Roncerie Domaine Arlaud 2002 et un Saint Aubin premier cru Les Murgers des dents de chien de Françoise et Denis Clair 2003, car l’un des agents du Domaine invitant Martin Prieur, un collègue et moi voulut nous prouver qu’on peut trouver de petits vins pas chers mais bons. C’est un peu comme si me rendant à Pétrus on tenait à me montrer les vertus des Montagne Saint Emilion. Il y a une folle décontraction dans la démarche et aussi une belle humilité. Bravo.

visite de Bonneau du Martray et dîner chez Jean Charles de la Morinière mardi, 3 mai 2005

Je me rends au siège du domaine Bonneau du Martray, la référence du Corton Charlemagne. Ce doit être un dîner d’amis, et c’est la première fois que des vignerons me demandent d’ouvrir leurs propres vins. Je le fais selon mes méthodes avec une observation attentive de Jean Charles de la Morinière. Aucune odeur ne me paraît poser le moindre problème. Je suis étonné du bouchon d’un Chambolle Musigny 1915, qui ne devrait pas avoir ces strates accidentelles qu’un stockage à la propriété ne peut pas avoir favorisées. Je m’apprêtais à dire qu’il s’agit pour moi d’une découverte, car des bouchons de vins n’ayant jamais voyagé ne peuvent pas avoir de ces perturbations. J’apprendrai plus tard de Sylvain Pitiot que le vin avait voyagé d’un domicile à un autre, ce qui rendait compréhensible ce que j’avais observé. L’opération d’ouverture pouvant avoir asséché mes papilles on m’offrit de goûter les Corton-Charlemagne récents. Le 2003 au nez sublime et étonnamment agréable pour son âge, le 2002 printanier comme pas deux et le 2001 déjà notable assis. Tout cela va se formater autrement quand les vins trouveront leur empreinte historique. Nous buvons quasi en cachette, car ce vin ne doit pas se boire, un Corton rouge Bonneau du Martray 2003, juste mis en bouteille, que je trouve sublime. Ce sera dans dix ans un immense vin de Bourgogne. Sûrement une des plus belles réussites de l’année 2003 qui comptera des rouges diaboliques de séduction, ce qui ne contredit pas ce que j’ai dit plus haut.
Sylvain Pitiot et son épouse nous rejoignent et le dîner commence. L’apéritif se fait sur le bambin 2003 Corton Charlemagne qui montre plus explicitement qu’en cave comme il est un enfant. Un foie gras à l’alcool intense paralyse dramatiquement un Corton Charlemagne Bonneau du Martray 1978. La gelée est encore plus stérilisante, car elle entoure d’une ceinture de miel ce vin qui ne peut plus s’exprimer. Il faut que la bouche soit neutre pour que l’on prenne conscience de l’immense talent de ce 1978 typé, expressif, merveilleux. Un 1985 de ce même Corton Charlemagne nous fait renouer avec la belle jeunesse que ce magnifique domaine est capable d’exprimer. Il a la jeunesse et la puissance en plus.
Sur une viande blanche délicieuse, le Corton Charlemagne Bonneau du Martray 1935 montre la palette éblouissante de ses qualités. De couleur de miel, mais de miel ici accepté, d’un nez intensément expressif et noble, ce vin développe des arômes lourds. L’alcool est présent, mais surtout une trace intense qui rappelle le terroir et les raisins, quand on a objectivement quitté la définition du Corton Charlemagne qui ne se signale que comme un marque page. Le vin nous parle, donne des longueurs pénétrantes. On est bien. Il est temps que la viande accueille le Chambolle Musigny 1915 dont Sylvain Pitiot ne nous dit que peu de choses, son origine étant incertaine. Il est de la cave familiale, mais qui l’a fait ? Quel grand vin ! Là où le 1935 était concentré pour réciter un texte clair, le 1915 déroule un tapis de saveurs, où se présentent successivement l’alcool, le doucereux, l’amer, puis de nouveau le charme, pour livrer un message multiforme. Si le Corton Charlemagne 1935 s’écartait de la définition moderne du Corton Charlemagne, ce Chambolle Musigny était en plein dans son rôle, montrant à quel point le vin de ce soir pouvait sublimer son appellation.
Nous atteignîmes des sensations rares avec un Clos de Tart 1957 époustouflant pour l’année, donnant de la Bourgogne cette image canaille, agressive, diablement charmeuse que j’adore. Le Clos de Tart 1990 fut un éblouissement d’accomplissement dans le fruit quand le 1976 au nez charmeur et au souffle un peu court montra que même en année sèche ce vin brillant peut donner du plaisir.
On parla abondamment de mes méthodes d’ouverture qui confirmèrent que les vins de ces brillants producteurs peuvent s’épanouir encore plus quand l’oxygène leur est donné lentement, comme par une tétée à faible débit. On s’amusa des petites erreurs commises dans les accords mets et vins, qui seront fatalement l’excuse à devoir programmer un nouveau dîner. Nous remarquâmes, avec ces producteurs de vins d’immense talent, la qualité invraisemblablement extrême de leurs vins de grand âge, ce qui pousse à une conclusion que je ne cesse de marteler : « ces grands vins, ces immenses vins, il faut les boire ». Aucun des convives n’était vierge dans cet exercice. Mais le dîner charmant et enjoué de ce soir a ravivé les envies.
Nous fûmes peu à voter car je n’insistai pas, mais une certaine cohésion apparut dans les choix. Mon ordre fut : le Chambolle Musigny 1915 éblouissant de vie, le Clos de Tart 1957 parce qu’il a prouvé que son année peut atteindre de beaux sommets, le Corton Charlemagne Bonneau du Martray 1935 parce qu’il est émouvant de plénitude gustative et le Clos de Tart 1990 parce qu’il est la démonstration magistrale de la perfection d’un vin jeune. Le Corton Charlemagne 1978 aurait mérité par sa qualité d’être dans les classés mais il n’eut pas l’occasion de briller comme il dût. Vite, vite, vite, on recommence.

viiste à la Romanée Conti et déjeuner sur le pouce lundi, 2 mai 2005

Visite à la Romanée Conti. Je goûte les 2004 en fût. Sont-ils en pleine fermentation malolactique ou celle-ci va-t-elle commencer ? C’est un sujet qui ne fait pas partie de mon quotidien. C’est un exercice de vigneron. Le coté perlant de certains vins limite ma capacité d’analyse. Mais est-ce important ? Là où je trouve le Richebourg joyeux, Aubert de Villaine signale la belle structure de La Tâche. Nous nous rejoignons sur un point : la Romanée Conti 2004 est diablement charmante. Même sans avoir le palais habitué à cette jeunesse de présentation, il n’est pas difficile de pronostiquer que ce sera un très grand vin.
Nous nous rendons ensuite à Flagey Echézeaux au restaurant de Carole et François Simon, qui fait face à l’église. Cuisine sympathique et fort avenante qu’accompagne un Echézeaux Coquard 1984 (le nom a deux autres rallonges, mais on me dit que seul le premier compte en cette occurrence). Nous sommes étonnés que 1984 ait cette puissance. Le vin a le coté ingrat, peu amène, de la Bourgogne qui bougonne, mais cela dénote un certain charme. Le vin attrape les senteurs du canard et cela fait un fort bel accord créé par un vin très naturel, archétypal, que j’aurais imaginé sans doute plus vieux d’au moins dix ans. Ce fut l’occasion d’étudier avec Aubert de Villaine quelques projets communs mais aussi de voir par l’exemple les sujets de gastronomie sur lesquels je pousse mes recherches.

visite à Clos de Tart lundi, 2 mai 2005

Je suis attendu au Clos de Tart par Sylvain Pitiot, dont j’ai déjà signalé le livre sur les vins de Bourgogne, complet, descriptif et éducatif. Les caves creusées dans la roche il y a plus d’un demi millénaire sont impressionnantes. Nous buvons les 2001, 2002 et 2003 dans cet ordre. Le premier a des senteurs de fruits noirs, cassis et mûre. Et la comparaison des odeurs des trois est très instructive. On reconnaît la signature du domaine, faite, pour mon palais, de poivres et d’épices sur ces fruits noirs. C’est le 2001 qui me plait le plus, plus dans le fruit que le 2002 plus austère, et plus affirmé que le 2003 qui n’a pas encore franchement trouvé une voie. Que sera-t-il sur la durée ? Difficile de le dire, mais je ne suis pas sûr qu’il vieillira autant qu’on l’a prédit généralement pour l’année.
Une anecdote en cette cave magique. Je dis à Sylvain Pitiot : ça sent la framboise. Sylvain ne la sent pas. Je m’approche d’une bonde étoupée qui dormait sur une étagère à une distance assez grande. Elle sent la framboise. Ce qui est amusant, c’est que j’ai un odorat généralement limité, et surtout sur des sujets qui ne sont pas les miens, mais depuis que je m’intéresse au vin, il s’est développé dans certaines directions. Je fus soupçonné – amicalement – d’un tour de magie, pour avoir décelé l’indécelable.

un dîner décommandé me conduit au Gourmandin à Beaune lundi, 2 mai 2005

Une extinction de voix et de vilains médicaments empêchent Bernard Hervet, directeur général de Bouchard, de donner suite au projet de dîner avec d’autres vignerons qu’il voulait rassembler. Je suis donc seul au restaurant Le Gourmandin. La solitude justifierait-elle des velléités de sobriété ? Un Musigny cuvée vieilles vignes Comte de Voguë 1989 est trop tentateur. Le sommelier veut le carafer, ce que je n’aime pas. J’accepte s’il laisse glisser le vin sur les parois du récipient. A la première gorgée, je me demande si le vin n’a pas été brûlé par un choc thermique de stockage. Je m’interroge. Un jambon persillé remet les pièces du puzzle en place, mais le vin ne s’est pas encore habillé. Comme une girouette il cherche la direction du vent de son goût. J’ai donc par instant de sublimes saveurs de Musigny et par d’autres un vin qui se cherche. Des escargots de Bourgogne, plat que je n’avais pas commandé depuis des années, ne s’embarrassèrent d’aucune question. Avec eux, le Musigny porta à ses lèvres une trompette de joie et me récita l’appel des sens le plus direct. Le Musigny se mit à briller de façon magistrale. Installé qu’il était sur une trajectoire triomphale il continua son joyeux discours sur un bœuf bourguignon, destiné à montrer qu’à coté des chefs étoilés, il existe une solide cuisine roborative française.

J’étais entouré d’étrangers, fort nombreux en cette période à Beaune. Des belges à mes côtés remarquèrent avec respect le vin que j’avais choisi. Jeunes importateurs de vins français, ils s’y connaissent. Nous eûmes de belles discussions que je ponctuai en offrant à chacun un verre du Musigny. Ils en furent émus. Ce Musigny, dont j’ai déjà goûté de nombreux millésimes est un des exemples de la beauté du vin bourguignon.
A l’autre table voisine des danois compulsaient le guide Parker de l’établissement pour jauger le vin que je buvais. Quand ils ont vu la cotation de mon vin, une onde de respect les transperça. On me mitrailla de flashes, avec l’idée sans doute, soit que j’étais important, soit que je donnerais aussi des verres à gauche comme j’en avais offerts à ma droite.

déjeuner à Grasse chez Jacques Chibois vendredi, 29 avril 2005

Visite à la Bastide Saint Antoine à Grasse où Jacques Chibois a glané deux étoiles au guide qui fait référence et devient forcément à chaque parution un objet de reproches. C’est un peu comme Robert Parker : tout le monde le critique, le met en cause, mais il a créé une référence aussi solide que le Michelin. Si l’on sait que l’on ne jugera jamais deux fois de la même façon un restaurant ou un vin, cela permet de prendre ces indications avec une pinte de sérénité.
La bâtisse est belle, dans un parc surplombant des paysages du Sud dont les parfums enivrent, et le soleil éclatant invite au bonheur. Un intelligent menu appelle nos regards. Il sera même complété par de petites ajoutes fort aimables. Mon ami qui invite me demande de choisir les vins. Je sens qu’il veut du bon. Nous commençons par le champagne de Sousa, cuvée du millénaire 1995 qui est absolument délicieux. Ce chardonnay, pur blanc de blancs, est expressif, puissant, viril, et laisse une trace en bouche de forte imprégnation. Voilà un champagne qui pourrait facilement accompagner tout un repas. Il le fit d’ailleurs avec des amuse-bouches très variés, comme ceux du Petit Nice, et montra à quel point il découvre de nouvelles sensations à chaque bouchée qui lui est associée.
Le Meursault Coche Dury 2002 est une élégante version du Meursault. Cela démarre dans des saveurs d’agrumes, légèrement citronnées, et comme par enchantement le citron se retire pour laisser la place au beurre et à la crème, avec une signature finale fort doucereuse. Avec un consommé où se mêlent crème, pommes de terre et truffes, c’est un accompagnement de rêve.
L’Hermitage Jean Louis Chave 2000 a été carafé, mais de peu. Il se présente donc en chien fou, et, comme cela se passe très souvent au restaurant, ce sont les dernières gouttes qui sont les meilleures. Je l’ai tenté sur un poisson de mer qu’il apprivoise mieux que le Meursault. Sur un râble que j’ai trouvé un peu sec, il a gentiment montré ses muscles, produisant l’impression d’un lutteur de foire encore à l’échauffement. Dans quelques années, ce sera un immense vin. Les desserts très compliqués – mais c’est la mode actuelle de justifier les pâtissiers – interdisent tout vin. Il faudrait revenir au champagne, ce qu’on n’a pas forcément envie de faire.
Globalement, l’expérience est passionnante. La cuisine est élégante et intelligente. La carte des vins est fournie, avec une irrégularité dans les échelles de prix autorisant de bonnes pioches ou interdisant des flacons enviés. C’est non seulement une étape à recommander mais un endroit où l’on reviendra. Le sommelier, heureux de converser avec des gens qui apprécient, nous fit visiter une des caves où fort opportunément nous trempâmes nos lèvres dans deux madères délicieux, l’un de 1907 aux saveurs de pruneaux et de raisins brûlés de soleil et l’autre de 1895 rond et adouci, de grand plaisir. Il faut vite trouver un prétexte pour réserver à nouveau.

dîner au Petit Nice chez Passédat à Marseille mercredi, 27 avril 2005

Dans le bulletin 118 je racontais une expérience au Petit Nice qui sentait la fin de saison. Nous avons bien fait d’y retourner, car la cuisine de Gérald Passédat fut éblouissante. Son menu Passédat fort éclectique et équilibré montre deux directions qu’il maîtrise remarquablement. D’un coté cette envie permanente de présenter une palette de saveurs débridées, où il faut goûter de tout. Et de l’autre une cuisine régionale sobre où le respect de la tradition est le plus pur. J’ai naturellement un penchant pour cette cuisine orthodoxe car je pense aux vins anciens que j’associerais. Mais si le chef lance des bouffées de création folle et intelligente, il faut encourager cette tendance. Nous avons eu du Watteau et du Van Gogh. Tant mieux pour nos papilles. Le pagre et la galinette furent remarquablement traités. Là où le chef ne peut s’empêcher de se laisser aller, c’est quand il associe une soupe de poissons avec un granité au fenouil. Là, Van Gogh se coupe l’oreille que le reste de son repas, faisant agiter les mouchoirs blancs, lui aurait donnée. Le homard fut beau et le pigeon goûteux. Un repas de grand plaisir. Avec une constance dans mes choix dont je ne me suis souvenu qu’en relisant le bulletin 118, nous commençâmes par un Krug 1985 toujours aussi excitant de personnalité affirmée. Voilà un champagne qui cause à mes papilles. Le Morey Saint-Denis blanc Dujac 1998 me combla d’aise. C’est un vin que l’on boit peu souvent, à l’élégance rare, qui a le mérite de dire son texte d’une voix juste. Délicatement citronné, équilibré, c’est un plaisir raffiné. J’ai vibré à sa présentation mesurée.
Le Chateauneuf du Pape Domaine de la Nerthe « Cuvée Cadettes » 1996 est un puissant bambin qui casse les barreaux de son parc. Il lui faut de l’espace en bouche. Le vin a de la mâche, du bois pénétrant et précis. Son attaque est plus éblouissante que son final. Mais c’est un beau vin jeune de plaisir. Vint ensuite une recommandation de sommelier. Le Château Revelette, « Or série » de Peter Fischer, vin de pays des Bouches du Rhône 2001 est un chardonnay surmaturé au goût d’eau sucrée, de banane, voire de thé, de litchi, et autres plaisanteries pastorales. C’est du pur exercice de style auquel je ne mords pas. Mais je ne regrette pas de l’avoir essayé. Notre palais se repositionna sur un cognac Richard de Hennessy absolument magistral. Beau dîner en cette maison au bord de l’eau où Marseille se montre sous son plus beau jour. Un service impeccable et un chef en pleine possession de son pur talent. C’est comme ça qu’il sent bon, le Sud. Vé…

dîner de wine-dinners au restaurant de l’hotel Bristol dimanche, 24 avril 2005

le dîner le plus cosmopolite que j’aie fait. Je suis à droite sur la photo.

Un dîner particulier va s’organiser dans le cadre de wine-dinners un dimanche ! En ce jour, beaucoup de restaurants sont fermés, sauf ceux des hôtels. Les chefs n’y sont pas. Comme nous sommes rodés avec Eric Fréchon, tout se passera bien, même en son absence. La mise au point de la table et de la liste des vins fut assez complexe, l’initiateur de l’événement devant lui aussi apporter deux flacons. De riches collectionneurs de voitures historiques vont participer à un Tour de France avec quelques compétitions amicales sur circuits. J’ai fait cela aussi en d’autres temps. Mais il s’agit ici de voitures plus légendaires que les miennes.

Virginie, compétente et ravissante sommelière, ce qui ne gâte rien, m’accueille avec le sourire. Nous ouvrons les flacons. Le Pavie est magnifique d’odeur, ainsi que le Chambertin au bouchon très imbibé et de belle qualité. Stupeur, le bouchon du Pontet est presque complètement descendu. Il tient encore au goulot, il ne nage pas, mais un souffle le ferait tomber. J’arrive à trouver un point d’accroche pour la mèche de mon tirebouchon et j’extrais entièrement un bouchon dont une moitié a horriblement souffert, alors que la partie inférieure est encore souple et saine. Mais tout ceci sent la terre et le vin a grise mine. L’incertitude est totale sur ce qui se passera. L’odeur la plus belle est celle du Vouvray d’origine 1929, présenté en boîte bois cloutée, bouteille sans étiquette ni capsule, dont le bouchon porte la seule indication : « mis en bouteille à la propriété ». Ce qui est intéressant, et j’écris ces lignes avant le dîner, en attendant mes convives, c’est que j’ai ouvert le même Vouvray, de la même origine, mais daté de 1921 lors d’un dîner aussi au Bristol avec Eric Fréchon (bulletin n° 73). Et Eric Fréchon avait alors proposé le même plat ! Et, en sentant le vin ce soir, sans me souvenir du passé, je me demande s’il acceptera le plat pour lequel il est prévu. Virginie me regarde pensif, et veut savoir quelle tempête naît sous mon crâne. Je ne vois pas l’accord possible entre le Vouvray et les macaronis et entre le Pouilly Fuissé et les langoustines. Or voilà qu’en relisant mes notes, juste après l’ouverture, je retrouve mon ancienne analyse : le Vouvray ne va pas avec les macaronis. J’informe l’équipe du restaurant : on va changer l’ordre prévu. On fit bien.

Mes convives arrivent, et, attendant les plus tardifs, nous entamons le Champagne Moët & Chandon en magnum 1973. Le nez de ce champagne est époustouflant. Ce nez signe définitivement l’année 1973. Le lecteur que vous êtes pourra à ce stade se demander : qu’est-ce qui permet à François Audouze de dire qu’un champagne a les caractéristiques de l’année 1973. En quoi est-ce si reconnaissable ? Je répondrai à cette question qui ne m’est pas posée que la mémoire des vins est extrêmement sélective. On peut passer à coté de beaucoup de choses, et être marqué par d’autres. Je raconte celles qui me marquent. L’émotion de l’année 1973, que j’ai ravivée il y a moins d’une semaine dans la cave de Diebolt-Vallois, me permet de situer ce que cette année 1973 a de spectaculaire. Grandissime champagne où l’odeur domine plus que le goût que je connais.

Autour de moi des convives de Hong-Kong, de Singapour, des Etats-Unis, possèdent les voitures qui m’ont fait rêver lorsque j’allais chercher l’adrénaline que l’on récolte sur les circuits automobiles. Demain la presse va les suivre sur des parcours où ces monstres uniques vont exprimer des sonorités d’un autre temps, celui où l’automobile était un objet de rêve, et d’un rêve utilisable.

Voici le menu préparé par Eric Fréchon pour cette vivante assemblée : tranches de langoustines mi-cuites, bouillon de têtes parfumé « citronnelle et gingembre » / Macaronis truffés farcis d’artichaut et de foie gras de canard, gratinés au vieux parmesan / Pigeon bressan laqué au miel et brisures de macarons, compoté d’oignon au cumin / Comté millésimé 2002 / Calisson glacé d’Aix-en-Provence, ananas caramélisé aux épices. De belles saveurs élégantes.

Le Vouvray d’origine 1929 dont aucune indication ne livre le nom du producteur a une belle couleur dorée qui enchante la ravissante femme d’origine indienne, qui fut mannequin de Yves Saint-Laurent et illumine notre table. Le nez est délicieusement expressif. En bouche, des saveurs énigmatiques où se mêlent le sec et le rond, l’amer et le sucré, le doux et le citronné. Et l’accord avec le plat est exact, tant avec la chair des langoustines qu’avec le délicat bouillon. Mais c’est surtout la gelée qui entoure les langoustines qui brille avec le Vouvray. Mon voisin de Hong-Kong, qui possède l’une des Ferrari les plus rares au monde, s’extasiait de voir comme les senteurs se confondaient entre le plat et le vin. L’inversion des vins est donc pertinente.

J’avais longuement prévenu l’assemblée qu’il ne faudrait pas juger le Pouilly Fuissé, Château de Fuissé, Vincent 1959 comme un Pouilly Fuissé. Il faudrait le recevoir comme il se présente. Et ce vin original, aux accents madérisés mais qui avait su en éviter les défauts se maria comme il convient aux macaronis truffés, plat intense et largement réjouissant. Un curieux pigeon, un peu gêné par l’excès de cumin de la compote d’oignon doucereuse accueillit trois vins rouges très différents, qui permettaient d’analyser les sensations et de sentir les accords.

Le Château Pontet Saint-Emilion 1955, le blessé grave de 17 heures, avait gommé toutes les senteurs désagréables. Il avait même pris les rondeurs d’un 1928. Mais sa remontée à la surface n’avait pas tout effacé. Buvable, acceptable, il souffrait d’un manque d’accomplissement. Il faisait encore plus briller le Château Pavie 1971 que j’ai trouvé comme mes convives extrêmement subtil et passionnant. Ce serait intéressant de goûter ce vin avec Gérard Perse, pour analyser avec lui s’il est nécessaire de prendre les orientations volontiers extrêmes pour faire son vin quand « naturellement » son terroir peut être aussi éblouissant. Les subtilités que l’on a trouvées dans ce 1971 montrent que la question mérite d’être posée. C’est le sujet de réflexion que j’ai eu aussi pour un autre domaine conseillé par le même « flying wine maker » (bulletin 84). Des convives m’avaient un peu plus tôt demandé mes préférences entre Bourgogne et Bordeaux.

Le Chambertin Pierre Damoy 1961 est si éblouissant que l’on désignerait volontiers la Bourgogne. Mais comme je l’expliquai, la question a autant de sens que de dire que Picasso gagne contre Raphaël. Il faut aimer les deux. Dans cette série, le charme envoûtant du Chambertin convainquit chacun des amateurs.

Le Château Chalon Jean Bourdy 1955 fut bien accepté, mieux même que je ne l’espérais. Il n’avait pas l’explosion olfactive du 1953 du 50ème dîner, mais il avait cette grâce que l’on ne trouve que dans les vins jaunes façonnés par l’âge. La noix est belle, on sent la peau de noix toute jeune, et le goût général est arrondi pour un plus grand plaisir.

Sur des avant desserts aux saveurs délicieuses mais égarant volontiers tant on dérive sur mille continents, le Champagne Moët & Chandon magnum, 1964 délivra, au moment où j’en pris connaissance, une émotion qui me combla. Il est saisissant de perfection. Par la suite ce champagne devint plus humain, mais sur l’instant son irréalité divine frôlait l’extase. L’ananas caramélisé aurait sans doute accompagné élégamment le Sainte Croix du Mont que j’avais prévu et abandonné en cours de route. Mais avec le champagne, le combat était trop inégal, l’ananas marquant tous les points. Alors qu’avec le calisson, l’accord était sublime.

Je fis voter et mes hôtes s’y prêtèrent de bonne grâce. Imaginez des amoureux du volant, qui se retrouvent pour un Tour de France de voitures de légende. Ils n’ont qu’une envie, c’est de parler voiture, d’autant plus que nous avions un pilote célèbre, vainqueur de courses disputées à Indianapolis. Ces amateurs, à qui l’on ouvre des Pétrus aussi facilement que de l’eau minérale votèrent en s’amusant. Leurs votes furent très cohérents. Quatre vins sur les huit eurent une place de numéro un. Les vins les plus couronnés furent le Chambertin de très loin, suivi du Vouvray et du Pavie. Mon vote mit dans l’ordre le Moët 1964, le Chambertin 1961, le Château Chalon 1955 et le Vouvray 1929. Je reconnais que le choix du Chambertin eût été le plus pertinent. Mais un vote est un vote. Dans beaucoup de dîners, des convives font part de leur émerveillement. Ce soir, ce fut mon cas.

Voilà une table formée de gens d’origines chinoises, indiennes ou pakistanaises, américaines et françaises. Et tout le monde communie de la même façon à des vins difficiles, inhabituels, et comprend leur message. Le vin semble être l’un des véhicules les plus sûrs de la compréhension mutuelle et du plaisir. Bonne nouvelle !

dîner de wine-dinners au restaurant de l’hotel Bristol dimanche, 24 avril 2005

Dinner on April 24, 2005 by the restaurant of Hotel Bristol
Bulletin 139

The wines of the wine-dinners collection
Champagne Moët & Chandon magnum, 1973 (offered by Jean Berchon)
Pouilly Fuissé, Château de Fuissé, Vincent 1959
Vouvray d’origine 1929
Château Pavie 1971
Château Pontet Saint-Emilion 1955
Chambertin Pierre Damoy 1961
Château Chalon Jean Bourdy 1955
Champagne Moët & Chandon magnum, 1964 (offered by Jean Berchon)

The menu created by Eric Fréchon

Tranches de langoustines mi-cuites, bouillon de têtes parfumé « citronnelle et gingembre »
Macaronis truffés farcis d’artichaut et de foie gras de canard, gratinés au vieux parmesan
Pigeon bressan laqué au miel et brisures de macarons, compoté d’oignon au cumin
Comté millesimé 2002
Calisson glacé d’Aix-en-Provence, ananas caramélisé aux épices