Dîner impromptu samedi, 4 octobre 2003

A l’occasion d’un dîner impromptu j’ouvre le Clos du Marquis Saint Julien 1995 et Château La Lagune 1979. Ce qui est intéressant, c’est l’opposition des styles, et la réflexion que cela entraîne sur le moment où l’on doit boire un vin. Le plus jeune à l’ouverture offre un nez juteux, gambadant, alors que le plus vieux montre des signes de sa maturité. Il s’économise un peu. Je me demande donc si le premier ne va pas effacer le second par sa belle jeunesse. Sur des langoustines flambées au pastis, le Clos du Marquis chante, s’exprime élégamment et montre une belle structure. Mais lorsque La Lagune arrive, une fois qu’on a compris que ce vin est dans une phase plus mûre de son existence, on profite d’une subtilité rare, d’une race certaine, qui procure un plaisir extrêmement cultivé. L’un est un cheval sauvage, l’autre est la conversation au salon de Madame du Deffand, avec ce raffinement acidulé. Deux images du vin, quand il est dans le fruit, bouillonnant sujet, ou quand il se civilise. Ce La Lagune, d’une année austère, montre une subtilité de grand niveau. Je ne prêche pas trop pour les fromages et le vin rouge, mais il y a eu de belles occasions de faire briller cet encore jeune La Lagune.

Dîner au restaurant Hiramatsu jeudi, 2 octobre 2003

Dîner au restaurant Hiramatsu pour vérifier si la première impression (voir bulletin 87) était la bonne. Evidemment, en reprenant le même menu dégustation l’effet de surprise n’est plus là. Mais cela permet de s’installer dans le plaisir d’une cuisine bien dosée, de cuissons audacieuses et passionnantes. Bipin Desai m’avait dit que lorsqu’il est de passage à Paris, il vient boire l’une des antiques bouteilles du Domaine Michel Gaunoux qui sont sur la belle carte des vins. Je décidai de faire de même. J’ai demandé qu’on ouvre vers 17 heures la bouteille que j’ai choisie. Le Pommard Grands Epenots Michel Gaunoux 1926 est le vin d’un grand vigneron.

A la première gorgée le nez ne s’exprime pas encore complètement, et une petite trace de vieillesse rappelle discrètement ses 77 ans. Mais lorsque le vin s’épanouit dans le verre, les caractéristiques d’un vrai et beau Pommard se révèlent, l’âge disparaît pour laisser la place à un vin à la fois léger et puissant, d’une belle trame, et aimablement généreux. J’avais bu son cadet de 70 ans, le 1996, au Bristol (bulletin 87). Celui-ci a beaucoup plus de choses à raconter. C’est comme une pièce d’orfèvrerie qui n’est pas restée en vitrine : elle est beaucoup plus belle quand elle a servi. C’est donc un grand Pommard bien construit, à la belle jeunesse (à l’aveugle, on dirait un 1978), et très expressif. L’accord le plus naturel et délicieux est sur les médaillons de veau. C’est l’orthodoxie culinaire. L’accord le plus excitant est sur un ris de veau habillé d’une fine feuille d’épinard. Là, le vin s’amuse. Et, juste pour le plaisir d’une titillation gustative, l’accord avec la feuille de chou qui entoure un beau foie gras est un petit trésor. Délicate cuisine, excitant non seulement la curiosité mais aussi le plaisir, et un vin de grande race. Contre toute attente, j’ai presque préféré le Pommard 1923 de Marius Meulien (n°89), prolétaire plus sauvage que cet aristocrate bien construit. C’est peut-être mon coté Fanfan la Tulipe.

 

 

Déjeuner chez Taillevent mercredi, 1 octobre 2003

Déjeuner chez Taillevent dans un lieu au raffinement délicat. On s’installe comme pour une croisière de plaisir. Je choisis avec Jean-Claude Vrinat un Nuits Saint Georges aux Boudots Méo Camuzet 1983 pour continuer le voyage que j’entreprends dans les vins faits avec ou par  Henri Jayer, mais aussi parce que j’aime le Domaine Méo Camuzet pour ses vins si chaleureux et si intelligemment construits. Un risotto aux cèpes aide à présenter ce Nuits sous un jour plaisant. Rond, bien juteux, il flatte agréablement le palais. Le choc est plus rude avec le chausson à la truffe, mais j’aime bien, car le vin se défend comme il faut. Il sait être doux et velouté ou gentiment agressif au bon moment. On a là un magnifique témoignage du beau travail du vin. Il y a bien sûr un peu d’orthodoxie qui limite le libertinage. Mais on a globalement un beau produit de la Bourgogne généreuse. L’atmosphère, le service, la cuisine rassurante et ce grand vin composent un beau repas. Il faudrait un singulier sens critique pour ne pas aimer ces moments de pur plaisir.

Déjeuner chez Goumard dimanche, 28 septembre 2003

Déjeuner chez Goumard, restaurant qui offre un espace fort agréable, élément de confort. La décoration est extrêmement typée, pouvant plaire ou non. Je ne peux pas dire que j’aime, mais je salue le courage, tranchant sur certaines décorations normées qui veulent plaire à tous. A coté d’une carte très chère un menu de déjeuner est particulièrement attractif. La suite prouva qu’en plus il est bon. Un Corton Charlemagne Domaine Jacques Prieur 2000 arrive beaucoup trop froid, glacé dans un réfrigérateur. Malgré un carafage, le contact est frustrant de saveurs contractées. Le maître d’hôtel qui remplace le sommelier a fait un prélèvement à la source, sorte de taxation qui m’irrite. Je me sens assez grand pour juger la valeur d’un Corton, et je ne vois pas pourquoi il me faudrait participer à la formation continue d’une maison, celle qui justement a choisi de mettre ce vin en cave. Cette mode du sommelier buveur m’agace. Revenons au vin qui sur de bien bonnes cuisses de grenouilles commence à s’ouvrir et se découvre réellement sur une belle daurade. Le Corton Charlemagne est un vin d’une charpente raffinée mais ce 2000 est un peu court. On est loin de l’opulence de quelques Corton bus récemment, même s’il s’agit d’un très grand vin. J’ai pu jouir de nombreuses sensations gaillardes sur des fromages car on peut s’amuser à créer de belles oppositions. Sur un fromage affiné au Chablis et sur un livarot, « on se la joue », comme on dit maintenant, tant les papilles font du Charleston. Maison agréable à l’incontestable confort sur une cuisine qui veut bien faire. Ce n’est pas à bouder.

galerie 1977 dimanche, 28 septembre 2003

Chambolle Musigny Amoureuses Domaine Clair-Daü 1977.

Si quelqu’un connait la différence entre "Amoureuses" et "les Amoureuses", qu’il m’écrive un message par ce blog.

 Corton Grand cru Les Languettes, Domaine du Pavillon Albert Bichot 1977

Les bouteilles vivent et meurent samedi, 27 septembre 2003

Comme je le rappelle ci-dessus, depuis la création de wine-dinners, je n’ai rejeté qu’une seule bouteille. Cela parait invraisemblable, mais il y a une explication. Quand je compose une liste de vins pour un repas, je prélève des bouteilles, et je choisis des bouteilles de belle présentation, même si parfois je tente une bouteille à niveau légèrement bas. L’expérience m’a montré que le niveau n’est pas toujours déterminant. En fait, le lent travail de destruction de Madame la Mort se fait dans mes caves comme dans toutes les caves. Et s’il y a peu de déchet, c’est que l’usure reste en cave. Je viens d’en avoir la démonstration.

Devant faire un transfert d’une cave à une autre, j’ai délicatement emballé des bouteilles portées religieusement. Aidé par des bras forts et précautionneux, j’ai égayé la pause sandwich de cette journée de manipulation de bouteilles précieuses à l’aide d’un Echézeaux 1988 Fromont Moindrot que j’avais plusieurs fois servi dans de grandes fêtes. Etait-ce l’effet d’une ou deux années de plus, était-ce pour oublier quelques pertes, toujours est-il que je l’ai trouvé diablement bon. Pas de fulgurance particulière, mais une belle synthèse en bouche de sensations fort agréables. Un vin qui ensoleillerait plus d’un repas.

Ce dont j’avais à me consoler est toujours triste : des bouchons tombés au fond des bouteilles, des niveaux qui se sont abaissés, blessures irréparables. N’aimant pas tellement abandonner les blessés sur la route, comme le hussard fidèle, je décidai de rapporter pour un repas à domicile trois bouteilles : un Macon générique 1964, bouteille de la cave d’Azé, bouteille roturière que je voulais voir cohabiter, c’est ma coquetterie, avec deux monstres sacrés : Romanée Conti 1929 et Richebourg du Domaine de la Romanée Conti 1942. Le choix du Macon était lié au fait que le bouchon était tombé dans la bouteille, mais la couleur du vin me donnait espoir. Le choix de la bouteille la plus légendaire qui soit (Romanée Conti 1929 est un mythe) venait de son niveau largement vidange, et le choix d’un Richebourg 1942 au niveau bas était un effet du hasard : Jean Charles Cuvelier, directeur du Domaine, venait de me dire il y a juste trois jours qu’il l’avait particulièrement aimé. Je ne pouvais pas résister à l’envie d’essayer, à coté de ces deux blessés graves. J’avais une autre raison : il précède le 1943 que j’ai tant aimé, comme La Tache 1943, ces deux bouteilles d’un grandeur gustative inestimable.

A l’ouverture du Macon, on sent l’effet du drame, mais l’espoir persiste. Ce sera un vin madérisé. On essaiera d’aimer le témoignage dont la couleur est divine. A l’ouverture de la Romanée Conti 1929, j’enrage : la cire a craquelé, ce qui a justifié le coulage, mais je suis sûr qu’un des propriétaires précédents de cette bouteille, particulier ou caviste, trop fier de la posséder, a dû la mettre en évidence dans un endroit trop chaud et trop éclairé et l’a stockée debout, car le bouchon s’est anormalement rétréci, signe d’un stockage indélicat.

Cela me rappelle cette Lafite 1787 ou 1789, je ne sais plus, qui était présentée en une maison de vente aux enchères de renom avant sa dispersion. Comment voudrait-on que je fasse une enchère si ce vin est tué debout dans une vitrine chaude et éclairée ? J’imagine que ma Romanée Conti a dû être blessée de la même façon par un amateur trop peu précautionneux.

L’odeur à l’ouverture est magnifique, mais la couleur affadie me fait craindre le pire, signe de trop de lumière là où il fut conservé. La bouteille du Richebourg, bouteille au verre bleu de la guerre quand on manquait de plomb a un niveau bas mais possible. Le bouchon noirci sent la terre et indique aussi des blessures liées au stockage. Le vin lui-même sent aussi la terre, mais je pressens qu’il pourrait renaître.

Nous passons à table. Le Macon peut rebuter, mais il a un nez superbe, une couleur royale, et un goût fort décent qui n’évoque que de loin le Macon. Il était buvable, mais il fallait bien un Pavillon blanc de Château Margaux 1998 pour nous ramener sur une terre où le vin a le goût d’agrumes et picote agréablement de saveurs gentiment agressives.

Au moment de servir la Romanée Conti 1929 j’ai eu une pensée pour Richebourg du Domaine de la Romanée Conti 1929 qui est à ce jour le plus grand bourgogne que j’aie jamais bu. Hélas, son conscrit est mort. L’odeur est divine, évocatrice de la perfection qu’il pourrait offrir, mais il est mort, définitivement mort. J’ai essayé de boire différentes parties de la bouteille, espérant que la concentration de bas de bouteille rachèterait le reste, mais rien à faire. Ce vin avait gardé sa noblesse dans l’odeur mais avait cessé de vivre. Paix à son âme.

Le Richebourg 1942 a une étiquette du Domaine, barrée de la mention « interdit d’exporter aux USA et en UK ». Curieusement il n’y a aucun nom de propriétaire, alors que sur la 1929 trois noms de famille sont cités. La seule mention est : mise en bouteille au domaine. Le nez est superbe, remarquablement mis en valeur par les verres Riedel. En bouche je retrouve les goûts chatoyants des Richebourg du domaine de la Romanée Conti. Il y a eu quelques instants où j’ai perçu la perfection d’un grand Richebourg, mais j’ai été souvent gêné par une fatigue réelle, avec de désagréables relents. Impressions contraires, d’excellence sur quelques gorgées et de fatigue sur beaucoup d’autres. Mon fils l’apprécia beaucoup plus.

Quelle leçon tirer de cette expérience ? La visite d’une de mes caves m’a rappelé une réalité : les bouteilles meurent forcément un jour. Je vivais dans l’euphorie que me donne le succès de ces bouteilles qui surprennent tous mes convives. Mais la vigilance s’impose. Il faut surveiller ces objets de bonheur afin de ne pas les voir finir comme cette Romanée Conti 1929. Je suis tout retourné d’avoir réveillé le plus beau chant du monde du vin et d’avoir constaté qu’il était muet. Le Richebourg 1942 m’aura quand même consolé en offrant de suffisantes réminiscences de sa beauté passée.

Par bonheur, les bouteilles inspectées m’ont rassuré sur la possibilité qu’auront mes convives de vivre avec moi des aventures passionnantes comme ce dîner enjoué chez Patrick Pignol avec tant de si bon vins. L’incertitude, les risques et les victoires font partie de ce parcours que je trace avec un plaisir qui ne faiblit jamais.

 

 

Cocktail chez Jacques Le Divellec vendredi, 26 septembre 2003

Jacques Le Divellec a écrit un livre pour Larousse sur la cuisine de la mer. C’est l’occasion de fêter la sortie du livre dont on fait la promotion autour d’un buffet copieux. La profusion des mets délicats est à l’image de ce chef si sympathique et authentiquement enthousiaste. Le caviar d’Aquitaine se tartinait à la chaîne, et on pouvait vérifier, si on ne le savait déjà, le large spectre social des amis de l’écrivain fêté. Belle réception généreuse.

Dîner de wine-dinners au restaurant « Patrick Pignol » mercredi, 24 septembre 2003

Dîner de wine-dinners au restaurant « Patrick Pignol » le 24 septembre 2003
Bulletin 89 – livre page 115

Les vins :
Champagne Salon « S » 1988
Chablis Premier Cru Vaillons Domaine François Raveneau 1997
Chevalier Montrachet Bouchard Père & Fils 1989
Château Petit Village Pomerol 1950
Château Haut-Brion Pessac 1924
Vosne Romanée Henri Lamarche 1959
Pommard Marius Meulien 1923
La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1960
Château Loubens Sainte Croix du Mont 1945
Château Rayne Vigneau Sauternes 1921

Le menu, créé par Patrick Pignol :
Huîtres chaudes en habit vert, jus iodé
Langoustines et topinambours infusés au bâton de citronnelle et de marjolaine aux éclats d’arachide
Cèpes et lard fumé à l’émulsion de livèche, noix de Dordogne et fine tranche briochée, dorée aux senteurs des sous-bois
Cannelloni de homard, jus de crustacés
Ris de veau doré au beurre de campagne, pistaches torréfiées
Grouse d’Ecosse en cocotte, betteraves rouges confites
Fromages
Figues de Solliès infusées à la pulpe de citron confit, sablé à l’huile d’olive et romarin

Dîner de wine-dinners au restaurant de Patrick Pignol mercredi, 24 septembre 2003

Bénéficier du talent de Patrick Pignol pour un dîner de wine-dinners est toujours un plaisir, car on est dans une ambiance de création souriante et d’expression libre. La composition du menu est un travail où nous coopérons. C’est bien plus gratifiant de créer ensemble des accords excitants.

L’ouverture des vins est un rite important et contribue au succès de la soirée. Je me faisais la réflexion que depuis la création de wine-dinners en décembre 2000 je n’ai retiré lors de l’ouverture qu’une seule bouteille de l’un des dîners, remplacée par une bouteille de secours que je prends le soin d’emporter. Et même la Romanée Conti 1956 (voir bulletin 77) que j’avais annoncée cliniquement morte a été servie puis notée par certaines convives en n°1 ou n°2 de leur vote, Alain Senderens constatant avec moi cette invraisemblable résurrection : « est-ce bien le même vin ? » fut notre commune remarque tant cinq heures d’oxygénation avaient fait renaître ce blessé. Il est évident que le contrôle de l’oxygénation des vins du dîner pour une présentation optimale est une phase majeure. C’est aussi un plaisir quand avec le sommelier, comme je le fis avec Nicolas, nous devisons aimablement, jugeant ensemble ces odeurs si subtiles qui vont changer entre l’ouverture et la dégustation. Les deux Bordeaux sont apparus immédiatement séducteurs et brillants. Les trois bourgognes nécessitaient de reprendre leur souffle avec une belle bouffée d’oxygène, avec l’espoir qu’ils ne s’essoufflent pas car certains paraissaient fragiles dans leur remontée vers leur apogée.

Patrick Pignol a construit un dîner particulièrement élégant : Huîtres chaudes en habit vert, jus iodé, Langoustines et topinambours infusés au bâton de citronnelle et de marjolaine aux éclats d’arachide, Cèpes et lard fumé à l’émulsion de livèche, noix de Dordogne et fine tranche briochée dorée aux senteurs des sous-bois, Cannelloni de homard, jus de crustacés, Ris de veau doré au beurre de campagne, pistaches torréfiées, Grouse d’Ecosse en cocotte, betteraves rouges confites, Fromages, Figues de Solliès infusées à la pulpe de citron confit, sablé à l’huile d’olive et romarin

Le Champagne Salon « S » 1988 est un petit bijou de champagne avec de nombreuses évocations. Il est vineux mais offre aussi beaucoup d’images de forêt, de fruits et d’espaces inviolés. Il marque déjà de son empreinte le niveau du repas. Le Chablis Premier Cru Vaillons Domaine François Raveneau 1997 a un nez de Chablis délicat. Très rond en bouche, c’est un blanc plaisant remarquablement marié au plat. Je le trouve assez typé Chablis au nez mais moins en bouche, avis qui n’est pas partagé par un vigneron bourguignon présent. Je ne garderai évidemment que son jugement. La langoustine subtile lui allait remarquablement. Le Chevalier Montrachet Bouchard Père & Fils 1989 est à la hauteur de ce qu’on peut attendre d’un vin de ce niveau. Il est à parfaite maturité, et montre des complexités passionnantes. Très profond, long en bouche, c’est un grand bonheur. Ce qui est intéressant avec des blancs si complets, c’est la variété des évocations qui satisfont le palais.

Un convive ayant lancé une discussion sur le cycle de vie des vins, qui doivent « forcément » vieillir, cela me servit de tremplin pour montrer la vacuité de cette théorie. Car les deux Bordeaux étaient d’une insolente jeunesse. Le Château Petit Village Pomerol 1950 est un délice. L’année 1950 va si bien aux Pomerol. Équilibré, subtil, avec cette finesse que permet la distinction, il enchante le palais. L’invraisemblable surprise venait du Château Haut-Brion 1924, qui avait offert la plus belle odeur à l’ouverture. Il a gardé cette odeur enivrante, et livre en bouche un goût puissant riche et alcoolique avec une délicieuse acidité qui est le signe d’une extrême jeunesse. Ce vin de 79 ans se compare à ses pairs de moins de trente ans. Epoustouflant, et largement meilleur que son année. Sur le homard, les deux Bordeaux brillaient et se situaient à un niveau très supérieur à ce que l’on pouvait attendre.

Si certains vins de mes dîners sont des sujets d’étonnement, le Vosne Romanée Henri Lamarche 1959 était l’expression absolue de l’idéal. La rondeur, ce sentiment de satisfaction et de plénitude quand il remplit la bouche, la profondeur tout en ayant une légèreté plaisante, puis une longueur qui n’en finit pas. Qu’on se sent bien avec ce vin là.

On est bien, et puis patatras, arrive une de ces surprises qui vous prend et vous terrasse : le Pommard Marius Meulien 1923, contre tout ce qui est écrit dans les livres vous met KO. Il a une puissance rare, une profondeur unique, et offre une aspect complètement opposé du vin de Bourgogne. Hyper concentré, puissant comme aucun Pommard ne peut l’être. Ce vin renverse tout ce que l’on pourrait prévoir. Il est grand comme le Haut-Brion 1924. Il subjugue.

Sur la grouse à la chair puissante, La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1960 présenté avec l’oxygénation idéale arrive lui aussi en dépassant les standards de son année. Très reconnaissable La Tâche, aérien, léger mais en même temps imprégnant. Un vin qui révélait des subtilités rares quand on prenait le soin de les lire. C’est l’accord de la puissance agressive de la chair de la grouse avec la trame fragile et aérienne de La Tache qui m’a le plus enthousiasmé. Un vin puissant aurait créé un choc avec la grouse, alors que cette délicate finesseopérait comme une prise de judo, accompagnant dans le sens de la force la grouse pour mieux la dominer. Accord rare comme je les aime.

Quelle surprise que ce Château Loubens Sainte Croix du Mont 1945. Provenant directement de la cave du Château, il offre un équilibre et une rondeur rares. Ce qui frappe c’est une noblesse à laquelle on est peu habitué. A l’ouverture je l’avais senti à un niveau peu commun, et je me demandais comment se situerait le Château Rayne Vigneau Sauternes 1921. Et aussi bien à l’ouverture qu’au moment de le consommer, alors qu’on croit avoir atteint avec Loubens un niveau inégalable, le Sauternes, de 24 ans son aîné, place la barre encore plus haut, avec une palette aromatique quasi infinie. Un de ces clins d’oeil que j’aime du grand chef : de la guimauve à la rose en petits dés crée une confrontation gustative pleine de charme, comme cette feuille de mélisse qu’il faut à peine mâcher.

Comme chaque fois les votes furent tous différents, et 9 vins sur 10 furent cités dans les quartés, ce qui montre que tous furent au goût des convives. Forte concentration de votes dans l’ordre sur La Tache 1960, sur le Pommard 1923, sur Haut-Brion 1924 et sur Rayne Vigneau 1921.

Mon classement personnel fut Pommard 1923, Vosne Romanée 1959, Rayne Vigneau 1921 et Haut-Brion 1924. Si je n’ai pas mis La Tâche, alors que c’est l’accord avec ce vin qui m’a le plus enchanté, c’est que j’ai bu beaucoup de grands La Tache, alors que le Pommard 1923, si exceptionnellement brillant et unique forçait mon choix. Il est à signaler que beaucoup de convives n’ayant pas l’expérience des vins anciens ont placé les trois vins les plus anciens de la décennie 20 dans leur vote.

Patrick Pignol a fait une cuisine d’une subtilité rare, sachant comme chaque fois mettre son talent au service du vin. Ce soir là tous les vins se présentaient en grande beauté, ce qui montre l’importance du rite de l’ouverture. Une fois de plus un service impeccable d’une équipe motivée a permis de réussir une de ces soirées de rêve qui placent chaque convive sous le charme de sensations raffinées qui ne finissent jamais.

 

 

Les Gorges de Pennafort (suite) mardi, 23 septembre 2003

Une petite anecdote pour s’en amuser : j’ai vanté (bulletin 85) les qualités du restaurant « les Gorges de Pennafort » où j’ai pu boire Pétrus 95, Salon 90 et Haut-Brion 2000. L’ami à qui j’ai offert de partager Pétrus 95 a voulu faire, peu après notre passage, le même cadeau à l’un de ses amis. Arrivant pour dîner, il constate que les prix des vins ont quasiment doublé.  L’équipe du restaurant, ayant sans doute vu des clients qui prenaient facilement ces bouteilles, a décidé d’ajuster les prix. Les restaurateurs qui me connaissent savent que je suis partisan d’une tarification qui permet de sauter le pas. Je l’avais sauté à Pennafort. Je ne le sauterai plus. Une source de Pétrus, rare dans le Var, s’est tarie. C’est bien dommage. J’y retournerai, bien sûr car j’oublie vite. Mais les grands vins méritent d’être bus. C’est mieux que de faire seulement joli sur la carte.